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bruno racouchot - Page 7

  • Identité, influence, puissance...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par l'essayiste et économiste Hervé Juvin à Bruno Racouchot pour la revue Communication & Influence, éditée par le cabinet COMES. Hervé Juvin, qui avait déjà marqué les esprits avec Le renversement du monde (Gallimard, 2010), vient de publier un essai remarquable et politiquement incorrect, intitulé La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013), dont nous vous recommandons chaudement la lecture.

     

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    Dans votre dernier ouvrage, on voit que le processus de mondialisation exerce son pouvoir d'une part brutalement via les normes, la finance et le droit ; et d'autre part plus subrepticement via une pensée unique qui ne tolère pas la diversité des identités et des valeurs. Nous sommes donc bien là confrontés à un système de domination combinant hard et soft powers ?

    Permettez-moi de commencer par une anecdote historique rapportée par Alain Peyrefitte, qui tenait les minutes du conseil des ministres du général de Gaulle. Lorsqu'il organise son gouvernement, le général de Gaulle confie à Jean Foyer la charge de Garde des Sceaux. Il lui donne expressément la mission de respecter l'ordre suivant dans la hiérarchie des préoccupations : l'Etat d'abord, puis le droit. L'Etat et la nation ont primauté sur les formes et la conformité du juridique. Or, nous vivons aujourd'hui exactement l'inverse. L'Etat apparaît comme le moyen de la mise en conformité du peuple et de la nation au regard de normes et de règles venues d'ailleurs. A la source de ce dysfonctionnement, il y a Bruxelles bien sûr, mais surtout Washington. Car beaucoup de mesures qui entrent en application en Europe viennent directement de tel ou tel think tank, ONG ou relais d'influence américain. Ce qui dénote au passage un vide de la pensée et de l'analyse inquiétant sur le Vieux continent.

    Si l'on fait ainsi l'histoire des mots comme "gouvernance", "conformité juridique", "création de valeur", on observe qu'ils sont d'importation nord-américaine récente. On voit aussi que les "droits de l'homme" ne sont plus une proclamation généreuse, à caractère général sans conséquence légale concrète. Dans les faits, ils sont aujourd'hui devenus une arme politique et géopolitique de premier plan, qui peut être utilisée pour saper l'unité interne de n'importe quel pays et n'importe quel peuple. Peu d'historiens et d'analystes politiques se sont essayés à décortiquer ce processus. A l'exception notoire de Marcel Gauchet qui publie en 1980, dans la revue Le Débat, un article de fond intitulé très clairement "Les droits de l'homme ne sont pas une politique", où il souligne notamment que "la conquête et l'élargissement des droits de chacun n'ont cessé d'alimenter l'aliénation de tous". Marcel Gauchet persévère et signe en 2000, toujours dans les colonnes de la revue Le Débat, un autre article intitulé "Quand les droits de l'homme deviennent une politique". Il n'apporte pas la réponse, mais je crois qu'en filigrane, nous pourrions deviner que ce soit une catastrophe ! En réalité, le système unique, c'est le rêve que tous les humains soient les mêmes partout dans le monde, sans que leur origine, leur sexe, leur croyance, leur langue, leur communauté politique puissent leur donner une identité. Ce qui justifie la remarque de René Girard, qui explique qu'à force de tolérer toutes les différences, on finit par n'en plus respecter aucune. Je crains ainsi que sous couvert de l'éloge indiscriminé des différences individuelles, on soit en train de faire disparaître à grande échelle et très rapidement toutes les différences réelles, lesquelles sont par nature et donc nécessairement collectives.

    Ces différences politiques, religieuses, de mœurs, de droit... sont ainsi visées directement par le rouleau compresseur de la mondialisation et son corollaire, à savoir la conformité aux droits individuels.

    Pour ce qui est de combattre ce soft power de la pensée unique à l'échelle mondiale, quelles stratégies de contre-influence imaginer et sur quel socle les faire reposer ?

    Il nous faut ouvrir les yeux et travailler. Nous devons nous mettre d'urgence aux outils et à la logique du soft power. Je suis frappé du fait qu'en Chine, aux Etats-Unis, en Russie et dans bien d'autres pays émergents, on travaille sérieusement cette question. Un exemple : la floraison de think tanks et d'ONG anglo-américaines a permis que de nouveaux concepts soient acceptés comme vérités d'Evangile, en France, en Europe ou ailleurs, à notre plus grande défaveur. C'est la construction de dispositifs intellectuels, d'outils de diffusion et de promotion, qui favorise cette puissance discrète. De même, le repérage de jeunes talents ou de personnages ayant une audience fait partie du jeu. Voyez comment certains diplomates américains travaillent avec les minorités visibles des banlieues françaises. Ces jeunes sont assez vite conviés à venir à Washington pour participer à des travaux, et entrent ainsi dans une spirale d'influence. Il y a donc travail à plusieurs niveaux : organisation, déploiement de moyens, recherche d'incitations productives, puis montée en puissance et synergie. Chinois, Russes, Américains, Israéliens... ont tous une conscience aigue que les distinctions entre public et privé s'effacent quand l'intérêt national est en jeu. Encore plus quand il s'agit d'un enjeu de survie.

