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eléments - Page 7

  • De droite et de gauche !... (2)

    Nous reproduisons ici la seconde partie de l'entretien donné, pour la revue Eléments ( n°136, juillet-septembre 2010), à François Bousquet par deux des principaux animateurs de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist et Michel Marmin.

    Bonne lecture !

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    La Nouvelle Droite est-elle de gauche ?  (suite)

    François Bousquet : Que reste-t-il du projet initial de la Nouvelle Droite, qui visait à la prise du pouvoir culturel, au sens gramscien du terme ? Comment jugez-vous rétrospectivement cette volonté de peser sur le monde, en tout cas dans sa dimension culturelle? Le «Manifeste de la Nouvelle Droite de l’an 2000» est-il toujours d’actualité ?

     

    Alain de Benoist : La ND n’a jamais cessé de livrer une «guerre culturelle». La prise du pouvoir culturel est évidemment une perspective autrement ambitieuse qui, il faut bien le dire, reste dans l’immédiat de l’ordre du pieux souhait. La référence à Gramsci, qui date des années 1970, a elle-même souvent été mal comprise : il ne s’agissait pas d’établir, au sens strict, un parallèle entre l’activité d’Antonio Gramsci et celle de la ND – parallèle qui trouve immédiatement ses limites –,mais de faire comprendre, à ceux qui avaient encore du mal à l’admettre, l’utilité concrète d’un travail de la pensée distinct de l’action politique. À la même époque, la ND a exploré la possibilité de donner à «la droite» des idées qui de toute évidence lui manquaient. Cette tentative a culminé dans l’aventure du Figaro-Magazine, de 1978 à 1982,mais n’a pas abouti, par manque de moyens d’abord,mais surtout pour des raisons qui me paraissent aujourd’hui évidentes : cette droite n’avait tout simplement ni le désir ni les capacités de se doter d’un véritable outillage théorique, surtout quand celui-ci contredisait ses préoccupations électorales et ses intérêts de classe. Depuis, les circonstances sociales-historiques ont totalement changé. Les anciennes familles de pensée se sont plus ou moins dissoutes, et sont en train de se recomposer. Toute la difficulté, dans la période à la fois de déclin et d’inter-règne où nous sommes, est de discerner les lignes de force du paysage idéologique à venir. Une autre difficulté est d’identifier le sujet historique et les agents sociaux concrets susceptibles de mettre en œuvre des pratiques susceptibles de dépasser l’idéologie dominante actuelle. Les conditions culturelles préalablement nécessaires à la résolution de ces difficultés ne sont pas encore mûres actuellement. C’est la raison pour laquelle ce qui importe le plus, dans les conditions présentes, est de poursuivre le travail d’analyse et de proposition auquel nous nous livrons depuis maintenant plus de quarante ans, en restant plus que jamais attentifs aux changements. Dans cette perspective, les bases de réflexion et les orientations du «Manifeste de l’an 2000» – l’une des meilleures synthèses que nous ayons publiées – sont plus actuelles que jamais.

     

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    François Bousquet : N’y a-t-il pas un problème de compatibilité à droite avec la figure de l’intellectuel qui est au cœur du projet de la ND? Autrement dit, la greffe, non pas tant de l’intelligence que de l’intellectuel, serait-elle vouée à ne pas prendre sur un corps de droite ? Et plus largement, la droite serait-elle définitivement fâchée avec l’intelligence ?

     

    Alain de Benoist : La droite est fâchée avec les intellectuels depuis l’affaire Dreyfus. Je me souviens que, dans ma jeunesse, quand on parlait des «intellectuels de gauche», il y avait toujours quelqu’un pour dire que c’était un pléonasme ! Maurras ne s’est jamais considéré comme un intellectuel, mais il dissertait en revanche volontiers sur l’«avenir de l’intelligence». D’autres gens de droite proclament que l’intelligence a beaucoup moins d’importance que le caractère, ce qui n’est d’ailleurs pas faux (ils oublient seulement que les deux ne sont pas incompatibles). Il est certain, enfin, que l’on a assisté depuis un demi-siècle à une destitution progressive de l’intellectuel, qui était naguère regardé comme «conscience morale» et «porte-parole des sans-voix» à l’époque où l’Université avait encore du prestige,mais qui aujourd’hui n’est plus, au mieux, qu’un objet médiatique parmi d’autres. J’appelle pour ma part «intellectuel» quelqu’un qui consacre sa vie à un travail de la pensée consistant notamment à comprendre et à mieux faire comprendre le monde dans lequel il vit. Je considère que ce travail est nécessaire, et que ceux qui accusent les intellectuels de disserter sur le sexe des anges au lieu de faire face aux «urgences» sont de tristes imbéciles. Il n’y a pas plus lieu de reprocher aux philosophes de «se borner» à faire de la philosophie que de reprocher aux médecins, aux peintres, aux informaticiens ou aux fleuristes de «se borner» à faire leur travail. Dans une société normale, on a besoin de tous les talents : une société uniquement composée d’intellectuels (ou de médecins, ou de peintres, ou d’informaticiens, etc.) serait évidemment tout à fait invivable !

     

    François Bousquet : Quels ont été les grands tournants idéologiques de la Nouvelle Droite ? Peut-on dire qu’il y a eu un «moment Nietzsche»,un «moment Dumézil»,un «moment Heidegger»? Comment qualifier le «moment» actuel de la Nouvelle Droite ?

     

    Alain de Benoist : On peut dire cela,mais on pourrait certainement identifier d’autres «moments» qui, de toute façon, ne peuvent pas être les mêmes pour chacun d’entre nous pris isolément. Pour ce qui me concerne, je pourrais aussi bien parler d’un «moment Rougier», d’un «moment Lupasco», d’un «moment Arnold Gehlen», d’un «moment Koestler», d’un «moment Freund», d’un «moment Louis Dumont», d’un «moment Althusius», d’un «moment Baudrillard», d’un «moment Christopher Lasch», etc. Mais ce ne sont là que des repères d’un itinéraire personnel. Si l’on regarde les choses plus objectivement, je pense que l’on pourrait périodiser l’histoire de la ND de la façon suivante : après une période de fondation, qui correspond pour moi à une rupture radicale avec l’horizon de pensée de l’extrême droite (et non, comme n’ont cessé de le dire ses adversaires, à une tentative de la doter de «nouveaux habits»), on a d’abord, durant les années 1970, une période d’exploration systématique du paysage idéologique, avec d’inévitables ambiguïtés, quelques flottements ou errements théoriques, des scories droitières qui se sont dissoutes progressivement. Cette période s’achève en même temps que l’expérience du Figaro-Magazine. Suit une période intermédiaire, allant jusqu’à la fondation de Krisis, en 1988, qui est surtout une période d’éclaircissements et de mises au point. À partir du début des années 1990 commence la période actuelle, qui est celle de la maturité. C’est aussi, je pense, celle durant laquelle la production intellectuelle de la ND a atteint son meilleur niveau. D’une façon générale, je dirais que l’évolution de notre courant de pensée s’est opérée dans le sens d’un approfondissement, tant en raison de sa dynamique interne que de la transformation du monde extérieur : comme je l’ai déjà dit, ceux qui croient que le même langage peut être tenu indépendamment des circonstances sociales-historiques sont de piètres penseurs. Cette périodisation est aussi celle qu’ont pu observer les chercheurs qui, en France et surtout à l’étranger, se sont le plus sérieusement penchés sur son histoire.

     

    Michel Marmin : Chacun des acteurs de la ND en général et d’Éléments en particulier peut en effet baliser son itinéraire de «moments» différents, sans parler de ces «moments» intimes décisifs que peuvent fonder un livre (pour moi, ce fut le cas avec Don Quichotte, Les confessions de Rousseau, L’éducation sentimentale de Flaubert, Notre jeunesse de Péguy ou l’évangile de Luc, et ça l’est actuellement avec la lecture, exhaustive, continue, crayon en main, de À la recherche du temps perdu), un tableau, une pièce de musique, ces «moments» intimes n’étant pas sans rapport (comment pourrait-il en être autrement), quelle que soit la modalité du rapport (consonant ou dissonant), avec les «moments», extérieurs et publics, de la ND. Alain de Benoist en cite quelques-uns. Il en est un, parmi les plus récents, auquel j’attache une importance particulière : c’est le «moment ÉricWerner» dont les ouvrages et les articles (au premier chef ceux qu’il donne à Éléments et dans ce numéro même) ont ouvert des horizons inédits à la philosophie politique de la ND et lui ont apporté des propositions pleines de nuances, de scrupules, d’inquiétude et de culture. Les livres d’Éric Werner sont de ceux qui peuvent provoquer un choc, un ébranlement intérieur salutaire. C’est surtout vrai pour La maison de servitude, ça l’est plus encore pour le dernier, Portrait d’Éric, dont la délicatesse philosophique, la limpidité formelle, la profondeur et la sincérité rétrospective et introspective sont telles que l’auteur ne nous en voudra pas de prendre notre temps afin de tenter d’en dégager la substance pour nos lecteurs. Mais ceux-ci ne doivent pas attendre pour le lire : Portrait d’Éric est paru chez Xenia (et il ne leur en coûtera que 16 euros).

     

    François Bousquet : Tout à fait d’accord avec toi. Sa «réplique au Grand Inquisiteur», La maison de servitude, est sans l’ombre d’un doute une grande lecture des évangiles, à la russe. On la retrouve dans L’évangile selon saint Matthieu de Pasolini, chez Tolstoï ou Ellul. Une lecture radicale. Mais comment ne le serait-elle pas pour celui qui lit les évangiles avec le cœur. Or, les chrétiens ont reçu ce livre avec un haussement d’épaules…

     

    Michel Marmin : Dont acte…Il est vrai que, bien que rigoureusement athée, je me considère comme infiniment plus «chrétien» que la plupart des bons catholiques que j’ai rencontrés.

     

    François Bousquet : Avec le recul, assumez-vous la totalité de l’héritage de la Nouvelle Droite ? Ou bien en rejetez-vous certaines parties ? Si oui, lesquelles ?

     

    Alain de Benoist : Par principe, j’assume tout : nul n’est libre de changer son histoire ! Mais il y a certainement des orientations ou des prises de position qui se sont à l’expérience révélées plus pertinentes ou plus fécondes que d’autres. Ceux qui se flattent de ne rien regretter sont rarement ceux qui ne se sont jamais trompés,mais plutôt des psychorigides incapables de se remettre en question et de faire leur autocritique. Au début des années 1970, par exemple, j’ai écrit quelques textes sur l’écologie, le travail, la théorie de la connaissance, que j’ai tendance à regarder aujourd’hui comme tout à fait erronés. J’ai eu tort aussi d’employer le mot «nominalisme» dans un sens qui a été mal compris. De même, l’importance que la ND a attachée dans le passé à des problématiques comme celle du quotient intellectuel était sans doute excessive. Comme le disait Spengler, dans les affaires humaines, l’histoire prime les sciences naturelles ! Dans tout chemin de pensée, il y a ainsi des voies que l’on explore et qui se révèlent des impasses. Tout cela est naturel. Cela dit, quand on relit tout ce que nous avons produit au cours des quatre dernières décennies, on peut surtout constater que nous avons généralement eu raison avant les autres, et que nous avonsmême parfois été prophétiques. Je serais tenté de dire qu’au fil des années, la ND est tout simplement devenue adulte, dépassant et rejetant à la fois l’adolescentisme de droite (l’univers héroïque paternel des dieux et des héros) et l’infantilisme de gauche (l’univers fusionnel-maternel de l’indistinction sociale), qui ne sont pas seulement deux formes pré-oedipiennes du comportement,mais aussi deux conceptions de la vie foncièrement impolitiques. En France, la ND est une école de pensée sans aucun équivalent depuis plus d’un demi-siècle. Elle est d’ailleurs déjà entrée dans l’histoire des idées.

