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caroline galactéros - Page 3

  • Afghanistan : une débâcle militaire et idéologique qui doit nous faire réfléchir...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à la débâcle américaine en Afghanistan.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Quand le dernier avion américain quitte l'aéroport de Kaboul...

     

    Afghanistan : une débâcle militaire et idéologique qui doit nous faire réfléchir

    Beaucoup a été dit sur le retrait désastreux des forces américaines d’Afghanistan, après 20 ans d’une présence massive et dispendieuse qui a échoué à construire, ou même à ébaucher, un État, des institutions, une armée afghane, moins encore à homogénéiser une société civile autour de valeurs et pratiques occidentales avec lesquelles la structure tribale et clanique du pays comme sa géographie cloisonnée sont par essence incompatibles. Le « cimetière des empires » porte décidément bien son nom.

    Mais l’Amérique, qui depuis des années déjà, sentait le vent tourner et la nécessité croissante de concentrer ses efforts sur la zone indopacifique – épicentre de sa confrontation avec Pékin – préparait sa reddition déguisée en changement de pied. Ses émissaires discutaient plus ou moins discrètement avec les Talibans. Elle se retire aujourd’hui dans un savant désordre, sans aucun scrupule ni gêne « morale » particulière vis à vis du peuple afghan dont la « libération » n’aura, comme ailleurs, été qu’un prétexte à une ingérence aux objectifs infiniment plus vastes et concrets.

    En effet, la grande question que personne ne pose jamais, c’est : pourquoi les USA sont-ils restés 20 ans en Afghanistan ? Pas pour les femmes afghanes ni pour le Nation building, ni même pour la traque de Ben Laden (auquel on laissa néanmoins, comme à son beau-père le Mollah Omar, chef des Talibans d’alors, un bon mois pour s’échapper …)

    Ce retrait chaotique est un écran de fumée qui permet, en mettant le focus sur l’aspect humanitaire certes préoccupant, de faire passer les Américains pour les (anciens) garants de l’évolution sociale et de la libération des femmes, escamotant du même coup le caractère profondément illégitime de cette ingérence occidentale et ses motivations éminemment prosaïques parmi lesquelles :

    • Étendre le spectre d’intervention de l’OTAN en Asie centrale avec pour une fois un vrai mandat puisque les membres de l’Alliance avaient alors pour la première fois, invoqué l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord après les attentats du 11 septembre ;
    • Gêner la Russie en favorisant l’éparpillement djihadiste en Asie centrale ;
    • Gêner l’expansion de l’influence iranienne (qui a déjà plus de 3 millions d’Afghans sur son sol et dont on peut gager que la cacophonie actuelle risque de projeter une nouvelle masse vers le territoire iranien, contribuant à aggraver la crise économique) ;
    • S’appuyer sur le Pakistan contre l’Inde soutenue par la Russie ;
    • Contrôler la production de Lithium (alors indispensable à la croissance chinoise via la fabrication des smartphones).

    La crise actuelle n’est donc pas qu’une opération de retrait mal préparée et précipitée. C’est avant tout la démonstration grandeur nature du cynisme total de la politique étrangère américaine.

    Cela rappelle d’ailleurs furieusement la politique américaine en son temps au Kosovo : à partir de l’été 1998, les États-Unis avaient, sans crier gare, rayé l’UCK (armée révolutionnaire albanaise du Kosovo) de la liste des organisations terroristes alors que celle-ci était aux mains de véritables criminels qui semaient la terreur dans la province serbe (Hacim Thaci et ses sbires Ceku, etc..). Soudainement légitimes et fréquentables, les leaders de l’UCK furent institués par les Américains en interlocuteurs privilégiés à même de discuter des conditions de la paix (c’est-à-dire de la guerre contre la Serbie récalcitrante et soutenue par Moscou) qui seront plus tard imposées à toutes les autres chancelleries occidentales. Ça a donné les pseudo « Accords de Rambouillet », évidemment inacceptables pour Belgrade, et le prétexte au lancement des frappes de l’OTAN en mars 1999. Le cynisme de la manœuvre américaine est plus manifeste encore dans le cas Afghan, si l’on considère que le retrait a été négocié en contrepartie de l’abandon aux Talibans d’une quantité impressionnante d’armements, vestiges des 85 milliards de dollars d’équipements déversés dans le cadre des programmes US « train, advise and assist » de l’armée et de l’administration afghanes durant 20 ans. Un ancien responsable américain du « Procurement program » mentionnait récemment (certes à visée partisane) les 75 000 véhicules légers et lourds (60 chars légers, 12 lourds), les 50 canons ou mortiers lourds, les 7 drones militaires, les 200 avions et hélicoptères (24 dont nombre de Black Hawk et les 600 000 armes légères abandonnés aux nouveaux maitres de Kaboul). Mais le pire est ailleurs. Les Talibans se sont vu concéder les technologies (lunettes de vision nocturne, de Scanners des yeux et d’empreintes digitales) et les bases de données biométriques et biographiques américaines dernier cri leur permettant de cibler et réprimer tous les Afghans (et ils sont des centaines de milliers) qui ont de près ou de loin collaboré avec les Américains depuis 20 ans ! Les USA leur donnent ainsi ni plus ni moins les clefs de la maitrise et de la surveillance de la population, la liste de tous ceux qu’il faut éliminer ou marginaliser !

    Le Nation building est une utopie une fois encore consacrée dans les faits. Il n’y a plus rien à gagner pour Washington à demeurer dans ce pays et à risquer un nouvel enlisement humiliant… si ce n’est à favoriser désormais la déstabilisation du pays en comptant sur les forces de résistance diverses au pouvoir Taleb (cf. le fils du commandant Massoud et d’autres) et en s’appuyant parallèlement sur le Pakistan. Il s’agit désormais pour Washington de gêner Russes, Iraniens et Chinois qui ont, eux, tout intérêt à stabiliser le pays (donc le pouvoir Taleb) afin de contrôler les agissements des groupuscules islamistes (EI-Khorassan et Al Qaida) pour éviter les transferts de djihadistes en Asie centrale (pour Moscou),  de contrôler l’instrumentalisation des Ouighours (pour Pékin) et de limiter l’afflux de réfugiés chiites afghans (pour Téhéran). Ces considérations sécuritaires nourrissent le pragmatisme de ces puissances régionales.

    Le fiasco humanitaire sur lequel les médias mondiaux se sont concentrés n’est donc que l’arbre qui cache une forêt profonde et dangereuse : celle des influences multiples, convergentes ou parfois antagonistes de voisins qui jouent dans ce pays et à ses dépens ultimes, une partie mondiale.

    Il est remarquable de constater que Iraniens comme Russes, Chinois, et même Turcs et Qataris (qui ont accueilli les Talibans à Doha depuis des années), entretiennent des relations éminemment pragmatiques avec les Talibans.

    Tandis que la Russie renforce son contrôle sécuritaire régional dans une stratégie d’interdiction sur sa façade occidentale, en réponse aux manœuvres militaires de l’OTAN , ainsi que de réassurance de ses alliés centre asiatiques comme en témoignent les manœuvres militaires Zapad et Rubezh en cours, L’Iran est sans doute le principal bénéficiaire du retour des Talibans au pouvoir en terme d’influence régionale mais aussi dans le cadre de son alliance de plus en plus structurante avec Pékin qui d’ailleurs renforce singulièrement la main du nouveau président, à l’heure actuelle, dans le cadre de la renégociation voulue par les USA du JCPOA.

    Dans ce contexte, les déclarations fracassantes de John Bolton au Washington Post, qui appelle désormais à frapper préventivement le Pakistan car il craindrait qu’ils ne se servent des 150 têtes nucléaires, … que les USA leur ont permis d’acquérir, semblent une mauvaise farce, à moins que ce ne soit le comble du cynisme.

    Quand on l’entend aujourd’hui oser s’insurger contre le Pakistan, sembler découvrir le pouvoir tenu par les services secrets pakistanais et l’armée, s’inquiéter de la bombe pakistanaise et appeler à des frappes préventives, on croit rêver. « The Chicken Hawk » (surnom donné par Trump à Bolton car « planqué » pendant le Vietnam mais fana de toutes les guerres) exploite l’ignorance et la mémoire de poisson rouge des opinions et leaders occidentaux. C’est juste inaudible !  Il vient nous expliquer aujourd’hui qu’il aurait « découvert et enfin compris que les Pakistanais étaient de dangereux extrémistes, que le pays était aux mains de l’ISI (Services de Renseignement pakistanais) et des militaires, et jouait un double jeu !!!! Ce n’est pas un scoop !

    Soit cet homme est affligé d’une cécité meurtrière soit « Il nous prend pour des truffes ». C’est lui-même, alors au Département d’Etat en charge des questions de désarmement qui poussa George Bush junior, quelques semaines après le 11 septembre, à quasi effacer la dette pakistanaise, poussant les membres des Clubs de Paris et Londres à en « restructurer » une partie considérable, à inonder le pays d’aides multiples notamment bilatérales à hauteur de 6 milliards de dollars au prétexte d’en faire un « allié stratégique » de l’Amérique dans sa « War on Terror » …. Alors que le Pakistan était le sanctuaire de croissance et de protection des Talibans (et l’est resté jusqu’à aujourd’hui), à coopérer étroitement avec l’ISI (les Services secrets pakistanais), et last but not least, à trouver normal que le pays soit devenu atomique avec l’argent de son allié saoudien et l’appui indirect des technologies occidentales (depuis des années déjà pour gêner à l’époque Moscou qui appuyait Dehli.). L’imposture est énorme. Mais nul ne se risque naturellement à en piper mot dans les médias européens, et « ça passe crème ».

    La réalité, c’est que les USA ont bloqué la Russie et l’Iran depuis 40 ans en se servant notamment de l’extrémisme sunnite partout dans le monde, c’est qu’ils sont les concepteurs et les auxiliaires (avec l’argent Saoudien et la CIA) du djihadisme mondial depuis les Freedom fighters afghans des années 80, mais que cela ne peut durer éternellement. Ils ont désormais mieux à faire, et partent en essayant indirectement de montrer au monde combien leur départ est un drame pour la population afghane…dont ils n’ont jamais eu rien à faire ! Le sort tragique des femmes afghanes est un leurre finalement peu coûteux qui cache sans vergogne la forêt d’un accord parfaitement assumé avec les Talibans. Cette déroute humiliante n’en est donc que partiellement une. Les US s’en vont et changent de braquet tout simplement, ils lâchent leurs alliés comme ils l’ont fait partout ailleurs. Car l’idée de la manœuvre US de retrait en désordre n’est autre que de laisser s’égailler les islamistes en Asie centrale pour gêner Moscou et Téhéran. « ISIS-K » est le nouveau monstre, en fait de la résurgence de l’EI dans les provinces afghanes.

    Comme nous l’avons vu, Les gagnants sont, au plan stratégique, les Russes, les Iraniens et les Chinois, qui vont remplir le vide laissé par les États-Unis, et qui vont pouvoir monitorer de près les islamistes locaux.  Mais les gagnants de second rang sont aussi les Turcs et Qataris (qui ont hébergé et financé les Talibans depuis toujours).

    Au-delà, Cette déroute est aussi celle, magistrale, de l’occidentalisme déjà mis à mal et lourdement décrédibilisé par les ingérences désastreuses, sous la bannière cynique d’une modernité ignorante, présomptueuse, aveugle et violente en Syrie, en Libye et jusqu’au Yémen.

    Même si, sous l’effet d’un sortilège puissant, l’humilité et le remords saisissaient aujourd’hui les politiques américains et leurs vassaux européens, le mal semble fait, et la bascule des forces et des influences s’est produite. Le vide moral, éthique, politique et désormais militaire, laissé par l’interventionnisme américain a ouvert de vertigineux espaces aux influences iranienne, russe, et chinoise. Il est bien trop tard pour battre notre coulpe et demander pardon aux peuples martyrisés au nom de « la guerre contre la terreur » et contre une engeance islamiste sous ses divers avatars dont nous avons été les concepteurs et les parrains.