    Le libre-échange, l'égalité entre les peuples, et autres thèmes en vogue sont en fait des doctrines à vocation d'exportation, de la part d'entités politiques qui se conçoivent comme des puissances en lutte. Or dans cette lutte, tous les outils – commerciaux, juridiques, intellectuels, militaires, etc. – doivent être employés au service de l'intérêt national. Prenez l'exemple des sociétés les plus créatives, les plus échevelées et innovantes, comme le sont les sociétés américaines de la sphère internet : elles travaillent main dans la main avec les agences de renseignement des Etats-Unis ! Nous sommes là aux antipodes de notre praxispolitique actuelle, bien française, qui veut qu'il y ait une frontière bien marquée entre sphère publique et sphère privée. Nous ne parlons malheureusement pas en France en termes d'intérêt national. On s'interdit de travailler main dans la main entre public et privé alors que l'intérêt national l'exigerait. A cet égard, les dogmes de la Commission de Bruxelles – par exemple en matière de concurrence – nous font énormément de mal et surtout nous bloquent dans l'expression de notre puissance.

    Le concept d'identité se trouve au cœur de la démarche développée depuis quinze ans par Comes Communication. Selon vous, la mise en valeur de son identité par une entreprise ne constitue-t-elle pas un puissant facteur différenciant, donc un avantage concurrentiel ? En ce sens, l'identité, qui permet d'affirmer sa spécificité et son authenticité, ne s'impose-t-elle pas comme un facteur de performance, générant de la création de valeur, pour les entreprises comme pour d'ailleurs toute organisation ?

    En matière d'identité, ce qui a fait durant des siècles l'autorité et l'écoute du discours français, c'est d'abord son autonomie, faisant de nous un pays non-aligné pas vraiment comme les autres. Notre parole n'était pas celle d'une superpuissance, mais celle d'une puissance phare en matière d'intelligence et de liberté. Si l'on devait refaire aujourd'hui une conférence de Bandung [ndlr : conférence des non-alignés en 1955], la France y aurait pleinement sa place, aux côtés de ceux qui entendent conserver leur identité et leurs singularités. Là réside sans doute le grand champ géopolitique de demain.

    De même, ce qui vaut pour la sphère politique vaut aussi pour les sociétés privées. Depuis une trentaine d'années, ces dernières développent des stratégies essentiellement guidées par des critères financiers. Or les stratégies ainsi définies s'arrêtent à la surface des choses. Parce qu'à mon sens, les entreprises qui seront gagnantes sur le long terme seront celles qui auront su développer, en interne comme en externe, une identité propre, autrement dit une singularité les distinguant de leurs concurrents et de leur environnement. Cette identité assure leur pérennité dans le temps car elle est transmissible. On observe d'ailleurs que la définition de cette identité d'entreprise est fréquemment liée à la personnalité d'un dirigeant, qui marque souvent plus par l'implicite que par l'explicite. L'identité n'est ni une succession de power points, ni une logique de ratios. L'identité ne se laisse jamais mettre en équation ni cerner par les chiffres. Une entreprise qui se réduit à des chiffres se réduit assez vite à rien. Si elle veut agir dans la durée, et favoriser la création de valeur ajoutée, la résilience, la capacité de mobilisation des équipes, l'entreprise doit s'efforcer de jouer sur son identité bien plus que sur le socle fallacieux des chiffres.

    Sur le plan géostratégique et géoéconomique, le recours aux liens identitaires constitue à vos yeux un moyen idoine pour enrayer la montée en puissance à l'échelle planétaire de l'individu-déraciné-et-consommateur que prône la mondialisation. Le rôle-clé de l'identité, son action, son rôle s'appliquent-ils de la même façon aux individus, aux peuples, aux Etats ? Comment l'identité s'intègre-t-elle dans les rapports de force économiques, politiques, sociaux, culturels... ?

