Au sommaire cette semaine :
- sur le site de l'hebdomadaire le Point, Claude Imbert prend position contre la loi sur le génocide arménien...
- sur son blog, Bernard Lugan revient sur les pseudo-révélations concernant l'attentat contre le président du Rwanda en 1994, qui "blanchissent" opportunément les Tutsis de Paul Kagamé...
L’assassinat du président Habyarimana : entre certitudes, interrogations et « enfumage »
mémoire - Page 3
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Tour d'horizon... (21)
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Quelle mémoire pour la France ?...
Nous reproduisons ici, en ce jour du 11 novembre, une belle réflexion de Jean-Yves Le Gallou sur la mémoire de la France, initialement publiée sur le site de Polémia.
11 novembre : la mémoire de la France est davantage à Verdun qu'à Auschwitz
Le ministre de l’Education nationale a choisi symboliquement le jour de la rentrée scolaire, le 1er septembre 2011, pour recevoir Richard Prasquier, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), et le cinéaste Claude Lanzmann, auteur du film Shoah. Luc Chatel leur a redit solennellement l’importance primordiale qu’il accordait à l’enseignement de la « Shoah », une importance telle qu’elle justifie d’ailleurs l’existence d’un site officiel dédié sur le portail de l’Education nationale.
La persécution dont les juifs ont été victimes durant la seconde guerre mondiale est naturellement un élément central de la mémoire juive. Et les souffrances des juifs français sont bien évidemment un élément important de la mémoire française. Nul ne peut oublier le souvenir de nos 25.000 compatriotes juifs français (et des 50.000 juifs étrangers présents en France) déportés dans les camps de concentration dont bien peu eurent, comme Simone Veil, la chance de revenir en France.
Hypermnésie de certaines souffrances, amnésie des autres
Mais ces souffrances-là ne doivent pas conduire à nier ou à minimiser les autres drames français. Or, l’hypermnésie de la souffrance des uns conduit souvent à l’amnésie de la souffrance des autres. A-t-on le droit d’oublier (chiffres donnés par Jacques Dupâquier dans Histoire de la population française) :
- - les 123.000 militaires tués en 1939/1940 ; dans la bataille de France, en ce printemps 1940, c’est 3.000 hommes qui sont tombés chaque jour, le plus souvent en combattant, à l’instar des Cadets de Saumur ; - les 45.000 prisonniers de guerre qui ne revinrent jamais ;
- - les 20.000 tués des FFI et des FFL ;
- - les 27.000 résistants morts en déportation ;
- - les 43.000 morts de l’armée de la Libération ;
- - les 40.000 requis morts en Allemagne ;
- - les 125.000 victimes des bombardements aériens (pas toujours justifiés militairement) et terrestres.
Oublier ces victimes, ce n’est pas seulement un déni de compassion, c’est les tuer une deuxième fois ; c’est aussi trahir la vérité historique.
Ce qui compte dans la mémoire d’un peuple c’est ce que ses ancêtres ont charnellement vécu
Et pourtant ces victimes furent honorées dans l’immédiat après–guerre : par les timbres-postes, les noms de rue, les livres, les films, les disques, et ce jusqu’au début des années 1970, avant de disparaître dans l’obligation de repentance et l’oubli officiel. Pourtant ces victimes-là sont encore très présentes dans la mémoire française : parce que, les événements qui ont provoqué leur mort, ceux qui ont survécu les ont aussi connus et pas seulement au… cinéma. Or ce qui se transmet dans la mémoire des familles et des lignées, c’est ce que les ancêtres ont vécu. La patrie, c’est la terre des pères.
Français de souche ? Avoir son patronyme inscrit sur un monument aux morts
C’est pourquoi dans chaque famille française la mémoire de 1914 est si vive. Chaque famille conserve le souvenir des 1.400.000 morts de la Grande Ordalie : 1.000 morts par jour pendant quatre longues années. Et les Français vivants ont tous un père, un grand-père, un arrière-grand-père ou un trisaïeul qui a combattu à Verdun. Dans cette guerre civile européenne, c’est le sang gaulois qui a coulé. La présence dans nos villes et nos villages des monuments aux morts est infiniment poignante.
Réfléchissons un instant à ce qu’est un Français de souche : un Français de souche, c’est un Français dont le patronyme est inscrit sur l’un de nos monuments aux morts.
