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jean-claude michéa - Page 8

  • Jean-Claude Michéa : « On ne peut être politiquement orthodoxe »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Jean-Claude Michéa à la revue anarcho-libertaire Ballast. Il revient, notamment, sur la « nouvelle stratégie Godwin (ou de reductio ad hitlerum) » de la gauche libérale qui vise à faire taire toute pensée critique...

    Jean-Claude Michéa, dont l'essentiel de l’œuvre est désormais disponible dans la collection de poche Champs, des éditions Flammarion, a récemment publié chez cet éditeur La gauche et le peuple, un livre de débat avec Jacques Julliard.

     

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    Jean-Claude Michéa : « On ne peut être politiquement orthodoxe »

    Vous venez du PCF et possédez, à la base, une formation marxiste. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à ces « frères ennemis », pour reprendre la formule de Guérin, que sont Bakounine, Proudhon, Rocker, Camus, Durruti, Voline, Goodman, Louise Michel, Albert Thierry, Chomsky, Landauer, James C. Scott ou Graeber, que vous ne cessez de citer au fil de vos textes ?

    Bien des problèmes rencontrés par le mouvement anticapitaliste moderne tiennent au fait que le terme de « socialisme » recouvre, depuis l’origine, deux choses qu’il serait temps de réapprendre à distinguer. Il s’applique aussi bien, en effet, à la critique radicale du nouvel ordre capitaliste issu des effets croisés de la révolution industrielle et du libéralisme des Lumières qu’aux innombrables descriptions positives de la société sans classe qui était censée succéder à cet ordre, qu’il s’agisse du Voyage en Icarie de Cabet, du nouveau monde sociétaire de Charles Fourier ou de la Critique du programme de Gotha de Karl Marx. Or il s’agit là de deux moments philosophiquement distincts. On peut très bien, par exemple, accepter l’essentiel de la critique marxiste de la dynamique du capital (la loi de la valeur, le fétichisme de la marchandise, la baisse tendancielle du taux de profit, le développement du capital fictif etc.) sans pour autant souscrire – à l’instar d’un Lénine ou d’un Kautsky – à l’idéal d’une société reposant sur le seul principe de la grande industrie « socialisée » et, par conséquent, sur l’appel au développement illimité des « forces productives » et à la gestion centralisée de la vie collective (pour ne rien dire des différentes mythologies de l’« homme nouveau » – ou artificiellement reconstruit – qu’appelle logiquement cette vision « progressiste »). C’est donc l’échec, rétrospectivement inévitable, du modèle « soviétique » (modèle qui supposait de surcroît – comme l’école de la Wertkritik l’a bien montré – l’occultation systématique de certains des aspects les plus radicaux de la critique de Marx) qui m’a graduellement conduit à redécouvrir les textes de l’autre tradition du mouvement socialiste originel, disons celle du socialisme coopératif et antiautoritaire, tradition que l’hégémonie intellectuelle du léninisme avait longtemps contribué à discréditer comme « petite-bourgeoise » et « réactionnaire ».

    J’ajoute que dans mon cas personnel, c’est avant tout la lecture - au début des années 1970 - des écrits de Guy Debord et de l’Internationale situationniste (suivie, un peu plus tard, de celle de George Orwell, de Christopher Lasch et d’Ivan Illich) qui m’a progressivement rendue possible cette sortie philosophique du modèle léniniste. Les analyses de l’I.S. permettaient à la fois, en effet, de penser le capitalisme moderne comme un « fait social total » (tel est bien le sens du concept de « société du Spectacle » comme forme accomplie de la logique marchande) et d’en fonder la critique sur ce principe d’autonomie individuelle et collective qui était au cœur du socialisme coopératif et de l’« anarcho-syndicalisme ». Et cela, au moment même où la plupart des intellectuels déçus par le stalinisme et le maoïsme amorçaient leur repli stratégique sur cet individualisme libéral du XVIIIe siècle – la synthèse de l’économie de marché et des « droits de l’homme » – dont le socialisme originel s’était précisément donné pour but de dénoncer l’abstraction constitutive et les implications désocialisantes.

    Mais, au fond, on sent que la tradition libertaire est chez vous une profonde assise morale et philosophique bien plus qu’un programme politique (pourtant présent, aujourd’hui encore, dans tous les mouvements anarchistes constitués de par le monde). Quelles sont les limites théoriques et pratiques que vous lui trouvez et qui vous empêchent de vous en revendiquer pleinement ?

    C’est une question assurément très complexe. Il est clair, en effet, que la plupart des anarchistes du XIXe siècle se considéraient comme une partie intégrante du mouvement socialiste originel (il suffit de se référer aux débats de la première internationale). Mais alors qu’il n’y aurait guère de sens à parler de « socialisme » avant la révolution industrielle (selon la formule d’un historien des années cinquante, le « pauvre » de Babeuf n’était pas encore le « prolétaire » de Sismondi), il y en a clairement un, en revanche, à poser l’existence d’une sensibilité « anarchiste » dès la plus haute Antiquité (et peut-être même, si l’on suit Pierre Clastres, dans le cas de certaines sociétés dites « primitives »). C’est ce qui avait, par exemple, conduit Jaime Semprun et l’Encyclopédie des nuisances à voir dans l’œuvre de Pao King-yen et de Hsi K’ang - deux penseurs chinois du troisième siècle – un véritable « éloge de l’anarchie » (Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois, paru en 2004).

    Cela s’explique avant tout par le fait que la question du pouvoir est aussi ancienne que l’humanité – contrairement aux formes de domination capitalistes qui ne devraient constituer, du moins faut-il l’espérer, qu’une simple parenthèse dans l’histoire de cette dernière. Il s’est toujours trouvé, en effet, des peuples, ou des individus, si farouchement attachés à leur autonomie qu’ils mettaient systématiquement leur point d’honneur à refuser toute forme de servitude, que celle-ci leur soit imposée du dehors ou, ce qui est évidemment encore plus aliénant, qu’elle finisse, comme dans le capitalisme de consommation moderne, par devenir « volontaire ». En ce sens, il existe incontestablement une tradition « anarchiste » (ou « libertaire ») dont les principes débordent largement les conditions spécifiques de la modernité libérale (songeons, par exemple, à l’œuvre de La Boétie ou à celle des cyniques grecs) et dont l’assise principale – je reprends votre formule – est effectivement beaucoup plus « morale et philosophique » (j’ajouterais même « psychologique ») que politique, au sens étroit du terme.

    C’est évidemment la persistance historique de cette sensibilité morale et philosophique (l’idée, en somme, que toute acceptation de la servitude est forcément déshonorante pour un être humain digne de ce nom) qui explique le développement, au sein du mouvement socialiste originel - et notamment parmi ces artisans et ces ouvriers de métier que leur savoir-faire protégeait encore d’une dépendance totale envers la logique du salariat - d’un puissant courant  libertaire, allergique, par nature, à tout « socialisme d’Etat », à tout « gouvernement des savants » (Bakounine) et à toute discipline de parti calquée, en dernière instance, sur les seules formes hiérarchiques de l’usine bourgeoise. Le problème c’est qu’au fur et à mesure que la dynamique de l’accumulation du capital conduisait inexorablement à remplacer la logique du métier par celle de l’emploi (dans une société fondée sur le primat de la valeur d’usage et du travail concret, une telle logique devra forcément être inversée), le socialisme libertaire allait progressivement voir une grande partie de sa base populaire initiale fondre comme neige au soleil. Avec le risque, devenu patent aujourd’hui, que la critique anarchiste originelle – celle qui se fondait d’abord sur une « assise morale et philosophique » – laisse peu à peu la place à un simple mouvement d’extrême gauche parmi d’autres, ou même, dans les cas les plus extrêmes, à une posture purement œdipienne (c’est ainsi que dans un entretien récent avec Raoul Vaneigem, Mustapha Khayati rappelait qu’une partie des querelles internes de l’I.S. pouvaient s’expliquer par le fait qu’« un certain nombre d’entre nous, autour de Debord, avait un problème à régler, un problème avec le père »).

    La multiplication des conflits de pouvoir au sein de nombreuses organisations dites « libertaires » – conflits dont les scissions répétitives et la violence des polémiques ou des excommunications sont un symptôme particulièrement navrant – illustre malheureusement de façon très claire cette lente dégradation idéologique d’une partie du mouvement anarchiste moderne : celle dont les capacités de résistance morale et intellectuelle au maelstrom libéral sont, par définition, les plus faibles – comme c’est très souvent le cas, par exemple, chez les enfants perdus des nouvelles classes moyennes métropolitaines (le microcosme parisien constituant, de ce point de vue, un véritable cas d’école ). De là, effectivement, mes réticences à me situer aujourd’hui par rapport au seul mouvement anarchiste orthodoxe et, surtout, mon insistance continuelle (dans le sillage, entre autres, d’Albert Camus et d’André Prudhommeaux) à défendre cette idée de « décence commune » dont l’oubli, ou le refus de principe, conduit presque toujours un mouvement révolutionnaire à céder, tôt ou tard, à la fascination du pouvoir et à se couper ainsi des classes populaires réellement existantes.

    On a du mal à savoir ce que vous pensez précisément de l'État – une problématique pourtant chère aux marxistes comme aux anarchistes...

    Je n’ai effectivement pas écrit grand-chose sur cette question (sauf, un peu, dans la Double pensée et dans mon entretien avec le Mauss), tant elle me semble polluée par les querelles terminologiques. Ce que marxistes et anarchistes, en effet, critiquaient sous le nom d’État au XIXe siècle ne correspond plus entièrement à ce qu’on range aujourd’hui sous ce nom (pour ne rien dire de la critique libérale de l’État qui relève d’une autre logique, malheureusement trop facilement acceptée par certains « anarchistes » parisiens tendance Largo Winch). Le mieux est donc de rappeler ici quelques principes de bon sens élémentaire. Ce qui commande une critique socialiste/anarchiste de l’État, c’est avant tout la défense de l’autonomie populaire sous toutes ses formes (cela suppose naturellement une confiance de principe dans la capacité des gens ordinaires à s’autogouverner dans toute une série de domaines essentiels de leur vie).