    Si l'on se place dans une perspective historique, il apparaît que l'identité est clé dans tous les processus de résilience ainsi que dans la performance stratégique. On a usé et abusé de la formule de Sénèque, selon laquelle il n'estpas de vent favorable à celui qui ne sait où aller. Je serais tenté de dire qu'il n'y a pas de vent favorable non plus pour celui qui non seulement ne sait pas qui il est, mais en outre, ignore qui l'accompagne sur le bateau. La capacité à affirmer une identité va de plus en plus s'imposer comme un élément-clé dans les années à venir. L'idée américaine selon laquelle on doit fermer les yeux sur les questions de sexe, de religion, de culture, d'appartenance à une communauté, aboutit à nier même la notion même de singularité des hommes et des organisations. Or, ce sont justement ces singularités ne se réduisant pas à une valeur monétaire qui vont compter dans les années à venir. Les entreprises qui se laisseront prendre au piège de l'indifférenciation et de la mondialisation, passeront à côté de cette question-clé de l'identité. L'entreprise sans usine, qui externalise tout, qui sous-traite au point de perdre la maîtrise de ses métiers de base, se trouve en fait réduite à rien, dépassée et dévorée. Prenons l'exemple d'une chaîne de supermarchés: ce sont d'abord des épiciers, avec l'alliance subtile de leurs défauts et leurs qualités, qui in fine produit leur identité. Ce ne sont pas des comptables ou des financiers qui en sont les artisans. Nous avons donc bien là affaire à des logiques intimes, clairement différentes.

     

    Vous écrivez dans votre dernier livre : " La décomposition des nations européennes procède de la censure, de la grande fatigue devant l'histoire et de leur soumission par en haut aux institutions internationales, par en bas aux communautés et minorités revendicatrices." Comment les peuples peuvent-ils espérer agir pour renouer avec cette énergie vitale et cette confiance en eux qui leur permettront d'affronter les défis à venir ?

    Nous sortons d'une période de prospérité dont nous n'avons pas eu clairement conscience. En France et en Europe, l'immense majorité de la population vit bien. Au regard de l'histoire de l'humanité, je dirai même que ce constat constitue une exception : pacification des territoires, niveau de vie, santé, etc. nous avons prospéré durant ces dernières décennies sur un mode extrêmement privilégié. Le retour au réel risque d'être quelque peu brutal. Nous allons devoir nous confronter de nouveau aux dures réalités géopolitiques.

    Le facteur déclenchant sera probablement l'explosion de la classe moyenne. La lucidité politique va s'imposer rapidement à nous. En outre, l'idée béate dans laquelle se complaît l'Europe, selon laquelle tous les problèmes de ressources sont liés aux marchés et aux prix, va trouver de fait ses limites. Nous allons très vite basculer sur des logiques de survie, n'ayant plus rien à voir avec une approche rationnelle. Et probablement assister demain, avec la question de l'eau, des terres rares ou des terres arables, à des défis semblables à ceux du pétrole hier. Le pétrole est un objet géopolitique, bien avant d'être l'objet du marché. Par la force des choses, nous allons donc être ramenés aux réalités des enjeux géopolitiques. Et notre survie va exiger que soit dès lors prioritairement prise en compte la notion d'intérêt national.

    Ne nous leurrons pas : la question de notre survie politique se trouve bel et bien posée. Est-ce que quelque chose qui s'appellera encore la France existera en 2050? L'Union européenne existera-t-elle en 2020? Pour ma part, ce qui m'inquiète, c'est que nos élites et nos dirigeants ne me paraissent pas formés pour faire face à ces défis. Ces gens ont toujours œuvré dans un monde de continuité. La question était : va-t-on faire + 3 % ou + 5 % de croissance ?... Oui, nous entrons dans un monde avec des perspectives radicalement différentes. Ce qui veut dire que notre mindset, notre disposition d'esprit, notre logiciel de pensée, et donc toutes nos approches stratégiques, doivent être revus de fond en comble.

    C'est là, me semble-t-il, le vrai défi d'actualité pour la pensée française. A savoir la capacité à penser le monde de l'après-mondialisation, du retour des singularités, des identités et des déterminations politiques. Je crois que nous avons tous les atouts pour cela. A condition toutefois de ne pas céder à la paresse ou à la facilité intellectuelle, qui nous conduisent à renoncer et à perdre notre place dans le monde. Ne nous y trompons pas : au-delà des rodomontades et des stupidités de notre politique étrangère - qui jouent assez peu, en fait, sur le long terme - c'est la capacité de la France à être un émetteur d'idées, un diffuseur de pensée, avec une réelle autorité et une authentique aptitude créatrice, qui compte. Mais prenons garde à ce que ces atouts ne soient pas en train de s'épuiser...

    Hervé Juvin, propos recueillis par Bruno Racouchot  (Communication & Influence, novembre 2013)

     

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  • Opérations extérieures et opérations d'influence...