    Que fait et qu’a d’ailleurs fait la France dans cette galère ? Rien, comme dans les autres ! Le Nation building est idiot, illégal et illégitime. Il ne fait que nourrir la dynamique terroriste. Pour la France, il est grand temps d’ouvrir les yeux sur notre politique étrangère suiviste, dépourvue de vision et de prise en compte de nos intérêts stratégiques et sécuritaires propres. Elle est un désastre pour notre crédibilité et notre influence. L’ingérence militaire ne produit plus d’influence, tout au contraire. L’OTAN va se redéployer en fonction du nouvel agenda de sécurité US orienté vers la Chine et la Russie. Qu’avons-nous à faire et à gagner dans ces impasses ? Rien. Juste une marginalisation accrue sur la scène mondiale et une incapacité à mesurer et gérer l’enjeu sécuritaire d’un afflux de réfugiés afghans sur le territoire national, qui n’est pas négligeable. Comme on l’a déjà vu depuis quelques semaines, il y a des djihadistes en puissance parmi ceux qui sont récupérés et sans doute aussi des « crypto-Talibans » habilement mêlés, sous couverture de « réfugiés », à ceux qui voulaient fuir le pays (employés locaux de notre ambassade, d’ONG, interprètes). N’oublions pas que ce sont les Talibans qui faisaient le tri à l’entrée de l’aéroport en vertu d’un accord avec les USA… ! Ils peuvent avoir mis des « bombes à retardement-cellules dormantes » en France et en Angleterre notamment. Il est probable que nous soyons à la veille d’une campagne d’attentats en Europe et même aux USA. La campagne présidentielle en France constitue à cet égard une sanglante fenêtre d’opportunité. L’Afghanistan va redevenir un vivier de terrorisme islamiste et de renaissance de l’Etat-islamique version locale. L’ONU estime que 15 des 34 provinces afghanes sont infestées par Al Qaida ou ISIS-K.

    Enfin, et plus largement encore, la nullité spectaculaire des Américains pour organiser un retrait pourtant prévu depuis des mois, est de bon augure du point de vue chinois en cas de crise à Taiwan : si Taiwan était envahie ou prise par Pékin, comment voudrait et pourrait réagir Washington ? Tous les alliés africains et asiatiques des États-Unis doivent se poser la question en ce moment.

    Nous assistons à une bascule considérable des rapports de puissance et d’influence, en germe depuis déjà 20 ans mais qui s’accélère dangereusement. Ce n’est pas Berlin en 1989, mais on n’en est pas si loin non plus. Avec la démonstration inverse : la déroute occidentale s’aggrave. Le déni aussi. Et la France doit d’urgence recouvrer sa souveraineté de pensée et de décision pour ne pas être embarquée dans cette chute vertigineuse.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 6 août 2021)

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  • La politique étrangère de l'Union européenne entre faux-semblants et illusions...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré aux faux-semblants et aux illusions de la politique étrangère européenne.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Visite à Moscou de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères

     

    Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. Navalny, Borrell et compagnie

    Comment ne pas louer l’initiative de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères, et diplomate de haute volée, de se rendre à Moscou vendredi 5 février dernier rencontrer Sergueï Lavrov ?

    Il s’agissait d’apaiser les tensions nées de l’affaire Navalny, de troquer l’ingérence ouverte pour le dialogue respectueux, d’enjoindre le président russe de ne pas perdre totalement confiance en la capacité d’autonomie de pensée et d’action de l’Europe, et de rechercher les voies d’une coopération fructueuse notamment énergétique avec l’UE. Couplée à une interview du président Macron à The Atlantic Council -temple du neoconservatisme américain-, dans laquelle il appelait courageusement à l’autonomie stratégique du Vieux Continent, à la rénovation impérieuse de la relation avec Moscou et à un partage des taches avec l’OTAN pour raisons de subsidiarité et de divergence structurelle d’intérêts entre Washington et Bruxelles, ce déplacement de J. Borrell à Moscou semblait une judicieuse décision, peut-être l’occasion enfin d’un rétablissement in extremis de l’UE sur la carte d’un monde nouveau où elle fait de plus en plus figure de simple appendice continental de la puissance américaine.  

    Evidemment, une autre interprétation de cette visite courrait chez ceux qui voient des manœuvres partout : l’Europe, définitivement asservie à Washington, dont le nouveau président au même moment, appelait martialement à considérer la Russie et la Chine comme de définitifs adversaires, jouait, en envoyant J. Borrell à Moscou, la comédie d’une prétendue ultime tentative de conciliation sur « l’affaire Navalny », sur fond d’urgence sanitaire et de soudain attrait européen pour le vaccin Sputnik V. Un calcul évidemment voué à l’échec, car on n’a aucune chance d’orienter une décision de politique intérieure russe contre un service qu’on leur demande ! Sergueï Lavrov dialoguera donc aimablement mais sans se faire d’illusions, avec l’envoyé européen, mais Moscou n’en expulsera pas moins trois ambassadeurs (allemand, polonais et suédois) pris la main dans le sac pour soutien à la déstabilisation au milieu des manifestants pro Navalny. Depuis quand est-ce le travail d’un ambassadeur de faire de l’ingérence active dans des affaires intérieures d’un pays ? Le pouvoir russe dérive peut-être vers l’autoritarisme et l’autarcie (nous avons tout fait pour), mais certainement pas vers la naïveté. 

    Sincère ou cynique, l’opportunité de cette visite a fait long feu. On aura finalement la servitude atlantique coutumière des Européens et l’activisme des pions américains implantés par Washington via « l’élargissement » au cœur de notre édifice communautaire comme autant de chevaux de Troie. La presse occidentale et singulièrement française hurle en chœur au « piège russe » comme à l’humiliation de l’Europe, et les Baltes réclament désormais carrément la tête du Haut représentant Borrell. Quant au « virage Biden » qui n’en est pas un, il annonce sans équivoque la permanence remarquable d’une stratégie américaine qui vise toujours à fragmenter et affaiblir l’Europe pour l’empêcher à tout jamais de s’autonomiser stratégiquement et de se rapprocher de Moscou. Navalny n’est qu’un nouveau leurre, un épouvantail pour repolariser l’antagonisme Europe-Russie, déclencher les automatismes mentaux de l’anti-russisme primaire et ranimer la flamme des sanctions. 

    Le vrai dossier est ailleurs : comment s’assurer de la docilité des Européens (sur la Russie et sur l’Iran et la renégociation du JCPOA*) ? Sur qui miser ? Sur l’Allemagne bien sûr ! C’est pourquoi North Stream 2 se fera, contre le lâchage définitif de Paris par Berlin sur les enjeux de la défense et de l’autonomie stratégique européenne, lubies françaises promises à l’étiolement à moins de décisions fortes et courageuses de Paris notamment vis-à-vis de l’OTAN.

    Car le « couple franco-allemand » n’est pas « en crise ». Il n’a historiquement fonctionné que sur la base initiale passagère d’une amputation militaro-politique consentie de la puissance allemande et d’une France épique à laquelle on laissa jouer les médiateurs durant la Guerre froide. C’était il y a longtemps. Ce n’est plus de saison depuis la réunification de 1989. La « crise » actuelle entre Paris et Berlin est celle d’une relation devenue bien trop asymétrique et douloureuse pour jouer plus longtemps la comédie du bonheur. Dans ce drôle de « trouple », dont le troisième larron est l’Amérique, l’un des membres, lyrique, présomptueux mais surtout impécunieux, est méprisé et dévalorisé par l’autre qui lui impose ses volontés et sa domination économique au nom du droit du plus fort sous le regard enjôleur du troisième, qui voit à cette discorde un éminent intérêt.  

    En conséquence, l’axe naturel de déploiement de la puissance et de l’influence française futures doit être recherché avec les puissances militaires et industrielles du sud de l’Europe : Espagne, Italie, Grèce. L’Allemagne ralliera. Ou pas. La France doit se tourner vers ces autres partenaires en matière de coopération industrielle de défense et cesser d’attendre de l’Allemagne ce que celle-ci ne lui donnera jamais : une convergence de raison mais aussi de cœur et d’ambition sur la nécessité d’une Europe-puissance qui assume l’écart voire la dissonance vis-à-vis des oukases américains. 

    Or, l’Allemagne ne le fera jamais, pour au moins deux raisons :

    • Elle se considère, par sa puissance économique et industrielle, le champion économique et politique naturel de l’UE ;
    • Elle tient en conséquence pour parfaitement illégitime la prétention française à un quelconque « leadership européen » politique, notamment au prétexte de notre puissance militaire résiduelle qu’elle ne supporte pas car elle ne peut faire le poids en ce domaine. D’où notamment les grandes difficultés présentes et futures de la coopération industrielle de défense franco-allemande, comme en témoignent notamment les aléas du programme SCAF**… Nous n’en sommes qu’au début. 

    Berlin colle donc à Washington en matière sécuritaire et stratégique, clamant servilement que l’OTAN demeure la seule structure naturelle légitime de la sécurité et de la défense européennes.

    Ne voulant pas que Paris se rapproche de Moscou, ce qui déplairait à Washington, la Chancelière Merkel coopère volontiers avec la Turquie contre Paris et Athènes, mais conserve une relation pragmatique avec la Russie (dépendance énergétique et mauvais calculs sur le nucléaire obligent). Une « résistance » qui lui fournit un levier précieux sur Washington pour préserver d’autres intérêts et qu’elle compense par les gages ou les coups de main donnés au Maître américain sur les enjeux secondaires pour elle que sont les affaire Skripal ou Navalny, la question ukrainienne et autres boules puantes envoyées au président Poutine pour faire enfin vaciller son insupportable popularité.  

    Il faut cesser de prendre les Russes pour des lapins de 6 semaines (pas plus que les Iraniens d’ailleurs). Ils ne supportent pas l’ingérence de près ou de loin, ni les leçons devenues inaudibles d’un Occident en pleine crise démocratique, politique et morale. La Russie de toute façon ne prend plus la France au sérieux depuis déjà quelques temps au gré des déclarations encourageantes… suivies de reculs piteux ou de désaveux. Pour paraphraser Cocteau, les mots d’amour, c’est bien, c’est beau. Mais ce sont les preuves d’amour qui comptent, donnent confiance et envie.  

    Quant à l’Europe, son grégarisme parait indécrottable et son aveuglement stratégique criminel tant ses salves de sanctions, prises et aggravées au coup de sifflet américain, non seulement n’aboutissent qu’à durcir les pouvoirs ciblés (c’est d’ailleurs leur objectif réel sinon comme expliquer ce pathétique entêtement dans l’échec ?) mais font s’appauvrir en Russie, et mourir de faim ou de maladie en Syrie ou en Iran, des dizaines de milliers de personnes depuis trop longtemps punies par nous, sans états d’âme, de faire corps autour de leur chef d’Etat au lieu de le déposer pour avoir le droit de manger et de vivre. Dans cette imposture morale, l’Occident perd non seulement son temps et son crédit, mais aussi son âme. 

    Caroline Galactéros (Geopragma, 8 février 2021)

     

    Notes de Métapo Infos :

    * Accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d'action conjoint (en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action). Signé initialement le 14 juillet 2015 par  la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Union européenne, l'Iran et les États-Unis. Dénoncé par ce dernier pays le 8 mai 2018.

    ** Projet franco-allemand de système de combat aérien du futur.

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  • Les grands défis et enjeux géostratégiques du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien accordé par Caroline Galactéros à Valeurs Actuelles, consacré aux enjeux et aux défis géostratégiques de l'année 2021 dans le monde complexe et incertain qui nous entoure, que nous avons cueilli sur Geopragma.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Les grands défis et enjeux géostratégiques de 2021… et du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient

    Alexandre del Valle : La rivalité croissante-économique, technologique et stratégique- entre les deux superpuissances du nouveau monde multipolaire, la Chine et les Etats-Unis, est-elle une tendance lourde, que la crise sanitaire n’a fait que révéler un peu plus ?