    Autonomie dont le point d’ancrage premier est forcément toujours local (la « commune » pris au sens large du mot – cf. Marx –, c’est-à-dire là où un certain degré de face-à-face, donc de démocratie directe – est en droit encore possible). Cela implique donc :
    a) la critique de tout pouvoir bureaucratique séparé et qui entendrait organiser d’en haut la totalité de la vie commune.
    b) la critique de la mythologie républicaine de « l’Universel » dont l’État serait le fonctionnaire, du moins si par « universel » on entend l’universel abstrait, pensé comme séparé du particulier et opposé à lui. L’idée en somme que les communautés de base devraient renoncer à tout ce qui les particularise pour pouvoir entrer dans la grande famille uniformisée de la Nation ou du genre humain. En bon hégélien, je pense au contraire que l’universel concret est toujours un résultat – par définition provisoire – et qu’il intègre la particularité à titre de moment essentiel (c’est-à-dire non pas comme « moindre mal », mais comme condition sine qua non de son effectivité réelle). C’est pourquoi – mais on l’a déjà dit mille fois – l’État et l’Individu modernes (autrement dit, l’État « universaliste » et l’individu « séparé de l’homme et de la communauté », Marx) définissent depuis le début une opposition en trompe l’œil (c’est Hobbes qui a génialement démontré, le premier, que l’individu absolu – celui que vante le « rebelle » libertarien – ne pouvait trouver sa vérité que dans l’État absolu [et réciproquement]).

    L’individu hors-sol et intégralement déraciné (le « self made man » des libéraux) n’est, en réalité, que le complément logique du Marché uniformisateur et de l’État « citoyen » et abstrait (tout cela était déjà admirablement décrit par Marx dans la question juive). La base de toute société socialiste sera donc, à l’inverse, l’homme comme « animal social » (Marx) et capable, à ce titre, de convivialité (le contraire, en somme de l’individu stirnero-hobbesien). Le dernier livre de David Graeber sur la dette (qui prolonge les travaux du Mauss), contient, du reste, des passages remarquables sur ce point (c’est même la réfutation la plus cruelle qui soit du néo-utilitarisme de Lordon et des bourdivins). C’est pourquoi une critique socialiste/anarchiste de l’État n’a de sens que si elle inclut une critique parallèle de l’individualisme absolu. On ne peut pas dire que ce lien soit toujours bien compris de nos jours !

    Pour autant, et à moins de rêver d’une fédération mondiale de communes autarciques dont le mode de vie serait nécessairement paléolithique, il est clair qu’une société socialiste développée et étendue à l’ensemble de la planète suppose une organisation beaucoup plus complexe à la fois pour rendre possible la coopération amicale entre les communautés et les peuples à tous les niveaux et pour donner tout son sens au principe de subsidiarité (on ne délègue au niveau supérieur que les tâches qui ne peuvent pas être réalisé au niveau inférieur [ce qui est exactement le contraire de la façon de procéder liée à l’Europe libérale]). C’est évidemment ici que doit se situer la réflexion – compliquée – sur le statut, le rôle et les limites des services publics, de la monnaie, du crédit public, de la planification, de l’enseignement, des biens communs etc.

    Tout comme Chomsky, je ne suis donc pas trop gêné – surtout en ces temps libéraux – par l’emploi du mot « étatique » s’il ne s’agit que de désigner par là ces structures de coordination de l’action commune (avec, bien entendu, les effets d’autorité et de discipline qu’elles incluent) qu’une société complexe appelle nécessairement (que ce soit au niveau régional, national ou mondial). L’important devient alors de s’assurer du plus grand contrôle démocratique possible de ces structures par les collectivités de base (principe de rotation des fonctions, tirages au sort, interdiction d’exercer plus d’un mandat, contrôle des experts, référendums d’initiatives populaires, reddition des comptes, etc., etc.). Dans l’idéal, la contradiction dialectique entre la base et le « sommet » (et le mouvement perpétuel de va-et-vient entre les deux) pourrait alors cesser d’être « antagoniste ». Mais, vous le voyez, je n’ai improvisé là que quelques banalités de base.

    Comme vous le savez, le terme « libertaire » a été inventé par Déjacque en opposition au terme « libéral », lors d’une querelle avec Proudhon. Vous n’avez pas de mots assez durs contre les « libéraux-libertaires » chers, si l’on peut dire, à Clouscard. Comment expliquez-vous cette alliance a priori incongrue ?

    On aura une idée supplémentaire de toutes ces difficultés sémantiques si l’on ajoute que la traduction américaine du mot « libertaire » (le journal de Joseph Déjacque était certes publié à New-York, mais uniquement en français) est libertarian. Or ce dernier terme (qu’on a curieusement retraduit par « libertarien ») en est peu à peu venu à désigner, aux États-Unis, la forme la plus radicale du libéralisme économique, politique et culturel – celle qu’incarnent notamment Murray Rothbard et David Friedman – au point d’être parfois considéré aujourd’hui comme un simple équivalent de celui d’« anarcho-capitaliste » ! Pour dissiper ce nuage d’encre, il est donc temps d’en revenir aux fondements mêmes de la critique socialiste originelle de l’anthropologie libérale. On sait, en effet, que pour les libéraux – il suffit de lire John Rawls – l’homme doit toujours être considéré comme un être « indépendant par nature » et qui ne peut donc chercher à nouer des liens avec ses semblables (ne serait-ce – écrit ironiquement David Graeber – que pour pouvoir « échanger des peaux de castor ») que dans la stricte mesure où ce type d’engagement contractuel lui paraît « juste », c’est-à-dire, en dernière instance, conforme à son « intérêt bien compris ».

    Dans cette perspective à la Robinson Crusoé (Marx voyait significativement dans le cash nexus des économistes libéraux – terme qu’il avait emprunté au « réactionnaire » Carlyle – une pure et simple « robinsonnade »), il va de soi qu’aucune norme morale, philosophique ou religieuse ne saurait venir limiter du dehors le droit « naturel » de tout individu à vivre en fonction de son seul intérêt égoïste (y compris dans sa vie familiale et affective), si ce n’est, bien entendu, la liberté équivalente dont sont supposés disposer symétriquement les autres membres d’une société libérale (les interventions de l'État « minimal » n’ayant alors plus d’autre prétexte officiel que la nécessité permanente de protéger ces libertés individuelles, que ce soit sur le plan politique et culturel – la défense des « droits de l’homme », y compris en Irak, au Mali ou en Afghanistan – ou économique – la défense de la libre concurrence et de la liberté intégrale d’entreprendre, de vendre et d’acheter). Or si la plupart des fondateurs du socialisme partageaient effectivement l’idéal émancipateur des Lumières et leur défense de l’esprit critique (ils étaient évidemment tout aussi hostiles que les libéraux aux sociétés oppressives et inégalitaires d’ancien régime), ils n’en dénonçaient pas moins l’anthropologie individualiste et abstraite sur laquelle cet idéal était structurellement fondé. À leurs yeux il allait de soi, en effet, que l’homme était d’abord un être social, dont la prétendue « indépendance naturelle » (déjà contredite par la moindre observation ethnologique) impliquait – comme Marx l’écrivait en 1857 – une « chose aussi absurde que le serait le développement du langage sans la présence d’individus vivant et parlant ensemble ».

    De là, naturellement, le rôle philosophique absolument central que ces premiers socialistes accordaient aux concepts d’entraide et de « communauté » (on a presque fini par oublier que le terme de « socialisme » s’opposait, à l’origine, à celui d’« individualisme ») et leur critique corrélative du dogme libéral selon lequel l’émancipation intégrale des individus ne pourrait trouver ses ultimes conditions que dans la transformation correspondante de la société – pour reprendre une formule de l’école saint-simonienne – en une simple « agrégation d’individus sans liens, sans relations, et n’ayant pour mobile que l’impulsion de l’égoïsme » (la coexistence « pacifique » des individus ainsi atomisés devant alors être assurée par les seuls mécanismes anonymes et impersonnels du Droit et du Marché, eux-mêmes placés sous l’égide métaphysique du Progrès continuel de la Science et des « nouvelles technologies »). Il suffit, dès lors, de réactiver ce clivage originel (ce qui suppose, vous vous en doutez bien, une rupture radicale avec tous les postulats idéologiques de la gauche et de l’extrême gauche contemporaines) pour redécouvrir aussitôt ce qui sépare fondamentalement un authentique libertaire – celui dont la volonté d’émancipation personnelle, à l’image de celle d’un Kropotkine, d’un Gustav Landauer, ou d’un Nestor Makhno, s’inscrit nécessairement dans un horizon collectif et prend toujours appui sur les « liens qui libèrent » (comme, par exemple, l’amour, l’amitié ou l’esprit d’entraide) – d’un « libertaire » libéral (ou « anarcho-capitaliste ») aux yeux duquel un tel travail d’émancipation personnelle ne saurait être l'œuvre que d’un sujet « séparé de l’homme et de la communauté » (Marx), c’est-à-dire, en définitive, essentiellement narcissique (Lasch) et replié sur ses caprices individuels et son « intérêt bien compris » (quand ce n’est pas sur sa seule volonté de puissance, comme c’était par exemple le cas chez le Marquis de Sade).

    C’est d’ailleurs cette triste perversion libérale de l’esprit « libertaire » que Proudhon avait su décrire, dès 1858, comme le règne de « l’absolutisme individuel multiplié par le nombre de coquilles d’huîtres qui l’expriment ». Description, hélas, rétrospectivement bien prophétique et qui explique, pour une grande part, le désastreux naufrage intellectuel de la gauche occidentale moderne et, notamment, son incapacité croissante à admettre que la liberté d’expression c’est d’abord et toujours, selon la formule de Rosa Luxemburg, la liberté de celui qui pense autrement.

