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  • «Prétendre que l'invasion de l'Ukraine accélère la construction européenne est un contresens»...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Guillaume Bigot, cueilli sur le Figaro Vox et consacré au prétendu réveil stratégique de l'Union européenne provoqué par la guerre en Ukraine. Politologue et essayiste, Guillaume Bigot est l'auteur de La Populophobie - Le gouvernement de l’élite, par l’élite et pour l’élite (Plon, 2020).

     

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    Guillaume Bigot: «Prétendre que l'invasion de l'Ukraine accélère la construction européenne est un contresens»

    «Nous sommes pareils à des voyageurs de wagons-lits qui ne se réveilleront qu'au moment de la collision» écrivait Robert Musil à propos de la première guerre mondiale dans L'Europe désemparée.

    Plus d'un siècle plus tard, les Européens ne sont pas moins surpris par le retour de la guerre de haute intensité comme disent les spécialistes. En réaction à l'invasion de l'Ukraine, l'Union européenne (UE) serait en train de sortir de sa torpeur stratégique. On assisterait à l'émergence d'une authentique volonté d'autonomie stratégique continentale. Et ceci pour trois raisons brandies par les partisans de la construction européenne : une raison sentimentale, une raison énergétique et une raison militaire dont chacune mérite d'être examinée.

    La raison sentimentale a été formulée par Ursula von der Leyen: « Les Ukrainiens font partie de nous. Ils sont des nôtres et nous souhaitons qu'ils nous rejoignent. » Nous sommes tous ukrainiens répète-t-on à Bruxelles et cette communauté de destin a été renforcée par la demande d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne. La découverte de charniers laissés par les soudards impitoyables de l'armée russe dans la banlieue de Kiev ne peut que renforcer la sympathie naturelle des Européens pour les Ukrainiens.
    La cruauté de l'agression russe serait ressentie comme celle de tous les Européens, une sorte d'affectio societatis continental sera en train d'émerger.

    Or, dans l'histoire, on ne se pose qu'on s'opposant. La France n'est devenue elle-même qu'en combattant les Anglais pendant la guerre de Cent ans. Plus décisif encore, un sentiment d'insécurité collective continentale aurait fait naître la résolution des Européens de se défendre contre la Russie poutinienne, ennemi commun de l'UE et de ses valeurs.

    En examinant cet argument sentimental, on est cependant frappé par sa fragilité. D'abord, la guerre russo-ukrainienne est intra-européenne. Les Ukrainiens sont européens mais les Russes ne le sont pas moins. Les Grecs attaqués à Chypre par des Turcs non européens et membres de l'Otan, étaient aussi européens. Les
    Serbes bombardés par l'Otan étaient également européens. Si l'UE se sent aujourd'hui ukrainienne alors qu'elle ne s'est jamais sentie serbe ou grecque, c'est que l'Ukraine est une nation européenne pro-Otan attaquée par un autre pays européen anti-Otan.

    C'est d'ailleurs ce que Madame von der Leyen confirme en expliquant qu'en Ukraine : "c'est la démocratie qui se dresse contre l'autocratie et dans ce combat-là, nous sommes unis avec nos amis canadiens et américains. »

    Passons au deuxième argument de ceux qui affirment que l'UE aurait pris en main ses intérêts stratégiques à l'occasion de la guerre en Ukraine, c'est l'argument énergétique. Tous les Européens seraient réunis, nous dit-on, par la recherche d'une résilience énergétique. « La guerre d'agression russe en Ukraine nous montre de manière dramatique à quel point la sécurité et l'approvisionnement énergétique sont étroitement liés. Nous ne pouvons-nous permettre d'ignorer cela », reconnaît Patrick Graïchen, le secrétaire d'État allemand au climat. La présidente von der Leyen abonde dans le même sens : « Les 27 sont bien trop dépendants aux énergies fossiles russes, et il faut nous débarrasser de cette dépendance. »

    Constats difficilement contestables mais incitent-ils les Européens à développer une vision commune de leur indépendance énergétique ? Le diagnostic est partagé, les remèdes le sont moins.