     

    François Bousquet : Cela ne fait aucun doute. Raison de plus pour ne pas éluder ou minorer ce que la ND a été, de droite en l’occurrence (ce qu’elle a peut-être été plus encore par le style qui a longtemps été le sien – et en ces matières, il ne trompe guère). Or, je trouve que vous avez tendance à l’oublier…

     

    Alain de Benoist : Pas du tout, puisque je viens au contraire de le rappeler. Il n’y a d’ailleurs rien de honteux à être ou avoir été «de droite»!

     

    Michel Marmin : Nul n’est libre de changer son histoire, dit Alain de Benoist. Hélas ! suis-je tenté d’ajouter. J’ai personnellement adhéré sans réserve à tous les «moments» de la ND. Mais je dis franchement que je n’aime pas, avec le recul, le premier «moment», quand la ND, qui n’avait d’ailleurs pas encore été ainsi nommée, affichait une arrogance nietzschéo-darwinienne qui tenait sans doute beaucoup à la jeunesse de ses principaux acteurs. J’ai alors écrit dans Éléments des articles (enfin, deux ou trois) que je regrette d’avoir écrits et que je ne relis pas sans rougir. J’espère que, plus de trente ans après, il y a prescription…Mais le «gauchissement» de la ND est venu assez vite, et il n’a pas été sans entraîner des ruptures parfois violentes (mais rarement des ruptures personnelles, l’amitié, à droite, résistant plus facilement aux ruptures idéologiques qu’à gauche). Curieusement, c’est lorsque la ND a atteint au maximum de sa présence à droite, c’est-à-dire à l’époque du Figaro-Magazine, que j’ai pu contribuer à cette évolution, et cette évolution, je l’ai vécue comme une libération, comme un retour à ma vraie nature, que j’avais en somme «forcée». C’est en gros ce que j’ai essayé d’expliquer dans La pêche au brochet en Mai 1968. J’étais alors critique de cinéma au Figaro, et, loin de célébrer les films du système, comme on l’eût attendu d’un critique de droite, je plaidais pour le cinéma indépendant, voire d’avant-garde, pour les films du Tiers-monde, pour des documentaires on ne peut plus «gauchistes» sur la drogue ou l’immigration…Je n’ai évidemment pu tenir très longtemps. En fait, ce «gauchissement» s’est moins traduit par un rapprochement avec la gauche que par un éloignement de la droite. Je pense, j’espère, que cet éloignement est aujourd’hui consommé.

     

    François Bousquet : Dans La pêche au brochet, tu résumais ainsi ta vision de 68: «Une abbaye de Thélème, légèrement actualisée par Wilhelm Reich». Pardonne-moi, mais avec Reich, on est à des années-lumière de Kant. Un personnage sympathique au demeurant, ce Reich, comme tout ce qui est délirant, et chez lui ça l’était superlativement, mais peut-on vraiment prendre au sérieux son pansexualisme et ses orgones sans une bonne dose de LSD? Pour le reste, on a l’impression qu’avoir été de droite constitue pour toi une expérience traumatisante, en tout cas malencontreuse et accidentelle. Comment te soignes-tu?

     

    Michel Marmin : D’abord, une rectification. Je n’ai pas employé cette image rabelaisienne et reichienne pour résumer Mai 1968 ou la vision que j’en ai eue: elle se rapporte exclusivement à un minuscule projet utopique (entre les mille autres que l’époque a suscités) dans lequel j’ai trempé. Sinon, je partage ton point de vue sur Wilhelm Reich, surtout rétrospectivement,mais son délire,mêlé cependant de vraies intuitions, aura eu au moins le mérite d’inspirer l’un des films les plus rigolos de ces cinquante dernières années,W.R. Les mystères de l’organisme du cinéaste yougoslave Dusan Makavejev (1971). Pour le reste, je crois que tout engagement, quel qu’il soit, entraîne une mutilation, donc un traumatisme, à moins de n’être qu’une brute ou un simple. S’engager à droite, c’est inévitablement amputer ou refouler ce qui, en nous, est «de gauche». Je me suis soigné avec le retour du refoulé !

     

    François Bousquet : Quel jugement portez-vous sur la vague identitaire qui déferle en Europe et qui, en France, emprunte certains thèmes, et non des moindres, à ce que fut la Nouvelle Droite dans les années 1970?

     

    Alain de Benoist : Après la liberté et l’égalité, l’identité (individuelle ou collective) est aujourd’hui au centre des débats. C’est la raison pour laquelle j’ai consacré à ce thème un petit livre, Nous et les autres, dans lequel j’ai essayé d’approcher au plus près ce qu’il faut entendre sous ce terme. La «vague identitaire» dont tu parles ne me surprend donc pas,mais l’expression peut aujourd’hui désigner des choses très différentes. Dans plusieurs pays d’Europe, par exemple, la revendication identitaire s’associe à un plaidoyer ultra-libéral en faveur de la logique du marché, à une xénophobie agressive et à un populisme purement démagogique (on s’adresse certes directement au peuple,mais en continuant de parler en son nom au lieu de créer les conditions lui permettant de s’exprimer lui-même). Ma sympathie pour la cause identitaire s’arrête là où elle débouche sur la xénophobie et l’appel implicite à la guerre civile. En outre, je ne soutiendrai jamais un mouvement identitaire dont les positions en matière économique ou de politique étrangère iraient à l’encontre de ce que je pense. Je n’ai pas de sympathie particulière, par exemple, pour la Ligue du Nord italienne – phénomène atypique rigoureusement intransposable en France –, dont la ligne erratique a pour seule constante un mépris affiché pour la moindre «efficience» et la pauvreté des gens du Sud (le Sud commençant en l’espèce au nord de Rome). Je signalerai en revanche que le plus beau film identitaire de ces dernières années, c’est Le retour en Arménie du communiste Robert Guédiguian, ce dont la droite identitaire ne s’est apparemment pas aperçue.

    Les idées voyagent et n’appartiennent à personne, même pas à ceux qui les ont émises. On peut donc faire l’usage que l’on veut de celles de la ND. Certains de ces usages, néanmoins, ressortissent en quelque chose de l’hommage du vice à la vertu, dans la mesure où ils déforment les idées qu’ils empruntent ou les réduisent à des slogans. De ceux qui viennent après nous, et prétendent se situer dans la même ligne, on attend qu’ils aillent plus loin qu’on n’a pu aller soi-même, non qu’ils régressent en figeant un corpus théorique auparavant vivant. Dans le récent débat avorté sur l’identité nationale, personne ne s’est montré spécialement brillant, faute de pouvoir conceptualiser cette notion. Ceux qui parlent le plus d’identité se contentent en général d’aligner des stéréotypes et de s’arc-bouter sur des moments supposés fondateurs d’une histoire idéalisée,moments retenus au demeurant de façon strictement sélective (Robespierre, pourtant, fait tout autant partie de l’identité française que Jeanne d’Arc). Mais l’identité, ce n’est pas le passé. Et surtout, ce n’est en rien un concept de l’ordre de la «mêmeté». Loin d’être ce qui en nous ne change jamais, l’identité est ce qui nous permet de changer sans cesse sans jamais cesser d’être nous-mêmes. Dans mon livre, je récuse toute approche essentialiste de l’identité, dont je rappelle au contraire la dimension fondamentalement dialogique (on n’a pas d’identité quand on est tout seuls). J’affirme aussi que ce qui menace l’identité d’un peuple c’est toujours moins l’identité d’un autre peuple que le système général de la modernité, ce «système à tuer les peuples» – tous les peuples – intrinsèquement destructeur de toute diversité. Certains croient que s’il n’y avait pas d’immigrés en France, nous retrouverions tout naturellement notre identité. Ils ne voient pas que cette identité a déjà été éradiquée par la société du profit généralisé, de la fausse conscience généralisée, du spectaculaire-marchand généralisé. Rendre possible la réappropriation autonome d’une identité collective, c’est d’abord contribuer à faire s’effondrer les mythologies fondatrices de la temporalité marchande, de la tyrannie du plaisir chosifié, de l’insignifiance mondaine, de la mystification même de la vie.

     

    François Bousquet : L’essentialisme, la pétrification sont indiscutablement une des pathologies de l’identité, et plus spécialement d’une identité malade. Mais cette pathologie ne travaille les sociétés contemporaines qu’à la marge. Les Européens semblent aujourd’hui bien plus souffrir d’amnésie identitaire que d’hypermnésie.

     

    Alain de Benoist : L’amnésie est la conséquence logique de la disparition des repères, et du fait que toutes les dimensions de la temporalité ont été rabattues sur l’instant présent. Cela dit, l’appel à la «mémoire» est toujours ambigu. Il peut aussi être paralysant : il suffit de voir comment le «devoir de mémoire» a été mis au service de la «repentance».On oublie trop, quand on cite la phrase de Nietzsche : «L’homme de l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue», qu’aux yeux de Nietzsche l’«homme de l’avenir» se confond avec ce «dernier homme» qu’il exècre absolument. Pour Nietzsche, c’est l’oubli, non la mémoire, qui est la condition de l’«innocence» nécessaire à un nouveau commencement.

     

    Michel Marmin : Ceux qui me connaissent et, éventuellement, me lisent savent combien je suis resté sensible aux liens charnels, à l'enracinement généalogique et local, et les identitaires auraient, à moi aussi, toute ma sympathie, s'ils n'avaient, comme je le crains, la vue obscurcie par la globalisation, qui n’est ni un bienfait ni un méfait,mais un fait, avec les flux de population qu’il entraîne et que ne manquera pas d’aggraver la catastrophe climatique qui ne fait que commencer. Moi aussi, il m’arrive de regretter le temps des lampes à huile et de lamarine à voile, et ce n’est pas, parfois, sans un serrement de coeur que je revois la France telle que l’avaient si joliment photographiée en noir et blanc les cinéastes des années 1950 (et telle que je l’ai connue) et, a fortiori, telle que l’on illustrée les frères de Limbourg dans Les très riches heures du duc de Berry…Mais les nostalgies ne sauraient fonder un projet politique, et celui des «identitaires»me paraît géométriquement voué à l’échec, nonobstant les succès marginaux qu’ils pourront obtenir çà et là en exploitant des peurs compréhensibles. Je ne suis sûr que de deux choses. La première, c'est que de la France que j'aime, celle sur laquelle s'est construite mon identité personnelle, il ne reste plus qu'un fantôme. La seconde, c'est que l'immigration et l'«islamisation» n'y sont pour rien. Elles sont, tout au plus, les conséquences d'un mal beaucoup plus profond, beaucoup plus ancien. Pour moi, l'identité de la France et l'identité de l'Europe n'ont plus à être «défendues», mais sont à réinventer en s'attaquant d'abord à la racine du mal. Lequel n'est pas seulement local, mais, je le répète, global.