    Caroline Galactéros : En effet, l’affrontement de tête entre Washington et Pékin, qui structure la nouvelle donne stratégique planétaire, va bon train sur le front commercial, mais aussi sur tous les autres terrains (militaire, sécuritaire, diplomatique, normatif, politique, numérique, spatial, etc…). La planète entière est devenue le terrain de jeu de ce pugilat géant, en gants de boxe ou à fleurets mouchetés : l’Europe bien sûr, l’Eurasie, mais aussi l’Afrique (où Pékin nous taille des croupières), l’Amérique latine, la zone indo-pacifique (bien au-delà de la seule mer de Chine), et naturellement le Moyen-Orient. Le président chinois Xi Jing Ping a d’ailleurs saisi l’occasion de la curée américaine sur Téhéran pour lancer une contre-offensive redoutable et plus puissante qu’un droit de véto, à la manœuvre américaine de « pression maximale » qui ne fait que renforcer les factions dures à Téhéran. La Chine a en effet volé au secours de Téhéran en nouant cet été un accord de partenariat stratégique de 400 milliards de dollars d’aide et d’investissements (infrastructures, télécommunications et transports) assortis de la présence de militaires chinois sur le territoire iranien pour encadrer les projets financés par Pékin, contre une fourniture de pétrole à prix réduit pour les 25 prochaines années et un droit de préemption sur les opportunités liées aux projets pétroliers iraniens. Cet accord, véritable « Game changer », est passé quasi inaperçu en Europe. Ses implications sont pourtant cardinales : s’il est mis en œuvre, toute provocation militaire occidentale orchestrée pour plonger le régime iranien dans une riposte qui lui serait fatale, reviendra à défier directement la Chine… En attaquant Téhéran, Washington attaquera désormais Pékin et son fournisseur de pétrole pour 25 ans à prix doux. Un parapluie atomique d’un nouveau genre… Pékin se paie d’ailleurs aussi le luxe de mener parallèlement des recherches avec Ryad pour l’exploitation d’uranium dans le sous-sol saoudien…. Manifeste intrusion sur les plates-bandes américaines et prolégomène d’un équilibre stratégique renouvelé.

    ADV : Quel est votre regard sur l’outsider chinois depuis la crise sanitaire ? Doit-on combattre l’exemple anti-démocratique chinois qui séduit de plus en plus de pays du monde en voie de polarisation, donc de désoccidentalisation ?

    CG : 2020 aura été l’année d’une accélération de la « guerre des capitalismes » qui fait rage désormais entre le capitalisme libéral occidental et son adversaire déclaré, le capitalisme politique chinois. Au grand dam de l’Occident, Pékin est en passe de résoudre la contradiction propre au système capitaliste occidental, qui détruit de l’intérieur la liberté des individus à force de l’exacerber, pour proposer une synthèse efficace et séduisante pour bien des pays, entre nation, développement collectif et prospérité individuelle. C’est du dirigisme, c’est une pratique autoritaire du pouvoir, c’est une restriction manifeste des « droits de l’homme », c’est le contrôle social direct grandissant des populations, oui. Mais c’est aussi la parade du pouvoir de Pékin à la déstabilisation extérieure ou au débordement intérieur par la multitude, c’est une réponse à la nécessité de sortir encore de la pauvreté des centaines de millions de personnes, et c’est le moyen de projeter puissance et influence à l’échelle du monde au bénéfice ultime des dirigeants mais aussi du peuple chinois. Au lieu de crier à la dictature, nous ferions mieux d’observer cette synthèse très attentivement et d’analyser sa force d’attraction. Les modèles de puissance et de résilience collective au mondialisme (tout en l’exploitant à son avantage) ont bougé depuis 30 ans. L’ethnocentrisme occidental et le moralisme dogmatique ne passent plus la rampe et brouillent le regard.

    ADV : Sur le terrain des accords de libre-échanges en Asie, peut-on dire que la Chine a rempli le vide provoqué par le relatif désengagement américain sous l’ère Trump ? 

    CG : Dans cette guerre « hors limites », et sans même parler ici de l’enjeu cardinal du contrôle – étatique ou via des GAFAM ou BATX (dans la version chinoise) complaisants – des données personnelles de centaines de millions de consommateurs-clients, Pékin vient de prendre magistralement l’avantage sur Washington avec la conclusion, le 15 novembre, du RECP (Regional Comprehensive Economic Partnership) avec quinze pays d’Asie. Cet accord constitue une bascule stratégique colossale et inquiétante dont ni les médias ni les politiques français ne pipent mot. Voilà le plus grand accord de libre-échange du monde (30 % de la population mondiale et 30 % du PIB mondial) conclu entre la Chine et les dix membres de l’ASEAN (Brunei, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam), auxquels s’ajoutent quatre autres puissantes économies de la région : le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Cette nouvelle zone commerciale gigantesque se superpose en partie au TPP (Trans-Pacific Partnership) conclu en 2018 entre le Mexique, le Chili, le Pérou et sept pays déjà membres du RCEP : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour et le Vietnam. Un TPP dont les Etats-Unis s’étaient en effet follement retirés en 2017. Ainsi se révèle et s’impose soudainement une contre manœuvre offensive magistrale de Pékin face à Washington.  Où est l’UE là-dedans ? Nulle part ! Même l’accord commercial conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et le Mercosur doit encore être ratifié par ses 27 parlements… Seule la Grande-Bretagne, libérée de l’UE grâce au Brexit, en profitera car elle vient habilement de sa rapprocher du Japon signataire du RCEP et du TPP…

    ADV : Passons à notre voisin continental : les relations Occident – Russie sont-elles irréparablement endommagées ? L’Europe est-elle condamnée à rester une “impuissance volontaire”, prise en tenailles entre Chine, empire américain et Turquie néo-ottomane ?

    CG : Rien n’est irréparable mais le temps a passé, la Russie a évolué et compris qu’elle n’était ni désirée ni attendue. Aujourd’hui, Moscou ne croit plus en l’Europe. Quant à la France, elle parle beaucoup mais n’agit pas. Trop de d’espérances, trop d’illusions sans doute, et bien trop de déceptions.  La Russie n’a plus le choix et pivote décisivement vers l’Est et la Chine par dépit et nécessité.

    Nous avions pourtant en commun tant de choses, et a minima, la commune crainte d’un engloutissement / dépècement chinois. Comme la Russie, l’Europe est en effet prise entre USA et Chine. Le point de rencontre -et de concurrence- Russo-chinois est l’Asie centrale. Certes, il existe depuis 2015 un accord d’intégration de l’UEE (Union économique eurasiatique) dans les projets des Nouvelles Routes de la Soie conclu entre les présidents Poutine et Xi Jing Ping. Mais c’est un accord très inégal, du fait des masses économiques et financières trop disparates entre Moscou et Pékin qui avance à grands pas avec l’OBOR et au sein de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï) pour contrôler l’Asie centrale, pré-carré russe, puis se projeter vers l’UE. Moscou sait combien l’étreinte chinoise peut se transformer en un « baiser de la mort » si l’UE et la Russie ne se rapprochent pas autour d’enjeux économiques industriels et sécuritaires notamment. La Russie est en conséquence, n’en déplaise à tous ceux qui la voient encore comme une pure menace, l’alliée naturelle de l’UE dans cette résistance qui ne se fera ni par le conflit, ni par l’intégration stricte, mais par la coopération multilatérale et multisectorielle. C’est une évidence géopolitique, et il suffit de lire les stratèges anglo-saxons pour comprendre le piège dans lequel nous nous sommes laissés enfermés à notre corps consentant depuis bien trop longtemps. L’Europe est une courtisane sans grande ambition. Servile, soumise, paresseuse, ignorante de ses intérêts profonds qui auraient dû la porter à considérer la Russie comme un morceau d’Europe et d’Occident, un atout d’équilibre face à la domination américaine et un bouclier contre la vampirisation chinoise.

    ADV : Nous voilà revenus aux fondamentaux de la géopolitique de Mackinder et Spykman, du Russe Danilevski à l’Américain à Brezinski : L’Eurasie et le Heartland, “pivot géographique de l’Histoire”…

    CG : L’Eurasie est en tout cas sans équivoque l’espace naturel du maintien de la puissance économique européenne et de son renforcement stratégique à court, moyen et long terme. C’est le socle du futur dynamique de l’Europe. Nous devrions donc nous projeter vers cet espace plutôt que de nous blottir frileusement en attendant que Washington, qui poursuit à nos dépens ses objectifs stratégiques et économiques propres, consente à nous libérer de nos menottes. Les parties orientale et occidentale du continent eurasiatique sont en effet les deux plus grandes économies mondiales : l’UE et la Chine. Pour ne parler que de l’UEE -pendant de l’UE-, c’est un marché de plus de 180 millions d’habitants (sans parler de tous les accords de partenariat en cours de négociation). L’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) rassemble quant à elle 43% de la population mondiale mais est dominée par la Chine. La force de l’Eurasie tient à son capital en matières premières et ressources minérales. 38% de la production mondiale d’uranium sont notamment concentrés au Kazakhstan. 8% du gaz et 4% du pétrole aussi, pour les seuls pays d’Asie centrale, sans compter naturellement la Russie. La construction d’infrastructures gigantesques à l’échelle continentale de l’Eurasie est la grande affaire du XXIème siècle. Avec le passage des corridors et routes de transit, on est face à un gigantesque hub de transit eurasiatique. 

    ADV : Un rapprochement avec la Russie a-t-il vocation à être durablement bloqué par les sanctions contre une Russie (à cause de l’Ukraine) et la question de l’opposition “persécutée” par le pouvoir de Vladimir Poutine que beaucoup qualifient de « Démocrature » ?

    CG : Si l’UE (et ses acteurs économiques petits ou grands) se rendait compte du potentiel économique, géopolitique et sécuritaire qu’un dialogue institutionnel et une coopération étroite avec l’Eurasie au sens large (Asie centrale plus Russie) recèle, elle sortirait ipso facto de sa posture si inconfortable entre USA et Chine, et constituerait une masse stratégico-économique considérable qui compterait sur la nouvelle scène du monde. Il faut en conséquence ne pas craindre d’initier des coopérations économiques, politiques, culturelles, scientifiques et évidemment sécuritaires entre ces deux espaces. Or, ce sujet n’est quasiment jamais abordé dans son potentiel véritable et est quasi absent des radars de l’UE et de celle de la plupart de nos entreprises. Par anti-russisme primaire, inhibition intellectuelle, autocensure, aveuglement.  L’UE veut certes bien collaborer avec l‘Asie centrale, mais en en excluant la puissance centrale et stratégiquement pivot ! Elle voit l’Eurasie à moitié. Ce n’est évidemment pas un hasard, mais c’est une erreur stratégique lourde qui procède d’un aveuglement atlantique. Encore une fois, nous faisons le jeu américain sans voir que nous en sommes la cible. 

    On me retorquera que rien n’est possible sans le règlement des questions de l’Ukraine et de la Crimée et surtout sans le règlement de « la grande affaire » fondamentale qui agite les chancelleries occidentales : le sort de l’opposant Alexei Navalny ? C’est ridicule ! Ce sont des « freins » largement artificiels et gonflés pour les besoins d’une cause qui n’est pas la nôtre et nous paralyse, pour justifier les sanctions interminables, pour limiter les capacités économiques et financières russes face à Pékin et neutraliser le potentiel économique européen. Ce sont aussi des prétextes que l’on se trouve pour se défausser de notre seule responsabilité véritable : reprendre enfin notre sort en main ! Tout cela saute aux yeux. Pourquoi, pour qui se laisser faire ? Il nous faut prendre conscience de l’urgence vitale qu’il y a à changer drastiquement d’approche en y associant des partenaires européens parfois contre-intuitifs, tels la Pologne, pont logistique idéal entre les deux espaces.