    L'an passé, Le Monde libertaire vous a consacré quelques pages. S’il louait un certain nombre de vos analyses, il vous reprochait votre usage du terme « matriarcat », votre conception de l’internationalisme et de l'immigration, et, surtout, ce qu’il percevait comme une complaisance à l’endroit des penseurs et des formations nationalistes ou néofascistes – au prétexte qu’ils seraient antilibéraux et que cela constituerait votre clivage essentiel, quitte à fouler aux pieds tout ce qui, dans ces traditions, s’oppose brutalement à l’émancipation de chacune des composantes du corps social. Comprenez-vous que vous puissiez créer ce « malaise », pour reprendre leur terme, au sein de tendances (socialistes, libertaires, communistes, révolutionnaires, etc.) dont vous vous revendiquez pourtant ?

    Passons d’abord sur l’idée grotesque – et visiblement inspirée par le courant féministe dit « matérialiste » – selon laquelle l’accumulation mondialisée du capital (dont David Harvey rappelait encore récemment qu’elle constituait la dynamique de base à partir de laquelle notre vie était quotidiennement façonnée) trouverait sa condition anthropologique première dans le développement du « patriarcat » – lui-même allègrement confondu avec cette domination masculine qui peut très bien prospérer, à l’occasion, à l’abri du matriarcat psychologique. Une telle idée incite évidemment à oublier – comme le soulignait déjà Marx – que le processus d’atomisation marchande de la vie collective conduit, au contraire, « à fouler aux pieds toutes les relations patriarcales » et, d’une manière générale, à noyer toutes les relations humaines « dans les eaux glacées du calcul égoïste ».

    Passons également sur cette assimilation pour le moins hâtive (et que l’extrême gauche post-mitterrandienne ne songe même plus à interroger) de l’internationalisme du mouvement ouvrier originel à cette nouvelle idéologie « mobilitaire » (dont la libre circulation mondiale de la force de travail et le tourisme de masse ne représentent, du reste, qu’un aspect secondaire) qui constitue désormais – comme le rappelait Kristin Ross – « le premier impératif catégorique de l’ordre économique » libéral. Mes critiques semblent avoir oublié, là encore, que l’une des raisons d’être premières de l’association internationale des travailleurs, au XIXe siècle, était précisément la nécessité de coordonner le combat des différentes classes ouvrières nationales contre ce recours massif à la main d’œuvre étrangère qui apparaissait déjà, à l’époque, comme l’une des armes économiques les plus efficaces de la grande bourgeoisie industrielle. Comme le soulignaient, par exemple, les représentants du mouvement ouvrier anglais (dans un célèbre appel de novembre 1863 adressé au prolétariat français), « la fraternité des peuples est extrêmement nécessaire dans l’intérêt des ouvriers. Car chaque fois que nous essayons d’améliorer notre condition sociale au moyen de la réduction de la journée de travail ou de l’augmentation des salaires, on nous menace toujours de faire venir des Français, des Allemands, des Belges qui travaillent à meilleur compte ».

    Naturellement, les syndicalistes anglais – étrangers, par principe, à toute xénophobie – s’empressaient aussitôt d’ajouter que la « faute n’en est certes pas aux frères du continent, mais exclusivement à l’absence de liaison systématique entre les classes industrielles des différents pays. Nous espérons que de tels rapports s’établiront bientôt [de fait, l’association internationale des travailleurs sera fondée l’année suivante] et auront pour résultat d’élever les gages trop bas au niveau de ceux qui sont mieux partagés, d’empêcher les maîtres de nous mettre dans une concurrence qui nous rabaisse à l’état le plus déplorable qui convient à leur misérable avarice » (notons qu’on trouvait déjà une analyse semblable des effets négatifs de la politique libérale d’immigration dans l’ouvrage d’Engels sur la situation de la classe laborieuse en Angleterre). Comme on le voit, la conception de la solidarité internationale défendue par les fondateurs du mouvement ouvrier était donc un peu plus complexe (et surtout impossible à confondre avec ce culte de la « mobilité » et de la « flexibilité » qui est au cœur de l’idéologie capitaliste moderne) que celle du brave Olivier Besancenot ou de n’importe quel autre représentant de cette nouvelle extrême gauche qui apparaît désormais – pour reprendre une expression de Marx – « au-dessous de toute critique ».

    Quant à l’idée selon laquelle ma critique du capitalisme entretiendrait un rapport ambigu, certains disent même structurel, avec le « néofascisme » – idée notamment propagée par Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Jean-Loup Amselle –, elle me semble pour le moins difficile à concilier avec cet autre reproche (que m’adressent paradoxalement les mêmes auteurs) selon lequel j’accorderais trop d’importance à cette notion de common decency qui constituait aux yeux d’Orwell le seul fondement moral possible de tout antifascisme véritable. Il est vrai que les incohérences inhérentes à ce type de croisade (dont le signal de départ avait été donné, en 2002, par la très libérale Fondation Saint-Simon, avec la publication du pamphlet de Daniel Lindenberg sur les « nouveaux réactionnaires ») perdent une grande partie de leur mystère une fois que l’on a compris que l’objectif premier des nouveaux évangélistes libéraux était de rendre progressivement impossible toute analyse sérieuse (ou même tout souvenir concret) de l’histoire véritable des « années trente » et du fascisme réellement existant.

    Et cela, bien sûr, afin de faire place nette – ce qui n’offre plus aucune difficulté majeure dans le monde de Youtube et des « réseaux sociaux » – à cet « antifascisme » abstrait et purement instrumental sous lequel, depuis 1984, la gauche moderne ne cesse de dissimuler sa conversion définitive au libéralisme. Bernard-Henri Lévy l’avait d’ailleurs reconnu lui-même lorsqu’il écrivait, à l’époque, que « le seul débat de notre temps [autrement dit, le seul qui puisse être encore médiatiquement autorisé] doit être celui du fascisme et l’antifascisme ». Or on ne peut rien comprendre à l’écho que le fascisme a pu rencontrer, tout au long du XXe siècle, dans de vastes secteurs des classes populaires, et des classes moyennes, si l’on ne commence pas – à la suite d’Orwell – par prendre acte du fait qu’il constituait d’abord, du moins dans sa rhétorique officielle, une forme pervertie, dégradée, voire parodique du projet socialiste originel (« tout ce qu’il y a de bon dans le fascisme – n’hésitait pas à écrire Orwell – est aussi implicitement contenu dans le socialisme »). Ce qui veut tout simplement dire que cette idéologie ontologiquement criminelle (analyse qui vaudrait également pour les autres formes de totalitarisme, y compris celles qui s’abritent aujourd’hui sous l’étendard de la religion) trouvait, au même titre que le socialisme, son point de départ moral et psychologique privilégié dans le désespoir et l’exaspération croissante d’une partie des classes populaires devant cette progressive « dissolution de tous les liens sociaux » (Debord) que le principe de neutralité axiologique libéral engendre inexorablement (processus qu’Engels décrivait, pour sa part, comme la « désagrégation de l’humanité en monades dont chacune à un principe de vie particulier et une fin particulière »).

    Naturellement, la fétichisation du concept d’unité nationale (qui ne peut qu’entretenir l’illusion d’une collaboration « équitable » entre le travail et le capital) et sa nostalgie romantique des anciennes aristocraties guerrières (avec son culte du paganisme, de la hiérarchie et de la force brutale) interdisaient par définition au fascisme de désigner de façon cohérente les causes réelles du désarroi ressenti par les classes populaires, tout comme la véritable logique de l’exploitation à laquelle elles se trouvaient quotidiennement soumises. De là, entre autres, cet « antisémitisme structurel » (Robert Kurz) qui « ne fait que renforcer le préjugé populaire du "capital accapareur" rendu responsable de tous les maux de la société et qui, depuis deux cents ans, est associé aux juifs » (Robert Kurz ne manquait d’ailleurs pas de souligner, après Moishe Postone, que cet antisémitisme continuait d’irriguer, « de façon consciente ou inconsciente » – et, le plus souvent, sous le masque d’une prétendue solidarité avec le peuple palestinien – une grande partie des discours de l’extrême gauche contemporaine). Il n’en reste pas moins que l’idéologie fasciste – comme c’était d’ailleurs déjà le cas, au XIXe siècle, de celle d’une partie de la droite monarchiste et catholique (on se souvient, par exemple, du tollé provoqué sur les bancs de la gauche par Paul Lafargue – en décembre 1891 – lorsqu’il avait osé saluer dans une intervention du député catholique Albert de Mun « l’un des meilleurs discours socialistes qui aient été prononcés ici ») – incorpore, tout en les dénaturant, un certain nombre d’éléments qui appartiennent de plein droit à la tradition socialiste originelle.

    Tel est bien le cas, entre autres, de la critique de l’atomisation marchande du monde, de l’idée que l’égalité essentiellement abstraite des « citoyens » masque toujours le pouvoir réel de minorités qui contrôlent la richesse et l’information, ou encore de la thèse selon laquelle aucun monde véritablement commun ne saurait s’édifier sur l’exigence libérale de « neutralité axiologique » (d’ailleurs généralement confondue, de nos jours, avec le principe de « laïcité ») ni, par conséquent, sur ce relativisme moral et culturel « postmoderne » qui en est l’expression philosophique achevée (à l’inverse, on aurait effectivement le plus grand mal à trouver, dans toute l’œuvre d’Eric Fassin, une seule page qui puisse réellement inciter les gens ordinaires à remettre en question la dynamique aveugle du capital ou l’imaginaire de la croissance et de la consommation). C’est naturellement l’existence de ces points d’intersection entre la critique fasciste de la modernité libérale (ou, d’une manière générale, sa critique « réactionnaire ») et celle qui était originellement portée par le mouvement ouvrier socialiste, qui allait donc permettre aux think tanks libéraux (Fondation Saint-Simon, Institut Montaigne, Terra Nova, etc.) de mettre très vite au point – au lendemain de la chute de l’empire soviétique – cette nouvelle stratégie Godwin (ou de reductio ad hitlerum) qui en est progressivement venue à prendre la place de l’ancienne rhétorique maccarthyste. Stratégie particulièrement économe en matière grise – d’où le succès qu’elle rencontre chez beaucoup d’intellectuels de gauche – puisqu’il suffira désormais aux innombrables spin doctors du libéralisme de dénoncer rituellement comme « fasciste » (ou, à tout le moins, de nature à engendrer un regrettable « brouillage idéologique ») toute cette partie de l’héritage socialiste dont une droite antilibérale se montre toujours capable, par définition, de revendiquer certains aspects – moyennant, bien sûr, les inévitables ajustements que son logiciel inégalitaire et nationaliste lui impose par ailleurs.