    Mais je dois préciser que certains «identitaires», ou prétendus tels, me font carrément horreur quand leur défense de l’identité nationale est en réalité le prétexte à l’expression, plus ou moins masquée, du racisme le plus répugnant et de la xénophobie la plus bête, ces vieux démons de l’extrême droite. Ils me font penser à ces nazis auxquels Jean Dujardin, dans le désopilant OSS 117. Rio ne répond plus, promet de donner un État pour eux tous seuls, dans des frontières sûres et reconnues…La question est alors de savoir si les «identitaires» y accepteraient les «Narbonoïdes dégénérés» et «négrifiés» (Louis-Ferdinand Céline) du sud de la Loire !

     

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    François Bousquet : Que le racisme soit vulgaire, cela ne fait aucun doute. Et meurtrier de surcroît. Mais c’était plus vrai hier qu’aujourd’hui, où il est criminalisé. Ce qui règne, en tout cas dans les sphères qui comptent, c’est un antiracisme angélique, un déni statistique de l’immigration et des positions moralement confortables (et compatibles avec ce confort moral).Mais je voudrais en revenir à la question qui me taraude depuis le début de cet entretien: ne faut-il pas choisir ? À un moment donné, il faut bien choisir, sauf à risquer le sort de l’âne de Buridan, qui meurt de faim, faute d’avoir su choisir entre le picotin d’avoine et le seau d’eau. J’ai toujours en tête la phrase de Lamartine, qui, ne voulant siéger ni à droite ni à gauche, siégeait au plafond. Siégeriez-vous à votre tour au plafond?

     

    Alain de Benoist : Bien sûr qu’il faut choisir. Après le moment de la réflexion, doit venir le moment de la décision. C’est la raison pour laquelle j’ai de longue date insisté sur la notion d’«ennemi principal». C’est aussi la raison pour laquelle j’ai toujours trouvé absurde la position de ceux qui s’abstiennent de prendre position sur tel ou tel problème (qu’il s’agisse de l’évolution de l’Amérique latine ou de la situation en Palestine occupée) au motif que «cela ne nous concerne pas». Ce sont eux qui siègent au plafond: dans un monde globalisé, tout nous concerne. Mais encore faut-il distinguer entre le travail de la pensée proprement dit et le jugement qui s’exerce sur les circonstances concrètes. Dans le domaine des idées, le sens des nuances et la volonté de synthèse n’est pas un «refus de choisir». En outre, le «choix» entre deux abstractions aussi inconsistantes et obsolètes que «la droite» et «la gauche» ne mène nulle part. Tu dis que Lamartine ne voulait siéger «ni à droite ni à gauche». Moi, je ne suis pas dans la logique du «ni ni» (ou dans celle du «ou bien ou bien»),mais dans celle du «et et». Pour ce qui est des circonstances concrètes, en revanche, je crois que la ND – et tout particulièrement Éléments – ne s’est jamais abstenue de choisir. Que ce soit sur la construction européenne, la guerre en Irak ou en Afghanistan, la géopolitique, les rapports avec la Russie, la crise financière, les défis écologiques, les problèmes sociaux, la mise en place d’une société de surveillance, etc., elle a au contraire constamment tranché.

     

    François Bousquet : L’islam vous paraît-il compatible avec la civilisation européenne, pour laquelle Éléments est censé œuvrer ?

     

    Alain de Benoist : Telle que tu l’énonces, la question semble poser une hypothèse d’école. On n’en est plus là, puisque l’on compte aujourd’hui à peu près 54 millions de musulmans en Europe (bonne chance à ceux qui veulent les «mettre dehors»!). Ces musulmans ne sont pas tous des immigrés, tant s’en faut,mais l’immigration a bien entendu fortement contribué à en augmenter le nombre. Cette immigration, qui est une immigration de peuplement, a transformé en relativement peu de temps les sociétés européennes, non pas en sociétés «multiculturelles», comme on le répète un peu partout – elles sont au contraire de plus en plus monoculturelles, puisqu’elles baignent toutes dans l’unique culture de la marchandise –,mais en sociétés multi-ethniques. La critique de l’immigration, comme celle des pathologies sociales (grandissantes) qui en résultent, est tout à fait légitime, à condition de s’opérer sur d’autres bases que celles de la xénophobie et de l’exploitation des faits-divers. Éléments a dans le passé consacré un épais numéro à cette question, ce qui épargne d’avoir à y revenir. Le livre récent de la démographe Michèle Tribalat, Les yeux grands fermés, en constitue un utile complément. À mes yeux, l’immigration se définit d’abord comme l’armée de réserve du capital, sa fonction première étant d’exercer une pression à la baisse sur les salaires, avec le soutien implicite des tenants du «sans-papiérisme» (Besancenot est le meilleur allié du patronat).

    Depuis quelques années, cependant, on constate que la critique de l’immigration a plus ou moins cédé la place à une critique de l’«islamisation». Ce glissement progressif, qui n’est pas fortuit, change radicalement le sens de la critique. Il était en effet possible de critiquer l’immigration sans nécessairement critiquer les immigrés, qui en sont aussi les victimes avant d’en être éventuellement les bénéficiaires. Avec la critique de l’«islamisation», c’est-à-dire du droit pour les musulmans de pratiquer leur culte et de faire reconnaître leur identité religieuse dans l’espace public, ce sont au contraire les musulmans qui sont stigmatisés en tant que tels. Ce que je trouve inacceptable.

    Les trois religions monothéistes ont toutes été, à un moment ou un autre, des religions «immigrées» dans l’espace européen. Il est notoire que je n’ai personnellement pas de sympathie pour le monothéisme, dont j’ai au contraire constamment critiqué les fondements d’un point de vue philosophique. Mais critiquer une religion, ce n’est pas s’en prendre aux hommes. Dès l’instant où des musulmans vivent en Europe – qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore –, je ne vois pas pourquoi ils ne pourraient pas jouir en matière de culte des mêmes libertés à juste titre déjà reconnues aux chrétiens et aux juifs, aussi longtemps bien entendu que l’exercice de ces libertés ne porte pas atteinte à l’ordre public ou à la nécessaire loi commune. Ce qui ne veut pas dire que cela ne puisse pas poser des problèmes. Cela peut au contraire en poser, et il appartient alors aux pouvoirs publics de chercher à les régler. Si, par «islamisation», on entend en revanche le fait pour des non-musulmans de se voir imposer des pratiques islamiques, je trouve cela, bien entendu, tout aussi inacceptable. Mais pour l’instant, ce ne sont pas des séries islamiques que l’on voit tous les soirs à la télévision, ni des films islamiques qui envahissent nos écrans ! Je ne peux admettre, d’autre part, le lien constamment entretenu entre l’immigration et l’islam, puis entre l’islam et l’islamisme, enfin entre l’islamisme et le terrorisme : ce sont là des phénomènes contigus,mais différents. L’islam est la religion d’un milliard et demi de croyants, l’islamisme une forme radicalisée de l’islam (allant jusqu’aux aberrations salafistes ou wahhabites), le terrorisme islamique un phénomène politique sous habillage religieux enmême temps qu’une réaction convulsive contre le matérialisme occidental. Amalgamer le tout dans une dénonciation de l’immigration est une démarche confusionniste dont on ne voit que trop, dans le domaine géopolitique, à quelles puissances elle ne manquera pas de profiter. Qui a donc intérêt aujourd’hui à voir l’islam succéder à l’Union soviétique dans le rôle de l’empire du Mal ?

    Traiter de l’immigration à partir d’une critique de l’islam est à mon avis la plus mauvaise façon de procéder. Croit-on vraiment que les problèmes de l’immigration vont se résoudre par l’athéisme, la police des costumes et le jambon? Par la castration «à la suisse» des trop phalliques minarets ? Que tout irait mieux si les jeunes immigrés désertaient les mosquées pour adopter le matérialisme pratique qui constitue déjà le mode de vie de tant de Français «de souche»? Denis Tillinac écrivait récemment : «Dans les familles musulmanes pratiquantes, on inculque aux jeunes des vertus plus nobles que l’appât du fric, le culte de soi et la vénération des idoles télévisuelles». Ce n’est pas faux. Pour ma part, d’ailleurs, je préférerais habiter près d’une mosquée plutôt que d’un centre commercial (ou avoir pour voisin un universitaire musulman plutôt qu’un skinhead) !

    Les partisans de l’Algérie française nous expliquaient il y a cinquante ans que la France pouvait faire de tous les musulmans d’Algérie des «Français à part entière». Elle n’a même pas réussi à donner aux familles des harkis des conditions de vie décentes. Aujourd’hui, les marmitons de l’islamophobie, dont l’anti-islamisme reprend à son compte tous les clichés judéophobes du XIXe siècle, tout en se nourrissant des souvenirs de l’historiographie chrétienne, nous expliquent qu’on ne peut vivre en Europe en étant musulman, ce que font quand même déjà plus de 50 millions de personnes. L’islamophobie représente tous les musulmans en délinquants ou en terroristes potentiels, traitant tous ceux qui contestent cette approche de vendus, traîtres, résignés, candidats à la dhimmitude, etc. On ne va pas loin en procédant de la sorte. Au-delà des fantasmes de droite («La France va devenir une République islamique !») et de l’angélisme de gauche («On est tous citoyens du monde !»), au-delà aussi des «valeurs républicaines» et de l’anti-communautarisme convulsif dont se réclame une classe politique tout entière imprégnée de jacobinisme – de l’extrême droite à l’extrême gauche –, ce n’est pas à la religion des gens que je m’intéresse en priorité, ni même à leur lieu de naissance,mais aux valeurs dont ils se réclament, à ce qu’ils pensent et à ce qu’ils veulent faire. «Tous les hommes de qualité sont frères», écrivais-je déjà dans Les idées à l’endroit. Soit l’on cherche à réaliser le vivre-ensemble, aussi bien que cela est possible, soit l’on pousse à la guerre civile. Seul un grand projet collectif, un grand projet mobilisateur, serait susceptible de transformer tous les concitoyens en compatriotes. Je reconnais volontiers qu’on en est loin.

     

    Michel Marmin : Je n’ai rien à ajouter à la conclusion d’Alain de Benoist. Je me permets tout de même de profiter de cette question pour faire un petit point d’histoire du cinéma. J’ai été le co-scénariste du premier film français à aborder franchement (c’est-à-dire avec franchise) la question de l’islam et de l’immigration, Pierre et Djemila de Gérard Blain, et qui plus est d’un point de vue à la fois empathique et réaliste (c’est-à-dire ne méconnaissant pas les souffrances, les pathologies et les conflits que l’immigration de masse n’a pas manqué de susciter). C’était il y a quasiment un quart de siècle (1987), et le film fut violemment attaqué à l’extrême droite (à cause de son empathie) et à l’extrême gauche (à cause de son réalisme), alors qu’il n’était que modestement prophétique. J’ai l’impression que rien n’a changé depuis, et que les réactions seraient aujourd’hui les mêmes… Comme quoi, et c’est tout le problème de la ND, il est très inconfortable d’être indépendant : le goût de la vérité et le souci de l’honnêteté exposent à bien des désagréments !