    Et pour commencer, les sanctions européennes contournent les banques impliquées dans les transactions avec Gazprom. Le gaz et le pétrole russes continuent d'arriver en Europe. Face à l'ignominie des crimes commis par les soudards russes, l'UE vient de renoncer au charbon russe. C'est un dérisoire volontarisme de sauts de puces. L'indépendance énergétique demeure ainsi une velléité.
    La filière nucléaire française offre une solution, peut-être pas immédiate mais au moins compatible avec un objectif d'autonomie énergétique européenne. Pourtant, le plan de relance européen exclut le nucléaire.

    En revanche, la présidente de la Commission a déclaré que nous devons nous tourner vers "nos amis américains pour voir s'il n'est pas possible de disposer de davantage de gaz naturel liquéfié".
    L'intérêt des 27 étaient-ils de se passer de Nord Stream II pour se jeter dans les bras du Qatar ou du Texas afin de se fournir en énergie ? Joseph Biden a répondu à cette question lors de sa conférence de presse avec le chancelier allemand, le 7 février dernier, en déclarant : « si la Russie envahit l'Ukraine, Nord Stream II ne se fera pas. »

    Enfin, le troisième argument de ceux qui voient dans la crise ukrainienne l'acte de naissance d'une Europe puissance, c'est que la question militaire intéresserait enfin Bruxelles.

    « La guerre a enfin contribué à créer le consensus autour de la défense européenne » analyse Nathalie Loiseau, eurodéputé et présidente de la sous-commission défense au Parlement européen. « Pour la première fois de notre histoire, nous finançons l'achat et la livraison d'armes à un pays attaqué avec des fonds européens » explique Ursula von der Leyen. Pour le Haut représentant Josep Borrell, l'adoption par le Conseil européen d'un
    texte de doctrine défensive intitulé « boussole stratégique » exprimerait un « changement tectonique. »

    Autre signe que les Européens auraient renoncé à leur naïveté : l'Allemagne a décidé de consacrer 100 milliards d'euros à sa défense. Pourtant, ici encore, on est loin de tenir les preuves d'une authentique volonté d'autonomie stratégique européenne. Effectivement, l'UE va fournir une aide militaire mais ce sont les États membres qui l'ont décidé et ce sont les Etats membres qui livreront, le tout avec la bénédiction et sous la supervision de l'Otan.

    Quant au réarmement de l'Allemagne, il n'exprime aucune solidarité européenne. Berlin a commencé à s'équiper en achetant des F35 américains, compatibles avec les standards Otan et habilités à porter des charges nucléaires américaines… Pour l'autonomie stratégique continentale, on repassera.

    Dans l'affaire Aukus, Allemands et Suédois ont réalisé un intense lobbying intensif pour que Canberra n'achète pas de sous-marins français. En matière spatiale, les sociétés allemandes préfèrent Space X à Ariane 6. La maxime gaullienne se vérifie ad nauseam : les États n'ont pas d'amis… Même les États membres n'ont que des intérêts.

    D'ailleurs, la « boussole stratégique » appelle à une « coopération plus étroite et mutuellement bénéfique avec les États-Unis. » Nathalie Loiseau confirme que cette fameuse boussole européenne ne change pas de cap : « Il faut arrêter de penser qu'autonomie stratégique et lien transatlantique sont contradictoires. » Au-delà de confirmer la prophétie gaulliste d'une Union européenne qui ne
    pourrait se réaliser qu'au profit d'une tierce puissance, deux évidences devraient nous sauter aux yeux.

    La première évidence, c'est que la crise ukrainienne signe le retour de la guerre. Or, le plus authentique cri de guerre des Européens, c'est Aristide Briand qui l'a poussé en 1926: « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l'arbitrage, à la paix! » Le projet européen est tout entier fondé sur l'espoir de neutraliser la guerre par l'économie. Pourtant, l'UE commerce davantage avec la Russie qu'avec l'Ukraine.