    À tel point que les représentants les plus intelligents de cette droite antilibérale ont eux-mêmes fini par comprendre, en bons lecteurs de Gramsci, tout le bénéfice qu’il leur était à présent possible de tirer de leurs hommages sans cesse plus appuyés – et sans doute parfois sincères – à l’œuvre de Marx, de Debord ou de Castoriadis. Un tel type de récupération est, du reste, d’autant plus inévitable que le disque dur métaphysique de la gauche moderne – à présent « prisonnière de l’ontologie capitaliste » (Kurz) – ne lui permet plus, désormais, de regarder en face la moindre réalité sociologique concrète (comme dans le célèbre conte d’Andersen sur les Habits neufs de l’Empereur) et, par conséquent, de percevoir dans la détresse et l’exaspération grandissantes des classes populaires (qu’elle interprète nécessairement comme un signe de leur incapacité frileuse à s’adapter « aux exigences du monde moderne ») tout ce qui relève, au contraire, d’une protestation légitime (je renvoie ici au remarquable essai de Stephen Marglin sur The Dismal science) contre le démantèlement continuel de leurs identités et de leurs conditions matérielles de vie par la dynamique transgressive du marché mondialisé et de sa culture « postmoderne » (« cette agitation et cette insécurité perpétuelles » – écrivait déjà Marx – « qui distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes »).

    De là, bien entendu, l’étonnante facilité avec laquelle il est devenu aujourd’hui possible de discréditer a priori toutes ces mises en question de la logique marchande et de la société du Spectacle qui, il y a quelques décennies encore, étaient clairement le signe d’une pensée radicale – qu’il s’agisse de l’École de Francfort, de l’Internationale situationniste ou des écrits d’Ivan Illich. Si, par exemple, le Front National – tournant le dos à la rhétorique reaganienne de son fondateur – en vient, de nos jours, à soutenir l’idée que les politiques libérales mises en œuvre par la Commission européenne, et le déchaînement correspondant de la spéculation financière internationale, sont l’une des causes majeures du chômage de masse (tout en prenant évidemment bien soin de dissocier ce processus de financiarisation « néolibéral » des contradictions systémiques que la mise en valeur du capital productif rencontre depuis le début des années soixante-dix), on devra donc désormais y voir la preuve irréfutable que toute critique de l’euro et des politiques menées depuis trente ans par l’oligarchie bruxelloise ne peut être que le fait d’un esprit « populiste », « europhobe » ou même « rouge-brun » (et peu importe, au passage, que le terme d’« europhobie » ait lui-même été forgé par la propagande hitlérienne, au cours de la Seconde Guerre mondiale, dans le but de stigmatiser la résistance héroïque des peuples anglais et serbe à l’avènement d’une Europe nouvelle !).

    En ce sens, la nouvelle stratégie Godwin apparaît bien comme l’héritière directe de la « Nouvelle Philosophie » de la fin des années soixante-dix. À ceci près, que là où un Glucksmann ou un BHL se contentaient d’affirmer que toute contestation radicale du capitalisme conduisait nécessairement au Goulag, la grande innovation théorique des Godwiniens aura été de remplacer la Kolyma et les îles Solovski par Auschwitz, Sobibor et Treblinka. De ce point de vue, Jean-Loup Amselle – avec son récent pamphlet sur les « nouveaux Rouges-Bruns » et le « racisme qui vient » – est incontestablement celui qui a su conférer à ces nouveaux « éléments de langage » libéraux une sorte de perfection platonicienne. Au terme d’une analyse fondée sur le postulat selon lequel « la culture n’existe pas, il n’y a que des individus » (hommage à peine voilé à la célèbre formule de Margaret Thatcher), il réussit, en effet, le tour de force de dénoncer dans le projet d’une « organisation sociale et économique reposant sur les principes d’échange non marchand, de don, de réciprocité et de redistribution » – autrement dit dans le projet socialiste traditionnel – l’une des incarnations les plus insidieuses, du fait de son supposé « primitivisme », de cette « posture rouge-brune qui fait le lit du Front national et de Riposte laïque » (il est vrai qu’aux yeux de cet étrange anthropologue de gauche, les partisans de la décroissance, les écologistes et les « anarchistes de tout poil » avaient déjà, depuis longtemps, largement contribué à cette lente fascisation des esprits). Le fait qu’une pensée aussi délirante ait pu rencontrer un écho favorable auprès de tant d’« antifascistes » auto-proclamés (pour ne rien dire des éloges dithyrambiques d’un Laurent Joffrin) nous en apprend donc énormément sur l’ampleur du confusionnisme qui règne aujourd’hui dans les rangs de la gauche et de l’extrême gauche post-mitterrandiennes – mouvement anarchiste compris.

    Et, comme par hasard, c’est précisément dans un tel contexte idéologique – contexte dans lequel tous les dés ont ainsi été pipés d’avance – que tous ceux qui tiennent la critique socialiste de Marx, d’Orwell ou de Guy Debord pour plus actuelle que jamais et contestent donc encore, avec un minimum de cohérence, le « monde unifié du capital » (Robert Kurz), se retrouvent désormais sommés par les plus enragés des « moutons de l’intelligentsia » (Debord) de s’expliquer en permanence sur la « complaisance » que cette critique entretiendrait nécessairement avec les idéologies les plus noires du XXe siècle. Avec à la clé – j’imagine – l’espoir des évangélistes libéraux d’amener ainsi tous ces mauvais esprits à mettre, à la longue, un peu d’eau dans leur vin, de peur de passer pour « passéistes » ou « réactionnaires ». Tout comme, sous le précédent règne du maccarthysme, c’était, à l’opposé, la peur d’être assimilés à des « agents de Moscou » qui était censée paralyser les esprits les plus critiques. Il se trouve hélas (et j’en suis sincèrement désolé pour tous ces braves policiers de la pensée qui ne font, après tout, que le travail pour lequel l’Université les paye) qu’il y a déjà bien longtemps que j’ai perdu l’habitude de me découvrir – dans la crainte et le tremblement – devant chaque nouvelle procession du clergé « progressiste » (ou, si l’on préfère, devant chaque nouvelle étape du développement capitaliste). Mais n’est-ce pas George Orwell lui-même qui nous rappelait qu’« il faut penser sans peur » et que « si l’on pense sans peur, on ne peut être politiquement orthodoxe » ?

    Jean-Claude Michéa (Ballast, 9 février 2015)

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  • « Le libéralisme économique et le libéralisme "sociétal" procèdent tous deux d’une même matrice idéologique »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré aux liens qui unissent libéralisme et idéologie du progrès...

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    « Il faut être d’une naïveté confondante pour tenir le système capitaliste pour conservateur ! »

    On se souvient de la déclaration de François Hollande quand il était en campagne électorale : « Mon ennemi, c’est la finance ! » Aujourd’hui, elle est apparemment devenue son amie, comme en témoigne l’arrivée aux manettes du banquier Emmanuel Macron. Quant à la loi portant le nom de ce dernier, le MEDEF devait en rêver, le PS l’a faite. Cela vous surprend ?

    Pas du tout. Depuis qu’il s’est officiellement rallié, sinon à la société de marché, du moins au principe du marché, en 1983, le PS n’a fait que dériver toujours plus loin vers un libéralisme social… de moins en moins social. Cela confirme et illustre le propos de Jean-Claude Michéa, selon qui le libéralisme économique et le libéralisme « sociétal » ou culturel sont voués à se rejoindre, puisqu’ils procèdent tous deux d’une même matrice idéologique, à commencer par une conception de la société perçue comme une simple addition d’individus qui ne seraient liés entre eux que par le contrat juridique ou l’échange marchand, c’est-à-dire le seul jeu de leurs désirs et de leurs intérêts.

    « Le libéralisme économique intégral (officiellement défendu par la droite) porte en lui la révolution permanente des mœurs (officiellement défendue par la gauche), tout comme cette dernière exige, à son tour, la libération totale du marché », écrit encore Michéa. Inversement, la transgression systématique de toutes les normes sociales, morales ou culturelles devient synonyme d’« émancipation ». Des slogans de Mai 68 comme « Jouir sans entraves » ou « Il est interdit d’interdire » étaient des slogans typiquement libéraux, interdisant de penser la vie humaine selon son bien ou selon sa fin. La gauche, aujourd’hui, donne d’autant mieux dans le libéralisme sociétal qu’elle s’est entièrement convertie au libéralisme économique mondialisé.

    Le néo-capitalisme financiarisé et mondialisé, que certains s’entêtent à considérer comme « patriarcal et conservateur », ne serait-il pas finalement plus révolutionnaire que notre « socialisme » français, manifestement à bout de souffle ?

    Il faut être d’une naïveté confondante pour voir dans le système capitaliste un système « patriarcal » ou « conservateur ». Le capitalisme libéral repose sur un modèle anthropologique, qui est celui de l’Homo œconomicus, un être producteur et consommateur, égoïste et calculateur, censé toujours chercher à maximiser rationnellement son utilité, c’est-à-dire son meilleur intérêt matériel et son profit privé, et sur un principe ontologique qui est celui de l’illimitation, c’est-à-dire du « toujours plus » (toujours plus d’échanges, toujours plus de marché, de profits, etc.). Cette propension intrinsèque à la démesure le conduit à considérer tout ce qui peut entraver l’extension indéfinie du marché, la libre circulation des hommes ou la marchandisation des biens comme autant d’obstacles à supprimer, qu’il s’agisse de la décision politique, de la frontière territoriale, du jugement moral incitant à la mesure ou de la tradition qui rend sceptique vis-à-vis de la nouveauté.