    "Nous autres idéalistes, enfants des lumières et de la civilisation, pensons régulièrement que la guerre est morte. Las, cet espoir est aussi consubstantiel à l'homme que la guerre elle-même. Depuis que l'homme est homme, la guerre et lui forment un couple indissociable parce que les hommes sont volontés – volonté de vie et volonté de domination – et que la confrontation est dans la nature même de leurs rencontres." Général Vincent Desportes, La guerre probable (Economica, 2008)


    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par le général Vincent Desportes à Bruno Racouchot pour l'excellente revue Communication & Influence, éditée par le cabinet COMES. Le général Desportes est l'auteur de nombreux essais consacrés à la stratégie comme Comprendre la guerre (Economica, 2000) ou La guerre probable (Economica, 2008). 

     

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    Opérations extérieures et opérations d'influence: le décryptage du Général Vincent Desportes

    Somalie, Centrafrique, Mali… à des titres divers, l'armée française intervient sur bien des fronts. Il ne s'agit plus seulement de frapper l'ennemi, il faut aussi gérer les conflits informationnels et anticiper les réactions, le tout en intégrant de multiples paramètres. Comment percevez-vous cette imbrication des hard et soft powers ?

    Nous assistons indéniablement à un affrontement des perceptions du monde. Les terroristes cherchent à faire parler d'eux, à faire émerger leur perception du monde à travers des actions militaires frappant l'opinion, actions dont la finalité est d'abord d'ordre idéologique. Ils inscrivent leurs actions de terrain dans le champ de la guerre informationnelle. Ils font du hard power pour le transformer en soft power. Les opérations militaires qu'ils conduisent le sont en vue de buts d'ordre idéologique. Ils ne recherchent pas l'effet militaire immédiat. Ils agissent plutôt en termes d'influence, à mesurer ultérieurement. Dans cette configuration, il y a une interaction permanente entre le militaire stricto sensu et le jeu des idées qui va exercer une influence sur les opinions publiques. La guerre est alors vue comme un moyen de communication, qui a pour but de faire changer la perception que le monde extérieur peut avoir de celui qui intervient.

    Notons que cela ne joue pas que pour les terroristes. La France intervient au Mali et elle a raison de le faire. En agissant ainsi, de manière claire et efficace, elle modifie la perception que le monde pouvait avoir d'elle, à savoir l'image d'une nation plutôt suiveuse des États-Unis, comme ce fut le cas en Afghanistan. En intervenant dans des délais très brefs et avec succès loin de ses bases, en bloquant les colonnes terroristes, en regagnant le terrain perdu par les soldats maliens, et surtout en ayant agi seule, elle ressurgit d'un coup sur la scène médiatico-politique comme un leader du monde occidental. Était-ce voulu au départ ? Je ne sais pas. Mais le résultat est là. La France retrouve sa place dans le jeu complexe des relations internationales à partir d'une action militaire somme toute assez limitée. En conséquence, si l'on veut avoir une influence sérieuse dans le monde, nous devons conserver suffisamment de forces militaires classiques relevant du hard power, pour pouvoir engager des actions de soft power. L'un ne va pas sans l'autre. Le pouvoir politique doit bien en prendre conscience.

     

    Justement, à l'heure où s'achève la réflexion sur le futur Livre blanc, quid des armes du soft power dans le cadre de la Défense ? La France n'est-elle pas en retard dans ce domaine ? N'est-il pas grand temps, comme vous le suggériez dans La guerre probable, de commencer enfin à "penser autrement" ?

    "Toute victoire, disait le général Beaufre, est d'abord d'ordre psychologique." Il ne faut jamais perdre de vue que la guerre, c'est avant tout l'opposition de deux volontés. En ce sens, l'influence s'impose bel et bien comme une arme. Une arme soft en apparence, mais redoutablement efficace, qui vise à modifier non seulement la perception, mais encore le paradigme de pensée de l'adversaire ou du moins de celui que l'on veut convaincre ou dissuader. Dans la palette qui lui est offerte, l'homme politique va ainsi utiliser des moyens plus ou moins durs (relevant donc de la sphère du hard power) ou au contraire plus ou moins "doux" (sphère du soft power) en fonction de la configuration au sein de laquelle il évolue et des défis auxquels il se trouve confronté.