Un Français de souche, c’est un Français qui a dans ses archives familiales les lettres ou les carnets d’un ancêtre qui raconte avec des mots simples le quotidien de la Grande Guerre. Alors qu’approche le centenaire du 2 août 1914, ces écrits simples, précis et sans emphase, trouvent le chemin de l’édition : pieuses autoéditions familiales ou publication chez de grands éditeurs comme le carnet de route du sous-lieutenant Porchon (*). N’oublions pas non plus le succès du Monument, livre de Claude Duneton, qui raconte la vie des hommes dont les noms sont inscrits sur le monument aux morts d’un village du Limousin. Comme le dit un lecteur sur le site d’Amazon : « Vous ne traverserez plus jamais un petit village de France sans chercher des yeux son monument aux morts et avoir une pensée émue pour ces hommes dont le nom est gravé. Quels auraient été leurs destins et celui de leurs villages sans cette guerre ? Un livre à lire et à faire lire pour ne pas oublier. »
Reprendre le fil du temps dans la fidélité à la longue mémoire
Le siècle de 1914 s’achève : après avoir vu disparaître le fascisme, le national-socialisme, le communisme, c’est le libre-échangisme mondialiste qui s’effondre sous nos yeux. Le centenaire de 1914 approche, et il sera, n’en doutons pas, profondément commémoré. Pour la France et l’Europe le moment est venu de reprendre le fil du temps et de la tradition. Un fil du temps interrompu il y a un siècle. Un fil du temps à reprendre dans la fidélité à la longue mémoire.
Jean-Yves Le Gallou (Polémia, 7 novembre 2011)
(*) La précision de ces textes est admirable. J’ai eu la surprise de lire la narration des mêmes événements – attaques et contre-attaques aux Eparges en janvier/février 1915 – dans trois textes différents :
- Carnet de route du sous-lieutenant Porchon, saint-cyrien, chef de section, tué au combat, commandant la section voisine de celle du sous-lieutenant Genevoix ;
- Ceux de 14, admirable somme de Maurice Genevoix, blessé au combat ;
- Mémoires d’Auguste Finet, mon grand-père, simple soldat, sorti de l’école à onze ans et écrivant bien le français, blessé au combat.
Ce sont les mêmes faits qui sont précisément décrits, presque avec les mêmes mots. A cet égard la belle reconstruction littéraire de Maurice Genevoix est d’une fidélité parfaite aux événements. -
La France perd la mémoire...
Initialement publié en 2006, La France perd la mémoire, essai de l'historien Jean-paul Rioux, vient d'être réédité en format poche dans la collection Tempus de chez Perrin. Nous reproduisons ici la recension qu'en avait fait la (défunte ?) revue Horizons stratégiques, publiée par le Centre d'analyse stratégique du gouvernement, sous la plume de Julien Winock.
Jeune retraité de l'Inspection générale de l'Éducation nationale, Jean-Pierre Rioux est l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire culturelle du XXe siècle. Ses travaux ont renouvelé l'approche des temps forts du siècle dernier par une analyse approfondie des répercussions sociales et culturelles des mutations politiques. Dans cet essai percutant, empreint d'inquiétude et d'interrogation, il interroge le rapport que nous entretenons avec notre passé depuis une trentaine d'années. Entre le milieu des années 1970 et les années 2000, la France a vécu les « Trente Mémorieuses » qui ont « laissé prospérer une mémoire convulsive et virale ; elles ont médiocrement suivi ces Trente Glorieuses qui de 1945 à 1975 avaient, elles, installé la croissance et le mieux être sans se soucier de discordance des temps, sans regret, hiatus, ni latences, sans coups d'œil inutiles sur le rétroviseur ». Le grand récit national a laissé place à une floraison de mémoires sur un mode d'abord bon enfant puis, pour certaines d'entre elles, revendicatif et dénonciateur. Or pour l'historien cet essor des mémoires est bien la conséquence d'une « démission de notre histoire ».
Transformée par trente années d'expansion économique et de bouleversements sociaux, la France du milieu des années 1970 s'est tournée vers son passé au moment où la modernité galopante en effaçait les traces à vive allure. Entre nostalgie, engouement pour le « rétro » et quête d'une authenticité perdue, les Français ont plébiscité nombre de témoignages, enquêtes et récits évoquant la vie de la campagne, la France des terroirs, le souvenir des métiers disparus... Certains succès tels Le Cheval d'orgueil de Pierre-Jakez Hélias, vendu à 2 millions d'exemplaires, relèvent du phénomène de société. Ce « culte des racines très sage » n'alimentait alors aucune revendication identitaire. Dans les années 1980, « la crise s'est mise à broyer et non plus seulement à exhumer les valeurs héritées que l'on tenait encore pour constitutives et patrimoniales ». La mémoire ne fut alors d'aucun secours pour affronter la fragmentation de la société, la désertification des campagnes, la désindustrialisation et l'épuisement du modèle d'intégration républicain.