    N’est-ce pas en cela que le système capitaliste rejoint l’idéologie du progrès ?

    Marx avait déjà constaté que l’avènement du capitalisme avait mis un terme à la société féodale traditionnelle, dont il avait noyé toutes les valeurs de solidarité communautaire « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Observant que la montée des valeurs bourgeoises s’était opérée au détriment des valeurs populaires comme des valeurs aristocratiques (« tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané »), il écrivait que « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner en permanence les instruments de production, donc les conditions de production, donc l’ensemble des rapports sociaux ». C’est à ce titre qu’il parlait du « rôle éminemment révolutionnaire »» joué au cours de l’Histoire par le capitalisme, à commencer par l’expulsion des paysans des sociétés rurales par un processus de dépossession de masse qui a vu la destruction du lien immédiat entre le travail et la propriété, afin de créer un vaste marché où, transformés en salariés, ils achèteraient désormais les produits de leur propre travail.

    Plus proche de nous, Pier Paolo Pasolini disait que, du point de vue anthropologique, « la révolution capitaliste exige des hommes dépourvus de liens avec le passé […] Elle exige que ces hommes vivent, du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur permet d’élire comme le seul acte existentiel possible la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes. » Le capitalisme libéral exige en effet des hommes hors-sol, des hommes interchangeables, flexibles et mobilisables à l’infini, dont la liberté (à commencer par la liberté d’acquérir, d’échanger et de consommer) exige qu’ils soient déliés de leurs héritages, de leurs appartenances et de tout ce qui pourrait, en amont d’eux-mêmes, les empêcher d’exercer leur « libre choix ». Dans cette perspective, rompre avec les traditions héritées du passé, rompre avec l’humanité antérieure équivaut nécessairement à un bien. D’où l’inconséquence tragique de ces conservateurs ou « nationaux-libéraux » qui veulent à la fois défendre le système du marché et des « valeurs traditionnelles » que ce système ne cesse de laminer.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 25 mars 2015)

     

     

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  • Résister à la destruction libérale du monde...

    Nous reproduisons ci-dessous le texte d'un entretien donné par Charles Robin au site d'informations Novopress. Jeune philosophe, influencé par Jean-Claude Michéa, Charles Robin  a déjà publié plusieurs essais comme Le libéralisme comme volonté et représentation (The Book, 2013) et La Gauche du Capital (Krisis, 2014). Il est également un contributeur régulier des revues Rébellion, Éléments et Perspectives libres.

     

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    Entretien avec Charles Robin, auteur de La gauche du capital (Krisis, 2015)

    Vous accomplissez un travail fondamental de retour aux sources philosophiques du libéralisme, pourquoi ? En quoi la critique économique du libéralisme est-elle insuffisante voire inopérante ?

    En bon disciple de Hegel, je suis absolument convaincu des vertus philosophiques de ce qu’on appelle la « phénoménologie », terme qui désigne – pour le dire vite – la recherche d’une logique sous-jacente aux phénomènes à l’œuvre (qu’ils soient d’ordres économique, politique, mais aussi culturel, moral ou anthropologique). Produire la phénoménologie du libéralisme, c’est donc tenter de remonter de ses effets quotidiens les plus manifestes (la précarité économique grandissante, la détérioration du lien social, Nabilla, etc.) à ses origines historiques et intellectuelles primordiales, pour espérer pouvoir en extraire – suivant la formule consacrée – la quintessence philosophique. Or, sur ce point, l’étude des auteurs libéraux classiques fournit à l’analyse de solides points d’appui. Ainsi, il est intéressant de noter que, dès le XVIIIème siècle, on trouve déjà formulées – notamment à travers la figure d’un Voltaire – les principales implications politiques et culturelles du projet libéral. Notamment (pour ne prendre que cet exemple) l’idée selon laquelle la libre poursuite par les individus de leurs intérêts et de leurs désirs (fondement pseudo-anthropologique de notre actuelle idéologie « libertaire ») constituerait le gage le plus puissant de la prospérité économique des nations capitalistes. L’exemple le plus emblématique (et aussi le plus caricatural !) étant probablement la fameuse Fables des abeilles (1714) de Bernard Mandeville, censée démontrer, sous une forme allégorique, que « les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales ». Il s’agit donc, à travers cette image, de promouvoir la libre expression des égoïsmes comme source et condition de la croissance économique. Une allégorie écrite il y a trois siècles, et qui anticipait, de façon quasi prophétique, sur les métamorphoses contemporaines de nos sociétés. Soit – pour le dire d’une manière à la fois pédagogique et synthétique – la complémentarité et l’unité fondamentales du libéralisme économique et du libéralisme culturel, qui trouve son incarnation ultime dans l’actuelle fusion idéologique de la Gauche « internationaliste » et de la Droite « mondialiste ».

    Le refus de toute verticalité est pour vous caractéristique de l’idéologie libérale, qui privilégie l’individu à la communauté, la logique de l’intérêt au sens du sacrifice. Pouvez-vous illustrer cette opposition entre transcendance et immanence ?

    L’hypersensibilité hallucinante de la classe politique sur la question de la laïcité (loi de séparation de l’Église et de l’État adoptée en 1905) suffit à vérifier – de l’opportunisme politique d’une Marine Le Pen à la transe mystique d’un Vincent Peillon, pour lequel (rappelons-le tout de même) : « La laïcité [...], c’est une religion de la liberté, c’est une religion des droits de l’Homme » – l’allergie philosophique des libéraux à toute authentique notion de « transcendance », c’est-à-dire qui ne soit pas celle du fétichisme de la marchandise. Il faut en effet comprendre que, selon l’anthropologie libérale, l’Homme se définit d’abord comme un être sensible, c’est-à-dire capable d’éprouver du plaisir et de la douleur. Dans cette conception (fondement de l’empirisme de Locke, puis de l’utilitarisme de Bentham), c’est donc dans sa dimension corporelle et immanente que se situerait l’essence de l’être humain, quand les traditions philosophiques antérieures voyaient davantage dans sa dimension spirituelle et transcendante la qualité spécifique et le lieu d’accomplissement ultime de l’Homme. Par ce renversement dans la hiérarchisation classique des attributs humains (Corps/Esprit), c’est la vision de l’Homme elle-même qui allait se trouver transformée. En refusant d’accorder le moindre crédit philosophique à la notion de « sacré » (hormis à l’occasion de quelques processions sacrificielles telle que la dernière Charlie’s Pride nous en fournit le modèle), la doctrine libérale entérine ainsi, de fait, la réduction de l’être humain à un simple « carrefour de sensations », soumis aux seules lois gravitationnelles de l’intérêt et du désir. Un individu libéral atomisé, amputé de sa partie symbolique (celle qui produit du sens, c’est-à-dire à la fois une signification et une direction) au profit de l’Ego matérialiste triomphant. La transcendance n’est rien d’autre, sous cet angle de vue, que le surpassement effectif (c’est-à-dire réellement incarné) de la cellule de notre ego, condition constitutive de toute émancipation individuelle et collective. C’est la raison pour laquelle je pense qu’aucun socialisme authentique ne peut se concevoir sans cette assise symbolique primordiale, à défaut de laquelle rien ne viendrait justifier (conformément au mot d’ordre du NPA, auquel je souscris pleinement) que « nos vies valent plus que leurs profits ».

    Dès lors, que vaut une société alternative qui ne serait pas portée par des hommes verticaux, c’est-à-dire structurés par une spiritualité forte ? Pour notre vieille Europe, le retour à ses racines ancestrales (un paganisme fécondé par le christianisme) n’est-il pas une condition nécessaire ?

    Dans une perspective politique, la notion de « retour en arrière » n’a, à mes yeux, pas le moindre sens – du seul fait que le temps est un phénomène à sens unique ! En revanche, cela ne signifie pas qu’il faille vouloir refonder en faisant – comme le préconise le chant de l’Internationale – « table rase du passé ». À la suite des Humanistes, je suis profondément convaincu que la sagesse se trouve généralement plus près des enseignements des Anciens que de ceux des Modernes (lesquels n’ont d’ailleurs fait, le plus souvent, que les actualiser en les trafiquant).

    De ce point de vue, il est indiscutable que l’élimination forcenée de toute trace de spiritualité antérieure au « post-modernisme » (dernière secte en date du libéralisme) représente une condition indispensable à la poursuite du projet du capitalisme planétaire.

    Cela étant, je ne limite pas au seul christianisme – ni, d’ailleurs, à aucune autre religion référencée – le cadre d’expression de ce que j’englobe sous l’idée de transcendance. Pour le dire autrement, il n’est aucunement nécessaire de se définir comme « chrétien » pour faire partie de ceux qui, par leur comportement quotidien et leurs actes concrets (à quelque niveau que cela soit), contribuent à améliorer réellement l’état des choses. S’il y a un grand mérite aux travaux des anthropologues structuralistes, c’est d’avoir apporté la confirmation empirique que sous des modalités plurielles et spécifiques selon les cultures se manifestaient, la plupart du temps, des modes de représentation du monde similaires ou analogues. L’observation me semble, dans une large mesure, valable concernant l’identité ethnique ou confessionnelle. À savoir qu’il me paraît peu fondé (si ce n’est par l’inquiétude légitime – et savamment entretenue – de ceux qui voient progressivement leur cadre de vie se transformer sous leurs yeux) d’exclure du « camp des opprimés » des populations – croyantes ou athées, européennes ou extra-européennes – qui, si elles n’emploieront pas forcément le même « langage », pourront cependant signifier une vision du monde commune. C’est là un point crucial à retenir, pour qui s’interrogerait sur la signification de l’actuelle marche forcée vers la guerre civile idéologique inter-communautaire, à laquelle la classe dirigeante nous prépare.