    L’intégration continentale eurasiatique en tant que coopération des sociétés et des économies à l’échelle du continent eurasiatique tout entier doit donc devenir LA priorité pour l’UE et la nouvelle Commission européenne. La modernisation et la puissance économique sont en train de changer de camp. L’Europe s’aveugle volontairement par rapport à cette révolution. Ses œillères géopolitiques et l’incompréhension dans laquelle elle demeure face à la Russie qui est pourtant son partenaire naturel face à la Chine comme face aux oukases américains extraterritoriaux, l’empêchent de tirer parti des formidables opportunités économiques, énergétiques, industrielles, technologiques, intellectuelles culturelles et scientifiques qu’une participation proactive aux projets d’intégration eurasiatique lui permettrait. Il faut en être, projeter nos intérêts vers cet espace d’expansion et de sens géopolitique si proche et si riche, et cesser de regarder passer les trains en attendant Godot.

    ADV : Passons au changement de pouvoir aux Etats-Unis. Le bilan de la présidence Trump est-il aussi horrible qu’on le dit ?  L’arrivée de Joe Biden est-elle une bonne nouvelle pour la France et l’UE ?

    CG : Trump a été un président honni comme probablement aucun de ses prédécesseurs par « l’Establishment » au sens large qu’il avait défié par sa victoire et dont il a révélé sans tabou les turpitudes. En dépit de la curée politico-médiatique haineuse et sans trêve qui aura pourri toute sa présidence, avec un « Etat profond » à la manœuvre et des médias hystériques, il a réussi à remettre l’économie américaine en très bonne posture, à mener à bien (quoi qu’on en pense sur le fond), la grande manœuvre anti-iranienne de consolidation du front sunnite pétrolier contre Téhéran, sans pour autant céder à la guerre (en dépit de tous les efforts des bellicistes “néocons” emmenés par le très dangereux John Bolton). Sans la pandémie et son approche désinvolte et toute concentrée sur la nécessité de ne pas enrayer le moteur économique du pays, il aurait remporté un second mandat, ayant même réussi à séduire des franges de l’électorat noir et latino et à gagner près de 75 millions de voix (4 millions de voix de plus qu’en 2016) dans ce contexte de cabale permanente et jusqu’au-boutiste contre lui. 

    Avec Biden, on est repartis comme en l’an 40…. De mon point de vue, Joe Biden, quelles que soient ses qualités, est évidemment une très mauvaise nouvelle pour l’Europe et la France, qui voient se refermer la fenêtre d’opportunité inespérée que le discours trumpien – ouvertement humiliant et sans équivoque – nous avait offert pour enfin sortir de l’enfance stratégique, nous réveiller, faire nous aussi notre « Shift towards Asia » et nous projeter vers notre espace naturel de croissance économique et de densité géopolitique et sécuritaire que constitue l’Eurasie. Une projection qui passe évidemment par une complète révision de notre relation avec la Russie mais qui pourra seule nous permettre d’échapper à la double dévoration sino-américaine qui nous attend.

    Ce sursaut salutaire, qui, aujourd’hui, en France ou en Europe, est capable d’en donner l’impulsion ? Je ne sais pas. Mais il est certain qu’avec Biden, ce n’est pas « un ami » que l’on a retrouvé (Les Etats n’ont pas d’amis) mais notre « doudou » ! Joe Biden est notre bon papa américain qui est enfin revenu pour nous protéger et nous rassurer. Atteints d’un syndrome de Stockholm géant, nous nous sentions depuis quatre ans stupidement orphelins de la férule américaine en gants de velours. Le problème est que ce président ne nous apportera rien d’autre qu’une excuse pour rester à jamais piégés dans une servitude consentie. Bref, je crains fort que nous ne sortions plus, sinon au forceps et sous l’impulsion d’un visionnaire courageux, de notre vassalité stratégique suicidaire vis-à-vis de Washington. L’Allemagne a d’ailleurs pris les devants des retrouvailles avec le puissant « oncle d’Amérique », et ce faisant, elle prend aussi le lead de l’Europe, là encore avec l’aval américain. C’est « le chouchou » de Washington et elle fera tout, y compris contre nous, pour le rester en donnant des gages… jusqu’à vendre des sous-marins à la Turquie ou affirmer que l’OTAN est à jamais l’alpha et l’oméga de la défense européenne. On est très loin de la « mort cérébrale » de l’Alliance ! Avec Biden c’est donc la méthode, non le fond qui va changer, et Berlin a clairement saisi la balle au bond, en réaffirmant sans états d ’âme sa soumission consentie aux oukases américains, enfonçant un dernier clou dans le cercueil de « l’Europe puissance », trop heureuse de rabattre leur caquet à ces Français qui rêvent mollement de ruer dans les brancards, de recouvrer leur souveraineté et osent même prétendre à l’ascendant politique sur elle, première puissance économique de l’Union. Le « couple franco-allemand » est un rêve de midinette française. L’alliance de la carpe et du lapin.

    ADV : L’accusation de tentative de “coup d’Etat” imputée au camp Trump est-elle sérieuse ? Trump a-t-il fracturé l’Amérique ?

    CG : Ce qui s’est passé au Capitole n’est en tout cas pas une tentative de coup d’Etat. Le contresens politique et médiatique délibéré entonné sur tous les canaux d’information là-bas comme ici, est tellement énorme et rabâché comme une évidence qu’on finit par le croire pour ne pas devoir accuser nos journalistes de complaisance avérée ou d’aveuglement gravissime. Pour ma part, j’y vois la révolte d’un électorat qui a subitement compris qu’il devait rentrer dans sa boîte et ne s’y est pas résolu. Les insurgés du Capitole sont en fait nos gilets jaunes. Ils auront souffert le même déni et le même mépris. Cette intrusion aura incarné la très profonde crise de la démocratie américaine, c’est-à-dire de la représentativité du système politique existant qui est en lambeaux. Le divorce entre les élites et le peuple est profond et Trump s’en est fait le héraut. Ce n’est pas lui qui a fracturé la société américaine. Les fractures sont anciennes, grandissantes mais désormais béantes. Le « coup d’Etat », c’est en revanche le refus même du DOJ (Department of Justice) d’examiner les recours pour fraude, c’est le double « impeachment », ce fut l’interminable « Russia Gate », c’est l’exploitation sans vergogne du système institutionnel et médiatique et du juridicisme américains par les Démocrates pour étouffer à tout prix, via Trump, une menace populaire montante, perçue comme illégitime et dangereuse par les élites qui confisquent le pouvoir depuis des décennies dans ce pays.

    ADV : Voit-on se confirmer la “vraie” nouvelle fracture idéologique qui oppose non plus gauche et droite mais “Patriotes” (terme cher à Trump) et mondialistes”, clivage visible aussi en Europe occidentale ?

    CG : Les Européens, et singulièrement les gouvernants et médias français qui avalent cette pâtée ridicule sans une once d’esprit critique, hurlent avec les loups et assènent délibérément des contresens, montrent leur servitude mais aussi leur peur panique de voir cela leur arriver et bousculer leurs Landernau établis. Ils sont plus inquiets que jamais devant les éruptions démocratiques populaires au sein de l’UE, car elles menacent leurs positions acquises. C’est pourquoi ils vouent aux mêmes Gémonies que Trump ses avatars européens (hongrois, polonais ou tchèque), qui, comme lui, écoutent leurs peuples et essaient de faire entendre leurs voix. L’anathème contre le « populisme » est infiniment plus confortable que d’admettre que ce sont là des réflexes de survie des peuples européens qui ne veulent pas succomber à l’arasement identitaire et culturel et à la décadence politique et stratégique. Des peuples qui ne veulent pas d’avantage être noyés dans la « Cancel culture » ravageuse qui est en train d’instaurer, à coups d’excommunications rageuses et au nom de la morale et du progrès, une bien-pensance débilitante qui détruit les individus en prétendant protéger leur liberté narcissique débridée et en faisant sauter les ultimes verrous du bon sens et de la nature, au profit d’une terrifiante dictature des minorités et de tous leurs fantasmes déconstructeurs.

    ADV : Enfin, quelles perspectives pour le Moyen-Orient en 2021 ? Le possible retour des Etats-Unis de Biden dans l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, dont Trump s’était retiré, et le rapprochement entre Israël et plusieurs Etats arabes dans le cadre des accords d’Abraham sont-elles des bonnes nouvelles ? 

    CG : L’année a débuté de façon à mon sens dangereuse avec l’assassinat en Irak, le 2 janvier 2020, du général iranien Qassem Soleimani, chef de la force al Qods des Gardiens de la Révolution. Figure héroïque et fer de lance de la politique d’influence régionale de l’Iran, il est assassiné alors même qu’il était chargé de transmettre via Bagdad un message d’apaisement à Ryad, notamment à propos de la sinistre et folle guerre du Yémen initiée par le prince Héritier Mohamed Ben Salman (MBS). Il fallait donc qu’il meurt, puisque la paix ou même le simple apaisement ne semble résolument pas une option séduisante à ceux que le conflit nourrit, et à leur puissant parrain d’outre Atlantique qui vit de et par la guerre, inépuisable source d’influence et de prospérité. Sans parler du fait qu’il fallait sans plus attendre, mettre un frein à l’influence iranienne en Irak que le général Soleimani consolidait activement via les milices chiites locales.

    A l’autre bout de l’année, les « Accords d’Abraham », patronnés par Washington et signés en septembre 2020 entre Israël et son « protégé/obligé » saoudien d’une part, les EAU et Bahreïn désormais rejoints par le Soudan et le Maroc d’autre part, au nom de la normalisation des pays de la région avec l’Etat Hébreu, donnent une idée de la vaste manœuvre d’enveloppement et de récupération stratégique imaginée à Tel Aviv et à Washington. Judicieuse réunion de toutes les monarchies pétrolières sunnites contre l’Iran accusé de tous les maux, mais, bien au-delà de la question nucléaire, avant tout redouté en Israël pour sa ressemblance et non sa différence avec l’Etat hébreu en termes de profondeur culturelle et civilisationnelle, mais aussi de niveau intellectuel industriel, technologique. Bref, pour Tel Aviv, le jour où le marché iranien sera ouvert au monde, ce sera un concurrent redoutable dans le coeur de Washington. Tout n’est évidemment pas à jeter dans cette « manip » des Accords d’Abraham, notamment l’influence croissante des EAU qui sont sans doute les partenaires les plus avisés du coin. Mais la ficelle est grosse, la marginalisation définitive de la question palestinienne en est clairement l’un des effets indirects attendus, et la poursuite de la déstabilisation active des Etats récalcitrants (Liban Syrie, Libye) l’une des compensations manifestes. Même le Qatar semble désormais tenté de rejoindre cet attelage hétéroclite présenté comme « progressiste et moderne », ne serait-ce que pour porter financièrement secours au Hamas à Gaza …avec la bénédiction d’Israël. Il reste néanmoins probable que cette « coordination » sous tutelle n’apaisera pas la lutte pour le leadership du monde sunnite qui oppose Ryad à Ankara, mais aussi à Téhéran, Aman, Doha ou Casablanca, tout en faisant les affaires de Washington que la fragmentation régionale sert par construction. On voit par ailleurs que l’échec des interventions américaines directes ou par « proxys » occidentaux en Irak, Libye, Syrie, qui a permis à la Russie de revenir dans la région depuis 2015, doit être contrecarré en jetant la Turquie dans les pattes de Moscou en Libye, en Syrie et dans le sud Caucase notamment, et qu’il s’agit donc aussi, en polarisant au maximum l’affrontement avec l’Iran, de reprendre la main dans la région contre la Russie, mais aussi contre la Chine dont les diplomaties subtiles et très actives deviennent préoccupantes pour Washington.

    ADV : Vous connaissez bien la Russie et le Caucase : que répondre à ceux qui estiment qu’en Libye et dans le Caucase, la Russie s’est humiliée devant Erdogan qui aurait freiné Haftar à Tripoli et aidé l’Azerbaïdjan à vaincre les Arméniens du Haut Karabakh en plein « étranger proche russe » … 

    CG : Je ne crois pas qu’il faille psychologiser ainsi l’interprétation des événements. La Russie a fait son grand retour sur la scène internationale depuis 2015 et a démontré qu’en dépit de toute la diabolisation, les permanentes manœuvres et les pressions de tous ordres dont elle fait l’objet, elle est toujours une puissance globale dotée d’un pouvoir incarné et populaire, qui se bat pour sa stabilité, son développement et son influence sur l’ensemble de la planète.  