    C'est parce qu'elles ne veulent plus se défendre elles-mêmes que les nations se sont abandonnées au projet européen. C'est aussi pour cette raison que l'UE est consubstantiellement liée à l'Otan. Les Européens n'ont plus ni la capacité, ni la volonté de se défendre eux-mêmes alors comment les 27 trouveraient-ils le ressort de défendre une entité commune ? Les volontés se multiplient, les renoncements s'annulent. La crise ukrainienne, c'est aussi le retour des nations.

    Il y a un peuple allemand et un peuple français. Il y a un peuple ukrainien et un peuple russe et sans doute les Ukrainiens sont-ils plus proches des Russes que nous ne le sommes des Allemands.
    Les Ukrainiens se battent pour leur terre, pour défendre leurs frontières et pour leur drapeau. Les Ukrainiens sont un peuple mais les Européens ne le sont pas. D'ailleurs, qui irait mourir pour le drapeau européen ?

    On voit plus de drapeaux ukrainiens dans les beaux quartiers parisiens aux fenêtres que de tricolores au lendemain de Charlie, comme si les bobos français avaient besoin d'un patriotisme de substitution. Le bleu et le jaune du drapeau ukrainien ne sont pas les couleurs d'un patriotisme post-national qui aurait moralement réarmé ceux qui posaient des bougies après le Bataclan en bêlant : vous n'aurez pas ma haine !

    La résistance héroïque des Ukrainiens montre par ailleurs que ce n'est pas la taille d'un pays mais la détermination de son peuple à le défendre qui fonde son indépendance. La Suisse est petite mais personne n'ira l'envahir car le patriotisme helvète est ombrageux et armé !

    Platon savait déjà que ce ne sont pas les murs qui font les cités mais le courage des hommes qui les défendent. Prétendre que l'invasion de l'Ukraine accélérerait la construction européenne revient ainsi à tomber dans un grave contresens.

    Guillaume Bigot (Figaro Vox, 8 avril 2022)

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  • La guerre d’Ukraine : leçons pour une politique nationale...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun, cueilli sur le site de Geopragma et consacré au besoin de la définition d'une politique visant à la défense des intérêts nationaux de notre pays. Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

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    La guerre d’Ukraine : leçons pour une politique nationale

    On tend trop souvent à analyser la guerre d’Ukraine en termes émotionnels, ou comme grande lutte des régimes autoritaires et des régimes démocratiques. Je me placerai ici sur un plan différent : celui des relations internationales. Non pour évoquer la question des réactions à la crise (sanctions, etc.) ni celle des perspectives de sortie. Mais pour me concentrer sur les leçons à en tirer pour la détermination d’une politique nationale pour la France.

    1. Pour cadrer le débat

    Rappelons le principe de base en matière internationale : chaque pays est autonome et responsable de son action. Cela ne veut pas dire qu’il ne considère que ses seuls intérêts. Membre d’une communauté internationale, il prend aussi en compte ses relations avec les autres pays, tant pour coopérer que pour la recherche de la paix. Or, dans le contexte international, un principe essentiel pour la recherche de la paix est le respect de la souveraineté et donc des frontières. Ce principe n’est pas absolu ni totalement inviolable, et il y a des précédents graves, comme la guerre d’Iraq qui était une guerre d’agression (malgré l’excuse des attaques antérieures de l’Iraq sur ses voisins). Mais il reste par nature un repère majeur. 

    De ce point de vue, l’attaque russe sur l’Ukraine, agression généralisée d’un Etat souverain par un autre, sans provocation ou menace du premier directement sur le second, ne peut faire l’objet que d’une condamnation nette. Même si comme on sait les responsabilités occidentales et notamment américaines sont significatives. Le joueur d’échec que paraissait être Poutine a renversé la table, d’une façon peu rationnelle. Notons incidemment que sur ce plan l’invasion contredit la doctrine affichée par le grand allié de la Russie, la Chine (rappelons que Taiwan est considéré partie de la Chine).