    Vous amenez le libéralisme sur un terrain qui lui est presque étranger, celui de la morale. Il est peut-être temps de revenir ici sur la notion orwellienne de « décence commune »…

    On a souvent reproché à Michéa son usage de la notion de common decency empruntée à Orwell. Le fait est que cette idée d’une décence commune – c’est-à-dire d’une morale ordinaire et intuitive partagée par la plupart des gens, sans référence particulière à une idéologie du Bien ou de la Vertu – offre assez peu de prises à l’analyse conceptuelle (dont les universitaires sont d’autant plus friands qu’elle permet de légitimer leur anaptitude au réel). Pour ma part, je vois dans cette plasticité et ce caractère apparemment « vague » de la notion de common decency la traduction philosophique la plus juste de cette disposition morale des gens ordinaires, dont on ne connaît pas tant la nature et l’origine exactes que les effets quotidiens à travers lesquels elle se manifeste. En d’autres termes, quiconque chercherait à comprendre cette notion de common decency sans en éprouver directement les implications humaines profondes me semble condamné à errer éternellement dans les tunnels sombres du « positivisme », pour lequel seules importent les lois neutres et impersonnelles de la « rationalité ». Pour corriger votre question, je dirais donc que la question de la morale n’est, en réalité, pas étrangère au libéralisme, dans la stricte mesure où, précisément, le libéralisme ne peut espérer prospérer que sur les ruines d’une telle disposition à la common decency. Une morale ordinaire qui transcende, là encore, les appartenances confessionnelles et communautaires, et nous place face à notre propre responsabilité : celle qui consiste à entamer la lutte contre le libéralisme sur le terrain de notre propre conduite. Soit notre capacité à incarner, dans notre existence quotidienne et dans notre rapport à soi et aux autres, ces valeurs d’entraide, de bienveillance et de respect réciproque qu’une telle common decency préconise.

    Mai 1968 a été un formidable point de convergence de l’extrême gauche libertaire et du capitalisme américanisé. Au-delà des slogans et de l’imagerie d’Epinal, quelle est l’importance réelle de ces « événements » ?

    Dans son livre Néo-fascisme et idéologie du désir (1973), le philosophe Michel Clouscard décrivait les événements de Mai 68 comme une « contre-révolution ». Il voulait dire par là que ces événements avaient fourni au libéralisme l’occasion de sa mutation en une forme nouvelle, celle qu’il désigne sous le précieux concept de « libéralisme libertaire ».

    Ainsi, à l’esprit du capitalisme autoritaire et traditionaliste hérité du fordisme et du taylorisme (marqué par la parcellisation des tâches et la mécanisation de l’industrie) allait désormais succéder un nouvel esprit du capitalisme, orienté non plus sur la répression du désir et l’interdit (incarné par le producteur), mais sur sa libération et la permissivité (incarné par le consommateur). En confondant ainsi tragiquement lutte anticapitaliste et lutte anti-autoritariste, les acteurs de Mai 68 allaient ainsi apporter une caution « libertaire » (donc « moderne ») à l’exploitation capitaliste de la liberté et du désir individuels. L’hypersexualisation de nos sociétés contemporaines (pour ce qui concerne, du moins, la présentation médiatique des choses) est évidemment symptomatique de cette opportunité du « lâcher-prise » pulsionnel pour la domination marchande. En sollicitant en permanence la participation à la machine capitaliste de notre bas-ventre, on s’assurait ainsi – si j’ose dire – de maintenir le centre gravitationnel de notre manière d’être et de notre rapport au monde en-dessous de la ceinture. Une forme paradoxale de la domination, puisqu’elle tend à convertir tous nos désirs individuels en ressource énergétique au service de l’industrie de la consommation.

    Vous parlez d’économie libidinale pour caractériser l’étape d’extension du marché que nous connaissons actuellement. Que recouvre ce terme ?

    Pour bien comprendre cette idée, il est absolument nécessaire de rompre avec cette opinion courante qui voudrait que toute domination politique emprunte obligatoirement les voies de l’autoritarisme et de la « soustraction de jouissance ».

    En réalité, le libéralisme aura accompli cet exploit, inédit au regard de l’Histoire, d’avoir su articuler et tenir ensemble la plus complète des dominations avec la plus absolue – mais aussi la plus abstraite – des libertés pour les individus. Il aura suffi, pour ce faire, d’introduire méthodiquement dans nos esprits l’idée (héritée de la philosophie empiriste) que c’est dans la satisfaction de nos désirs pulsionnels que se manifeste le signe ultime de la liberté humaine.

    Une réduction de la liberté à la pulsion, quand les Anciens voyaient justement dans la « retenue » à l’égard de ses passions et de ses affects la forme accomplie de la liberté et de la sagesse. Camus disait : « Un homme, ça s’empêche ». Autrement dit, un être humain se définit d’abord par sa capacité à dire « non », à refuser, à résister. N’est-il pas significatif, à cet égard, que le verbe « succomber » désigne à la fois le fait de céder à la « tentation » et de « rendre l’âme » ? L’économie libidinale du capitalisme – c’est-à-dire la stimulation et l’exploitation de notre libido au profit des intérêts du Marché – débordant évidemment le seul cadre de l’industrie du sexe, puisqu’il conditionne désormais l’ensemble de notre rapport à la marchandise : une marchandise déifiée, sacralisée et fétichisée, par laquelle se manifeste le règne de l’Avoir et du Signe, qui s’édifie sur les décombres de l’Être et du Sens.

    Quelle dette a l’idéologie du marché envers les libertaires Bourdieu et Foucault ?

    Le dénominateur commun des travaux de Bourdieu et de Foucault réside dans leur prétention commune à mettre au jour les mécanismes de la domination, tout en participant, dans les faits, à leur assomption et à leur légitimation. Ainsi, Foucault – qui ne dissimulait pas sa fascination pour la « fièvre généreuse du délinquant » – contribua-t-il, par ses travaux, à entretenir la conception d’un système capitaliste répressif et prohibitif, dont la prison, l’école et l’hôpital représenteraient les structures d’exercice privilégiées. Un capitalisme répressif et anti-hédoniste qui appellerait comme réponse philosophique la promotion d’un individualisme permissif et jouisseur comme horizon pratique de toute émancipation. De même, en faisant de l’École le lieu d’exercice d’une « violence symbolique » à l’égard de l’élève, Bourdieu allait apporter une caution « philosophique » et « libertaire » à la destruction de l’enseignement du savoir critique comme arme effective d’émancipation et de libération à l’égard de l’ordre « bourgeois ». D’où le développement, ces dernières années, des méthodes d’apprentissage basées sur le principe de la « pédagogie différenciée », à partir duquel les élèves sont désormais invités à « construire » leur propre savoir, à l’encontre d’un enseignement traditionnel fondé sur l’instruction et la transmission, vues comme intrinsèquement oppressives et contraires à l’individualité créatrice de l’enfant. Ce qui se vérifie dans ce constat simple que jamais les connaissances élémentaires n’ont été si peu maîtrisées par les jeunes générations, alors même que le savoir n’a jamais été aussi disponible et accessible par tous, le développement récent des technologies de l’information et de la communication – au premier rang desquelles Internet – permettant de vérifier qu’il n’est nul besoin de restreindre l’accès au savoir pour obtenir que la population s’en détourne.

    Vous insistez sur le fait que la faillite de notre système éducatif ne doit rien au hasard. L’économie libidinale a-t-elle donc besoin de n’avoir face à elle que des individus déracinés et décérébrés, anomiques ?

    L’intérêt principal de ce que Michéa nomme, dans l’un de ses livres, l’ « enseignement de l’ignorance », est qu’il tend à produire des individus déliés et amputés d’une part considérable de leur être, à savoir l’intelligence critique.

    Qu’on le veuille ou non, l’enseignement « traditionnel » avait au moins cette supériorité sur l’enseignement « différencié » qu’il rendait possible l’accès de tous à une culture commune, à partir de laquelle seulement peut s’édifier un monde commun.

    La séparation des individus de cette sphère immatérielle et transcendante par excellence que représente le savoir (au motif, par exemple, que la connaissance du théorème de Pythagore ou des règles de la conjugaison du subjonctif n’aurait, de nos jours, pas la moindre « utilité ») est parfaitement emblématique, de ce point de vue, de l’entreprise d’élimination systématique de tout savoir qui ne déboucherait pas directement sur un « profit » objectivement mesurable. Ce faisant, on fabrique à la chaîne des individus auxquels on aura préalablement inculqué le mépris de la culture, favorisant ainsi leur réduction à l’état d’« atomes » sensibles, coupés de leur passé et de leurs origines, réceptacles passifs et intégralement disponibles aux sollicitations de la marchandise.

    Nous assistons à une accélération de l’extension du libéralisme : destruction de la famille traditionnelle, idéologie du genre, suppression de larges pans de l’enseignement de l’histoire, extension de la novlangue et de l’arsenal répressif contre ceux qui « pensent encore le réel ». Comment envisagez-vous les années à venir ?

    Une autre vertu de la dialectique hégélienne est qu’elle permet d’envisager tout processus historique d’aliénation et de dépossession de soi à grande échelle comme engendrant de lui-même sa propre réfutation. Pour le dire simplement, je pense que l’accélération actuelle des mesures de libéralisation entraînera d’elle-même l’amplification des réactions à son encontre. C’est ce qu’on commence à voir un peu partout, avec l’émergence et la constitution de groupes de réflexion et d’action pour lesquels il apparaît désormais évident que la destruction libérale du monde doit appeler des modalités de résistance organisées et structurées, c’est-à-dire plaçant au cœur de leur engagement la notion de « lien ». Bien qu’un tel chantier puisse être vu comme « utopique » au regard de l’extraordinaire avancement du projet libéral d’atomisation, je suis personnellement convaincu qu’une telle entreprise de réunification porte les germes de notre salut collectif. À condition que nous soyons capables de sortir de cette tyrannie de l’Ego, qui constitue, à n’en pas douter, l’arme d’oppression la plus redoutable – car la plus invisible – du Système.