    Le problème de la pensée stratégique française est justement qu'elle éprouve des difficultés à être authentiquement stratégique et donc à avoir une vision globale des choses. Notre pays a du mal à construire son action en employant et en combinant différentes lignes d'opérations. L'une des failles de la pensée stratégique française est de n'être pas en continuité comme le percevait Clausewitz, mais une pensée en rupture. C'est-à-dire qu'au lieu de combiner simultanément les différents moyens qui s'offrent à nous, nous allons les employer successivement dans le temps, au cours de phases en rupture les unes avec les autres. On fait de la diplomatie, puis on a recours aux armes du hard power, puis on revient à nouveau au soft power. Cette succession de phases qui répondent chacune à des logiques propres n'est pas forcément le moyen idoine de répondre aux problèmes qui se posent à nous. Utiliser en même temps ces armes, en les combinant intelligemment, me paraîtrait souhaitable et plus efficace. Notre pays a malheureusement tendance à utiliser plus facilement la puissance matérielle que la volonté d'agir en douceur pour modifier ou faire évoluer la pensée – et donc le positionnement – de celui qui lui fait face.

    Notre tradition historique explique sans doute pour une bonne part cette réticence à utiliser ces armes du soft power. Pour le dire plus crûment, nous nous méfions des manœuvres qui ne sont pas parfaitement visibles. L'héritage de l'esprit chevaleresque nous incite plutôt à vouloir aller droit au but. Nous sommes des praticiens de l'art direct et avons beaucoup de mal à nous retrouver à agir dans l'indirect, le transverse. À rebours par exemple des Britanniques, lesquels pratiquent à merveille ces stratégies indirectes, préférant commencer par influencer avant d'agir eux-mêmes. Prenons l'exemple de leur attitude face à Napoléon. Le plus souvent, au lieu de chercher l'affrontement direct, ils ont joué de toutes les gammes des ressources du soft power et engagé des stratégies indirectes. Ils ont cherché à fomenter des alliances, à faire en sorte que leurs alliés du moment, les Russes, les Prussiens, les Autrichiens, s'engagent directement contre les armées françaises. Ils ont su susciter des révoltes et des révolutions parmi les populations qui étaient confrontées à la présence ou à la menace française, comme ce fut le cas en Espagne. Le but étant à chaque fois de ne pas s'engager directement mais de faire intervenir les autres par de subtils jeux d'influence.

     

    Cette logique demeure toujours d'actualité ?

    Indéniablement. Même sur le plan strictement opérationnel, cette même logique perdure sur le terrain. Les travaux de l'historien militaire Sir Basil Henry Liddle Hart dans l'entre-deux guerres mondiales en matière de promotion des stratégies indirectes sont particulièrement édifiants. Liddle Hart prône le harcèlement des réseaux logistiques de l'adversaire, des frappes sur ses réseaux de ravitaillement, et dans le même temps recommande de contourner ses bastions plutôt que de l'attaquer de front.

    En ce sens, nous avons un retard à combler. Comme les Américains, au plan militaire, nous préférons l'action directe. Nous avons la perpétuelle tentation de l'efficacité immédiate qui passe par le choc direct. Pour preuve nos combats héroïques mais difficiles d'août 1914. On fait fi du renseignement, on croit que l'on va créer la surprise, on préfère agir en fondant sur l'adversaire, en croyant benoîtement que la furia francese suffira à l'emporter. On sait ce qu'il advint… Le fait est que nous préférons le choc frontal aux jeux d'influence. Nous comprenons d'ailleurs mal les logiques et rouages des stratégies indirectes. Nous cherchons à attaquer la force plutôt que la faiblesse, ce qui est à l'exact opposé de ce que prône Sun Tzu. Comme on le sait, pour ce dernier, l'art de la guerre est de gagner en amenant l'ennemi à abandonner l'épreuve engagée, parfois même sans combat, en utilisant toutes les ressources du soft power, en jouant de la ruse, de l'influence, de l'espionnage, en étant agile, sur le terrain comme dans les têtes. En ce sens, on peut triompher en ayant recours subtilement aux armes de l'esprit, en optimisant les ressources liées à l'emploi du renseignement, en utilisant de façon pertinente les jeux d'influence sur les ressorts psychologiques de l'ennemi.

     

    Jusqu'à ces dernières années, on hésitait à parler d'influence au sein des armées, principalement à cause des séquelles du conflit algérien. Les blocages mentaux sont encore très forts. Cependant, les interventions conduites par les Anglosaxons en Irak et en Afghanistan ont contribué à tourner la page. Nos armées doivent-elles, selon vous, se réapproprier ce concept et les outils qui en découlent ?

    Dans les guerres de contre-insurrection que nous avons eues à conduire, nous avons compris que l'important était moins de détruire l'ennemi que de convaincre la population du bienfait de notre présence et de notre intervention. Ce sont effectivement les Américains, qui ont redécouvert la pensée française de la colonisation, de Lyautey et de Gallieni, qui privilégiaient la démarche d'influence à la démarche militaire stricto sensu. Notre problème dans les temps récents est effectivement lié aux douloureuses séquelles du conflit algérien, où nous avions cependant bien compris qu'il fallait retourner la majorité de la population pour stabiliser le pays et faire accepter la force française. Ce qui, dans les faits, fut réussi. Le discrédit jeté sur les armées et certaines méthodes ayant donné lieu à des excès, ont eu pour conséquence l'effacement des enjeux de la guerre psychologique et des démarches d'influence.