     

    François Bousquet : Vous connaissant, j’aurais plutôt tendance à classer vos deux tempéraments dans la famille des pessimistes et du pessimisme – la condition de l’homme historique, du moins de droite (on n’en sort pas). Qu’en dites-vous ?

     

    Alain de Benoist : Tu connais le mot de Bernanos : «Les optimistes sont des imbéciles heureux, les pessimistes des imbéciles malheureux». Le pessimisme de droite s’enracine dans une vision réaliste de la nature humaine : l’homme n’est pas un être «mauvais»,mais il est un être risqué, dynamique et dangereux (pour lui-même). Je n’ai rien à redire à cette vision. Sur ce sujet, il est aussi de coutume de citer Gramsci : «Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté». La formule pourrait être retournée.

     

    François Bousquet : Ce que vous faites sert-il à quelque chose ?

     

    Alain de Benoist : Voilà bien une question que je ne me pose pas, non parce qu’elle m’indiffère, mais parce qu’on ne pourra y répondre que dans cinquante ans ! J’ajoute que les préoccupations utilitaires ne sont pas mon fort. Je suis bien conscient de ce que la ND occupe une ligne de crête. Le travail qu’elle fait n’est pas facile, ni dans l’ordre de la pensée ni dans l’ordre de la pratique. Non seulement elle ne cherche pas à plaire, mais elle prend consciemment le risque de déplaire. Cela suscite parfois des incompréhensions. Cela lui vaut des critiques et des hostilités croisées, sans rien qui les compense. Amicus Plato, sed magis amica veritas («Ami de Platon,mais plus encore, ami de la vérité») : Cervantès place dans la bouche de Don Quichotte la célèbre phrase d’Aristote. Ce peut

    être aussi unmot d’ordre.On essaie de faire lemieux possible ce pour quoi on pense être le plus fait. À partir de là, on fait ce que l’on croit nécessaire. C’est déjà bien. En d’autres temps, cela s’appelait faire son devoir.

     

    Michel Marmin : Moi, je me la pose tout le temps, et, dans mes accès de déprime, je réponds : «à rien»…Mais je ne le pense pas véritablement. J’ai quatre petits-enfants, et je suis profondément convaincu que ce que nous faisons pourrait les aider à trouver leur voie, c’est-à-dire à penser par eux-mêmes dans un monde qui se pense de moins en moins et à ne pas fermer les yeux devant le réel, aussi effrayant et chaotique soit-il, eh bien ! Cela aura servi à quelque chose.

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  • De droite et de gauche !... (1)

    Nous reproduisons ici un entretien de François Bousquet, rédacteur en chef du Choc du Mois, avec Alain de Benoist et Michel Marmin, publié dans l'avant-dernier numéro de la revue Eléments (n°136, juillet-septembre 2010). Une mise au clair passionnante sur les évolutions de la Nouvelle Droite au cours de ces dernières années...

    Compte tenu de la longueur de cet entretien, nous le publions en deux parties. Bonne lecture !

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    La Nouvelle Droite est-elle de gauche ?

    François Bousquet : Certains observateurs ont probablement été déroutés par des orientations, perçues comme «gauchisantes», que vous avez suivies depuis une douzaine d’années et sont fondés à se poser la question de savoir si la Nouvelle Droite est aujourd’hui de droite ou de gauche. Où la situer ?

    Alain de Benoist : Tu parles comme s’il existait une droite et une gauche unitaires, ou comme si la droite et la gauche formaient un continuum par rapport auquel on pourrait déplacer le curseur pour marquer la place occupée par tel ou tel. Mais cela n’a jamais été le cas. Certaines orientations peuvent s’observer à droite sans être approuvées par toutes les droites, aussi bien qu’à gauche sans être approuvées par toutes les gauches. Se demander si la ND est «aujourd’hui de droite ou de gauche» n’a donc guère de sens, car il faudrait commencer par définir la droite et la gauche, ce que les politologues n’ont jamais su faire d’une manière qui ait fait l’unanimité. Cela dit, il est incontestable que, depuis quinze ou vingt ans, la ND se réfère plus fréquemment qu’avant à certains auteurs généralement classés à gauche, ou qu’elle reprend à son compte certains de leurs arguments. Si certains s’en trouvent «déroutés», c’est qu’ils n’ont pas bien compris ce qu’est la ND ni, d’une façon plus générale, en quoi consiste un travail d’élaboration idéologique ou théorique.

    Toute praxis intellectuelle vivante se doit d’être à la fois dynamique et ouverte. Dynamique, cela signifie que les idées ne sont pas quelque chose de figé, comme un bien précieux qu’il faudrait placer dans un coffre-fort, mais qu’elles ont en permanence à être travaillées. Les idées se prouvent en s’éprouvant. Une fois énoncées, on doit encore les confronter à de possibles objections, en explorer les conséquences logiques, en examiner les limites. C’est la base même de tout travail de la pensée. Travail éminemment dialectique, et qui ne saurait avoir de fin. Ouverte, cela signifie que la dernière chose à faire quand on cherche à évaluer la valeur de vérité d’une idée, c’est d’y apposer a priori une étiquette. Que telle ou telle idée soit apparue à gauche ou à droite, à tel ou tel moment, ne nous dit strictement rien de ce qu’elle vaut. Le but n’est pas d’identifier des idées «de droite» ou «de gauche»,mais des idées justes. Et leur justesse ne dépend en aucune façon de leur lieu d’origine.

    Ma conviction est par ailleurs que l’une des grandes caractéristiques de la modernité a été d’instituer des dichotomies ou des oppositions qui n’ont pas lieu d’être : l’âme et le corps, l’inné et l’acquis, la conservation et le changement, la liberté et l’égalité, etc. La plupart des ces oppositions doivent être surmontées et dépassées (au sens de l’Aufhebung hégélienne). L’opposition droite-gauche fait partie de ces couples antagoniques qui, selon les époques et les lieux, ont pu revêtir des formes différentes,mais ne correspondent aujourd’hui pratiquement plus à rien. Or, l’une des aspirations les plus constantes de la ND a toujours été de parvenir à de nouvelles synthèses.

    Il faut aussi tenir compte des circonstances sociales-historiques. Un corpus théorique n’a de pertinence intrinsèque et de chance d’exercer une certaine influence que dans la mesure où il tient compte des évolutions du champ social, lequel s’est profondément modifié depuis trente ans dans les pays occidentaux. Les hégémonies dominantes, les modes de production, les mécanismes de contrôle social, ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’à l’époque où la ND est apparue, à la fin des années 1960, ni même qu’il y a vingt ans, au moment de la chute du Mur de Berlin. Être conscient du moment historique que l’on vit est essentiel. Les gens qui, à vingt ou trente ans d’intervalle, répètent exactement la même chose n’en sont visiblement pas capables. Ils aggravent leur cas en parlant de «fidélité», sans réaliser que ce terme n’est que l’alibi de leur paresse intellectuelle ou de leur rigidité mentale. Lors des dernières élections régionales, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres un tract de l’UMP appelant à «sauver la jeunesse du péril gauchiste». C’était atterrant de bêtise. Croire qu’en 2010, ce qui menace la jeunesse, c’est le «péril gauchiste»,montre vraiment que ces gens-là se trompent d’époque.

     

    François Bousquet : C’est la première fois que j’entends parler de «péril gauchiste». De nos jours, c’est plutôt l’épouvantail fasciste qu’on brandit à tout bout de champ…

     

    Alain de Benoist : Laissons les épouvantails. Ce que je veux dire, c’est que nous ne sommes plus à l’époque où l’extrême gauche marxiste (pour schématiser) régnait sans partage sur l’intelligentsia dominante. (Il n’y a plus aujourd’hui que le journal intégriste catholique pro-américain Présent pour s’imaginer que Le Monde est un quotidien «trotskyste»!). Aujourd’hui, l’idéologie dominante correspond à la double thématique des droits de l’homme et du marché. Et c’est par rapport à elle que doit se positionner une pensée critique radicale, c’est-à-dire soucieuse d’aller aux racines.

    Le fait dominant aujourd’hui, c’est l’extension planétaire de l’idéologie de la marchandise et du système de l’argent, accélérée par une mondialisation qui va de pair avec l’américanisation (sans en être synonyme: les États-Unis en sont le principal vecteur et le principal bénéficiaire,mais ils n’en sont eux-mêmes qu’un rouage). Le vrai «choc des civilisations», actuellement, c’est la guerre des États-Unis contre le reste du monde, et la résistance des peuples à l’arraisonnement du monde par l’infinité du capital, ce mélange d’hubris et d’apeiron qui était déjà le principal ressort de la chrématistique. C’est ce qui m’a amené à écrire que l’ennemi principal est aujourd’hui le capitalisme et la société de marché sur le plan économique, le libéralisme sur le plan politique, l’individualisme sur le plan philosophique, la bourgeoisie sur le plan social et les États-Unis sur le plan géopolitique.

    Si l’on se situe dans cette perspective, alors on doit aussi admettre que, dans les circonstances présentes, chaque fois que le gouvernement d’un pays occidental passe à droite, ce n’est pas à une amélioration des choses que l’on assiste,mais à une aggravation. La droite au pouvoir, aujourd’hui, cela signifie plus de libéralisation des échanges, plus de mondialisation, plus d’atlantisme pro-américain, plus de libertés données à la Forme-Capital et au système de l’argent. Et de fait, les pires chefs d’État ou de gouvernement de ces dernières décennies ont été ou sont encore les Margaret Thatcher, George W. Bush, José Maria Aznar, Silvio Berlusconi, Nicolas Sarkozy et autres Lech Kaczynski, en attendant les Gianfranco Fini, les David Cameron, les Geert Wilders ou les Sarah Palin! (Cela ne veut pas dire, bien entendu, que je pense grand bien de leurs adversaires de gauche, mais tout simplement qu’avec eux, c’était pire).Une certaine droite,malheureusement, déplore tous les jours la mondialisation tout en ne cessant, de manière réflexe, de s’ingénier à mettre au pouvoir ceux qui vont en accentuer les aspects les plus négatifs.

     

    François Bousquet : Exception faite de Reagan et de Thatcher, le modèle de tous ces gens-là, n’est-ce pas plutôt Tony Blair qui l’a posé ?