    Charles Robin, propos recueillis par Pierre Saint-Servan (Novopress, 6 et 7 mars 2015)

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  • Révolution conservatrice d'hier et d'aujourd'hui...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Pierre Saint-Servant pour Novopress et consacré à la Révolution conservatrice.Essayiste et philosophe, Alain de Benoist vient de publier récemment Quatre figures de la Révolution conservatrice (Amis d'Alain de Benoist, 2014) et Le Traité transatlantique et autres menaces (Pierre-Guillaume de Roux, 2015).

     

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    Révolution conservatrice d'hier et d'aujourd'hui

    La Révolution Conservatrice retient depuis plusieurs décennies votre attention. Dans votre dernier ouvrage, vous avez choisi de l’aborder par l’intermédiaire de quatre personnalités, symbole probable de la grande diversité de ce mouvement. Comment définiriez-vous cette Konservative Revolution ?

    Les représentants de la Révolution Conservatrice allemande n’ont que rarement utilisé ce terme pour se désigner eux-mêmes. L’expression ne s’est imposée qu’à partir des années 1950, à l’initiative de l’essayiste Armin Mohler, qui a consacré à cette mouvance un énorme « manuel » (La Révolution Conservatrice en Allemagne, 1918-1932) traduit en France en 1993. Elle désigne couramment ceux des adversaires de la République de Weimar, hostiles au traité de Versailles, qui se réclamaient d’une idéologie « nationaliste » distincte de celle du national-socialisme. Mohler les regroupe en trois familles principales : les jeunes-conservateurs (Moeller van den Bruck, Othmar Spann, Oswald Spengler, Carl Schmitt, Wilhelm Stapel, etc.), les nationaux-révolutionnaires (Ernst Jünger, Franz Schauwecker, Ernst Niekisch, etc.) et les Völkische, qui sont des populistes à tendance souvent biologisante ou mystique. La Révolution Conservatrice n’est donc pas du tout un mouvement unitaire, même s’il existe entre ses représentants certains points communs. C’est plus exactement une mouvance, qui ne comprend pas moins de trois ou quatre cents auteurs, dont seule une minorité ont été traduits en français. Cette mouvance n’a pas à proprement parler d’équivalent dans les autres pays européens, mais pour ce qui concerne la France, on pourrait à bien des égards la rapprocher de ceux que l’on a appelés les « non-conformiste des années trente ».

    Sous le IIIe Reich, peu de révolutionnaires conservateurs se sont ralliés au régime. Quand ils l’ont fait (comme Carl Schmitt), cela a généralement été pour peu de temps. Certains se sont exilés, quelques uns ont été assassinés (Edgar J. Jung), d’autres sont entrés dans la Résistance, ce qui leur a valu d’être emprisonnés (Ernst Niekisch) ou exécutés (Harro Schulze-Boysen). La plupart ont vécu dans une sorte d’exil intérieur (Jünger) rarement dépourvu d’ambiguïté.

    Si la Révolution Conservatrice reste méconnue en France, n’est-ce pas en partie à cause de la contradiction des termes qu’elle semble contenir ? Les définitions françaises et allemandes des termes « conservateur » et « révolutionnaire » seraient-elles à ce point différentes ?

    En France, le mot « conservatisme » est assez péjoratif. On le tient volontiers pour synonyme de « réactionnaire ». Il en va très différemment en Allemagne, où le mot « droite » est en revanche peu employé. L’association, à première vue surprenante, des mots « conservateur » et « révolutionnaire » témoigne d’abord, d’un point de vue théorique, d’une volonté de conciliation des contraires (c’est au fond l’idée hégélienne d’Aufhebung, de dépassement d’une contradiction). Mais elle répond aussi à l’idée que, dans le monde tel qu’il est devenu, seul un bouleversement général, c’est-à-dire une révolution, permettra de conserver ce qui vaut la peine d’être conservé : non pas le passé, mais ce qui ne passe pas. Arthur Moeller van den Bruck écrit ainsi : « Le réactionnaire se représente le monde tel qu’il a toujours été. Le conservateur le voit comme il sera toujours ». Il ajoute que, par opposition aux réactionnaires, qui ne comprennent rien à la politique, « la politique conservatrice est la grande politique. La politique ne devient grande que lorsqu’elle crée de l’histoire ».

    La confusion sémantique ne s’arrête pas là. Le terme « socialiste » est aujourd’hui utilisé (tant par ceux qui s’en réclament que par ceux qui s’y attaquent) à tort et à travers. Voir l’équipe Hollande-Valls-Macron se réclamer du socialisme est aussi ridicule qu’entendre certains invoquer une « dictature socialiste » pour nommer le désordre libéral-libertaire actuel. Que recouvre le socialisme dont se réclament à la fois Arthur Moeller, Werner Sombart ou encore Ernst Niekisch, au-delà de leurs nuances respectives ?

    Une idée propre à de nombreux révolutionnaires conservateurs est que « chaque peuple a son propre socialisme » (Moeller van den Bruck). Sous Weimar, la notion de « socialisme allemand » est d’usage courant aussi bien à droite qu’à gauche, y compris au sein des organisations nationalistes. Werner Sombart, grand spécialiste de l’histoire du mouvement social et du capitalisme, est d’ailleurs l’auteur d’un livre portant ce titre (Le socialisme allemand, traduction française en 1938). Oswald Spengler parle de « socialisme prussien », c’est-à-dire d’un socialisme porté par l’éthique et le style prussiens, qui rejette d’un même mouvement les valeurs bourgeoises et la « prolétarisation ». Expliquant que Marx a dévoyé le socialisme en l’entraînant en Angleterre, patrie du libéralisme, il affirme qu’il faut maintenant le « rapatrier » dans le pays où « chaque Allemand véritable est un travailleur ». Ces références montrent que pour la Révolution Conservatrice l’ennemi principal est très clairement le libéralisme.

    L’un des riches débats qui animèrent les rangs de la Révolution Conservatrice opposa les tenants d’un « ruralisme », admirateurs de la paysannerie et contempteurs du mode de vie urbain aux partisans d’une prise en main de la technique et de la figure mythique du Travailleur (que contribuèrent à forger tant Jünger que Niekisch). Que peut-on en retenir ?

    C’est en effet l’un des traits qui distinguent les jeunes-conservateurs des nationaux-révolutionnaires. Les premiers, très influencés par l’idée du Reich médiéval, en tiennent souvent pour une société des « états » (Stände) où la paysannerie, lieu par excellence des solidarités organiques et des traditions populaires, joue un rôle essentiel, tandis que les seconds se veulent à la fois plus radicaux et plus « modernistes ». Cela dit, un auteur comme Oswald Spengler n’hésite pas à donner une interprétation « faustienne » de la technique. Le cas d’Ernst Jünger est plus complexe. Son livre sur Le Travailleur (1932), qui oppose à la Figure du Bourgeois une sorte de métaphysique du Travail, est une apologie « titanesque » de la Technique en tant que facteur de « mobilisation totale », mais l’auteur des Orages d’acier reviendra par la suite sur cette façon de voir, notamment sous l’influence de son frère, Friedrich Georg Jünger, auteur dans l’immédiat après-guerre d’un livre très hostile à la technique (Die Perfektion der Technik) que l’on peut considérer comme un ouvrage fondateur de l’écologisme actuel.

    Ce qui frappe dans les portraits que vous dressez, c’est la difficile incarnation politique des idéaux portés par la Révolution Conservatrice. L’extraordinaire fécondité intellectuelle de ce mouvement donne d’autant plus le vertige que ses réalisations politiques paraissent faibles. Qu’en est-il ?

    Il est exact que la Révolution Conservatrice n’a pas réussi à s’imposer politiquement, ce qui est fort dommage, car elle aurait évidemment constitué une alternative positive à l’hitlérisme. Sur le plan politique, elle s’est plutôt manifestée par des activités « ligueuses », des clubs de réflexion, des associations multiples et variées, ce qui n’empêche pas qu’on repère sans peine son influence à l’intérieur du Mouvement de jeunesse (Jugendbewegung) issu de l’ancien Wandervogel, ou à la faveur d’événements ponctuels, comme la révolte paysanne dans le Schleswig Holstein. Mais cela n’a pas suffi à en faire une dynamique de premier plan. Cela s’explique notamment par le fait qu’à quelques exceptions près, les représentants de la Révolution Conservatrice n’étaient pas des politiciens, mais des écrivains et des théoriciens. D’un autre côté, c’est aussi ce qui nous permet de les lire encore aujourd’hui avec profit.

    La Révolution Conservatrice semble trouver des échos inattendus dans la nouvelle critique anti-libérale qui émerge actuellement avec des auteurs tels que Jean-Claude Michéa, Dany Robert-Dufour mais aussi Hervé Juvin, ou encore le jeune Charles Robin que vous avez édité récemment. Que manque-t-il à ce renouveau pour qu’il puisse « faire école » ?

    Disons que certaines thématiques propres à la Révolution Conservatrice resurgissent incontestablement aujourd’hui. Mais on pourrait en dire autant des idées des « non-conformistes des années trente », qu’il s’agisse de Thierry Maulnier, Bertrand de Jouvenel, Alexandre Marc, Robert Aron, Bernard Charbonneau et tant d’autres. Ce qu’il faut, c’est que cette tendance s’amplifie. Au-delà des évolutions individuelles, de plus en plus nombreuses, ce qui me paraît le plus de nature à y contribuer, c’est le fait que l’on voit aujourd’hui s’imposer de nouveaux clivages qui rendent chaque jour plus obsolète le vieux clivage droite-gauche. Le clivage essentiel est désormais celui qui oppose partisans et adversaires de la mondialisation, ou encore le peuple et la classe dominante. La critique du libéralisme peut dans cette optique jouer un rôle fédérateur

    « Droite libérale et gauche sociétale semblent communier dans un même aveuglement », résume Christopher Gérard pour évoquer le récent ouvrage de Paul-François Paoli, Malaise de l’Occident. Vers une révolution conservatrice ? C’est la collusion de ces deux camps que vous démontrez implacablement depuis des décennies. Avez-vous le sentiment que cette compréhension avance ?