Dans la foulée de l'année 1980 qui lui est consacré, le patrimoine devient un nouveau mode de fidélité au passé : à côté des monuments nationaux et des édifices publics les plus emblématiques, les innombrables constructions anciennes souvent modestes font l'objet d'un attachement et d'un souci de conservation insoupçonnés auparavant. Tout ou presque acquiert le qualificatif de patrimoine tandis que le devoir de mémoire se généralise à tout propos aussi bien dans le cas de l'ancien résistant que de la petite-fille de lavandière. Le succès du phénomène n'a donc rien de réjouissant selon J.-P. Rioux pour qui la notion de patrimoine « a implosé, minée par l'absence de hiérarchie des signes et des traces, dilapidée aux quatre coins de la conscience médiatique des choses par la monotonie de son exhibition ». Il faut y voir plus une « ambition par défaut » qu'un renouvellement des formes du sentiment national, un « témoin visible d'un passé devenu lui-même invisible » selon l'expression de Pierre Nora. La « mémoire patrimoine » apparaît plus animée par des aspirations identitaires, des considérations esthétiques ou une frilosité à l'égard d'un avenir inquiétant que par un attachement à la mémoire-Nation.
Le bicentenaire de la Révolution française a révélé selon Rioux le tiède attachement d'un peuple pour l'événement fondateur de sa modernité politique et sociale. Les Français ont apprécié les manifestations commémoratives mais plus dans « une expectative amusée que réflexive ». Les sondages révélaient que les grandes œuvres de la Révolution occupaient dans la mémoire nationale une moindre place que certains événements postérieurs (instauration du suffrage universel, loi Ferry...). En définitive la dimension festive de ce bicentenaire triomphait aux dépens de son sens politique et civique comme le démontrait le succès rencontré par le défilé du 14 juillet organisé par Jean-Paul Goude : « Ce point d'orgue fut donc cosmopolite et parisien, individualiste et grégaire, sans rapport clair et net avec la gravité et la force morale et civique qu'on pouvait encore porter au crédit des droits qu'on célébrait ».
L'histoire de France a donc cessé, selon l'auteur, d'être ce pilier de notre identité collective. L'immense « capital symbolique et tutélaire [...] s'est délité et dissous sous nos yeux, sous l'effet de nos crises, nos doutes, nos impuissances, de notre difficulté à penser un avenir commun pensé dans un destin singulier ». La mémoire est entrée en compétition avec l'histoire pour réinterpréter notre passé. « Or, sans régulation par l'histoire, des mémoires parcellaires jouent, on le voit aujourd'hui avec la question coloniale et de l'esclavage, par défaut d'élan collectif, un rôle disproportionné dans l'écriture d'une partition nationale renégociée ». Jusqu'aux années 1970, l'enseignement de l'histoire bénéficiait en France de plusieurs conditions qui en faisaient une discipline cardinale : l'importance qui lui était attribuée dans la formation de l'esprit et de la conscience nationale, les liens entre l'enseignement secondaire et la recherche universitaire et le couplage de l'histoire avec la géographie. L'histoire à l'école se heurte aujourd'hui aux « nouveautés culturelles, générationnelles, sociales, internationales qui renouvellent et disloquent le sentiment d'appartenance, le goût d'agir ensemble, l'espoir de maîtriser un jour plus librement le cours des choses ». Nous assistons selon J.-P. Rioux à une revanche du social sur le national. Les recommandations officielles entérinent cette évolution puisqu'il est désormais question à travers l'enseignement de l'histoire de « donner aux élèves une mémoire [...] aider à constituer ce patrimoine qui permet à chacun de trouver une identité ».
La place de notre histoire dans les cœurs et les consciences tenait également aux enjeux politico-idéologiques dont elle était investie. Depuis la Révolution, la « guerre des deux France » a opposé républicains et monarchistes, gauche et droite. Mais force est de constater aujourd'hui que « nous n'assistons plus à un affrontement aussi acharné ni aussi argumenté entre l'ordre et le mouvement, la gauche et la droite, les "gros" et les "petits", le Nord et le Sud, ou tout autre processus d'antagonisme binaire ». La disparition de cet antagonisme peut être vue comme le signe d'une maturité, celle d'un pays pacifié se reconnaissant enfin dans son régime politique et les grands principes régissant la société. Mais elle témoigne aussi d'un affaissement de la morale républicaine et d'une indifférence croissante pour la chose publique, y compris les grands enjeux. « Ainsi n'y eut-il ni débat ni affrontement en 1996 sur le passage à l'armée de métier et l'abandon du service national ».