     

    Alain de Benoist : Tony Blair, avec sa pseudo «troisième voie», est surtout un exemple typique de la dégénérescence «moderniste» de la gauche et de la façon dont elle a rejoint la pire des droites. La droite, dans le passé, avait pourtant su s’élever contre le système de l’argent, car celui-ci contredisait à angle droit ses valeurs traditionnelles. Au XIXe siècle, notamment, une grande partie de la droite s’oppose d’autant plus au libéralisme et à l’individualisme qu’elle sait très bien que ces doctrines sont intrinsèquement liées à la philosophie des Lumières. Il se trouve,malheureusement, que cette critique s’est atténuée peu à peu, tant en raison de la baisse évidente des capacités théoriques de la droite (qui s’explique en partie par des raisons historiques) que de son embourgeoisement et de son goût immodéré pour le pouvoir, qui ont entraîné son ralliement de fait à l’idéologie libérale. De son côté, une certaine gauche s’est aussi élevée contre le système de l’argent, non parce qu’elle se réclamait des mêmes valeurs que la droite, mais parce qu’elle était surtout sensible aux dégâts sociaux résultant de l’exploitation des travailleurs par le capital. Comme cette gauche a, depuis au moins un siècle, largement surclassé la droite pour ce qui est du travail théorique, il est tout à fait normal que, dans ce domaine, ce soit «à gauche» que l’on trouve encore aujourd’hui des éléments de théorie critique auxquelles on puisse se référer, qu’il s’agisse des travaux des socialistes français, de George Orwell, de Walter Benjamin, de Karl Polanyi, de Castoriadis, d’André Gorz, de Jean-Claude Michéa, etc. Même si l’ennemi de mon ennemi n’est pas automatiquement mon ami, il ne peut qu’en résulter certaines convergences objectives. Mais cela ne signifie nullement que ces bases théoriques puissent être attribuées à «la gauche» dans son ensemble, puisqu’une large partie de cette gauche a elle aussi été infectée par la logique de la société de marché.

    Tu parles de ceux que la démarche de la ND – démarche de recherche et d’études, rappelons-le – a pu «dérouter ». Elle déroute naturellement ceux qui, enmatière de routes, ne se sentent à l’aise que sur les chemins familiers. Il fait bon parcourir les chemins familiers. On s’y sent bien. L’inconvénient, c’est qu’on n’y découvre jamais rien. Pour parfaire un itinéraire, trouver des choses nouvelles, il faut emprunter des chemins de traverse. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours affectionné tout particulièrement les auteurs qui ont eu des itinéraires eux aussi transversaux, qu’il s’agisse de Georges Sorel, de Georges Valois, d’Édouard Berth, d’Ernst Niekisch et de bien d’autres. (On pourrait même y ajouter Marx, si l’on tient compte de ses facettes les plus contradictoires). Ils ont plus découvert que les autres.Ayant plus découvert, ils ont aussi plus apporté.

     

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    François Bousquet : Mon impression est que, venant de la droite, vous vous montrez aussi impitoyable à son encontre que Christopher Lasch, venant lui de la gauche américaine, l’a été à l’égard de sa famille d’origine…Question plus personnelle et j’allais dire plus existentielle : vous-mêmes,Alain de Benoist et MichelMarmin, en quoi vous percevez-vous «de droite» ou «de gauche»?

     

    Alain de Benoist : L’important, àmon avis, est de pouvoir se réclamer de l’une et de l’autre enmême temps – tout en sachant, pour les raisons que je viens de dire, qu’on ne pourra jamais se réclamer que d’une certaine droite (et non de toutes) et d’une certaine gauche (et non de toutes). Personnellement, je n’ai jamais eu l’esprit de famille. Cela veut dire que j’essaie d’avoir une pensée personnelle, que je n’arrête pas mes idées en me demandant ce qu’il convient d’en penser dès lors que l’on appartient à tel ou tel groupe. Parmi les 400 ou 500 personnes avec lesquelles je suis aujourd’hui en contact plus ou moins régulier, il y a à peu près autant d’hommes «de droite» que «de gauche». Je pourrais ajouter qu’intellectuellement je penche souvent à gauche, alors que je penche nettement à droite pour ce qui est des valeurs (l’éthique de l’honneur). Gabriel Matzneff a dit de Byron qu’il «avait un tempérament de droite et des idées de gauche». Être un «homme de gauche de droite» me convient tout à fait.

     

    Michel Marmin : Quant à moi, je me reconnaîtrais plus volontiers dans Stendhal que dans Byron. Les «idées de gauche» de Byron procèdent d’un sentimentalisme, certes bien placé, et d’ailleurs courageux,mais que l’on peut assimiler à une sorte de crise de conscience de classe assez répandue dans l’aristocratie européenne de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe. Elles participent peut-être aussi, du moins en partie, de son dandysme (qui, lui, est bel est bien «de droite»)… Byron me fait penser, en moins velléitaire bien entendu et surtout avec beaucoup plus de panache, au héros du film Allonsanfan des frères Taviani, un aristocrate italien engagé aux côtés des Carbonari dans l’Italie de la Restauration post-napoléonienne. Stendhal, c’est un peu le contraire. C’était un enfant de la Révolution française, qui avait bruyamment exulté à l’annonce de l’exécution de Louis XVI et dont les idées étaient clairement «de gauche», mais que son esthétisme, son hédonisme et son scepticisme moral déportaient non moins clairement «à droite».Au XXe siècle, on pourrait retrouver ce type d’ambiguïté (ou d’ambivalence) avec Aragon comme pendant de Byron et Roger Vailland comme pendant de Stendhal… Et sans multiplier les exemples de chassé-croisé gauche-droite droite-gauche, que dire de Balzac qui, avec des idées parfaitement réactionnaires et assumées comme telles (avec des nuances quand même), a délivré un tableau de la société française dont Marx et Engels feront leur miel ?Tout ceci pour simplement montrer qu’il y a mille façons d’être à la fois «de droite» et «de gauche» et de naviguer de l’un à l’autre pôle…L’histoire de la Nouvelle Droite pourrait alors bien être celle d’une navigation, d’autant plus compliquée que cette histoire est aussi celle d’une fédération instable de parcours individuels plus ou moins erratiques ! Cela peut évidemment dérouter. Mais le propre de la ND n’est-il pas justement de ne pas tracer de route,mais d’explorer des chemins ?

     

    François Bousquet : Balzac est assurément plus grand que la préface générale de La comédie humaine, où il se définit comme auteur catholique et légitimiste, mais enfin il l’a écrite. Quant à la critique marxiste de Balzac, il lui est certes arrivé d’être géniale, surtout chez Georg Lukács, mais elle passe complètement à côté de la question centrale de La comédie humaine, à savoir : la charité peut-elle, oui ou non, racheter la laideur du monde ?Va expliquer cela à un marxiste !

     

    Michel Marmin : J’ai simplement dit que Marx et Engels avaient lu Balzac avec profit, je n’ai pas dit que Balzac était marxiste ! Sur la «question centrale» de son œuvre, je me bornerai à constater que nombre de chrétiens, notamment en Amérique latine à l’époque de la théologie de la libération, ont intégré sans difficulté les principales analyses de Marx à leur vision et à leur action, tels Gustavo Gutiérrez ou Enrique Dussel.Ces gens-là, un peu oubliés aujourd’hui et dont Jacques Paternot et Gabriel Veraldi ont fait un portrait passionnant (et d’ailleurs critique) dans leur roman Le dernier pape, n’avaient pas besoin qu’on leur explique ta question: ils t’auraient répondu que la révolution est la charité même. En remontant plus loin, on pourrait également citer le Front des chrétiens révolutionnaires de Maurice Laudrain, fondé en 1935 et dont la revue, Terre nouvelle, se consacrait au rapprochement entre christianisme et communisme. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini, sans omettre certains textes de Marx et Engels eux-mêmes bien entendu. L’un des plus émouvants reste sans doute celui de la poétesse mystique Madeleine Delbrêl (1904-1964), actuellement en procès de béatification, qui travailla comme assistante sociale en banlieue communiste, dans les années 1930, et qui écrivait :«Dans le Parti communiste, je suis persuadée que le mobile le plus puissant qui fasse agir un militant est, très souvent, pour ne pas dire le plus souvent, l’amour […] L’expérience communiste, qui est une grande expérience, est l’expérience d’un amour.» Devrait évidemment s’ensuivre un débat sémantique, philosophique, théologique et historique, mais il nous éloignerait du sujet de notre discussion…

     

    François Bousquet : Vous vous êtes séparés de la droite sans être pour autant accueillis par la gauche. Est-ce la droite qui a cessé de vous aimer ou vous qui avez cessé d’aimer la droite ? Que lui reprochez-vous finalement ? Et que reprochez-vous à la gauche ?

     

    Alain de Benoist : Le but n’a jamais été d’être «accueillis» ou reconnus par quiconque. Le travail des idées ne peut obéir, en tant que tel, à des considérations stratégiques (s’il y obéit, il se renie lui-même). Il consiste à dire ce qu’on pense. Et ce n’est pas non plus une affaire de sentiments : amour et désamour n’entrent pas en ligne de compte ! Mais tu as raison: s’il y a des choses à prendre à droite comme à gauche, il y a aussi beaucoup de choses à leur reprocher. Encore faut-il distinguer les reproches de fond et les reproches de circonstance.

    À mon sens, ce que l’on peut le plus reprocher à la gauche – encore une fois, je prends le terme de façon conventionnelle : il s’agit seulement d’examiner des thématiques qui, historiquement, ont été plus fréquemment attestées «à gauche» –, c’est d’abord son irréalisme concernant la nature humaine, et ensuite son universalisme politique. Cet irréalisme lui fait croire que l’homme est partout lemême, en sorte que ce qui vaut pour un peuple vaut aussi bien pour un autre (c’était le credo de Condorcet), et qu’il est en outre modifiable ou perfectionnable à l’infini. Saine réaction contre des déterminismes trop rigides,mais aussi claire dimension d’utopie, qui méprise volontiers les enseignements de l’histoire et rend incapable de comprendre les raisons pour lesquelles la philosophie des Lumières n’a pas tenu ses promesses d’émancipation. La gauche, en outre, a trop souvent repris à son compte la thématique fondamentale de l’idéologie du progrès, ce qui explique qu’elle soit si souvent tombée dans l’historicisme. Ajoutons-y encore – cela va de pair avec l’universalisme – sa faveur pour lesmorales déontologiques de type kantien et, dans sa défense légitime des opprimés et des exploités, un certain dolorisme qui la porte à considérer que la faiblesse est une valeur en soi et que les victimes ont raison, non du fait de telle ou telle condition sociale-historique,mais du seul fait qu’elles appartiennent à la catégorie des dominés.

    La droite est plus réaliste,même si ce réalisme est fortement entamé par ses perpétuelles aspirations restaurationnistes («c’était mieux avant !»), fondées sur la nostalgie, l’idéalisation du passé et le goût de l’histoire-refuge. Ce que je lui reproche essentiellement, c’est de confondre l’appartenance et la vérité, tombant ainsi dans le trait majeur de la modernité : la métaphysique de la subjectivité. Concrètement, la droite a tendance à reprendre à son compte l’idéologie individualiste en se bornant à élargir le «je» (j’ai tous les droits) en «nous» (nous avons tous les droits). Elle a ses préférences, qui sont légitimes et naturelles,mais elle en conclut que ce qu’elle préfère est objectivement supérieur ou meilleur, ce qui n’est pas nécessairement vrai. Elle n’a pas tort, par ailleurs, de vouloir réhabiliter la notion d’autorité,mais son goût de l’autorité la rend généralement incapable de s’intéresser aux mécanismes de contrôle social et indifférente aux processus d’exploitation du travail vivant. Professant un unanimisme souvent mystificateur (l’«unité nationale») qui détourne l’attention des rapports sociaux, elle est tout autant incapable de prendre en compte les facteurs de classe. C’est pourquoi elle a si souvent été du côté du désordre établi, des exploiteurs et des plus forts (au seul motif parfois qu’ils étaient les plus forts, ce qui l’a fait glisser sur la pente du darwinisme social, du colonialisme et du racisme).Mentionnons encore, en dépit même de l’unanimisme dont je viens de parler, son irrésistible tendance à s’en prendre à des catégories d’hommes (les «hommes en trop») plutôt que de s’employer à réfuter des idées fausses.