    Quant à l’émergence tonitruante de la Turquie comme puissance déstabilisatrice aux ambitions débridées, ce n’est pas un phénomène sui generis. Le président Erdogan ne pourrait se permettre un dixième de ses foucades et provocations sans le blanc-seing direct ou complaisant de Washington. L’irruption turque dans les affaires mondiales manifeste l’indifférence américaine pour la stabilité de l’Europe et son hostilité paléolithique pour Moscou. Les Etats-Unis utilisent et continueront d’utiliser Ankara comme « proxy » en Syrie, en Libye, dans le sud Caucase et en Asie centrale contre Moscou, en Méditerranée orientale contre les Européens, qu’il s’agit depuis toujours de diviser et d’empêcher de pouvoir jamais atteindre une quelconque forme de puissance collective.

    ADV : Quel est le jeu de l’Allemagne dans cet échiquier mondial de plus en plus polycentrique ?

    CG : Dans ce marché de dupes, Berlin est en convergence tactique (et évidemment stratégique) avec Washington contre Paris, et nous savonne aimablement la planche en se désolidarisant ouvertement de nos postures et gesticulations sur la souhaitable « souveraineté européenne » afin d’assurer la finalisation de Northstream2 en dépit de l’hostilité américaine. La Chancelière allemande fait sans vergogne payer à l’Europe la note du chantage migratoire turc tout en vendant des sous-marins au néo sultan qui exulte d’une telle inconscience. Pourquoi d’ailleurs s’en priver puisque nous ne disons rien ? Le Président Erdogan joue donc sur tous les tableaux car il se sait indispensable à chacun. Il achète des anti-missiles S400 à Moscou et fait fi du courroux américain. La Russie en joue, elle aussi, et manie habilement la carotte et le bâton envers Ankara, selon les zones et les sujets, y compris dans le Haut Karabakh en dépit des apparences. Chacun a besoin de l’autre notamment en Syrie, même si la poche d’Idlib devient bien étroite pour le jeu d’influence des uns et des autres. Sans doute Joe Biden goûtera-il moins que Trump la grossièreté du président turc et ses crises mégalomaniaques. Mais ne nous y trompons pas. Au-delà de probables « condamnations » médiatiques – que nous boirons comme du petit lait, naïfs chatons que nous sommes-, cela ne devrait malheureusement pas modifier en profondeur l’attitude américaine envers la Turquie, puissance majeure du flanc sud de l’Alliance atlantique et très utile caillou dans la chaussure russe, ni envers l’Europe, éternelle vassale appelée à prendre « ses responsabilités », c’est-à-dire, à tout sauf à l’autonomie ne serait-ce que mentale. Être « des Européens responsables » signifiera toujours, pour Washington, être des Européens dociles, obéissants et inconditionnellement alignés sur les prescriptions et intérêts ultimes de l’Amérique.

    ADV : Et celui de la France ? 

    CG : Quant à la France, que son suivisme abscons a plongée dans un discrédit global lourd depuis le milieu des années 2000 (quelles que soient nos épisodiques gesticulations martiales pour nous rassurer), elle est désormais clairement hors-jeu au Moyen Orient. Plus personne ne la prend au sérieux ni ne supporte ses leçons de morale hors sol. Notre incapacité à définir enfin les lignes simples d’une politique étrangère indépendante et cohérente nous coupe les ailes, sape notre crédibilité résiduelle et nous rend parfaitement incapables de constituer un contrepoids utile pour les « cibles » américaines qui ne sont pourtant pas les nôtres et dont la diabolisation ne sert en rien nos intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou stratégiques. Il faut sortir, et très vite, de cet aveuglement.

    Pendant ce temps, la France plonge dans une diplomatie décidément calamiteuse qui l’isole et la déconsidère partout. Elle vient d’abandonner le Franc CFA pour complaire au discours débilitant sur la repentance et les affres de la Françafrique. On continue sur l’Algérie. On expie bruyamment. On ne sait pas vraiment quoi à vrai dire… Mais on se vautre dans les délices masochistes du renoncement. On laisse la place à Pékin, Washington, Moscou et même à Ankara. Il ne sert à rien de geindre sur « l’entrisme » de ceux-là en Afrique, quand on leur pave ainsi la voie. Il faudrait vraiment arrêter avec « le sanglot de l’homme blanc ». Il faut refondre notre diplomatie et aussi d’ailleurs remettre la tête à l’endroit de nombre de nos diplomates au parcours brillant mais incapables de sortir d’un prêt-à-penser pavlovien (anti russe, anti iranien, anti syrien, anti turc même !) qui nous paralyse et nous expulse du jeu mondial. Il faut enfin apprendre à répondre à l’offense ou à la provocation, et à ne pas juste se coucher dès que l’on aboie ou que l’on n’apprécie pas nos initiatives souvent maladroites ou sans consistance, mais aussi parfois courageuses. « Tendre l’autre joue » n’est tout simplement pas possible sur la scène du monde. On s’y fait vite piétiner. Pour être pris au sérieux, il ne faut pas toujours « calmer le jeu ». Il faut montrer les dents avec des « munitions », donc une vision, une volonté et des moyens affectés aux priorités régaliennes.

    ADV : Quel enseignement tirez-vous de la crise sanitaire qui va être également une grave crise économique en 2021 et même socio-politique ? Quel bilan pour la France ?

    CG : Je ne peux éluder ce qui fait cauchemarder les peuples et les dirigeants du monde entier et singulièrement ceux d’Occident depuis un an : la pandémie du COVID 19. Le premier enseignement est que fut initialement démontrée l’inanité de la solidarité et de la lucidité européennes, avec un lamentable retard à l’allumage dans la coordination des politiques. On laissa piteusement tomber les Italiens, on se vola des cargaisons de masques, bref le chacun pour soi a la vie dure, surtout quand certains Etats ferment intelligemment leurs frontières et que d’autres les laissent béantes « par principe ». J’en conclue tout d’abord que ce sont les Etats les plus décisifs, les plus « agiles », les plus pragmatiques et les plus capables de contraindre des franges de leurs populations – tout en maintenant leur économie active – qui s’en sortent le mieux économiquement et même sanitairement. En France, le bilan est lourd. Nous aurons démontré urbi et orbi non seulement la faillite de notre système de soins, autrefois excellent et toujours très généreux mais exsangue, mais plus encore celle de l’armature étatique et administrative de notre pays, embolisée par une bureaucratie en roue libre qui n’obéit plus. Il faut dire que l’autorité est un gros mot, l’esprit d’Etat un fossile et l’obéissance une vertu démonétisée du fait de la certitude de l’impunité en ce domaine comme en bien d’autres.

    L’amateurisme politique, l’incurie logistique, et l’arrogance satisfaite de nos gestionnaires au petit pied, rien ne nous aura été épargné. Notre pays est moralement et économiquement à terre. Dès que nous serons sortis de la phase critique de la pandémie qui fait écran et permet au pouvoir de remplir à seaux le tonneau des Danaïdes au nom de l’urgence sanitaire, la déroute économique et sociale et le déclassement seront massifs. Les Français, à force d’infantilisation et de matraquage médiatique angoissant, en ont perdu leur latin et moutonnent en grommelant. Nos « responsables », dans un déni sidérant, se gargarisent indécemment de leur prétendue bonne gestion. Le réel est définitivement déconnecté de la perception, grâce à une communication quasi totalitaire et à un entêté « tout va très bien Madame la Marquise ! » qui veut rassurer le Français désabusé. Il sait pourtant bien, lui, que tout va très mal, mais il cherche protection jusque dans l’illusion et le renoncement. La politique ce n’est pas de la « com », de l’image, encore moins de la gestion à la petite semaine et au doigt mouillé. C’est une vision, du courage, l’acceptation du risque et de l’impopularité, de la planification, de la logistique implacable… et de l’autorité ancrée dans l’exemplarité. Pas du caporalisme ni de l’infantilisation de masse. De l’autorité, qui produit de la confiance et oblige chacun à l’effort.

    Caroline Glactéros, propos recueillis par Alexandre del Valle (Geopragma, 22 janvier 2021)

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  • Ré-apprendre à montrer les dents...

    Nous reproduisons ci-dessus un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à l'absence de vision de notre politique étrangère.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    A la recherche du temps perdu

    La logique du temps court, a-stratégique par essence, et plus encore l’incapacité manifeste ou le refus de nos gouvernants de la contrer en adoptant enfin une démarche stratégique donc anticipative, plongent l’Europe et bien sûr notre pays dans une cécité dramatique pour le futur de notre positionnement sur la carte du monde. 

    Tandis qu’à Paris, on se passionne pour les péripéties comico-tragiques de l’élection américaine (alors même que la politique étrangère de notre « Grand allié » ne changera qu’à la marge avec la nouvelle Administration), tandis que devient flagrante notre marginalisation de nombre de négociations et médiations internationales (Caucase du sud, Syrie, Liban, Libye, Yémen), bref, tandis que la France disparaît diplomatiquement par excès de suivisme et inconséquence, incapable de penser par elle-même le monde tel qu’il est, d’autres exploitent magistralement ce flottement prolongé. Et il est à craindre qu’il ne suffise pas pour rétablir notre rang et préserver nos intérêts, d’exposer une prétendue « doctrine en matière internationale » sur le site d’un réseau social ami, dans une conversation courtoise sur l’air du temps, en brodant avec talent sur des lieux communs (il faut coopérer, s’entendre, être plus libres, etc…) et des inflexions souhaitables de la marche du monde. Une « doctrine » de chien d’aveugle, réduite à une promenade au hasard dans le grand désordre mondial, et qui fantasme le positionnement de la France – étoile polaire définitive en termes de « valeurs » universelles (sans même voir que plus personne ne supporte nos leçons) – autour d’enjeux n’ayant quasiment rien à voir avec le concret de l’affrontement stratégique actuel et futur. Discourir sur la biodiversité, le changement climatique, la transformation numérique et la lutte contre les inégalités (sic), est certes important. Mais ce n’est pas le climat qui va nous rendre notre puissance enfuie et notre influence en miettes ! Qui peut le croire ?! 

    C’est surtout une diversion ahurissante par rapport à l’impératif de projeter son regard sur le planisphère, de définir ce que l’on veut y faire, région par région, pays par pays, d’en déduire des priorités, des lignes d’efforts thématiques et d’y affecter des moyens et des hommes. Cela rappelle de manière angoissante la réduction de notre politique étrangère à de l’action humanitaire depuis 2007 (avec B. Kouchner comme ministre) puis à de la « diplomatie économique » sous Laurent Fabius. Résultat : les désastres de nos interventions en Libye et en Syrie, un suivisme stratégique suicidaire, une décrédibilisation de la parole et de la signature françaises sans précédent. Il semble bien que la nouvelle martingale soit désormais « la diplomatie environnementale », mantra d’une action diplomatique dénaturée et d’une France en perdition stratégique. Au nom du réalisme bien sûr, alors que c’est au contraire notre irréalisme abyssal et notre dogmatisme moralisateur indécrottable qui nous privent de tout ressort en la matière. On est piégés comme des rats dans un universalisme béat et on refuse d’admettre le changement de paradigme international et la marginalisation patente de l’Occident, lui-même à la peine et divisé. 

    Pendant ce temps, B. Netanyahu se rend en Arabie Saoudite (ce qui n’est pas du tout une bonne nouvelle pour l’Iran), la France fait la leçon au Liban et s’étonne d’être rabrouée puis marginalisée là encore, la Russie et la Turquie s’entendent dans le Caucase du sud et renvoient le Groupe de Minsk à ses stériles palabres, Moscou s’installe au Soudan, l’Allemagne s’affirme en chouchou européen de Washington et se tait face aux provocations de la Turquie…à moins qu’elle ne redécouvre son atavique et inquiétante inclinaison pour l’Ottoman, etc.

