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désordre

  • Qui est légitime ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré aux États-Unis qui sont devenus une puissance de désordre et de chaos et au monde qui se prépare contre eux...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste localiste intitulé Chez nous ! - Pour en finir avec une économie totalitaire (La Nouvelle Librairie, 2022).

    Aigle américain.jpg

    Qui est légitime ?

    La puissance légitime appartient à qui apporte la paix.

    Longtemps, les États-Unis d’Amérique du Nord ont pu revendiquer la puissance mondiale parce qu’ils ont été une puissance d’ordre et de paix. Tenus par les limites de la confrontation avec le communisme soviétique, du bon sens et de la raison, les États-Unis ont joué un rôle que certains comparent à celui de l’Empire romain — un rôle de bienveillance armée. Les Européens se rappellent que Jean Monnet a accueilli le plan Marshall comme un moyen de l’indépendance de l’Europe, d’ailleurs en prévoyant une entente avec la Russie. Bob Kennedy a rapporté les sages instructions de JF Kennedy lors de l’affaire des fusées à Cuba en 1962 — l’Union soviétique n’a pas subi une défaite, une grande puissance ne doit pas être humiliée, et seule la paix a gagné. Qui s’en souvent aujourd’hui à Washington ? Et la sagesse de George Bush lors de l’invasion du Koweit par l’Irak a illustré encore en 1991 la retenue stratégique et l’intelligence politique des États-Unis — mettre fin à l’invasion, punir l’agresseur, mais laisser vivre le régime irakien, régime baasiste, laïque, opposé à l’islamisme radical. Qui sait encore à Washington ce qui signifient les mots de retenue et d’intelligence ?

    Depuis l’aventurisme des néoconservateurs, les États-Unis sont devenus une puissance de désordre, de chaos et de terreur. Et ils sont devenus le pire ennemi de leurs alliés, et leur propre ennemi. D’abord, par l’obsession militaire qui les conduit à entretenir 800 bases dans le monde — qui croit vraiment que la sécurité des États-Unis est à ce prix ? Et que disent les contribuables américains du racket de l’industrie militaire ? Ensuite, en vertu de la désignation de Nations comme cible de destruction — le général Wesley Clark s’est illustré en listant huit pays à détruire — de la Syrie à l’Afghanistan, de l’Iran à l’Irak, du Soudan à la Palestine, des millions de morts ont payé les crimes impunis des va-t’en guerre américains. Désormais, la majorité des peuples dans le monde savent qui sont les vrais terroristes, capables de réduire des peuples à la ruine et au chaos par le déchaînement de haines bibliques — et ils n’ont rien à voir avec les suspects désignés, l’Islam, les nationalismes ou les « rogue states ». Enfin et surtout, par l’incapacité du régime de ce capitalisme totalitaire qui a rompu tout lien avec le progrès collectif, le bon sens et la raison, à apporter bien être et prospérité aux populations — la montée de la misère aux États-Unis en est le meilleur exemple.

    Le piège ouvert par l’implosion de l’Union soviétique a fonctionné. Privé de son ennemi, l’empire américain en est venu à considérer le monde comme son ennemi — et à faire du monde son ennemi.

    Et ses promesses se sont évanouies. Celles de la paix et de l’ordre, d’abord. Celles ensuite de la démocratie comme libre choix par les peuples de leur destin. Celles surtout de la prospérité, qui désormais se situent clairement loin, ailleurs, et aussi, contre. Le résultat est là ; il était dangereux d’être l’ennemi des Américains, il est maintenant tout aussi dangereux d’être leur allié — Israël y réfléchit, l’Ukraine le paie d’une jeunesse foudroyée, et l’Union européenne devrait y penser.

    Quelle différence ! Le monde se détourne des États-Unis et cherche ailleurs la paix, la liberté, et la prospérité. L’accord de paix survenu sous l’égide de la Chine, au terme de semaines de négociations à Pékin, entre l’Arabie Seoudite et l’Iran, est exemplaire. Quelles que soient les pressions, les menaces, et demain peut être, les tentatives d’assassinat à l’encontre de Mohamed Ben Salman (qui n’est pas encore assuré de la succession au trône), la Chine a mis fin au diktat américain, à son parti pris et aux « deux poids, deux mesures » qui a ôté à Washington toute légitimité à intervenir dans la région. Et les menées conduites au Soudan, avec la trouble contribution des Émirats arabes unis et d’Israël, n’ont rien pour améliorer la légitimité de prétendus faiseurs de paix qui attisent la tempête et sabotent la paix revenue au Yémen.