    Si l’on en vient aux critiques de circonstance, la première chose qui saute aux yeux est que la plus grande partie de la droite se trouve aujourd’hui dans un état intellectuel proche de l’encéphalogramme plat. Les uns ressassent leurs obsessions nostalgiques ou publient le 3001e article sur un auteur auquel ils en ont déjà consacré 3000. Les autres continuent, depuis plus d’un siècle, d’en appeler au «sursaut national», à l’«union des patriotes » et autres inusables calembredaines. D’autres encore font des pèlerinages et des veillées de prière, car c’est bien sûr le Sacré-Coeur qui sauvera la France ! Je ne parle pas ici de ceux qui croient que Saint-Loup est un auteur plus important que Max Weber – ces cas-là sont désespérés. Le fait est que les grands auteurs de droite ont disparu les uns après les autres sans avoir été remplacés. En dehors de certains milieux libéraux et de certains milieux chrétiens, exceptions notables, la droite ne lit presque plus rien, sinon quelques auteurs fétiches qui font partie des meubles de famille. Épurée à plusieurs reprises, souvent (injustement) ostracisée, et parfois même persécutée, elle paie le prix de tous les combats qu’elle a perdus avec une remarquable régularité. Elle a aussi des excuses : l’esprit ambiant, la montée de générations peu curieuses, la destitution de l’écrit.Mais enfin, les faits sont là : ce n’est pas sur elle qu’on peut compter pour analyser la gouvernance, les mécanismes du marché, l’apparition d’un capitalisme post-bourgeois et post-prolétarien, pour critiquer la morale disciplinaire ambiante qui vise à conformer l’individu au désir d’échange, pour produire une psychologie des émotions, une théorie de l’érotisme, une doctrine épistémologique, une méthode sociologique qui lui soit propre. Incapable de créer en France un journal comparable à ce qu’est l’hebdomadaire Junge Freiheit enAllemagne, elle reste, comme toujours, pratiquement muette sur les luttes sociales et les problèmes économiques, s’en tenant dans le meilleur des cas à une «critique artiste» de la logique du capital, quand elle ne tombe pas dans la dénonciation rituelle des «banquiers » et des «gros», ou dans l’apologie du bon capitalisme (industriel) enraciné contre le méchant capitalisme (financier) nomade. Que pourrait-elle dire sur les nanotechnologies, sur la mort de Kostas Axelos, sur les controverses mondiales autour de l’oeuvre de John Rawls ou l’Empire de Hardt et Negri ? Elle n’en a tout simplement jamais entendu parler.

     

    François Bousquet : Je te concède que pour les nanotechnologies, l’homme numérique ou encore l’oeuvre de John Rawls, la droite brille surtout par son absence. Mais je dois t’avouer, pour ce qui concerne les «multitudes» vaporeuses de Negri, que je ne pousserai pas le masochisme jusqu’à m’y intéresser. Impossible en tout cas de les prendre au sérieux.

     

    Alain de Benoist : Pas d’accord. Lorsque le livre de Michael Hardt etAntonio Negri a paru, le New York Times l’a qualifié de «Manifeste communiste du XXIe siècle». C’était bien entendu très exagéré,mais il n’en est pas moins vrai que la théorie des «multitudes», que je crois absolument fausse, exerce aujourd’hui une influence notable sur une large partie du mouvement altermondialiste. Quantité de livres et de colloques lui ont été consacrés, et il s’est même créé en France une revue (dirigée par l’un des fils de Pierre Boutang!) pour la défendre. La moindre des choses, quand on se veut attentif au débat d’idées, et surtout quand on est en désaccord avec une théorie nouvelle, c’est de l’analyser et d’expliquer ce qu’on lui reproche.

    Sur les sept cultures de base de l’honnête homme : la culture historique, la culture littéraire, la culture artistique, la culture philosophique, la culture scientifique, la culture psychologique, la culture en sciences sociales, la droite ne maîtrise plus guère, en tout cas, que les trois premières. Plus encore qu’elle n’en est exclue, elle s’exclut elle-même des débats. Obsession de l’entre-soi. Cette droite-là s’enferme d’elle-même dans un ghetto coupé du monde, à partir duquel elle jette l’anathème sur les pourris, les traîtres et les salauds. Délires sur la «subversion», les «agents d’influence», le «gouvernement invisible», les Rouges, lesViets, les fellouzes, les homos et tutti quanti. Complexe obsidional de ces «maudits» qui se font gloire de leur mise à l’écart, en s’imaginant y voir la marque de leur élection ou la preuve de leur héroïque supériorité. Quand on lit le courrier des lecteurs de la plupart des journaux de droite, on est partagé entre le fou rire et l’accablement.

    Mais la gauche, quoique moins atteinte, n’est à bien des égards plus que l’ombre d’elle-même. Le parti communiste est devenu un parti social-démocrate, le parti socialiste un parti social-libéral. Convertis aux «droits de l’homme» et à l’économie de marché, les «repentis» se font gloire d’abjurer leurs anciennes convictions révolutionnaires, les syndicats surenchérissent dans le réformisme, tandis que d’autres se bornent à défendre les sans-papiers parce que le prolétariat les a déçus. La classe politique de gauche s’est radicalement coupée du peuple. L’Italien Massimo D’Alema, qui applaudissait en 1999 au bombardement de la Yougoslavie par les troupes de l’OTAN, ou le Français Dominique Strauss-Kahn, passé sans état d’âme de la direction du PS à celle du Fonds monétaire international (FMI), sont de parfaits symboles de cette gauche qui veut améliorer la société sans en changer et dont la pensée, vidée de toute substance, ne se ramène plus qu’à l’autoréférence narcissique. Renouant avec les sources libérales de la philosophie des Lumières, cette gauche-là a bien entendu abandonné toute pensée critique radicale, toute perspective de révolution.Ce qui rend d’autant plus précieux les rares véritables foyers de pensée critique existant encore en son sein.

     

    Michel Marmin : Comme Alain de Benoist, ce que je reproche le plus à la gauche, c’est d’avoir, en gros, capitulé en rase campagne face à la déferlante libérale. Mais, ceci expliquant cela, je lui reproche aussi d’avoir en fait renoncé à ses propres fondements qui sont, àmes yeux dumoins, une exigence morale kantienne (dont elle continue de se prévaloir) et le refus de l’humiliation. On peut bien entendu critiquer la philosophie de Kant, et la ND n’a pas été la dernière à le faire. Cependant, et cette assertion n’engage que moi, je crois que la morale kantienne avait du bon en ce sens que, la religion ayant cessé d’encadrer les comportements individuels, elle pouvait constituer une barrière à la guerre de tous contre tous et un socle sur lequel pouvait être reconstruite une société moins cruelle (plus juste, si on veut) : c’est la «morale socialiste» prônée au XIXe siècle par des théoriciens socialistes français tels que Benoît Malon et dont on ne retrouvera malheureusement qu’une version caricaturale et parfois franchement comique dans les mouvements de menton de Ségolène Royal, ce qui est peut-être pire que rien. (Soyons très clairs : au second tour de l’élection présidentielle de 2007, j’ai néanmoins voté sans la moindre hésitation pour elle, et ce choix ne m’inspire évidemment pas le moindre remords.) Quant au refus de l’humiliation, dont Malraux a si bien parlé dans L’espoir, c’est en quelque sorte une application directe et essentielle de la morale kantienne. L’égalité bien comprise n’est pas autre chose.

    J’ai été très frappé, au moment de l’affaire Pelat, par cette définition que m’a alors donnée du socialisme un avocat angevin, vieil ami politique de mon père : «Pour moi, le socialisme, c’est la simplicité». Cette définition semblera peut-être un peu courte. Je le crois essentielle et, pour tout dire, «romaine». Je reproche à la gauche d’avoir oublié Plutarque. Quant à la droite, elle a oublié Don Quichotte ! Pire, dans le combat de Don Quichotte contre les moulins à vents, c’est aux moulins à vent que la droite peut être aujourd’hui identifiée…

     

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    François Bousquet : Tout ça, c’est bien beau,mais tu connais la phrase de Péguy sur le kantisme qui a les mains pures,mais qui n’a pas de mains. Vient un temps où ces mains, il faut accepter de les salir un peu…

     

    Michel Marmin : Je crois connaître et admirer suffisamment Péguy, l’écrivain qui m’a le plus marqué depuis que je suis en âge de lire, pour me permettre de dire qu’il avait parfois la formule trop facile, et je crois que c’est le cas ici. La morale kantienne – la morale du devoir pour le devoir, rappelons-le – ne lui était évidemment pas étrangère : c’est bien elle qui a déterminé son engagement dreyfusard, par exemple. Quant à se salir les mains, je ne suis pas sûr que ce soit jamais une nécessité. Ou alors, à condition d’être bien conscient que cette salissure est une tache indélébile et inexpiable, et qu’elle ternit à jamais la fin qui la «justifie», ce dont se moquent éperdument, il est vrai, les «salauds de tous les partis», comme disait justement Péguy.

     

    François Bousquet : Le clivage gauche-droite n’a manifestement plus grand sens pour vous,mais peut-être peut-il encore nous éclairer sur votre itinéraire personnel et celui d’Éléments ? Et comment qualifier cet itinéraire ? De politique ? De métapolitique ? De philosophique ? De culturel ?

     

    Alain de Benoist : Le clivage droite-gauche est apparu à l’époque de la Révolution française,mais les termes de «droite» et de «gauche» ne sont véritablement entrés dans le langage courant qu’au début du XXe siècle (Marx, pour ne citer que lui, ne s’est jamais défini comme un homme de gauche). Cette dichotomie «spatiale» possédait au départ une portée historique, dans la mesure où la «droite» correspondait à une manière de survivance de l’Ancien Régime (valeurs, institutions, idées). Les choses, néanmoins, se sont très tôt compliquées, avec l’apparition de l’orléanisme, ancêtre de la droite libérale, et, à l’autre bout de l’échiquier, avec l’essor d’un mouvement ouvrier politiquement révolutionnaire mais en matière de valeurs beaucoup plus conservateur et traditionnel qu’on ne l’a dit (voir la «décence commune» évoquée par Orwell), raison pour laquelle le socialisme des origines ne se confond pas avec la philosophie des Lumières, dont il lui est pourtant arrivé de s’inspirer, ni d’ailleurs avec la morale kantienne, dont Michel Marmin fait plus grand cas que moi !