    Bref, les rapports de force se structurent à grande vitesse sans nous et même à nos dépens. Mais on n’en parle pas. Non par honte ou rage d’avoir été naïfs, dupes ou incapables de créativité diplomatique. Non. Juste parce qu’on a déjà renoncé à compter et que cela ne doit juste pas se voir. Et, tels certains responsables administratifs furieux de recevoir des informations démontant leurs partis pris, on les passe à la déchiqueteuse ! On les fait disparaître purement et simplement du champ du réel politique et médiatique. On ne veut surtout pas savoir que nous ne comptons plus ! Encore moins que les Français s’en aperçoivent. 

    Ainsi, la signature le 15 novembre, à l’initiative de Pékin, du RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) par quinze pays d’Asie constitue une bascule stratégique colossale et inquiétante dont ni les médias ni les politiques français ne pipent mot. Voilà le plus grand accord de libre-échange du monde (30 % de la population mondiale et 30 % du PIB mondial) conclu entre la Chine et les dix membres de l’ASEAN (Brunei, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam), auxquels s’ajoutent quatre autres puissantes économies de la région : le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Cette nouvelle zone commerciale se superpose en partie au TPP (Trans-Pacific Partnership) conclu en 2018 entre le Mexique, le Chili, le Pérou et sept pays déjà membres du RCEP : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour et le Vietnam. Ainsi se révèle et s’impose soudainement une contre manœuvre offensive magistrale de Pékin face à Washington (les Etats-Unis s’étaient follement retirés du projet TPP en 2017). Mais chut ! Où est l’UE là-dedans ? Nulle part ! Même l’accord commercial conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et le Mercosur doit encore être ratifié par ses 27 parlements… Le Moyen-Orient et l’Afrique eux sont clairement vus comme des territoires ouverts à toutes les prédations de ce mastodonte commercial en formation. Seule la Grande Bretagne, libérée de l’UE grâce au Brexit, en profitera car elle vient habilement de sa rapprocher du Japon signataire du RCEP et du TPP…

    Pendant ce temps, la France plonge dans une diplomatie décidément calamiteuse qui l’isole et la déconsidère partout. Elle vient d’abandonner le Franc CFA pour complaire au discours débilitant sur la repentance et les affres de la Françafrique. On expie. On ne sait pas quoi à vrai dire. Mais on s’y soumet et on laisse la place à Pékin, Washington, Moscou et même Ankara. Il ne sert à rien de geindre sur l’entrisme de ceux-là en Afrique quand on leur pave ainsi la voie. Il faudrait vraiment arrêter avec « le sanglot de l’homme blanc ». Il faut refondre notre diplomatie et aussi d’ailleurs nombre de nos diplomates au parcours brillant mais incapables de sortir d’un prêt-à-penser pavlovien (anti russe, anti iranien, anti syrien, anti turc même !) qui nous paralyse et nous expulse du jeu. Il faut enfin apprendre à répondre à l’offense ou à la provocation, et à ne pas juste se coucher dès que l’on aboie ou que l’on n’apprécie pas nos avancées souvent maladroites mais aussi parfois outrageuses. Tendre l’autre joue a ses limites. Mais évidemment pour être pris au sérieux, il ne faut pas toujours « calmer le jeu ». Il montrer les dents avec des « munitions », donc une vision et une volonté.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 23 novembre 2020)

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  • Quand l’État profond mène une diplomatie parallèle...

    Nous reproduisons ci-dessus un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à l'action de l'"État profond" en France. Cet article a été publié initialement dans le deuxième numéro de la revue Front populaire.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    L’État profond mène une diplomatie parallèle

    Depuis des années, la diplomatie française a été désarmée par l’administration profonde du pays, qui musèle les gouvernants et tient les rênes de notre politique étrangère. Le programme de ces hauts fonctionnaires indéboulonnables est clair : s’aligner sur la diplomatie américaine, faire le jeu de l’Union européenne et enlever à la France tout ce qui lui reste de souveraineté.


    Qu’est-ce que l’État profond (deep state en anglais) ? À quoi, à qui sert-il  ? Ne s’agit-il pas du mythe entretenu d’une permanence régalienne transcendant les aléas politiques au profit de la solidité institutionnelle ? Ou plutôt de l’avatar fantasmé d’un complotisme rabougri ? S’il existe bel et bien, est-ce partout dans le monde ou juste en Occident ? Quel est son rapport à la démocratie, à la dictature, à la souveraineté, à la nation, au peuple ?

    L’expression est à la fois inquiétante et attirante, nimbée d’une aura mystérieuse d’influences et de nuisances. Dans son acception la plus commune, l’État profond renvoie au territoire secret des initiés du « vrai pouvoir », celui du temps long où une « vision » structurée et portant l’intérêt national supérieur d’une nation est mise en œuvre par-delà l’immédiateté des injonctions médiatiques, les intérêts politiques personnels ou corporatistes et les humeurs instables des peuples. L’État profond serait le sanctuaire immatériel et concret mais surtout résilient de l’essence du politique. Il la préserverait de la démagogie électoraliste et de l’air corrosif du temps ; un saint des saints pour la souveraineté populaire et nationale protégée par une armée des ombres vouée à défaire les maléfices du temps court et la tyrannie de la transparence. L’État profond serait en somme l’envers vertueux de l’État « officiel », porteur incorruptible de son « sens » au profit ultime du peuple et de la démocratie.

    L’État profond contre l’État

    C’est beau comme l’Antique…, mais c’est une légende. Ce fut peut-être (un peu) le cas de l’État profond des origines, né en Turquie sous le nom de derin devlet. Ce maillage secret reliant milieux économiques, caste militaire et appareil de renseignement constitua longtemps le bras armé de l’élite militaro-laïque post-ottomane vouée à la protection de l’État kémaliste contre une société turque restée profondément pieuse. Il s’agissait d’empêcher le basculement politique de la jeune démocratie turque dans un islamisme qui aurait hypothéqué sa modernisation. C’était il y a longtemps… Depuis son arrivée au gouvernement en 2003 et plus ouvertement grâce au « coup d’État manqué » de juillet 2016, Recep Tayipp Erdogan s’emploie à détruire ces réseaux laïcs protecteurs et à consolider l’emprise d’un islamisme politique assumé qui fait chanter l’Europe et l’OTAN en toute impunité. On peut donc casser le deep state, même quand il est utile. Mais il faut s’appeler Erdogan.

    L’État profond est-il dangereux pour la démocratie ? Oui. Mais la dérive ne prend pas sa source dans l’opposition entre l’« ouvert » et le « fermé », le transparent et l’opaque. Tout État a légitimement besoin de secrets pour persister dans l’être et contrer les attaques de toute nature qu’il subit en permanence. La dérive réside dans la fonction tenue par ces structures profondes, qui n’est pas protectrice mais prédatrice des intérêts nationaux. Aujourd’hui, en France ou aux États-Unis, pour ne prendre que ces exemples, les ramifications de l’État profond agissent non plus pour, mais contre l’État, contre la nation et pire encore, contre le peuple. Elles sont comme des bernard-l’ermite qui pénètrent une coquille inerte, l’investissent et se déplacent à loisir sans se montrer. Elles consolident en sous-main la privatisation progressive des appareils d’État au service d’autres agendas, personnels, corporatistes mais aussi étrangers.

    Prendre le contrôle de la politique étrangère et de la défense d’un État, le faire renoncer à définir et défendre sa souveraineté, ses intérêts et ses principes reste un must pour l’État profond. Cette captation se fait évidemment au nom de la raison, de la mesure et du progrès, et, pour détruire toute suspicion, toute critique et plus encore toute enquête sur ces « mafias institutionnelles » aux ramifications internationales, ses relais, notamment médiatiques, évoquent volontiers la théorie du complot. L’État profond n’existe pas. C’est une lubie complotiste. Circulez, il n’y a rien à voir !

    Pourtant, l’État profond est tout sauf un mythe. Pour le général américain Westley Clark – ancien commandant de la campagne de l’OTAN contre la Serbie en 1999, soudainement déniaisé en 2001 lorsqu’il découvrit un document du secrétaire d’État à la défense Donald Rumsfeld prévoyant la déstabilisation et la destruction de sept pays en cinq ans (Irak, Syrie, Liban, Libye, Somalie, Soudan et enfin Iran) – c’est un « supramonde » qui agit non pas pour, mais contre l’État officiel, en se servant de ses rouages humains et institutionnels par l’activation de « pions » placés au cœur des gouvernements, des bureaucraties, des institutions, des médias, du monde politique et des affaires, des appareils judiciaire, militaire et de renseignement. Le deep state, ce sont aussi parfois des liens plus inavouables entre milieux politiques ou d’affaires et organisations mafieuses (cf. l’assassinat du président Kennedy). Ces dernières choisissent des politiciens ordinaires ayant des « cadavres dans le placard » ou une ambition dévorante, les mettent sur orbite politique, font leur carrière, comme celle du sénateur John McCain, construite sur l’imposture de son supposé héroïsme au Vietnam, et « tiennent » ces marionnettes qui favoriseront toujours leurs intérêts et leurs « options » pour que jamais on ne découvre leurs turpitudes ou leurs mensonges.

    L’État profond américain

    Comme en bien d’autres domaines, l’Amérique offre l’archétype de l’État profond. Cela ne date pas d’hier. On se souvient que dans son discours d’adieu de janvier 1961, le président Eisenhower avait déjà mis en garde contre la puissance prédatrice du « complexe militaro-industriel » américain (CMI) et son infiltration dans les rouages de l’État. Le CMI est l’ancêtre du deep state. Mais depuis 2016, c’est le sort politique du président Donald Trump qui incarne magistralement la puissance et l’étendue des réseaux du deep state américain, contre le verdict des urnes ayant porté à la présidence un homme à la fortune faite, donc peu maniable par les faiseurs de rois néoconservateurs qui avaient décidé qu’Hillary Clinton servirait docilement leur agenda belliciste. Que l’on songe à l’ahurissante vindicte dont il fait l’objet depuis sa victoire, aux forces qui se sont conjuguées pour le diaboliser et l’empêcher d’agir, mais aussi pour intimider, décrédibiliser et provoquer le remplacement de tous les hommes qu’il avait choisis, par des boutefeux « neocons » (Bolton, Mattis, Pompeo, etc.) qui ont failli provoquer une guerre avec l’Iran et n’y ont pas renoncé. Sa présidence aura été sapée de bout en bout, depuis un « Russiagate » grand-guignolesque jusqu’au lancement spécieux d’une procédure d’impeachment. Tout cela pour lui faire courber l’échine.

    Quels que soient les défauts ou les limites du président Trump, l’État profond joue depuis quatre ans contre la volonté populaire et les intérêts supérieurs de la nation américaine. Triste victoire posthume pour le président Eisenhower que ce successeur dézingué du matin au soir à la face du monde et des ennemis de l’Amérique, accusé d’être stupide, fou et traître à sa patrie. Quant aux grands médias américains, fourvoyés avec jubilation dans cette indécente curée, ils se sont durablement décrédibilisés. In fine, que l’on aime ou pas les États-Unis, c’est la puissance de tête de l’Occident qui en aura pâti.

    Il faut dire qu’il avait lourdement péché en voulant se rapprocher de la Russie  ! Pragmatique, il avait compris que dans le nouveau duel USA-Chine, Moscou était une force de bascule qu’il fallait arracher aux griffes chinoises. Il voulait aussi en finir avec l’interventionnisme priapique du Pentagone et « ramener les boys » à la maison. Surtout, outrage impardonnable, dès avant son entrée en fonction, il avait mis en doute la véracité des briefings de renseignement qui lui étaient communiqués pour lui laver le cerveau. Bref, son programme était une provocation pour les néoconservateurs qui ont infiltré depuis vingt-cinq ans les partis démocrate et républicain. Un Président « imprévisible » répétait-on  ; incontrôlable surtout.