    2. Le paysage international à la suite de l’attaque russe 

    Par son ampleur et sa nouveauté, une telle agression représente un tournant majeur dans les relations internationales. D’un côté, c’est le retour à la guerre comme instrument de rapports entre Etats, autrement que dans des cas qui pouvaient être présentés à tort ou à raison comme une forme de police internationale. Et d’un autre côté, c’est une rupture franche entre la Russie et le monde occidental, et par là aussi le mode de régulation internationale que celui-ci affiche. Bien entendu, une appréciation complète dépend des buts ultimes côté russe : volonté de puissance et de revanche, reconstitution d’une grande Russie ou d’une forme d’URSS, etc. L’attaque montre en tout cas qu’on n’a pas affaire à un patriotisme pur et simple, comme en témoignait déjà l’intervention en Syrie, acte de puissance et non de défense de la patrie russe.  

    Par ailleurs, la guerre en Ukraine fait sortir les Européens de leur monde rêvé où la paix est une situation normale et où la question de la guerre ne se pose qu’au loin, dans des pays où sévissent encore d’affreux tyrans qu’une bonne police internationale doit pouvoir faire disparaître. Ce qu’ils découvrent est la possibilité de la guerre en Europe, en outre avec une puissance nucléaire majeure.  Derrière, se profile ce qui était pourtant clair depuis des années : l’émergence d’un monde multipolaire qui est un monde de puissances, où la guerre est possible, que j’ai décrit dans mon livre de 2017 appelé justement Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé

    Ce qui est particulièrement évident en Asie, avec présence de grandes puissances actuelles ou potentielles, tant dans la région (Chine, Russie, Inde, dans une certaine mesure Japon) que venant du dehors (Etats-Unis) ; plus des puissances moyennes mais ayant un poids réel appréciable (Iran, Pakistan, Arabie Saoudite, Indonésie, Corée, Vietnam, sans parler de la Turquie et d’Israël à l’ouest du continent). Les rapports entre ces nombreuses puissances sont complexes et évolutifs (y compris entre Russie et Chine, malgré les apparences), mais avec un point commun : les lignes de clivages ne sont pas idéologiques, ni vraiment des conflits de civilisations, et le patriotisme est partout une réalité de base indiscutable. Les réactions à la guerre en Ukraine le confirment, avec très peu de condamnations franches venant de cette zone. Or, l’Asie est de plus en plus le centre de gravité de la planète et elle donnera de plus en plus le ton. 

    À cela s’ajoute bien sûr la situation toujours complexe et belligène du Moyen-Orient, et la dérive croissante du Sahel, de la corne orientale de l’Afrique ou de la zone congolaise, et plus généralement d’une bonne partie de l’Afrique. Conflits, instabilité et guerres, mais là aussi, pas de conflit véritablement idéologique.

    3. Dans un monde de puissances, l’importance clef d’un patriotisme sain et lucide et non d’une croisade idéologique

    À l’opposé, la tentation latente en Europe et aux Etats-Unis reste l’idéologisation : en l’espèce, interpréter l’alliance de la Russie et de la Chine comme la sainte alliance des régimes autoritaires contre les démocraties, et tout voir en termes de grand combat manichéen de celles-ci contre ceux-là. La guerre d’Ukraine a considérablement ravivé cette tendance, parfois jusqu’à une forme d’hystérie. Mais en fait, seuls les ‘Occidentaux’ mettent en avant leur idéologie. Or comme je l’ai déjà relevé par ailleurs, la tentation idéologique est très dangereuse en matière de relations internationales, et cela indépendamment du bien-fondé de ce qu’on appelle ses ‘valeurs’. En termes clairs, il faut dans la plupart des cas choisir entre l’idéologie et la recherche de la paix. En outre, cette attitude, qui se veut moralisante, est celle qui rencontre le moins d’écho en dehors du monde occidental, d’autant que cela peut à un moment ou un autre menacer la plupart des pays ou régimes et a justifié dans le passé des agressions occidentales stupides, sanglantes et contreproductives (Iraq, Lybie etc.). Dans le cas ukrainien, condamner une agression manifeste est parlant ; y voir la lutte du bien et du mal est moins convaincant. 