    Le soutien au rebelle Emiti est-il le prix à payer par le Soudan pour avoir accepté des bases chinoises et russes, par la Ligue arabe pour avoir mis fin aux accords d’Abraham et au projet délirant du « Great Middle East », réintégré la Syrie et remis à l’ordre du jour la question des droits légitimes de la Palestine ? Une puissance incapable d’apporter la paix ne sait plus que se venger en suscitant la guerre, le désordre et la mort. Faut-il parler de fin de règne ?

    La proposition d’accord de paix à l’Ukraine, objet désormais d’échanges permanents entre Pékin et Kiev, recueille l’adhésion au moins tacite de la majorité des puissances opposées à la guerre comme aux sanctions, et menace de révéler l’isolement des États-Unis et de leurs colonies européennes. Et davantage est à venir. Si la rencontre à Delhi des ministres de la Défense russe et chinois a un sens, c’est bien que la Chine et l’Inde peuvent s’entendre, et sont conscients qu’un nouvel état du monde peut découler de l’entente des deux pays les plus peuplés de la planète, et qui seront aussi la première et la troisième économie du monde dans moins de dix ans.

    Le nouvel état du monde résultera à la fois du dividende démographique dont va bénéficier le monde indien (de l’Iran à la Birmanie, plus de deux milliards) et de l’intégration du continent eurasiatique à lui-même. L’Europe voit toujours dans la Chine l’atelier du monde, alors que la réalité est que déjà, les pays de l’Océan indien et de l’Asie du Sud-est, jusqu’à l’Indonésie, se substituent à elle ; les seuls pays de l’Océan Indien devraient fournir dans la prochaine décennie la moitié de la main d’oeuvre jeune et professionnellement formée du monde ! Et ces pays peuvent connaître des croissances fortes et durables parce qu’autocentrées, territoriales, et procédant des multiples accords de libre-échange, d’investissement dans les infrastructures de transport et de partenariats monétaires et financiers qui se nouent — les accords de l’Organisation de Shanghai et des BRICS n’étant que les plus connus de multiples liens qui promettent à chaque membre de bénéficier pleinement de ses avantages comparatifs dans une zone qui sera à la fois le premier marché du monde, le premier atelier du monde, et le premier continent à se libérer du racket imposé par le dollar.

    Ajoutons qu’à l’inverse de l’autosabotage entrepris par l’Union européenne au nom d’une transition écologique manipulée, la région de l’Océan indien est aussi celle qui disposera des plus grandes quantités d’énergie à bas prix, gaz et pétrole, voire charbon indonésien — et qui les utilisera. L’énergie reste le moteur de la croissance, et un pays qui limite son accès à l’énergie se condamne à la désindustrialisation, donc à la dépendance stratégique — qui le dit à Bruxelles ?     

    Pour qui sillonne la région, la rapidité avec laquelle la zone est en train de s’intégrer à elle-même est saisissante. Pipe lines et gazoducs, voies ferrées (comme celle qui va de la Russie à l’Iran, et branche le Transsibérien sur le Golfe persique), routes et autoroutes (comme le CPEC, corridor descendant d’Asie centrale vers les ports de Gwadar ou de l’Iran), aéroports, mettent fin au relatif cloisonnement qui faisait si bien l’affaire des anciennes puissances coloniales. Elle menace aussi la suprématie des puissances de la mer, les transports d’énergie, de matières premières, de biens finis ou semi-finis se faisant majoritairement par terre. Elle est surtout révélatrice de l’aveuglement de l’Union européenne, se laissant isoler des « Routes de la Soie », qui désormais se tournent vers le Sud, rendent à l’Iran le rôle de pivôt continental qui fut longtemps le sien, et promettent à l’Asie centrale une ouverture que la tutelle soviétique leur avait fait perdre.