    J’ai en effet ce sentiment. Jean-Claude Michéa a joué à cet égard un rôle très important, en montrant (ou en rappelant) l’identité de nature existant entre le libéralisme économique, surtout défendu par la droite, et le libéralisme culturel ou sociétal, surtout défendu par la gauche. La révolution permanente des mœurs ne peut qu’aller de pair avec la libération totale du marché, l’une et l’autre relevant d’une même conception anthropologique, fondée sur l’axiomatique de l’intérêt et sur ce que Heidegger appelle la « métaphysique de la subjectivité ». Un gouvernement associant à la fois Emmanuel Macron et Najat Vallaud-Belkacem en est une illustration frappante. Le fait nouveau est la réapparition « à droite » d’une critique radicale du capitalisme libéral, que je crois aujourd’hui plus nécessaire que jamais. Elle a l’avantage de faire apparaître l’inconséquence tragique de ces « nationaux-libéraux » qui veulent à la fois défendre le système du marché et des « valeurs traditionnelles » que ce système ne cesse d’éliminer.

    Paoli évoque « la précarité intellectuelle de nos enfants, des adolescents qui n’ont aucun repère et dont la culture historique est très pauvre. » et poursuit : « Le mode de vie consumériste fondé sur la consommation de masse a appauvri ce pays. Il l’a appauvri culturellement et symboliquement ». Pour conclure, ne peut-on pas envisager que si une révolution conservatrice est en germe, elle s’incarne plus dans des modes de vie dissidents (citadelle ou grain de sable) que dans une énième structure politique ?

    Vous avez sans doute raison. Face à un système de l’argent en passe de se détruire lui-même du fait de ses contradictions internes, l’action politique, si utile qu’elle puisse être, trouve très vite ses limites. Se rebeller contre ce système exige d’adopter des modes de vie ou des styles de vie différents, ce qui implique un patient dessaisissement par rapport à l’idéologie dominante, à commencer par le primat des valeurs marchandes. Serge Latouche parle à ce propos de « décolonisation » de l’imaginaire symbolique, formule qui me paraît bien trouvée. C’est à cette condition que l’on pourra voir réapparaître à l’échelon local des « espaces libérés » où la réanimation du lien social permettra l’émergence d’une nouvelle citoyenneté sur la base de valeurs partagées.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Pierre Saint-Servant (Novopress, 4 et 5 février 2015)

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  • On cause de Muray, de Taubira, de Michéa et de haute couture...

    Le mensuel Causeur vient de sortir en kiosque son numéro de janvier 2015. On y trouve notamment un dossier sur l'écrivain Philippe Muray, à l'occasion de la sortie du premier tome de son journal, et un entretien avec Jean-Claude Michéa.

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    " Philippe Muray revient ! A l’occasion de la publication du premier tome de son Journal (Belles Lettres, 2014), dont nous publions plusieurs extraits, notre regretté mécontemporain a les honneurs de Causeur. Outre une passionnante introduction d’Elisabeth Lévy sur « l’époque et son maître », y figurent un entretien exclusif avec Anne Muray-Sefrioui ainsi que plusieurs hommages au concepteur d’Homo Festivus.

    Mais Causeur donne aussi dans l’investigation, avec des révélations sur l’affaire Anne-Sophie Leclère,  condamnée en première instance à neuf mois de prison ferme pour la publication d’une infâme caricature raciste de Christiane Taubira. Alors que la jurisuprence appelait une riposte proportionnée à acte inacceptable, sous couvert d’antiracisme, le parquet a bafoué les principes élémentaires de la justice et de la démocratie. Double procédure lancée en Guyane et à Paris, jugement ubuesque aux attendus dignes d’un tract : les heures-les-plus-sombres reviendraient-elles dans les prétoires ?

    Dans le champ intellectuel, la chasse aux sorcières bat également son plein, contre les apostats de la gauche que sont Jean-Claude Michéa ou Christophe Guilly. Face à ses détracteurs, Michéa nous livre un entretien sans novlangue.

    Enfin, sous l’autorité de Patrick Mandon, un dossier autour de la haute couture fera défiler les splendeurs et misères d’une industrie devenue otage de la haute finance. On pourra notamment y lire les papiers Viviane Blassel, Janie Samet, Charlotte Liébert-Hellman, Pierre Lamalattie et même le témoignage du grand Hubert de Givenchy.

    Bref, un numéro indémodable ! "

     

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  • Le livre, dernier refuge de l'homme libre ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire et consacré à la question de la culture et de la transmission...

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    « Numérique : le livre, dernier refuge de l’homme libre ? »

    Fleur Pellerin, ministre de la Culture, admettait récemment n’avoir pas eu le temps de lire un livre depuis deux ans. Vous, dont la bibliothèque compte près de 200.000 livres, est-ce que cela vous indigne ?

    Je trouve qu’elle est plutôt à plaindre. Fleur Pellerin n’est pas une femme antipathique. Comme beaucoup de jeunes Asiatiques, elle a sûrement travaillé dur pour obtenir ses diplômes. Elle a passé un baccalauréat scientifique, elle est passée par l’ESSEC et par l’ENA, avant de devenir à vingt-six ans magistrate à la Cour des comptes, ce qui n’est pas rien. Elle a ensuite occupé des fonctions gouvernementales en étant successivement chargée de l’Économie numérique, du Commerce extérieur, puis du Tourisme. Le problème est que tout cela n’a rien à voir avec la culture, ce qui est un peu gênant quand on est titulaire d’un poste qui fut, en d’autres temps, occupé par André Malraux.

    Bien entendu, un ministre de la Culture ne doit pas être nécessairement un écrivain. Mais si madame Pellerin n’a rien lu depuis deux ans (saluons au moins sa franchise !), c’est de toute évidence qu’elle n’a pas lu grand-chose avant non plus. J’ai du mal à l’imaginer plongée dans La Recherche, dans Les Cloches de Bâle ou dans Les Possédés, pour ne rien dire des Deux Étendards ou de La Fosse de Babel. Elle dit qu’elle « n’a pas eu le temps », ce qui prête à sourire. Les gens qui n’ont « pas le temps de lire » sont des gens qui n’en éprouvent pas le besoin. Quand on en a le besoin, on trouve toujours le temps. Fleur Pellerin ne dirait pas que depuis deux ans elle n’a pas eu le temps de manger ! Érasme, lui, confiait : « Quand j’ai un peu d’argent, je m’achète des livres et s’il m’en reste, j’achète de la nourriture et des vêtements. » . Je trouve que c’est une bonne façon de procéder.

    De son côté, Natacha Polony n’en finit plus de rappeler que l’école sert d’abord et avant tout à lire, écrire et compter. Et que l’enseignement numérique n’est finalement que subsidiaire…

    Il est toujours bon de rappeler le b.a-ba, mais l’école, en principe, ne doit pas seulement servir à lire, écrire et compter. L’Éducation nationale est censée éduquer, ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’enseigner. Éduquer, c’est mettre en forme et c’est transmettre. Or, nos enseignants ne savent visiblement plus que transmettre ni comment transmettre. Dans Les Déshérités, François-Xavier Bellamy assure même qu’il leur est « interdit de transmettre ». Entre ceux qui veulent voir leurs enfants acquérir des connaissances « utiles pour avoir un métier », transformant ainsi l’école en antichambre du cabinet d’embauche, ceux qui veulent laisser s’épanouir la « créativité » de ceux qui en sont manifestement les plus dépourvus, et les élèves eux-mêmes qui trouvent que « ça ne sert à rien » d’apprendre quelque chose, puisque « maintenant on trouve tout sur Wikipédia », la ligne de crête n’est pas facile à suivre. D’ailleurs, question lancinante : qui éduquera les éducateurs ?

    Dans L’Enseignement de l’ignorance, Jean-Claude Michéa affirme que l’oubli de l’histoire et des lettres classiques n’est nullement un « dysfonctionnement » de l’école, mais le but même qui lui est désormais assigné. Pour créer l’Homo œconomicus que le monde actuel place au centre de sa conception du monde, il faut que le futur consommateur soit rendu parfaitement malléable, et donc « libéré » de tout repère « archaïque ». L’oubli du passé répond aux exigences conjointes de la gauche libérale, de l’industrie des loisirs et du patronat. C’est pourquoi l’école actuelle fabrique des crétins à la chaîne, c’est-à-dire des incultes portés par la seule immédiateté de leurs désirs marchands. Or, la culture n’est pas un bagage qui permet de faire bonne figure à « Questions pour un champion », ni un élément décoratif conçu de façon bourgeoise comme la potiche qu’on place sur un dessus de cheminée, et moins encore une « industrie » dont l’avenir est dans le numérique, comme le croit Fleur Pellerin. La culture – je dis la culture, pas les « produits culturels » – est ce qui permet à l’homme d’acquérir une forme intérieure. Bernanos disait qu’« on ne comprend rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». C’est exactement cela.

    Autrefois, il fut prétendu que la photo allait détrôner la peinture, que le cinéma allait tuer le théâtre, que la télévision allait achever le septième art, et que les vidéo-clubs ne feraient qu’une bouchée des salles de cinéma. À l’heure d’Internet et de la VOD, qui va tuer qui ?

    Les nouveaux procédés techniques ne font pas forcément disparaître les précédents, mais ils les transforment. Lorsqu’il a perdu le monopole de l’image qui bouge au profit de la télévision, le cinéma a considérablement changé. Revoyez Ginger et Fred de Fellini ! De même, l’œil de l’Homo numericus qui balaie l’écran d’une tablette n’est pas l’œil qui découvre peu à peu une page imprimée. André Suarès écrivait en 1928 : « Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l’homme libre. Si l’homme tourne décidément à l’automate, s’il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d’un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l’esprit par un système de visions parlantes […] Tout y sera, moins l’esprit. Cette loi est celle du troupeau. »  Le plus grand risque pour l’homme d’aujourd’hui est d’adopter un comportement technomorphe qui étouffe peu à peu ce qu’il y a en lui de proprement humain. Là, ce n’est plus Ginger et Fred qu’il faut évoquer, mais Fahrenheit 451.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 12 décembre 2014)

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