    Ce qui n’empêche évidemment pas de souligner les différences entre les différents régimes politiques, de considérer que tel ou tel est mauvais, et de promouvoir des valeurs qu’on juge essentielles. Rien n’empêche en effet d’avoir ses idées et de porter des jugements, notamment sur les régimes jugés brutaux, agressifs, ou a fortiori totalitaires, et d’aider des évolutions dans un sens qu’on juge meilleur. Mais cela doit s’inscrire dans un cadre de relations internationales où on doit admettre qu’on est un pays ou ensemble de pays parmi d’autres, qu’on est perçu par les autres comme défendant sa position et ses intérêts, et où surtout la guerre au sens propre (et l’escalade) est en général contreproductive, en dehors même de ses horreurs. 

    Mais si ce qui compte est, là où on est, de jouer son rôle et s’assumer ses responsabilités, le patriotisme est plus que jamais à l’ordre du jour. Patriotisme pacifique, inscrit dans une communauté des Etats et le respect mutuel, mais patriotisme profond et exigeant. Cela implique, non seulement de disposer d’un outil de défense puissant et efficace, donnant la plus grande autonomie possible et donc des budgets militaires appréciables, mais aussi un esprit de combat, de défense, que nous avons perdu (et dont les Ukrainiens montrent à nouveau l’importance). Nous en sommes encore bien loin. C’est évidemment pour nous la leçon centrale de ces évènements. 

    4. Quelles alliances militaires pour un pays comme la France ? 

    Reste la question des alliances. Un pays comme la France à la fois une tradition d’action autonome (décrite couramment sous le terme de gaullisme), qui s’est étiolée au fil du temps, mais a pu encore se traduire récemment ici ou là, et une inscription dans des alliances ou constructions politiques : l’Alliance atlantique et l’Union européenne. Dans leur principe, on ne peut que conserver ces deux éléments, mais en les délimitant. 

    Une alliance est utile lorsqu’elle permet de maintenir une solidarité face à ce qui serait un agression franche de la part d’une puissance, lorsque cette solidarité est justifiée. L’Alliance atlantique a fondamentalement pour rôle de parer à une menace soviétique puis russe. Cette menace pouvait être perçue comme moins actuelle, mais l’agression russe de l’Ukraine lui a donné une certaine crédibilité. Bien sûr, cela dépendra aussi de l’issue militaire de ce conflit. Et même si la Russie se tirait bien de cette affaire mal engagée, elle n’est à l’évidence pas en état de menacer grand monde en dehors de son ancienne zone d’influence. Mais justement, le choix russe de mener cette agression fait qu’on doit intégrer au moins l’hypothèse d’une telle attaque contre d’autres pays d’Europe orientale, ce qui redonne un sens à l’Alliance, même si la Russie ne sera à court terme sans doute pas à même de le faire. Et pour la France, une telle attaque éventuelle et la vassalisation de l’Europe orientale ne seraient pas acceptables. Mais naturellement cela ne vaut que pour l’Europe (orientale). Il n’y a aucune raison pour que cela s’étende à d’autres zones.

    Et ces motifs n’impliquent pas un alignement général, d’abord sur les Etats-Unis, qui sont la colonne vertébrale de l’Otan, mais qui ont commis suffisamment d’erreurs dans le passé pour ne pas être suivis partout ; comme aussi sur des Européens dont nous sommes loin de partager toutes les vues, ni n’avons toujours les mêmes intérêts de défense (notamment sur le plan naval, avec notre immense domaine maritime), ni la même capacité à agir. L’Alliance devient notamment contreproductive si elle se traduit par le suivi servile des errements de la politique américaine ou de leurs intérêts qui ne se confondent souvent pas avec les nôtres, ou, pire, par des agissements qui sont des menaces pour la paix. Concrètement, en l’espèce, il aurait par exemple fallu continuer à s’opposer fermement à l’hypothèse même de l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan. Dès lors, sur le plan militaire, autant une interopérabilité peut être utile, voire indispensable pour des actions communes qu’on juge appropriées, autant il faut viser le maximum d’autonomie opérationnelle possible. Entre autres exemples, la Russie y parvient technologiquement alors que son économie est plus réduite que la nôtre ; Israël, encore plus petit, dans une large mesure aussi. 