    Le cœur du monde bat dans l’Océan Indian. Et s’entrevoit une profonde transformation des institutions internationales, la capacité croissante de chaque pays de commercer dans sa monnaie nationale, de préférence au dollar, devant conduire au développement de multiples marchés financiers recyclant les excédents commerciaux des pays exportateurs, facilitant le financement des dettes publiques comme des investissements privés, et mettant les pays de l’Océan Indien et de l’Asie à l’abri de la contagion des crises issues des dérives bancaires et financières américaines.

    C’est là du moins la perspective. Celle développée par exemple par Charles Gave, qui annonce un boom des investissements en infrastructures historique dans la région, donc une hausse des taux réels et de la production de biens réels irrésistible (l’Institut des Libertés, 3 mai 2023). Celle qui oublie à la fois les fragilités de la zone considérée et surtout, les réactions des autres acteurs à une perspective pour eux inquiétante, voire effrayante. Qui consulte la liste des participants aux organisations de la zone ne peut qu’être pris de doute ; coopération saine et durable entre l’Inde, le Pakistan et le Bangla Desh, quand les uns et les autres s’accusent de terrorisme, voire, dans le cas du Bangla Desh, du génocide de 3 millions de leurs citoyens en 1971 ?

    Coopération franche et ouverte avec le Brésil, dont le nouveau Président a bénéficié pour son élection de tous les soutiens que les États-Unis peuvent apporter ? Consistance d’accords qui réunissent des pays aussi différents que l’Égypte et le Mexique, l’Iran et le Vietnam ? Et même, accord durable entre la Chine et la Russie, qu’opposent tant de revendications territoriales non réglées à ce jour ? Les organisations régionales ou mondiales présentées comme des alternatives aux organisations construites par les États-Unis n’en ont à ce jour ni la consistance ni le caractère armé — les accords de défense, voire les alliances concurrentes de l’OTAN, du Quad (dont est membre l’Inde), de l’Aukus, sans parler des Five Eyes, sont sans équivalent ni alternatives à ce jour. Et demain ?

    Le plus décisif est aussi le plus préoccupant. La suprématie du dollar contribue à 20 % ou 30 % du niveau de vie américain — un niveau de vie dont il faut rappeler qu’il repose sur 33 000 milliards de dette publique aussi bien que sur un déficit éclatant d’investissements publics en infrastructures, etc. (le moindre drame de la Présidence actuelle n’étant pas que la France suit la même voie). Aucune puissance ne peut accepter sans se battre la baisse de son niveau de vie et de ses moyens qu’entraînerait l’abandon du dollar comme monnaie internationale. Dans la guerre hors limites qui se joue à partir de l’Opération spéciale russe en Ukraine, bien peu voient l’affolante perspective d’une puissance qui fut hégémonique, les États-Unis, menacés dans ce qui fut leur élan vital, la certitude de fixer le cours du monde, et d’apporter partout avec eux l’Ordre et la Loi, découvrant que le monde vivrait mieux sans eux, s’organise pour se passer d’eux, et condamnés à risquer une guerre mondiale pour conserver ce monopole du Bien qui reste la source de leur élan.

    Des soldats de l’armée indienne défileront à Paris pour le 14 juillet. C’est une première. La France aurait-elle compris l’urgence d’une politique de l’Océan Indien ? Catherine Colonna qui a récemment visité Delhi avait porté aux côtés de Jacques Chirac la défunte politique arabe de la France (lire Ahmed Youssef, « L’Orient de Jacques Chirac — la politique arabe de la France », Editions du Rocher, 2003). Dans ce cas comme dans l’autre, la France a-t-elle encore la liberté de choisir le monde qui vient, contre celui qui l’occupe ?

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 9 mai 2023)

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  • Hollande ou la soumission à la finance de marché...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux choix affiché par François Hollande d'une politique ouvertement libérale ...

     

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    François Hollande : entre Feydeau et Klapisch…

    Depuis quelques semaines, la France vit au rythme du vaudeville élyséen. Ce qui fait beaucoup rire Laurent Gerra, logique. Et vous ?