    Ce clivage droite-gauche, qui ne recoupe nullement, comme l’a bien montré Costanzo Preve, l’opposition entre l’individualisme possessif et le solidarisme communautaire (le premier n’étant qu’un produit d’exportation idéologique occidental, alors que la seconde a une portée beaucoup plus générale), s’est cristallisé au cours des deux derniers siècles sur des terrains variés : problème des institutions (monarchie ou République), problèmes de la laïcité, problèmes scolaires, problèmes sociaux, etc.Toutes ces problématiques sont aujourd’hui épuisées. Nous sommes entrés dans la post-modernité, qui est une époque aussi bien post-communiste que post-fasciste, une époque dominée par un nouveau mode d’expansion de la Forme-Capital, lui aussi post-bourgeois et post-prolétarien. Les grands événements qui se produisent dans le monde révèlent des clivages nouveaux, qui parcourent de façon transversale toutes les familles de pensée, et qui restent en grande partie à conceptualiser. Même dans le jeu politicien et parlementaire classique, où les termes de droite et de gauche continuent d’être employés, le recentrage des programmes et la «pipeulisation» de la vie publique font que la différence entre droite et gauche est de moins en moins bien perçue. «Soyons modestes et francs : nous ne savons plus clairement ce qu’est la gauche, ni ce qu’est la droite», écrivait Pierre-AndréTaguieff en 2005. L’indistinction entraîne l’indifférence, ce qui explique la volatilité grandissante des choix électoraux. Dans le domaine des idées, enfin, le clivage droite-gauche n’est plus opératoire depuis longtemps, contrairement à ce que prétendent les représentants de la Nouvelle Classe politico-médiatique et la cléricature stipendiée des fonctionnaires de la pensée. Ce qui subsiste peut-être, en revanche, c’est une distinction d’ordre psychologique : les circonstances historiques ont fait qu’il y a une «mentalité de droite» (mais on la retrouve parfois à gauche) et une «mentalité de gauche» (mais on la retrouve parfois à droite). C’est en ce sens, précisément, qu’on peut se référer à la fois à des idées de gauche et des valeurs de droite.

    Plutôt que d’« itinéraire personnel», je parlerais de chemin de pensée (Denkweg).Tout intellectuel digne de ce nom a un chemin de pensée, et tout chemin de pensée suppose un horizon de pensée, lequel se modifie sans cesse sous l’influence de facteurs intérieurs (rencontres, lectures, réflexions) et extérieurs (les évolutions sociales- historiques auxquelles nous assistons). Je crois être un intellectuel assez typique : j’en ai toutes les qualités (rarement reconnues) et tous les défauts (toujours stigmatisés). Le chemin de pensée parcouru par la plupart des auteurs ou des théoriciens permet par ailleurs souvent de distinguer une période de jeunesse et une période de maturité (le «jeune» Goethe, le «jeune» Marx, le «second» Jünger, etc.) – une distinction où le contraste est indissociable de la continuité. Mon chemin de pensée n’a pas échappé à cette règle. Politique ? Métapolitique ? Philosophique ? Culturel ? C’est évidemment tout cela à la fois.

    J’ai parlé de chemin de pensée et aussi de travail de la pensée. Il faudrait préciser ici qu’il y une grande différence entre «penser à» et penser tout court. Penser au rendez-vous que l’on aura demain, penser à aller chercher les enfants à l’école, etc., est tout autre chose que penser – penser la technique, penser le jeu du monde,penser l’emprise du Ge-Stell, etc. La plupart des gens sont capables de «penser à»,mais beaucoup sont incapables de penser. Une démarche de pensée est également tout autre chose qu’une démarchemilitante –même si un intellectuel est aussi capable de consacrer sa vie entière à la défense de ses idées, parfois jusqu’à enmourir d’épuisement.

    Quand ils ont des idées, ce qui n’est pas toujours le cas, les militants en ont généralement une approche utilitaire ou instrumentale : elles ne valent à leurs yeux que par ce qu’ils peuvent en faire. Ils n’aiment pas les pensées qui dérangent et les obligent à se remettre en question. Ils préfèrent les réponses catéchétiques aux questionnements. Les idées sont pour eux, certes des armes,mais aussi et surtout des béquilles ou des réservoirs de slogans. «Les gens ne cherchent pas la vérité, ils cherchent une croyance, ce qui est tout autre chose», dit très justement le philosophe Marcel Conche. Les «petites brutes» dont parlait Bernanos croient qu’il n’y a pas de vérité (à chacun la sienne !) : relativisme intégral et droit du plus fort. Marx lui-même a fait l’erreur de ne pas croire à la vérité philosophique, qu’il ne faut pas confondre avec la certitude scientifique.Moi, je crois à la valeur de vérité de ce qui, dans un horizon de pensée, se dévoile comme tel. Aléthèia.

     

    Michel Marmin : L’évolution d’Éléments est bien sûr consubstantielle à celle de ceux qui l’animent, Alain de Benoist en tête. Je n’ai d’ailleurs pas grand-chose à ajouter à ce que celui-ci vient de dire, sinon que la recherche de la vérité à laquelle il fait allusion, citant Marcel Conche,peut conduire à certaines divergences de vues ou d’analyses. Les lecteurs n’auront pas manqué d’observer par exemple que Pierre Le Vigan est plus «républicain» qu’Alain de Benoist et Alain de Benoist plus écologiste que Pierre LeVigan, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’un est plus de gauche ou de droite que l’autre…Loin de l’éclairer, le vieux clivage droite-gauche a plutôt tendance à brouiller le paysage. En soi, il n’a plus aucun sens, sinon rétrospectif, et encore. Ainsi, c’est bien mal connaître l’histoire des mentalités populaires ou ne jamais avoir lu Les misérables que de croire que l’honneur, l’héroïsme, le désintéressement, le sacrifice de soi, sont des valeurs spécifiquement de droite. Ce sont des valeurs tout court, universelles sans doute, qui ont été illustrées aussi bien à gauche qu’à droite. En revanche, elles n’ont plus guère cours aujourd’hui, ni à gauche ni à droite…Un peu plus à gauche qu’à droite tout de même. Et si la droite française est indubitablement moins sectaire que la gauche, c’est parce qu’elle est devenue totalement cynique. À un point tel que je me sens moins déshonoré d’être proscrit par la gauche qu’admis par la droite !

     

    François Bousquet : Vos goûts littéraires, tels qu’ils se manifestent dans Éléments, semblent plutôt de droite, vos goûts cinématographiques plutôt de gauche. Quant à vos goûts intellectuels et artistiques, ils sont plutôt transversaux. Occuperiez-vous toute la scène politique ?

     

    Alain de Benoist : Il s’agit évidemment moins d’occuper «toute la scène politique» que d’être capable d’apprécier sans idées préconçues la valeur des oeuvres. Mais puisque tu parles de cinéma, j’aimerais souligner ici l’importance à mon avis fondamentale de tout ce qu’Éléments, grâce en particulier àMichel Marmin, a pu faire pour tenter d’expliquer à notre public en quoi consistent exactement l’écriture, le style, l’essence même de l’art du cinématographe. Cet effort a été rarement relevé par ceux qui se sont intéressés à la ND – et je ne suis pas sûr non plus que ces explications aient vraiment éduqué le regard de tous nos lecteurs ! –, mais je tenais à le souligner. Cela dit, ton observation me paraît assez juste. Intuitivement, j’aurais tendance à l’expliquer en disant que la grande littérature est un genre «de droite» (ou que les hommes de droite y réussissent mieux), tandis que le grand cinéma est un genre «de gauche» (ou que les hommes de gauche s’y épanouissent mieux),mais il faudrait sans doute aller y voir de plus près. N’oublions pas qu’un film comme La grande illusion (1937), de Jean Renoir, aujourd’hui souvent considéré comme un film «typiquement de droite», fut dénoncé au moment de sa sortie par tous les mouvements de droite comme un film typiquement de gauche ! Quant à moi, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas apprécier en même temps Balzac et Eisenstein, Flaubert et Ken Loach, La Varende et Pasolini, non certes par éclectisme,mais au contraire d’une façon très logique. Si j’en avais le temps, je pourrais en effet dire en quoi, sur bien des points, ils se rejoignent.

     

    Michel Marmin : C’est une question assez difficile…J’aurais tendance à m’approprier la réponse que Léon Daudet aurait rétorquée à quelqu’un qui s’étonnait qu’il se soit fait, lui le directeur de L’Action française, le thuriféraire d’une œuvre aussi «antipatriotique» que Voyage au bout de la nuit : «En matière de littérature, la patrie, je l’emmerde !» L’exemple est d’ailleurs intéressant car Voyage au bout de la nuit a été accueilli comme un grand roman de gauche, célébré par Paul Nizan dans L’Humanité et cité en exergue par Jean-Paul Sartre dans La nausée. Or, qui oserait soutenir en 2010 que Louis-Ferdinand Céline est un écrivain de gauche ? Et pas seulement à cause de son attitude sous l’Occupation! Le pessimisme foncier de Voyage au bout de la nuit, son effroi devant la modernité américaine, son pacifisme et son «antipatriotisme» même, sont incontestablement «de droite» plus que «de gauche», Bernanos et Daudet ne s’y étaient finalement pas trompés. Si la grande littérature contemporaine (mettons, depuis le XIXe siècle) est en effet plutôt «de droite», c’est parce qu’elle est beaucoup moins dogmatique que la littérature «de gauche» et que, s’intéressant plus aux destinées individuelles, donc à la liberté, qu’aux destins collectifs, elle est moins portée à imposer une grille idéologique préfabriquée à la réalité. Mais n’oublions pas qu’il y a de très mauvais écrivains de droite – on ne les lit heureusement plus –, comme Paul Bourget ou Henry Bordeaux, qui ont exactement les mêmes défauts que les pires littérateurs «de gauche». Et, inversement, qu’il existe de grands écrivains «de gauche» dont l’art et la manière ne sont pas systématiquement déterminés par le projet politique auquel ils souscrivent par ailleurs : j’ai déjà cité Aragon et Roger Vailland, je pourrais en ajouter d’autres, dont Paul Nizan justement ou Sartre lui-même. Je suis sûr que La nausée est un très grand livre (c’était aussi l’opinion de Pierre Gripari), je ne suis pas sûr que ce soit un livre «de gauche» (ni «de droite» du reste).

    Pour le cinéma, c’est encore autre chose. Le cinéma a intrinsèquement partie liée avec la modernité dans la mesure où il est un art issu de la révolution industrielle et où, de par ses structures économiques, il reflète assez naturellement les idéologies dominantes, aujourd’hui plus encore qu’hier : en avril dernier, la présidente de la Commission de classification des œuvres cinématographiques (autrement dit, la censure), Sylvie Hubac, s’inquiétait d’une production française «plus consensuelle» que jamais, c’est dire !Art de masse, le cinéma sait être une redoutable machine à décerveler : notre ami Ludovic Maubreuil explique cela mieux que quiconque dans deux essais vraiment fondamentaux, Le cinéma ne se rend pas et Bréviaire de cinéphilie dissidente. Cela dit, force est de reconnaître que les cinéastes qui, actuellement, tentent de briser cette relation totalitaire et avilissante entre le spectacle et le spectateur sont généralement des cinéastes de gauche et même d’extrême gauche, comme Peter Watkins,mais, il y a cinquante ans, c’était un cinéaste de droite et peut-être même d’extrême droite, Jean-Luc Godard, qui avait ouvert la brèche dans le système…Quant à Ken Loach, qu’Alain de Benoist évoque opportunément, voilà un bel exemple de cinéaste de gauche (trotskyste) dont les films exaltent des valeurs que la droite a abandonnées : l’honneur, l’héroïsme, le désintéressement, le sacrifice de soi (cf. supra)…

    J’ai bien conscience de répondre de façon incomplète et très schématique à la question de François Bousquet. Il serait notamment opportun de revenir à fond sur le problème de l’engagement artistique, infiniment plus complexe que ne l’a posé Jacques Laurent dans les années 1950. Ce sera pour une autre fois !