    Ce qui conduit à poser la question de notre participation à l’organisation intégrée de l’Otan. Elle n’est pas indispensable (on s’en est passé pendant quarante ans) et il aurait mieux valu ne pas y entrer. Ce qui nous éviterait aussi de nous endormir sous la protection américaine, réelle ou non, comme l’Otan conduit à le faire. Logiquement cette analyse implique d’en sortir au moment opportun (et donc pas dans les circonstances actuelles), tout en restant dans l’Alliance. Une telle politique renforcerait la crédibilité de la France dans ses tentatives d’intermédiation ou d’influence. 

    S’agissant de l’Union européenne, elle ne peut être un cadre adéquat pour une politique de défense, contrairement à ce que prétend E. Macron. D’une part, les autres pays européens en quasi-totalité (et surtout à l’Est) sont plus que jamais convaincus que le lieu adéquat pour cela est l’Otan, et que leur défense est assurée d’abord et surtout par les Etats-Unis ou avec eux, y compris quand ils renforcent leur propre effort de défense. D’autre part, dans la plupart des cas, les divergences de vues sur l’opportunité d’une action militaire et sur sa direction sont notables entre Européens. L’agression russe de l’Ukraine est une exception, puisque l’accord de tous était d’emblée évident, au moins sur le principe ; mais les mesures prises auraient pu l’être dans le cadre d’un simple instrument de concertation entre Etats, sans besoin d’une défense commune. En outre, ces mesures (sanctions, livraisons d’armes) étaient justifiées au départ mais tendent à devenir irrationnelles (boycott de musiciens !) et surtout contreproductives, ainsi le désengagement des entreprises de Russie, au seul profit des Russes. Enfin, cette défense commune n’est pas prévue par les traités ; et le paragraphe des traités sur la solidarité entre Européens face à une agression n’y conduit pas, sauf cas particulier. 

    Il ne faut donc pas s’obnubiler sur le mythe d’une défense européenne autonome, qui dans l’état actuel des choses ne serait au mieux qu’une variante au sein de l’Otan, et au pire la clef de notre immobilisme. Et d’ailleurs, même si ce mythe se réalisait, à savoir une défense européenne totalement intégrée et bien équipée, pour la plupart des Européens elle ferait moins bien que l’Otan face à une puissance nucléaire majeure comme la Russie, dans le cas ukrainien ou ailleurs. 

    En revanche, une coopération avec les autres Européens, notamment dans les industries de défense, est nécessaire et bénéfique, tout en prenant garde d’avoir une réelle réciprocité, contrairement à ce qu’on voit (ainsi récemment pour les avions américains achetés par l’Allemagne – après bien d’autres cas), et de ne pas se faire lier les mains, ou, pire, déposséder de notre outil par idéologie ou esprit de système. 

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 28 mars 2022)

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  • Comment arrive-t-on à la guerre ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Pierre Conesa à Thinkerview, consacré à la situation internationale.

    Agrégé d'histoire et énarque, Pierre Conesa a fait partie dans les années 90 de la Délégation aux affaires stratégiques du Ministère de la défense. Il est l'auteur de plusieurs essais, dont, notamment, Dr. Saoud et Mr. Djihad - La diplomatie religieuse de l'Arabie saoudite (Robert Laffont, 2016), Hollywar - Hollywood, arme de propagande massive (Robert Laffont, 2018), et Le lobby saoudien en France - Comment vendre un pays invendable (Denoël, 2021).