    Je ne m’intéresse pas un instant à la vie sexuelle de François Hollande, qui me paraît d’une grande banalité (normalité ?). Que sa libido monte avec le chômage ou baisse avec le pouvoir d’achat m’est parfaitement indifférent, et je me fiche éperdument de savoir s’il ambitionne d’épouser demain Leonarda, tandis que sa Valérie se mettrait en ménage avec Dieudonné. Nous ne sommes pas aux États-Unis où, puritanisme oblige, un candidat à l’élection présidentielle vivant en concubinage notoire n’aurait pas la moindre chance d’être élu. Je ne ferai que deux observations. L’une pour rappeler que le style, c’est l’homme. De ce point de vue, avec le scooteriste de l’Élysée, on navigue vraiment entre Feydeau et Cédric Klapisch, assez loin de l’élégance toute italienne avec laquelle Berlusconi assumait au moins ses soirées libertines. L’autre, plus fondamentale. Valérie Trierweiler est une journaliste, Julie Gayet une comédienne, Carla Bruni une chanteuse. On pourrait aussi citer Montebourg et Audrey Pulvar, Strauss-Kahn et Anne Sinclair, Bernard Kouchner et Christine Ockrent, et tant d’autres. Que les hommes politiques manifestent une invincible tendance à choisir leurs partenaires de sexe dans le monde de la communication, du show-business ou de la paillette médiatique confirme d’une manière extraordinairement révélatrice qu’ils appartiennent eux-mêmes désormais à la société du spectacle. Closer, complément du Journal officiel !

    Virage social-libéral ou social-démocrate ? Durant sa campagne, François Hollande a tenté de nous faire croire qu’il était « de gauche », avec la finance sans visage pour ennemi principal. Voudrait-il désormais se faire passer pour un homme « de droite » ?

    Les annonces économiques faites par François Hollande dans sa conférence de presse constituent le premier événement véritablement historique de son quinquennat. Les réactions ont été significatives. « Enfin ! », s’est écriée Laurence Parisot, dont le successeur, Pierre Gattaz, n’a pas hésité à présenter le MEDEF comme le véritable inspirateur de ce qu’il a décrit comme le « plus grand compromis social depuis des décennies », tandis que Jean-François Copé reconnaissait que ces mesures étaient « des propositions portées depuis des années par l’UMP ». Il y a longtemps, en effet, que le patronat demandait, en échange de promesses d’embauche illusoires, à être exonéré des cotisations familiales. Le « pacte de responsabilité », c’est en réalité d’abord 30 milliards d’euros de cadeaux aux actionnaires et aux grands patrons. C’est ensuite l’aveu du grand retournement de la politique économique du PS, son ralliement à la politique de l’offre et à l’ordre libéral, c’est-à-dire sa soumission à la finance de marché.

    Quand le PS se disait « socialiste », il était déjà social-démocrate. Aujourd’hui qu’il s’affirme « social-démocrate », il est en fait devenu libéral de gauche, voire libéral tout court (« ultralibéral », dit même Marine Le Pen). En satisfaisant aux revendications de classe du MEDEF, il donne à voir son vrai visage. « Mon ennemi, c’est la finance », disait en effet Hollande quand il était en campagne pour l’élection présidentielle. Avec des « ennemis » comme celui-là, on n’a plus besoin d’amis ! Le chef de l’État n’a pas seulement cocufié Valérie Trierweiler mais aussi, ce qui est plus grave, tous ceux qui ont voté pour lui. Permettez-moi d’être plus sensible à son virage libéral qu’à son tournant libidinal.

    Si la gauche semble aujourd’hui s’égarer, grande est l’impression que la droite se perd aussi, paraissant maudire les effets dont elle chérit les causes. Soit tout le paradoxe de journaux tels que « Valeurs actuelles » ou « Le Figaro Magazine », dans lesquels l’immigration est à juste titre dénoncée, mais qui continuent de prôner un capitalisme financiarisé et transnational. Peut-on être capitaliste et de droite ?

    Il existe une tradition anticapitaliste de droite, qu’on a trop oubliée. Elle a malheureusement souvent versé dans l’exaltation du corporatisme ou la dénonciation conspirationniste des « Rothschild », des « 200 familles » ou des méchants banquiers. Par myopie ou paresse intellectuelle, il lui a manqué une analyse en profondeur de l’essence même du capital. Il est évidemment plus facile de bavarder sur les dernières péripéties politiciennes que de s’interroger sérieusement sur la théorie de la valeur, la crise de valorisation du capital, le fétichisme de la marchandise et la réification des rapports sociaux.