    Avec l'Afghanistan, les choses ont évolué. Au début, nous considérions que l'aide aux populations civiles avait d'abord pour but de faire accepter la force. Ce fut peut-être un positionnement biaisé. Nous n'avions sans doute pas suffisamment intégré le fait que les opérations d'aide aux populations étaient primordiales, puisqu'il s'agissait d'opérations destinées à inciter les populations à adhérer à notre projet. Les Américains ont compris avant nous que les opérations d'influence étaient faites pour faire évoluer positivement la perception de leur action, en gagnant comme ils aimaient à le dire, les cœurs et les esprits de ces populations.

     

    Dans Le piège américain, vous vous interrogez sur les raisons qui peuvent amener les États-Unis à perdre des guerres. Accorde-t-on une juste place aux opérations d'influence ? Comment voyez-vous chez nous l'évolution du smart power ?

    Premier constat, la force est un argument de moins en moins utilisable, car de moins en moins recevable dans les opinions publiques. Si nous voulons faire triompher notre point de vue et imposer notre volonté, il faut s'y prendre différemment et utiliser d'autres moyens. Et d'abord s'efforcer de trouver le meilleur équilibre entre les outils qu'offre le soft power, avec une juste articulation entre les moyens diplomatiques ou d'influence, et les outils militaires. Ces derniers ne peuvent plus être employés comme ils l'étaient avant, l'avantage comparatif initial des armées relevant de l'ordre de la destruction.

    Ce bouleversement amène naturellement les appareils d'État à explorer les voies plus douces présentées par les opérations d'influence, lesquelles sont bien sûr davantage recevables par les opinions publiques. Or, pour en revenir à votre question, la puissance militaire déployée par les Américains est par nature une puissance de destruction, donc de moins en moins utilisable dans le cadre évoqué ici. Sinon, comment expliquer que la première puissance mondiale, qui rassemble plus de la moitié des ressources militaires de la planète, n'ait pu venir à bout des Talibans ?

    C'est bien la preuve que le seul recours à la force brute ne fonctionne pas. Les États doivent donc chercher dans d'autres voies que celle de la pure destruction, les moyens d'assurer la poursuite de leurs objectifs politiques. Même si nous devons garder à l'esprit que ce moyen militaire stricto sensu reste essentiel dans certaines configurations bien définies. Il ne s'agit pas de se priver de l'outil militaire, qui peut demeurer déterminant sous certaines conditions, mais qui n'est plus à même cependant de résoudre à lui seul l'ensemble des cas auxquels les États se trouvent confrontés.

     

    Vous qui avez présidé aux destinées de l'École de guerre, quelle vision avez-vous de l'influence, des stratégies et des opérations d'influence ?

    L'enseignement à l'École de guerre évolue. Même si nous nous efforçons de penser avant tout sur un mode stratégique, néanmoins, nous travaillons toujours sur les opérations relevant prioritairement du hard power.

    Nous intégrons bien sûr les opérations relevant du soft power, mais elles ne sont pas prioritaires. L'élève à l'École de Guerre doit avant tout savoir planifier - ou du moins participer à des équipes de planification - dans le cadre de forces et d'opérations d'envergure. Il y a un certain nombre de savoir-faire techniques à acquérir, lesquels reposent davantage sur l'usage de la force que sur celui de l'influence. Pour les élèves, c'est là un métier nouveau à acquérir, complexe, très différent de ce qu'ils ont connu jusqu'alors, qui se trouve concentré sur l'emploi de la force militaire à l'état brut. Cependant, dans tous les exercices qui sont conduits, il y a une place pour les opérations d'influence. La difficulté est que l'on ne se situe pas là dans le concret, et que c'est délicat à représenter. Les résultats sont difficiles à évaluer, ils ne sont pas forcément quantifiables, ils peuvent aussi être subjectifs. Alors, peut-être d'ailleurs par facilité, on continue à faire ce que l'on sait bien faire, plutôt que de s'aventurer à faire ce qu'il faudrait réellement faire.