     

                                             

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  • Tour d'horizon... (222)

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    La guerre russo-ukrainienne au sommaire cette semaine : 

    - sur La voie de l'épée, Michel Goya livre ses analyses militaires de la situation...

    Invasion (23 février 2022)

    Erreurs (4 mars 2022)

    - sur Theatrum Belli, Stéphane Audrand donne son analyse initiale...

    Réflexions initiales sur l’invasion de l’Ukraine (26 février 2022)

    - sur le site de la revue Éléments, Rodolphe Cart évoque l'impuissance de l'Europe et ses raisons...

    L’Europe entre l’enclume atlantiste et le marteau russe (4 mars 2022)

    - sur le site de Rébellion, Yannick Sauveur en appelle à une sortie de l'OTAN...

    Sortir de l'OTAN ! (1er mars 2022)

    - sur le site de Terre et Peuple, André Campana resitue le conflit russo-ukrainien dans le cadre de l'affrontement entre les Etats-Unis et la Russie...

    La Russie contre l'axe des gentils (4 mars 2022)

    - sur le site de la revue Conflits, le professeur Jean-Robert Raviot estime que l'attaque russe relégitime l'OTAN...

    L’invasion de l’Ukraine concrétise la menace russe en Europe (2 mars 2022)

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  • Feu sur la désinformation... (367)

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un numéro de l'émission I-Média sur TV libertés consacrée au décryptage des médias et animée par Michel Geoffroy, de la fondation Polémia, et Nicolas Faure.

    Au sommaire :

    • 1 - L'image de la semaine
      Changement d’ère médiatique avec la fin du Covid-19, totalement éclipsé par la guerre en Ukraine.
    • 2 - Bobards de guerre : armes de désinformation massive
      Petite recension de quelques manipulations commises par des journalistes durant les premiers jours de la guerre entre la Russie et l’Ukraine.
    • 3 - Hystérie générale contre la Russie
      Entre les concerts d’orchestres russes annulés et les propos délirants de Bruno Le Maire, on semble assister à une hystérie générale.
    • 4 - Censure et chasse aux sorcières
      La censure incroyable de Russia Today en Europe a de quoi laisser pantois ! Plus largement, on voit se mettre en place une censure de toutes les opinions contraires à la doxa.
    • 5 - Impact sur la présidentielle
      Cette guerre entre l’Ukraine et la Russie n’est pas qu’une affaire internationale. Ses conséquences sur la vie politique française sont déjà bien visibles.

     

                           

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  • L'invasion de l'Ukraine, une faute cardinale ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard, cueilli sur le site de Geopragma et consacré à la décision de Vladimir Poutine de faire envahir l'Ukraine par l'armée de la Fédération de Russie. Grand reporter au Figaro, Renaud Girard est membre du comité d'orientation stratégique de Geopragma.

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    Les trois erreurs de jugement de Vladimir Poutine

    Quelle dégringolade stratégique !

    A l’été 2021, Vladimir Poutine était au plus haut de sa cote dans la savane des grands fauves de la géopolitique. Il était à la fois craint et respecté dans le monde. Le président américain s’était déplacé au mois de juin jusqu’à Genève pour s’entretenir avec lui. Avec Joe Biden, Poutine avait reconduit pour cinq ans le traité START de limitation des armements stratégiques. Un cessez-le feu dans la cyber guerre avait également été trouvé entre les Etats-Unis et la Russie. Biden avait même fini par accepter l’ouverture du gazoduc North Stream 2, amenant directement, par la Baltique, le gaz russe à l’Allemagne. En Asie, Poutine avait établi d’excellentes relations avec la Chine, tout en maintenant le lien historique de l’Inde et de la Russie. Il n’avait pas de mauvaises relations avec le Japon et la Corée du Sud. Au Moyen-Orient, Poutine n’avait que des amis, son soutien militaire à la dictature syrienne de septembre 2015 ne lui ayant aliéné ni Israël, ni l’Arabie saoudite, l’ex grand argentier de la rébellion syrienne. En Europe, Poutine avait établi une relation presque amicale avec les leaders français et allemand. Juste avant de se retirer de la politique, la chancelière Merkel lui avait rendu visite à Moscou, le 20 août 2021, afin de lui faire ses adieux. Une visite de courtoisie qu’elle ne fera pas au maître de la Chine.