    À une époque où la mondialisation capitaliste ne cesse d’aggraver les inégalités, non seulement entre les pays, mais à l’intérieur de chaque pays, il serait temps pour les gens « de droite » de réaliser que le capitalisme s’est aujourd’hui pleinement révélé comme un système beaucoup plus foncièrement « cosmopolite » et plus destructeur d’identités collectives que ne l’a même jamais été le communisme. Et qu’il l’est depuis ses origines : le marchand, expliquait déjà Adam Smith, n’a d’autre patrie que l’endroit où il réalise son meilleur bénéfice.

    L’essence même du capitalisme mondialisé veut qu’il détruise tout ce qui peut faire obstacle à l’expansion planétaire du marché, à commencer par toute forme de société traditionnelle, et en même temps que s’impose un type anthropologique d’individu malléable, acquis aux seules valeurs marchandes, consommateur d’autant plus docile qu’il sera coupé de tous ses repères. Le principe même de suraccumulation du capital, la logique de l’illimitation (le « toujours plus ») font que le capitalisme déstabilise tout ce qu’il touche, qu’il étend partout le désordre, l’entropie et le chaos, le mélangisme et l’indistinction. Il y a de ce point de vue une parfaite complémentarité entre le libéralisme économique « de droite » et le libéralisme sociétal « de gauche », complémentarité dont le gouvernement Hollande, qui est vraiment tout sauf un gouvernement « socialiste », donne aujourd’hui un exemple achevé.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier, (Boulevard Voltaire, 28 janvier 2014)

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  • Une littérature du désordre...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jérôme Leroy, cueilli sur son blog Feu sur le quartier général, consacré à la littérature policière. Jérôme Leroy est l'auteur de plusieurs excellents polars d'anticipation comme Monnaie bleue, Bref rapport sur une très fugitive beauté ou La minute prescrite pour l'assaut.

      

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    Roman noir : les infortunes de l'engagement

    Le simple fait de poser la question de la politique et de l’engagement en ce qui concerne la littérature policière revient à nous interroger sur sa définition même. Roman policier, roman noir, whodunit, thriller, techno thriller ? Nous ne sommes pas ici simplement en présence de sous-genres mais aussi de projets littéraires qui n’ont plus grand chose à avoir entre eux, sinon la place qu’ils occupent dans les rayons d’une médiathèque, d’une bibliothèque municipale ou d’une librairie quand on les rassemble arbitrairement par commodité commerciale ou paresse intellectuelle.

    Et cela peut faire sourire car quelques minutes de lucidité de la part d’un de ces professionnels du livre devraient pourtant lui montrer qu’il y a pas ou plus grand chose de commun entre un lecteur qui va acheter le dernier Fred Vargas et celui qui va s’offrir la réédition récente en un seul volume des romans de Dashiell Hammett (1), entre celui qui emprunte spasmodiquement les Agatha Christie et autres reines du crime comme Martha Grimes ou Elisabeth Georges,  celui qui ne jure plus que par le polar scandinave façon Mankell et celui pour qui ce genre littéraire est devenu le lieu d’expérimentations narratives et stylistiques, notamment chez l’Anglais David Peace mais aussi des Américains comme James Ellroy, James Sallis, Chuck Palahniuk ou encore Don De Lillo.

    La littérature policière est, par essence, une littérature du désordre. Elle va mettre en scène, pour le lecteur qui retrouve avec elle l’ancestral plaisir de la peur, des meurtres, des vols, des complots, des manipulations, des escroqueries, des massacres avec les mobiles les plus violents parce que les plus primaires : l’envie, la jalousie, l’appât du gain, l’ivresse du pouvoir, la folie psychotique ou la volonté de puissance. Elle est, à proprement parler, cette part maudite présente dans toutes les sociétés, cet impensé radical dont parle Georges Bataille et que Baudrillard définit ainsi : « Dans l'optique de Bataille, la part maudite est quelque chose qui ne peut pas s'échanger selon l'échangé conventionnel, et donc doit être sacrifiée pour retrouver une forme d'équilibre fonctionnel. » 