    Car l’une des caractéristiques de l’État profond est qu’il transcende les clivages partisans. Aux USA, ses figures sont aux commandes quelle que soit la couleur de l’administration. John Bolton, Dick Cheney, Paul Wolfowitz, Donald Rumsfeld, le vieux Zbigniew Brzezinski, le général Mattis et aujourd’hui Mike Pompeo – pour ne prendre que les têtes d’affiche –, en poste ou en backstage, sont à la manœuvre avec un agenda inchangé depuis la guerre froide  : contrer la Russie et son influence renaissante au Moyen-Orient et en Afrique, grignoter ses derniers alliés (Serbie, Monténégro, Biélorussie, Géorgie et naturellement l’Ukraine), soumettre l’Iran et ses affidés, aider Israël et soutenir la Turquie, puissance majeure du flanc sud de l’OTAN contre l’Europe. Une Europe qu’il ne s’agit pas de protéger mais d’affaiblir pour pérenniser l’emprise de l’OTAN comme structure centrale de la sécurité européenne, étendre sa zone géographique d’intervention légitime, vendre toujours plus d’armes aux vassaux européens de l’Alliance, renforcer les divisions entre la vieille et la jeune Europe, mais aussi entre la Contrôle et l’contrôle, pour prendre la place de Moscou comme premier fournisseur de gaz et de pétrole sur le Vieux Continent (cf. North Stream 2). Que l’administration soit républicaine ou démocrate, les objectifs et les moteurs de la puissance américaine ne bougent pas d’un iota  : déstabilisation des grands États laïcs du Moyen-Orient, mise en place d’hommes lige et de régimes aux ordres, salves de sanctions et « terrorisme extraterritorial » au nom de la lutte contre la corruption, dépeçage industriel et technologique des joyaux européens… L’Amérique vit depuis toujours de, pour et par la guerre et sur l’imposture d’une « nation indispensable » à la sécurité du monde. Elle doit donc en permanence déstabiliser pour justifier son intervention, puis reconstruire les champs de ruines méthodiquement entretenus. La paix ne l’intéresse pas. La démocratie non plus, sauf pour sa fonction instrumentale et « narrative ».

    L’État profond contrôle la diplomatie française

    Le cas français est lui aussi malheureusement éloquent. Car si Donald Trump a été depuis quatre ans le « prisonnier de la Maison Blanche », Emmanuel Macron est clairement celui de l’Élysée. Je ne veux pas accabler ici ses deux prédécesseurs qui ont enfermé notre diplomatie dans une impasse stratégique gravissime. Notre retour servile dans les structures militaires intégrées de l’OTAN, notre suivisme pavlovien sur les dossiers ukrainien, libyen, syrien, notre « diplomatie économique » qui nous a vendus aux monarchies du Golfe pour un plat de lentilles, tout cela est suicidaire et, à moins d’une rupture franche, presque irrattrapable. Cela n’a fait qu’accélérer la déstabilisation culturelle et sécuritaire de notre pays et son expulsion des affaires du monde.

    Quoi qu’il en soit, pas plus que Trump, notre Président actuel ne peut se rapprocher véritablement de Moscou et bousculer enfin les lignes de fracture anachroniques du monde. On ne le laisse(ra) pas faire. Trop d’argent, trop d’intérêts, trop de postes en jeu. Il peut bien aligner les déclarations, les discours, recevoir Vladimir Poutine à Brégançon, partir à Moscou… Tant qu’il n’osera pas couper la tête de l’hydre atlantiste et sortir la France de l’OTAN, toutes ses micro-initiatives tomberont dans le vide. Gone with the wind. La guerre froide n’a jamais cessé. Washington ordonne de traiter la Russie contemporaine comme l’URSS d’antan. La France n’a qu’à obéir. Notre diplomatie sans allonge ni portée, (des)servie par neuf ministres des Affaires étrangères en dix-huit ans, est menée depuis 2005 par des hommes ne faisant pas autorité dans leur domaine et n’en ayant pas non plus. Elle est menottée par ses servitudes et par un corpus de dogmes et de tabous qui diabolisent comme « rétrograde » et – injure suprême – comme « souverainiste » toute réflexion stratégique ou diplomatique singulière partant de l’évaluation de nos intérêts nationaux propres. Cette faiblesse diplomatique a considérablement affaibli l’exécutif et renforcé l’emprise du deep state sur la décision diplomatico-militaire. L’État profond français, en écho docile à son donneur d’ordres d’outre-Atlantique, a pour « objectif final recherché », selon la terminologie militaire, le maintien de l’inertie de notre politique étrangère et la poursuite de guerres sanglantes et inutiles. Les conflits actuels sont les manifestations les plus éclatantes de cette embolie diplomatique qui nous met, bien plus que l’OTAN à vrai dire, en état de « mort cérébrale » stratégique.

    Dans une inversion tragique, c’est le conformisme de pensée qui signe l’influence de l’État profond au cœur de l’appareil d’État français, confortée par la lente infiltration des utopies mondialistes, antinationales et ultralibérales qui ont favorisé une porosité mentale et culturelle au « narratif » atlantiste. Ses « agents » sont parfois corrompus mais le plus souvent convaincus. Leur esprit de renoncement est porté par un climat intellectuel et politique avachi. Notre diplomatie est sclérosée, tétanisée, impotente et surtout fataliste. La conjuration secrète des néoconservateurs pro-américains veille depuis l’intérieur du Quai d’Orsay, du ministère des Armées et de celui des Finances, à ce que la politique étrangère française ne s’autonomise pas. Son agenda clair irrigue des couches de responsables administratifs, diplomatiques, militaires, économiques, culturels et médiatiques et oriente véritablement l’action gouvernementale et administrative, engluant littéralement toute ambition de penser et d’agir autrement. Le pouvoir politique, quant à lui, tout entier dédié à des préoccupations électoralistes, ne veut ni ne sait plus décider. Il écoute les « experts » et pratique fébrilement le principe de précaution et l’ouverture de parapluie.

    Les objectifs de l’État profond

    Quel est cet agenda ? C’est tout simple : l’obéissance aux oukases américains. Dans tous les domaines. L’aboulie de la France sur la scène du monde, portée par une vision du monde myope et un entêtement dans des impasses diplomatiques manifestes. C’est l’agenda du Maître, celui d’une sujétion mentale, normative, économique et bien sûr stratégique, celui de l’affaiblissement nécessaire de l’Europe qui ne doit à aucun prix grandir et s’affranchir de sa tutelle de grande handicapée stratégique et rester confite dans un atlantisme paralysant. C’est celui de la fin des États et des peuples européens qui doivent devenir des territoires traversés de flux de populations les plus décérébrées et interchangeables possible, sommées d’oublier leur histoire, de dépenser leur argent, de se laisser dominer gentiment en se croyant ainsi pacifiques et modernes. Vaste programme ! Cet agenda, qui ne date pas d’hier, a présidé à la naissance même de l’Europe communautaire puis à son élargissement précipité et inconditionnel. Les politiques français, mis à part quelques kamikazes marginalisés, sont ses otages stockholmisés.

    Pourtant, on a cru voir le bout du tunnel. C’était il y aura bientôt un an, à la conférence des ambassadeurs, le 27 août 2019. Quelques phrases « en clair » du président de la République ont fait croire à une prise de conscience salutaire. Enfin s’annonçait le grand nettoyage des écuries d’Augias, depuis la haute administration jusque dans les couloirs de certains grands groupes nationaux qui abritent des hommes à l’influence « si profonde » qu’ils n’en finissent jamais de mourir et se recasent de cabinets en postes de conseillers « spéciaux » ou « stratégiques » pour poursuivre leur œuvre de sape. Le Président tança une assistance médusée, lui disant qu’« il savait qui ils étaient et qu’il refusait que l’on décide à sa place ». Mais dès le lendemain, il nommait à la Direction des affaires politiques du Quai d’Orsay l’une des figures les plus éminentes du néo-conservatisme français, qui allait faire la paire avec son « collègue » du Département des affaires de sécurité et de désarmement du ministère, et avec tant d’autres. Il avait dû « donner des gages », me dit-on. Ce n’était pas important, cela n’entraverait pas le vent de réforme qui soufflait enfin. Las  ! Le Quai d’Orsay est sous contrôle de l’État profond et le « pouvoir », s’il ne veut pas désobéir et enfin décider, n’est que l’otage consentant d’un système d’hommes – comme on parle de système d’armes – qui tous voient la France comme un dominion et convergent dans une foi qui fait leur(s) affaire(s). Contre l’État et la démocratie. Contre les intérêts de la France et des Français. Ces rouages d’un agenda qui n’est pas celui de l’intérêt national ni général semblent indéboulonnables. On ne les vire jamais, on ne les écarte pas. On n’ose pas. On en a peur. Le jeu des réseaux, des intérêts et des carrières fait le reste. Il faut ruser, ne surtout pas prendre le risque de les démasquer. Alors on les déplace, on les recase dans des instituts de réflexion prestigieux ; on les promeut même, dans une sorte de schizophrénie régalienne. L’État renonce de lui-même à son autorité. Il se ligote en croyant contrôler le système dont il est l’otage. Il n’a plus de colonne vertébrale, il est métastasé par un rhizome hostile dont les éléments n’ont d’ailleurs pas conscience de travailler pour l’étranger. Ils sont parfois même tenus pour de grands serviteurs de l’État. Pourtant, ce sont des vers dans le fruit, des termites aux allures de vers luisants qui lentement mais sûrement, avec la sérénité des grandes machines sûres de leur impunité collective, dénaturent, grignotent, détruisent la conscience même de notre souveraineté. On les fabrique au cœur même de notre propre haute administration d’État, à Sciences Po, à l’ENA. Là, les derniers professeurs qui se risquent à parler d’intérêt national en cours d’administration européenne voient s’écarquiller des paires d’yeux incrédules et des cerveaux lobotomisés pour lesquels cette notion n’a plus aucun sens, ni pertinence à l’heure d’un fédéralisme européen trop longtemps entravé par des peuples ignorants qui ont eu l’audace de voter contre Maastricht ou Nice ! Le fédéralisme pour notre nation-croupion  : voilà ce qui doit enfin advenir ! La perte du sens de l’État par de nouvelles générations de hauts fonctionnaires essentiellement préoccupés de monter rapidement en grade, qui ne croient plus en leur mission fait le reste. La « Secte », ainsi qu’on la surnomme, est un réseau de correspondants pas tous honorables qui convergent pour faire prendre, empêcher ou faire se poursuivre certaines orientations et décisions. Ils partagent une conviction  : il faut mener la France pour son propre bien sur le chemin du renoncement à elle-même. La France n’est plus rien. Dont acte. Elle ne peut plus penser et encore moins agir seule. Elle est petite, faible, atrophiée sans son ancrage européen. Maastricht, Rome 2, Lisbonne : voilà les protections, les armes véritables de la survie  ! La souveraineté n’est qu’une lubie, un péché d’orgueil !

    Retrouver notre souveraineté

    Ainsi, tandis que l’État profond américain assume totalement sa volonté de puissance, l’État profond français y a renoncé et se place servilement sous la coupe de son « grand allié ». Les réseaux d’influence américains en France et en Europe sont puissants et anciens. Ils infiltrent depuis des décennies les bureaucraties permanentes militaires, diplomatiques, du monde du renseignement mais aussi économiques, financières, culturelles. Ils ciblent des individus, grâce au Young Leaders Program, à la French American Fondation, au réseau Open Society de George Soros et à bien d’autres. Ils les attirent par des think tanks, des médias, des programmes de coopération universitaire, scientifique et naturellement militaire. Les cibles de ce soft power sont fidélisées avec des commandes d’articles, des études, des conférences, des voyages, des invitations prestigieuses (et juteuses) à enseigner à l’étranger, ou de coups de pouce à des carrières. Les visages de cette opacité sont bien installés, de bon conseil et ont de l’expérience. Ils « font autorité » depuis si longtemps dans l’art de discourir sur le monde, bénéficient d’une présomption de légitimité et rabâchent avec aplomb de prétendues évidences. Leurs rejetons universitaires, « intellectuels », experts, éditorialistes et commentateurs sont eux aussi « des gens sérieux » ayant pignon sur rue, aux pedigrees impeccables ; de vraies « stars » connues par leurs seuls acronymes… On les aide depuis des lustres à construire des parcours qui sont autant d’occasions d’œuvrer à l’indicible agenda qui les anime. L’État profond français est donc tout sauf refoulé. Quand il se sent menacé ou découvert, il se défoule même sur le terreau d’un recul du régalien et d’une crise de l’autorité que rien ne semble pouvoir arrêter. Il chasse en meute et lance des anathèmes en rafale sur les réseaux sociaux contre les quelques personnalités ou simples individus qui osent rappeler que la France n’est pas morte, que le cadavre bouge encore et qu’il faut juste vouloir réagir.