Longtemps tabous ou au mieux noyées dans la globalité de la Seconde Guerre mondiale, la période de l'Occupation et la complicité du régime de Vichy dans la Shoah sont devenus l'angle quasi exclusif sous lequel la période est désormais envisagée. « La "victimisation" a rattrapé puis rélargi la nationalisation "franco-française" de l'enjeu. Les médias ont donné le meilleur écho à ce cours imprévu, les écoliers et leurs maîtres ont été invités à suivre massivement son mouvement sémantique et moral. » Ce devoir de mémoire a pris selon l'auteur « une densité sociale proportionnée aux hantises du présent autant qu'à la vivacité d'un passé qui ne "passe pas" ». Sans en contester la légitimité, l'historien nous met en garde contre son caractère obsessionnel qui en vient à rendre inopérante une recherche historique sereine fondée sur l'examen critique et raisonné des faits. À rebours d'une telle conception purement morale des faits, l'historien estime au contraire que « toute transmission utile et véridique passe d'abord par l'intelligence et la connaissance, et ensuite par la reconnaissance ».
Faisant suite au débat sur l'Occupation, la question de la colonisation a récemment resurgi avec vigueur. J.-P. Rioux rappelle pourtant l'absence de vraie mémoire nationale de la guerre d'Algérie longtemps restée un « fantôme, un tabou, une occultation avant que le pays consente à la nommer très tardivement une guerre, en 1999 [...] Le rappel de son souvenir a été tenu pour impossible et inutile parce qu'il a paru incompatible avec ce qui avait constitué la mémoire nationale. » Appelant de ses vœux le développement de la recherche historique sur l'esclavagisme et la colonisation, il estime légitime que d'aucuns se considèrent comme des victimes et invoquent un passé « fait de douleur et d'injustice » pour affirmer leur fierté collective mais « à condition, aussi bien que ce souvenir pourtant resté si horriblement singulier ne leur tienne pas lieu d'identité à jamais, ne les entretienne pas dans un perpétuel sentiment de malheur, d'exploitation et d'injustice ».
Pourquoi notre mémoire commune est-elle devenue un Clemenceau, « un porte-gloire désarmé, un encombrant à recycler, une impureté immorale et assassine ? ». Aux yeux de l'historien, nous aurions changé de temporalité au point que le présent est devenu notre seul angle de vue : « le présent fait la loi ; l'accélération et l'émiettement de la temporalité dénient l'origine et la destination ». À l'origine de cette forme de dérèglement mental, Jean-Pierre Rioux incrimine tout particulièrement les médias et leur culte de l'instant, de l'immédiateté, de la vitesse et de l'émotion. Or selon lui, « le sens de l'intérêt général, le sentiment d'une appartenance collective, du goût même de la démocratie et de l'autorité s'apprennent, s'expérimentent, vivent de ruptures et de continuités. L'instantanéité les fragilise, un présent despotique les tétanise ».
Discrédité, notre passé ne plus être une source d'expérience et de sacré. Nous perdons du coup la possibilité de partager une croyance commune en notre pays et l'attachement à une forme de transmission à nos enfants.
La multiplication des lois mémorielles aboutit à sanctuariser des « bouts d'histoire disjoints, des bribes de passé en charpie, pour apaiser des porteurs de mémoires ». À ce titre, J.-P. Rioux incrimine sans ménagement le pouvoir politique qui a « divorcé de l'autorité et de la durée pour s'ébattre dans la houle d'un présent en image et en abymes. Il n'a plus le souci premier d'une mémoire collective prête à commémorer, honorer, distinguer pour unir ; prête à mettre l'unité nationale sur pied de guerre et d'espérance ». La tyrannie du présent conduit par ailleurs à pratiquer en toute bonne conscience les anachronismes les plus grossiers : les faits du passé ne sont plus appréhendés en fonction de leur époque mais bien davantage selon nos conceptions présentes du bien et du mal.
Face à cette perte de notre mémoire collective, Jean-Pierre Rioux en appelle en définitive à un « devoir d'intelligence ». L'homme contemporain se doit de renouer avec la grande règle de vie qu'est la concordance des temps : « Faute de se situer dans le passé et de se projeter dans l'avenir, une société est inintelligible, s'enferme dans son opacité, s'immobilise puis entre en convulsion, avant d'agoniser. Il lui faut aussi s'enchanter, se gorger de promesses et d'envies pour reverdir car, disait La Tour du Pin, "tous les pays qui n'ont plus de légende sont condamnés à mourir de froid" ». C'est également en réfléchissant davantage à notre époque que nous pourrons, selon lui, retrouver notre mémoire en soupesant de nouveau « l'héritage, la transmission et la promesse ».
Julien Winock (Horizons stratégiques n°1, juillet 2006)