    L'Armée de Terre n'a pas à définir une stratégie d'ensemble. Elle doit simplement donner une capacité opérationnelle, maximale à ses forces. Une Armée se situe au niveau technique et opérationnel. Le niveau stratégique se situe au niveau interarmées. Et c'est là que doit s'engager la réflexion à conduire en matière de soft power. Ces précisions étant apportées, il n'en demeure pas moins que – tout particulièrement au sein de l'Armée de Terre – il est nécessaire d'avoir recours à la doctrine qui porte sur les actions à conduire en direction des populations, puisque l'on veut influer sur la perception qu'elles ont de notre action. Reconnaissons pourtant que nous sommes moins avancés que les Américains en ce domaine. Un exemple: un général américain qui commandait la première division de cavalerie en Irak, m'a raconté comment, avant de partir, il avait envoyé tous ses officiers d'état-major à la mairie de Houston pour voir comment fonctionnait une ville. Car il savait bien qu'il allait acquérir le soutien de la population irakienne non pas en détruisant les infrastructures, mais au contraire en rétablissant au plus vite les circuits permettant d'assurer les besoins vitaux, comme les réseaux d'eau ou d'électricité. Il a donc travaillé en amont sur une opération d'influence, qu'il a su parfaitement intégrer à sa manœuvre globale. De la sorte, la manœuvre d'ordre strictement militaire ne venait qu'en appui de la démarche d'influence.

     

    A-t-on agi de même en Afghanistan?

    En Afghanistan, on a travaillé sur trois lignes d'opérations: sécurité, gouvernance, développement. On a compris que l'on ne pouvait pas travailler de manière séquentielle, (d'abord sécurité, puis gouvernance, puis développement), mais que l'on devait travailler en parallèle sur les trois registres, avec une interaction permanente permettant d'aboutir harmonieusement au résultat final. Si les lignes gouvernance et développement relèvent peu ou prou de la sphère de l'influence, il faut cependant reconnaître que le poids budgétaire de la ligne sécurité est de loin le plus important.

     

    Pourquoi ?

    Au niveau des exécutifs gouvernementaux, on considère que les opérations militaires sont du ressort du hard power. Or, l'action sur les autres lignes d'opération est au moins aussi importante que sur la ligne d'opération sécurité. De fait, au moins dans un premier temps, les militaires sont d'autant plus à même de conduire les opérations d'influence qu'ils sont les seuls à pouvoir agir dans le cadre extrêmement dangereux où ils sont projetés. Mais ils ont effectivement une propension à penser prioritairement les choses selon des critères sécuritaires. Autre point à prendre en considération, les États ont des budgets limités pour leurs opérations. Les opérations militaires coûtent cher. La tendance naturelle va donc être de rogner sur les autres lignes qui n'apparaissent pas – à tort sans doute – comme prioritaires. Concrètement, influence, développement, gouvernance se retrouvent ainsi être les parents pauvres des opérations extérieures.

     

    N'y-a-t-il pas également un problème de formation?

    Dans les armées, on est formé comme lieutenant, capitaine, commandant pour parvenir d'abord à l'efficacité technique immédiate. On est ainsi littéralement obsédé par cet aspect des choses et son corollaire, à savoir le très rapide retour sur investissement. On concentre ainsi nos ressources intellectuelles sur le meilleur rendement opérationnel des forces, en privilégiant le budget que l'on consent à une opération. N'oublions pas que nous évoluons aujourd'hui au sein de sociétés marchandes qui veulent des retours sur investissement quasiment immédiats. Nous sommes ainsi immergés dans le temps court, à la différence par exemple des sociétés asiatiques qui, elles, ont une perception radicalement différente du facteur temps. Elles savent qu'à long terme, il est infiniment moins onéreux de laisser le temps au temps, de laisser les transformations se faire progressivement, d'accompagner par l'influence ces transformations. La Chine se vit et se pense sur des millénaires, elle connaît la force des transformations silencieuses qui atteignent leur objectif par le biais de savantes et patientes manœuvres d'influence. Nous cherchons le rendement immédiat à coût fort. Ils visent le rendement à long terme et à faible coût.

     

    En guise de conclusion, peut-il y avoir une communication d'influence militaire ?

    C'est un peu la vocation du Centre interarmées des actions sur l'environnement, créé en juillet dernier de la fusion du Groupement interarmées actions civilo-militaires (GIACM) et du Groupement interarmées des opérations militaires d’influence (GI-OMI). Sur les théâtres où nous opérons, nous mettons naturellement en place des vecteurs destinés aux populations locales, visant à mieux faire comprendre notre action, à faire percevoir en douceur les raisons pour lesquelles nous agissons. En un mot, nous nous efforçons de jouer sur les perceptions et sur l'image. Mais ce jeu assez fin sur l'influence reste le parent pauvre de l'action militaire.