    On voit d’ailleurs pourquoi la littérature policière est si directement la fille de la tragédie antique et qu’elle joue chez le lecteur contemporain le rôle cathartique que lui assignait Aristote envers le spectateur grec d’Eschyle ou de Sophocle : « La tragédie par la pitié et la crainte purge ses semblables de ses semblables passions. »

    Que ce soit dans les antichambres de la CIA ou dans la bibliothèque d’un manoir anglais, dans les bas-fonds mondialisés de l’horreur à New-York, Londres, Paris ou dans le huis clos étouffant des familles provinciales recuites dans leurs haines généalogiques, la littérature policière est là pour apporter le dérèglement, la crise, la fin d’une harmonie quand bien même celle-ci se serait révélée entièrement factice.Désordre, oui, et donc révélation. 

    Il reste à savoir ce que la littérature policière va faire de cette révélation.

    Et c’est là qu’intervient le problème de l’engagement de l’auteur. La littérature policière, par son projet même, est vite suspecte aux yeux de l’ordre établi et de la critique officielle. Contrairement à la tragédie, elle s’adresse à un public populaire dans une forme en elle-même toujours tenue pour un peu suspecte, une forme moins « noble » : le roman. Elle est donc, potentiellement, subversive. On remarquera d’ailleurs l’absence presque totale de littérature policière dans les sociétés totalitaires qui se vivent parfaites par essence.

    Une des premières occurrence du terme « roman policier » est, de fait, péjorative. Elle apparaît sous la plume d’un certain Gaschon de Molènes, en 1842, dans la Revue des Deux Mondes. Il qualifie ainsi Une ténébreuse affaire de Balzac en signifiant que ce livre « appartient à la pire espèce des œuvres littéraires. ». On classerait aujourd’hui Une ténébreuse affaire dans la catégorie des thrillers politiques et Balzac est ici un des tous premiers à montrer le rôle décisif des polices secrètes dans le fonctionnent des sociétés modernes et leur aptitude à manipuler et monter des provocations pour permettre au pouvoir de se consolider dans la répression de périls imaginaires.

    Serge Quadruppani, lui même auteur de romans noirs, mais aussi essayiste et analyste subtil de la question, a appelé « idéologie antiterroriste » cette étrange pratique dont même les démocraties font un usage abondant. Pour s’en convaincre, on pourra lire, justement, des romans policiers ou plutôt des romans noirs : le triptyque de James Ellroy sur l’histoire des USA au moment de Kennedy et de Nixon, de Cuba et de la guerre du Vietnam mais aussi par exemple Les terroristes de Sojwall et Walhoo qui se passe dans le décor apparemment beaucoup plus apaisé de la Suède social-démocrate des années soixante.

    Peindre un désordre est une chose, savoir ce qu’on en fait en est une autre.

    Ellroy, par exemple, est un conservateur et ne s’en cache pas tandis que Sojwall et Walhoo étaient membre du parti communiste suédois. Pour l’un montrer l’infamie du politique renvoie à une méditation assez désespérée sur la perversité intrinsèque de la nature humaine tandis que pour les autres, il s’agit avant tout d’une critique sociale montrant les imperfections et les impasses d’un État Providence par trop auto satisfait.

    Critique sociale, le mot est lâché. La littérature policière est aussi devenue, non sans ambigüités, une littérature de la critique sociale. Le cas de la France est à ce titre exemplaire puisqu’elle a vu naître un courant, le néo polar, qui s’est diffusé un peu partout en Europe mais n’en reste pas moins un phénomène spécifique comme l’ont montré dans une étude pertinente, Le polar français (2), deux universitaires allemands Elfriede Müller et Alexander Ruoff. Le néo polar apparaît au début des années 70 et va renouveler un genre à bout de souffle comme en témoignait concrètement le déclin commercial de certaines collections historiques comme Le Fleuve Noir ou même La Série Noire.