     

    François Bousquet : Pourquoi ne pas avoir abandonné l’étiquette «Nouvelle Droite», source de nombreux malentendus, comme vous y conviait naguère MarcoTarchi ?

     

    Alain de Benoist : Sans l’avoir formellement abandonnée, je l’utilise pour ma part le moins possible. J’ai aussi expliqué, en d’innombrables occasions, combien cette expression, qui n’est pas au départ une auto-désignation,mais une étiquette inventée en 1979 par lesmédias pour désigner un courant de pensée qui existait depuis déjà onze ans, est à mon sens insatisfaisante, car lourde de bien des équivoques. Le grand problème est que nous n’avons jamais trouvé d’expression de remplacement – et aussi qu’il est très difficile de se défaire d’une étiquette lorsqu’elle a connu une fortune aussi durable. Le nom de Nouvelle Culture, que nous avons utilisé quelque temps, était trop vague. L’expression de Nouvelles Synthèses, employée par MarcoTarchi, reste elle-même assez imprécise. Mais tu as raison: cette désignation ne peut être source que de malentendus. La seule façon de les dissiper est de suggérer qu’on s’intéresse au contenu plus qu’au contenant.

    A suivre.

     

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  • Les banlieues malades de la France...

    Le nouveau numéro de la revue Eléments (n°137, octobre-décembre 2010) est arrivé en kiosque cette semaine. Il est aussi possible de se le procurer sur le site de la revue. Le dossier central de cette livraison est consacré aux banlieues.

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    Du fait de l’immigration, le problème des banlieues se ramène pour la droite à un problème ethnique, pour la gauche à un problème social. La vérité est que les deux aspects sont indissociables, mais surtout que le phénomène des banlieues va bien au-delà. On ne peut l’appréhender en s’en tenant, d’un côté à la « culture de l’excuse », de l’autre aux fantasmes sur l’« islamisation ». (…) Les « jeunes des cités » ne remettent nullement en question le système qui les exclut. Ils cherchent moins la reconnaissance qu’un raccourci vers l’argent, qu’un branchement plus direct sur les réseaux du profit. (…)
    Les bandes de crapules qui règnent par le trafic, la violence et la terreur sur les populations des quartiers « sensibles » sont plutôt la dernière incarnation en date de ce que Marx appelait le lumpenprolétariat. (…) Les « racailles » n’aiment pas le populo, mais le pognon. Leur modèle, ce n’est pas l’islam ou la révolution. Ce n’est pas Lénine ou Mahomet. C’est Al Capone et Bernard Madoff. (…)
    La « banlieue » d’aujourd’hui ne se comprend que si l’on est conscient de la profonde mutation qui a affecté la ville. La grande métropole a cessé d’être une entité spatiale bien déterminée, un lieu différencié, pour devenir une « agglomération », une zone dont les métastases (« unités d’habitation », « grands ensembles » et « infrastructures ») s’étendent à l’infini en proliférant de manière anarchique dans des périphéries qui glissent lentement dans le néant. La grande ville n’est plus un lieu. Elle est un espace qui se déploie grâce à la destruction du site et à la suppression du lieu. (…)
    La banlieue se définit par l’absence de pôle, elle est un espace urbain qui a rompu les amarres avec son ancien centre sans pour autant se reconstituer elle-même à partir d’un centre. (…) La banlieue est devenue un non-lieu. On y vit (ou on y survit), mais on n’y habite plus. Le drame est que la société actuelle, qui s’en désole, dénonce des maux (urbanisme sauvage et immigration incontrôlée) dont elle est la cause et déplore les conséquences d’une situation qu’elle a elle-même créée.

    Au sommaire du dossier
    • De la ville-machine à la ville-réseau, par Pierre Le Vigan
    • Quand la ville se défait
    • Ghetto et violences urbaines
    • Pathologie des grands ensembles
    • Le point de vue d’un criminologue, entretien avec Xavier Raufer

    Et aussi…
    • Un fonds culturel patrimonial, la chronique de Frédéric Guchemand
    • Giovanni Papini l’éternel excommunié, par Jean-Charles Personne
    • Science-fiction : le chef-d’œuvre de Fassbinder, par Ludovic Maubreuil
    • La violence civilisée et celle qui ne l’est pas, entretien avec Thibault Isabel
    • Sauver la planète… et répandre le cancer, par Flora Montcorbier et Robin Turgis
    • Mort et résurrection de Léon Tolstoï, par François Bousquet
    • J’ai 23 ans et je lis Éléments, par Mathieu Le Bohec

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  • La sortie du XXème siècle...

    Les éditions du CNRS viennent de rééditer en un volume, intitulé La sortie du XXème siècle et préfacé par Michel Maffesoli, plusieurs ouvrages de Gilbert Durand, anthropologue et spécialiste de l'imaginaire et des mythes, qui s'est fait connaître dans les années 60 avec un livre à contre-courant, Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Pour Gilbert Durand, comme l'indiquait Gilbert Destrée dans un article de la revue Eléments (n°88, avril 1997), "toutes les sociétés - y compris la nôtre - s'articulent autour d'ensembles imaginaires immuables qui constituent la colonne vertébrale de l'Homo sapiens. Une pensée "polythéiste" intéressante à découvrir !

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    "Publié en 1960, le livre majeur de Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’Imaginaire, traduit en de nombreuses langues, s’est imposé comme un manifeste de l’imaginaire réhabilité. Dans la foulée, les divers livres rassemblés ici, précisent, de son « Introduction à la mythodologie » aux pages sur Joseph de Maistre quelles sont tout à la fois la méthode et la fonction des mythes.

    Loin de considérer l’imagination comme « la folle du Logis », induisant en erreur, Gilbert Durand montre qu’elle est une dimension constitutive de l’humanité. Véritable terreau à partir duquel peut croître le vivre-ensemble.

    De ce fait ce livre sera des plus utiles à tous les esprits curieux qui, au-delà des idées convenues, veulent comprendre l’étonnant retour, dans la littérature, les films, la musique, le théâtre, la chorégraphie de ce « luxe nocturne de la fantaisie ». Fidèle à sa méthode, voir loin en arrière (archétypes) pour voir loin en avant, il donne des clefs pour lire, après la saturation du rationalisme moderne, la socialité en gestation."

     

     

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  • La nouvelle raison du monde...

    Publié en 2009 aux éditions de La Découverte, La nouvelle raison du monde - essai sur la société néolibérale, de Pierre Dardot et Christian Laval, reparaît au format poche chez le même éditeur. Nous reproduisons ici la recension qu'avait Alain de Benoist de ce livre dans la revue Eléments.

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    L'ORDRE NÉOLlBÉRAL

    Ceux qui croient que la crise financière actuelle sonne le glas du libéralisme se trompent. Ceux qui ne voient dans le néolibéralisme qu'une idéologie (l'« idéologie du capitalisme libéré de toute entrave») relevant avant tout de l'individualisme se trompent tout autant. Le néolibéralisme actuel est à la fois autre chose et beaucoup plus que cela. En ordonnant tous les rapports sociaux au modèle concurrentiel du marché, il constitue une norme de vie, et plus précisément une forme de rationalité s'imposant au « gouvernement de soi». Loin de se confondre avec la vieille vulgate du « laisser-faire» propre au libéralisme du XVIIIe siècle, le néolibéralisme (dont on doit rechercher l'origine dans le Colloque Walter Lippman de 1938) ne prône pas un illusoire retour à l'état naturel du marché (il ne se réclame pas d'une ontologie de l'ordre marchand), mais la mise en place volontaire d'un ordre mondial de marché impliquant une transformation radicale de l'action publique qui tend à restructurer, non seulement l'action des gouvernants, mais la conduite des gouvernés eux-mêmes. Bons lecteurs de Michel Foucault, Pierre Dardot et Christian Laval montrent de façon convaincante que le but ultime est d'amener l'individu à produire un certain type de rapport à soi. Le principe de la «gouvernementalité entrepreunariale» (la « bonne gouvernance » ) est que l'individu est tenu, tout comme l'État, de se considérer comme une entreprise à gérer et un capital à faire fructifier. L'effacement par les principes du management de la distinction entre la sphère privée et la sphère publique érode alors jusqu'aux fondements de la citoyenneté et de la démocratie. À cette rationalité désormais dominante, véritable dispositif stratégique global, les auteurs opposent, au terme d'une étude historique de haut niveau, des refus et des « contre-conduites» relevant de ce qu'on pourrait appeler la « raison du commun». L'un des meilleurs livres parus à ce jour sur le sujet.

    Alain de Benoist (Eléments n°132, juillet-septembre 2009)

     

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  • De la fraternité...

    Paru initialement en 2009, Le moment fraternité, essai de Régis Debray, ressort dans la collection de poche Folio essai. Nous reproduisons ici la recension qu'en avait fait Alain de Benoist dans la revue Eléments

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    De la fraternité

     

    Dans la devise républicaine, la notion de «fraternité» est souvent perçue comme celle qui permet d'équilibrer les deux autres, la liberté et l'égalité. Mais c'est aussi celle dont on a le moins souvent traité. Régis Debray, dans un essai véritablement éblouissant, y voit l'occasion de rappeler qu'il n'y a pas de citoyenneté qui vaille sans un projet collectif. « L'individu est tout, et le tout n'est plus rien. Que faire pour qu'il devienne quelque chose ?»

    La fraternité, remède au «royaume morcelé du moi-je»! Belle occasion de revenir sur ce qui est indispensable au nous, à commencer par la référence à une sacralité, qu'elle soit séculière ou révélée, avec ce qu'elle comporte de souvenirs et, parfois, de nostalgie pour une légende héroïque ou un mythe fondateur («la nostalgie est un sentiment révolutionnaire. Je reconnais le conservateur à ce qu'il n'en a aucune »).

    Le sacré, en ce sens, précède le religieux et lui survivra (« On ne se déprend pas du sacré en le sécularisant»). Mais l'idée de fraternité doit être bien comprise. Elle n'est pas l'amitié. Elle n'est pas la solidarité. Elle n'est pas non plus les « droits de l'homme", cette nouvelle religion civile dont Debray n'a pas de mal à faire apparaître la vacuité. La fraternité implique que les hommes se perçoivent comme les enfants d'un même père, mais d'un père dans lequel ils ont choisi de se reconnaître. Dans L'espoir, Malraux disait que « le courage est une patrie ». La fraternité politique, solidarité élective et non pas naturelle, est en ce sens le contraire même de la fratrie. La fraternité est aujourd'hui une notion orpheline, car « une vie à la première personne du singulier une vie mutilée».

    Le nous implique certes une confrontation (entre «eux» et «nous »), mais cette confrontation est aussi nécessaire au vivre-ensemble. «L'abolition des différences, écrit Debray, porte en elle la violence comme le nuage porte la pluie et le devoir de vertu le devoir de terreur". Aujourd'hui, il s'agit de «faire du nous avec du neuf ». Ce grand livre aussi un acte de foi.

    Alain de Benoist, Eléments n°132 (juillet-septembre 2009)

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