    Mais il est grand temps de dire l’indicible. Ces gens œuvrent à l’abaissement national assumé comme une fatalité. Rien de tragique en somme : juste la sortie de la France de la scène du monde ! Regrettable mais irrattrapable. À admettre et transformer en une chance de se porter vers une autre dimension : la fin des nations, des peuples et des États, le nec plus ultra de la postmodernité politique ! On n’est pas à un paradoxe cynique près chez les fakirs de cette eau-là. Plus c’est gros, plus ça passe.

    Que faire ? Contre un virus aussi malin et métastasique, il faut une thérapeutique de choc. Il faut cartographier, identifier, désigner et détruire méthodiquement. Neutraliser la capacité de nuisance d’hommes et de femmes dont l’intime conviction et/ou l’intérêt de carrière ou économique leur commandent de ne surtout pas réfléchir à l’intérêt de la France et des Français. Pratiquer un name and shame cathartique, et sortir manu militari tous ces individus d’un système qu’ils ont obstrué, au point que la France est à la dérive et la proie d’un mépris à travers le monde insupportable à tous ceux qui croient encore en ce que nous pouvons être. Il faut qu’existe la certitude de sanctions personnelles lourdes pour quiconque ne mettrait pas en pratique la nouvelle politique étrangère cohérente et ambitieuse indispensable pour notre pays.

    Et aussi, expurger de nos cœurs cet esprit de soumission que nous soufflent ces hérauts maléfiques au nom d’un réalisme dévoyé. Pour cela, l’impulsion doit être donnée par la tête de l’État. Il faut donc un chef de l’État incorruptible qui croit à la grandeur de la France, à sa singularité et à la nécessité impérieuse de son indépendance. Un homme qui cesse de bavarder et agisse. Un homme qui ose enfin désobéir et user de son autorité – en l’espèce de son pouvoir de nomination et de limogeage – pour décapiter la gorgone atlantiste qui depuis des décennies paralyse les membres et la tête de notre structure régalienne, détruit la confiance, l’esprit de responsabilité et finalement l’espoir, chez les élites comme chez le peuple. Cela suppose de réhabiliter trois notions cardinales diabolisées : la souveraineté, la puissance et l’influence, au lieu d’y renoncer au prétexte que cette ambition serait hors de notre portée. Nous en avons tous les atouts. Il suffit de le vouloir et de nous doter du kit de survie nationale : courage, cervelle et cœur. Mieux que le masque ! À fournir d’urgence à nos dirigeants.

    Si la France était une femme, sans doute comprendrait-on plus instinctivement que l’on ne peut l’aimer sans la respecter, comme une soumise, une enchaînée, un pot de fleurs, un trophée tristement pendu au mur. La France est un être de lumière, libre, indépendant, moderne car souveraine. La souveraineté c’est la vie, et c’est moderne en diable.

    Caroline Galactéros (Géopragma, 25 septembre 2020)

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  • Le nouveau parapluie atomique iranien...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Geopragma et consacré au traité militaro-commercial en cours de négociation entre l'Iran et la Chine. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Le nouveau parapluie atomique iranien

    L’été fut chaud, prodigue en incendies dévastateurs de nos forêts, mais aussi en foyers savamment entretenus pour de futurs brasiers.

    L’officialisation tonitruante, le 15 septembre à la Maison Blanche, de l’alliance tactique conclue par Israël avec les Emirats arabes unis (EAU) et Bahreïn pourrait bien, le Gotha mondial n’étant pas à une indécence près, valoir à Donald Trump un Nobel de la Paix… Mais ce n’est pas le plus important. Car cet accord n’est pas un accord de paix. Il traduit la consolidation d’axes d’hostilité et de concurrence économico-militaro-idéologiques. Il s’inscrit dans un contexte hautement inflammable conjuguant l’affaiblissement aggravé de l’Europe sous les coups de boutoir turcs impunis en Méditerranée orientale, la poursuite des opérations en Syrie et en Libye, la déstabilisation du Liban et le chantage américain exercé sur Paris pour que la France boive le calice de la servitude jusqu’à la lie, et laisse tomber le pays du Cèdre en déniant au Hezbollah son rôle d’interlocuteur incontournable (que cela nous plaise ou non) dans l’équilibre politique libanais. Une façon efficace de nous décrédibiliser définitivement au Levant et de nous condamner à ne plus y servir à rien. Car, si le Hezbollah reste le rempart des communautés chrétiennes locales face à une emprise sunnite croissante, il est surtout, aux yeux de Washington, le prolongement de la capacité de nuisance Iranienne dans toute la région. Il s’agit donc de tarir son influence locale et régionale en s’attaquant aux avoirs économiques de certains leaders économiques du Hezbollah, et de démontrer que le Liban est un « Etat failli ».

    Derrière cette tragédie humaine et économique, c’est donc bien évidemment l’Iran qui est la cible ultime de Washington et de Tel-Aviv, et c’est avant tout le JCPOA (Accord sur le nucléaire iranien) qui a été le catalyseur de la conclusion de l’accord du 15 septembre. Le Liban, comme la Syrie, la Lybie, l’Irak ou le Yémen, ne sont que des espaces de manœuvre pour atteindre « l’effet final recherché » par les stratèges étatsuniens : affaiblir politiquement et financièrement le régime des Mollahs, pour le désolidariser de la population, couper les ressorts de la résilience patriotique, déstabiliser l’équilibre interne entre courants réformateur et conservateur, pousser le régime à la radicalisation puis à la faute. Et avoir enfin un prétexte pour frapper. Les salves de sanctions, les manœuvres au sein du Conseil de sécurité, les déclarations menaçantes du secrétaire d’Etat américain Pompeo et son intimidation ouverte de tous ceux, entreprises et pouvoirs européens, qui oseraient encore « travailler ou commercer avec l’Iran » ne laissent aucun doute sur sa détermination à poursuivre la diabolisation tous azimuts de la République islamique pour la pousser à la faute. Au point d’avoir fait du sanguinaire prince héritier saoudien MBS un parangon de démocratie et de modernité dans un assourdissant silence occidental et notamment français. Nous sommes dans une telle schizophrénie stratégique et diplomatique que l’on n’est plus même capables de réfléchir, moins encore de réagir. C’est l’histoire de la paille et de la poutre. Seul le Qatar, et Moscou avec prudence, semblent encore se ranger du côté de Téhéran sur qui pleuvent les sanctions unilatérales américaines (le 17 septembre contre 47 individus et entités iraniens pour détruire la capacité de nuisance cyber du régime) et désormais onusiennes, après la tragique activation le 20 septembre du mécanisme retors de « Snap Back » (piège destiné à en finir avec ce multilatéralisme récalcitrant et à neutraliser les droits de véto russe et chinois notamment sur la question de l’embargo sur les livraisons d’armes à Téhéran) qui vient de permettre la réimposition automatique de toutes les sanctions multilatérales contre l’Iran. La Russie grogne, la France, l’Allemagne et la Grande Bretagne se désolent. Mais il est trop tard. Notre impuissance consentie et finalement notre indifférence sont manifestes. Vive donc l’unilatéralisme brutal !

    Mais il y a un os dans ce brouet insipide qui sent le soufre et la poudre : l’Iran n’est pas, n’est plus seul. Il y a certes l’axe tactique d’Astana, qui le lie à Moscou et Ankara en Syrie et a empêché depuis 2015 le démembrement du pays et à son abandon aux milices islamistes sous label Daech ou Al Qaeda avec notre complaisante et suicidaire bénédiction. En Libye, le jeu est plus complexe et l’alignement aléatoire. Washington y laisse bon gré mal gré agir Ankara contre l’Egypte, la Grèce, Chypre et même contre certains intérêts israéliens dans le gazoduc East-Med, car la Turquie joue ici utilement contre l’influence russe et gêne la convergence du « format d’Astana ». Mais, si Erdogan fait merveille en tant que nouveau proxy américain en Syrie et contre l’Allemagne grâce au chantage migratoire – qui fragilise la chancelière Merkel et fait espérer aux néocons qu’elle renoncera à l’achèvement de Nord Stream 2 – Washington ne parvient pas à contrôler tout à fait les ambitions néo-ottomanes de cet éminent membre de l’Otan qu’on laisse sans états d’âme menacer Paris en haute mer ou Berlin, mais qui s’appuie aussi sur la munificence qatarie pour s’opposer à Ryad et à la bascule actuelle des EAU et de Bahreïn sous contrôle américano-saoudo-israélien.

    Las ! L’Iran a désormais un nouvel « ami » officiel, un protecteur discret mais redoutable, infiniment plus gênant pour Washington que Moscou : Pékin ! La Chine en effet, engagée dans un jeu planétaire de consolidation de ses zones d’influence, de captation de nouvelles clientèles et de marchés, mais aussi de sécurisation de ses approvisionnements notamment énergétiques, vient de pousser un pion cardinal en volant au secours de la République islamique au moment où celle-ci se préparait à essuyer un désaveu au Conseil de sécurité de l’ONU de la part des Européens. Car le multilatéralisme est en miettes, la loi de la jungle plus implacable que jamais et le nombre de grands animaux type « mâles dominants » augmente dangereusement…

    Pékin a donc saisi l’occasion de la curée américaine sur Téhéran pour lancer une contre-offensive redoutable à la manœuvre américaine, plus puissante qu’un droit de véto…. en offrant à Téhéran (l’accord en cours de négociations a opportunément « fuité » en juillet ) 400 milliards de dollars d’aide et d’investissements (infrastructures, télécommunications et transports) assortis de la présence de militaires chinois sur le territoire iranien pour encadrer les projets financés par Pékin, contre une fourniture de pétrole à prix réduit pour les 25 prochaines années… et un droit de préemption sur les opportunités liées aux projets pétroliers iraniens. Cet accord, véritable « Game changer », n’a quasiment pas fait l’objet d’analyse ni de commentaire…

    Ses implications sont pourtant cardinales : à partir de maintenant, toute provocation militaire américaine orchestrée pour plonger le régime iranien dans une riposte qui lui serait fatale reviendra à défier directement Pékin… En attaquant Téhéran, Washington attaquera désormais Pékin et son fournisseur de pétrole pour 25 ans à prix doux. Pékin qui se paie d’ailleurs aussi le luxe de mener parallèlement des recherches avec Ryad pour l’exploitation d’uranium dans le sous-sol saoudien…. Manifeste intrusion sur les plates-bandes américaines et prolégomènes d’un équilibre stratégique renouvelé.

    Ainsi, il est en train de se passer quelque chose de très important au plan du rapport de force planétaire et des jeux d’alliances. Les grandes manœuvres vont bien au-delà du seul Moyen-Orient qui comme le reste du globe, est réduit au statut de terrain de jeu pour le pugilat cardinal qui oppose désormais, dans une « guerre hors limites » assumée, Washington à Pékin.

    Dans ce contexte, notre incapacité à désobéir et surtout à définir enfin les lignes simples d’une politique étrangère indépendante et cohérente, nous coupe les ailes, sape notre crédibilité résiduelle et nous rend parfaitement incapables de protéger les « cibles » américaines qui ne sont pourtant pas les nôtres et ne servent en rien nos intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou stratégiques. Il faut sortir, et très vite, de cet aveuglement.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 21 septembre 2020)

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