    Les auteurs du néo polar sont à cette époque, pour la plupart, des anciens de Mai 68 ayant appartenu aux chapelles les plus différentes de l’extrême gauche maoïste, trotskyste ou situationniste. Le père de ce courant est Jean-Patrick Manchette (1942-1995). Il est aujourd’hui considéré comme un écrivain à part entière et des auteurs de la littérature « blanche » aussi prestigieux que Jean Echenoz lui reconnaissent une dette stylistique immense.

    L’idée de Manchette est simple : si la révolution a échoué en 1968, il faut la continuer par d’autres moyens et le roman policier en est un. Il récusera au passage cette appellation de roman policier et préfèrera parler de roman noir. En ce sens, il renvoie très clairement au courant « hard boiled » américain né au moment de la crise de 29 avec le grand Dashiell Hammett, communiste et prisonnier politique des geôles de Mac McCarthy, dont Moisson Rouge est le chef d’œuvre fondateur. Moisson Rouge, pour résumer, raconte un carnage. Le patron d’une petite ville minière du Montana a utilisé les services de truands pour réprimer les grèves. Mais ces derniers, comme les mercenaires carthaginois dans Salammbô, ne veulent plus lâcher leur part du gâteau. On engage un privé qui est le narrateur et qui va jouer la carte de la division entre les truands, jusqu’à ce que ceux-ci se massacrent joyeusement. L’intérêt du livre, bien entendu, est avant tout dans le traitement de cette intrigue par une forme d’écriture totalement inédite, qu’on a pu appeler behavioriste ou comportementaliste. Les motivations et les sentiments des personnages ne sont jamais exprimés ou explicités. Le lecteur peut deviner ce qui se passe seulement à partir des indices extérieurs qui lui sont donnés.

    Jean-Patrick Manchette importa ce style en France pour ses propres romans mais il importa aussi la thématique qui allait avec. Le roman noir ne se contentait plus du meurtre en chambre close, ou de la banale histoire de mauvais garçons façon Albert Simonin, il abordait frontalement la question sociale, la critique du système capitaliste, la violence des rapports de production. Et surtout, surtout, le « hard-boiled » se refusait à tracer une frontière entre les bons et les méchants comme il se refusait à donner une fin « où tout rentre dans l’ordre » puisque précisément, l’ordre en question est critiquable voire nuisible. Pas question d’arrêter le criminel pour rassurer tout le monde puisqu’il n’est plus certain que le criminel en soit un ou en tout cas que ses raisons d’avoir commis un crime ne soient pas infiniment plus respectables que celles de ceux qui vont l’arrêter et le juger.

    Comme Dashiell Hammett qui influencera directement tous les grands noms du roman noir américain des trois décennies suivantes (Goodis, Thompson, Himes, Burnett…), Jean-Patrick Manchette va lui aussi être suivi d’une série d’écrivains, tous issus de l’extrême gauche(3), qui vont donner des œuvres importantes. On citera, pour mémoire Frédéric Fajardie et Thierry Jonquet, décédés en 2008 et 2009 mais aussi Jean-Bernard Pouy, Jean-François Vilar, Serge Quadruppani ou Didier Daenincks. Qu’ils revisitent des périodes historiques sombres comme l’occupation ou la guerre d’Algérie ou qu’ils dénoncent une société vivant une guerre à bas bruit dans ses banlieues et autres quartiers de relégation, ces auteurs ont connu un grand succès tant ils étaient en écho avec une société sortant difficilement des Trente Glorieuses à travers une crise économique de longue durée qui allait bouleverser tous les repères.

    La création de la collection du Poulpe, anti SAS (l’espion créé par Gérard de Villiers à l’anticommunisme rabique), par Pouy, Raynal et Quadruppani en 1995 marque un sommet dans ce désir d’un polar ouvertement engagé. Héros récurrent, Le Poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, est confronté aux principaux problèmes rencontrés par la société française dans chacune de ses aventures ayant toutes pour titre un jeu de mots (4) et écrites par un auteur différent: sectes, corruptions, montée de la xénophobie, délocalisations massives… Parfois très réussis, parfois franchement ratés, les Poulpe sont néanmoins un phénomène littéraire d’écriture collective unique en son genre et qui après une interruption de quelques années, a repris de plus belle et en est à sa 270ème aventure.