    En reniant ses promesses et en agressant militairement l’Ukraine à l’aube du jeudi 24 février 2022, Vladimir Poutine a commis un acte quasi-suicidaire. Il s’est, tout seul, déplacé du Capitole vers la Roche Tarpéienne. Son invasion d’un pays voisin, pacifique, historiquement frère, reconnu librement par la Russie depuis 1991, est incompréhensible. C’est un acte géopolitiquement irrationnel. Je ne l’avais pas du tout vu venir, je dois le reconnaître humblement.

    Envahir l’Ukraine : pour gagner quoi ? La condamnation du monde civilisé ? La haine définitive des Ukrainiens ? La démotivation puis l’embourbement de son armée ? La mort de jeunes soldats russes par milliers ? L’isolement de la Russie et sa faillite économique ? L’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne ?

    Annexer la Crimée, sans effusion de sang comme il l’avait fait en mars 2014, était un geste qu’on ne pouvait pas légalement entériner (son prédécesseur au Kremlin ayant garanti l’intégrité territoriale de l’Ukraine par le mémorandum de Budapest de décembre 1994) mais qu’on pouvait comprendre : Poutine voulait éviter que Sébastopol, port militaire de la flotte russe en Mer Noire, tombe aux mains de l’Otan. Faire, en 2014 et 2015, couler le sang russe et ukrainien au Donbass, avait déjà été une erreur stratégique de Poutine. Il n’avait fait que consolider le nationalisme ukrainien – en 2010, une moitié des Ukrainiens avait voté pour un président prorusse ; au premier tour des élections présidentielles de 2019, le candidat prorusse n’obtiendra que 11,7% des voix.

    Mais, en envahissant la totalité de l’Ukraine, Poutine a commis une faute cardinale. Il a d’ores et déjà perdu quatre guerres. La guerre morale, en violant la Charte des Nations Unies. La guerre de la communication en traitant Zelensky de nazi : le président ukrainien, courageux et stratège, est devenu un héros pour le monde entier. La guerre économique, car même les banques chinoises se conformeront à la fermeture de l’accès au dollar et à l’euro, imposée aux banques russes. La guerre diplomatique, en effaçant le sentiment de culpabilité qu’avait Berlin envers Moscou depuis l’opération Barbarossa, ainsi que le désir de neutralité de la Finlande et de la Suède. Pourtant Poutine avait été maintes fois averti, notamment par Emmanuel Macron, qu’il courrait au fiasco en passant l’acte.

    Cinq jours après son agression, Poutine est tombé au plus bas de sa cote internationale. Il n’est plus respecté, ni même craint, comme le montre la décision allemande de livrer des missiles antiaériens portatifs Stinger à la Résistance ukrainienne.

    Cette dégringolade est dû au cumul de trois erreurs de jugement, toutes inspirées par le mépris. Poutine a pensé à tort que les Ukrainiens ne se défendraient pas et que son expédition militaire serait une promenade de santé. Son mépris affichée pour l’UE l’a conduit à sous-estimer la capacité d’union des Européens face au danger. Enfin, sa bunkérisation, loin des élites intellectuelles russes (très opposées à cette guerre), l’a empêché de prendre conseil dans son propre pays.

    Le président français continue à parler à son homologue du Kremlin. Macron a raison car la priorité est d’arrêter le bain de sang entre frères ukrainiens et russes. Poutine a exigé la démilitarisation puis la finlandisation de l’Ukraine, ainsi que la reconnaissance de l’annexion de la Crimée. En utilisant ses blindés, il les a rendues plus improbables que jamais.

    Renaud Girard (Geopragma, 1er mars 2022)

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