    Le problème est que le néo polar n’est plus très néo et a tendance à s’épuiser, faute de se renouveler. L’antifascisme affiché a souvent chez les successeurs et les épigones actuellement en activité de Manchette pris l’allure d’une posture commerciale plus que d’un engagement de fond. On dispose, ou on croit disposer d’une « niche » auprès d’un public convaincu. Une sorte de bonne conscience politiquement correcte, de manichéisme moralisateur voire de maccarthysme inversé comme celui de Didier Daenincks dressant périodiquement des listes de confrères qu’il juge mal pensants, conduit à une exténuation du néo polar et à la figure par trop limitée de l’écrivain engagé.

    C’est d’autant plus dommage que ce vide laisse la place à un roman policier qui retrouve son innocuité de pur divertissement consumériste à une époque qui aurait pourtant besoin, plus que jamais, d’un polar qui sait raconter de bonnes histoires mais aussi tirer des sonnettes d’alarmes sur les nouveaux périls de notre monde comme les catastrophes écologiques ou les crispations ethnico-religieuses. Le succès d’un Frank Thilliez et d’un Maxime Chattam avec leurs thrillers « à l’américaine » ou d’une Fred Vargas, qui se targue elle-même d’écrire des « polars calmants. » n’est pas forcément bon signe. Quelle que soit la qualité littéraire que l’on puisse reconnaître à ces textes, cela marque une forme de régression par rapport à une littérature qui avait presque réussi à s’imposer comme un genre littéraire à l’égal des autres.

    Mais Manchette, toujours lui, ne remarquait-il pas dès 1978 : « Quand le monde a cessé d'être frivole, les polars le deviennent".

    Jérôme Leroy (Revue générale de Belgique, janvier 2011)

    (1)  Gallimard, collection Quarto

    (2)  La fabrique éditions

    (3)  A la notable exception du grand ADG, mort en 2004. Cet auteur de la Série Noire est le contemporain de ses petits camarades rouges, raconte admirablement les mêmes histoires qu’eux mais adopte un point de vue d’anarchiste de droite qui lui vaudra l’inimitié des idiots et l’amitié des esprits libres comme Frédéric Fajardie, ex-mao et donc franchement de l’autre bord.

    (4)  La petite écuyère a cafté, Sarko et Vanzetti, Mort à Denise

     

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  • Le nouveau désordre mondial...

    Le nouveau numéro du Choc du mois, daté de novembre 2010, est disponible en kiosque. On pourra lire un premier dossier consacré au nouveau désordre mondial, comprenant des entretiens avec Hervé Juvin et Georges Corm. Un deuxième dossier est consacré à la cathophobie. Et on retrouvera comme toujours, les rubriques "Monde", "Société" et "Culture"...

    Bonne lecture !

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    Au sommaire du numéro :

    Le bloc-notes de François-Laurent Balssa
    L’allahicisation
    Succession au Front national

    Dossier : Nouveau désordre mondial
    L’inexorable dérive des continents
    Vers un big bang géopolitique
    Entretien avec Hervé Junin
    De l’hyperpuissance à l’impuissance
    La thèse du choc des civilisations
    Entretien avec Georges Corm
    Pays émergents versus pays submergés
    Vers un nouveau Nomos de la terre ?

    Société
    Te rappel 2main si chui dispo
    Comment les séries américaines colonisent les esprits
    Je suis féministe, mais je me soigne
    Le politique est-il soluble dans le temps ?

    Dossier : Cathophobie
    Interdit aux catholiques et aux animaux
    Aux origines de la cathophobie
    Pourquoi je suis (aujourd’hui) anticlérical ?
    Quand les curés avaient des têtes de veaux
    Pour trente deniers de plus
    et un passage à la télévision
    L’Eglise face aux droits de l’homme
    Entretien avec Frigide Barjot

    Culture
    HISTOIRE
    Entretien avec Arnaud Teyssier
    Contre-courant
    Délire logique anniversaire
    Giono, le retour du Grand Pan essais
    Z comme Zarka
    La Grèce au cœur
    Dictionnaire des injuriés
    ENQUÊTE
    Les ambassadeurs côté cour littérature
    Houellebecq persiste et signe
    BEAUX-ARTS
    Face-à-face
    BD
    Exposition
    Cinéma
    Maurice Schérer est mort, vive Rohmer

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