    L'influence est tout en subtilité. On ne la perçoit pas comme on peut percevoir un tir d'artillerie ou une frappe aérienne. Même si nous sommes persuadés du bienfondé des opérations d'influence, nous ne parvenons pas à faire d'elles des priorités, donc à dégager suffisamment de budgets et de personnels à leur profit. En outre, les configurations actuelles privilégient plutôt les projections de puissance pour faire plier l'adversaire. Or, dans l'histoire et en prenant les choses sur le long terme, on constate que l'utilisation de la seule force pure ne marche pas dès lors qu'on examine les choses dans la durée. La projection de puissance ou l'action brutale sont capables de faire plier momentanément l'adversaire. Mais tant que l'on n'a pas changé les esprits, l'adversaire va revenir à la charge, quitte à contourner les obstacles. D'où l'importance capitale des opérations d'influence quand on embrasse une question dans son ensemble. Sur ces questions, je renvoie volontiers au remarquable ouvrage du général Sir Rupert Smith, L'utilité de la force, l'art de la guerre aujourd'hui (Economica, 2007). Pour lui, désormais, les opérations militaires doivent être considérées moins pour ce qu'elles produisent comme effets techniques que pour ce qu'elles produisent sur l'esprit de l'autre. C'est là une préoccupation relativement récente. Ainsi, les dommages collatéraux se révèlent contre-productifs et viennent miner le résultat militaire que l'on vise. Il nous faut bien plutôt réfléchir en termes d'effets à obtenir sur l'esprit de l'autre. C'est là que l'influence s'impose comme une démarche capitale, qu'il nous faut apprendre à maîtriser. Si l'on fait l'effort de mettre les choses en perspective, sur le long terme, on voit bien que toute action militaire, au fond, doit intégrer pleinement la dimension influence, jusqu'à être elle-même une action d'influence.     

    Général Vincent Desportes, propos recueillis par Bruno Racouchot (Communication & Influence, janvier 2013)

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  • Tour d'horizon... (35)

     

    bruno racouchot,strtégie,vide stratéfique

     

     

     

    Au sommaire cette semaine :

    - sur Valeurs actuelles, Bruno Racouchot annonce le prochain retour en grâce de la stratégie et de la vision à long-terme...

    Entreprise : le retour des stratèges

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    - sur De Defensa, Philippe Grasset nous livre une analyse subtile et passionnante sur la place de l'émirat du Quatar au sein du système...

    Notes sur un "monstrueux avatar" de la post-modernité

     

    bruno racouchot,strtégie,vide stratéfique


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  • Nucléaire, souveraineté et puissance...

    Alors que la question du nucléaire va sans doute être au coeur de l'élection présidentielle de 2012, nous reproduisons ce point de vue éclairant de Bruno Racouchot, paru cet été dans Valeurs actuelles. Bruno Racouchot, directeur de la société COMES, publie la lettre d'information Communication & Influence

     

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    Les combats du nucléaire

    Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En France, les centrales nucléaires assuraient en 2010 74,1 % de notre production d’électricité, 12,4 % étant fournis par l’hydraulique et 10,8 % par le thermique à combustible fossile, les autres moyens se révélant dérisoires. En Allemagne, la même année, le nucléaire représentait 28,4 % de la production d’électricité et aux États-Unis, 19,6 %. De fait, même si le gouvernement français a récemment lancé un exercice de prospective envisageant divers scénarios de sortie du nucléaire, rien ne peut ni ne doit se faire dans la précipitation.

    D’autant qu’au-delà des aspects strictement techniques du dossier, c’est essentiellement sur les images, les peurs, les fantasmes que va se jouer la bataille de l’opinion. L’onde de choc de Fukushima met à mal le couple franco-allemand, et partant, toute l’Europe. Il faut dire que les intérêts en jeu sont colossaux et qu’ils excitent bien des groupes de pression, désireux de nous voir renoncer à notre indépendance et tomber en sujétion.

    Le public français va donc être soumis dans les mois et les années à venir à de rudes attaques.

    D’autant qu’interrogés lors d’un récent sondage Ifop-le Monde, nos concitoyens font plutôt montre de réalisme. Ils reconnaissent que l’énergie nucléaire joue un rôle important dans notre indépendance énergétique (85 %), que grâce au nucléaire, la production d’électricité est sûre et constante (79 %) et que cette énergie est produite à un coût plus faible que par d’autres modes de production (73 %). Or, il existe au moins deux bonnes raisons d’attaquer ce consensus : la première est d’ordre technologique, la seconde d’ordre géopolitique. L’Allemagne prépare une mutation majeure de son économie sur le plan énergétique. En changeant de levier au profit des énergies alternatives, elle va bénéficier d’une forte avance technologique, qui constituera un atout à l’international. Le tout est de savoir quand.

    C’est là un défi qui s’étend bien au-delà du simple paramètre technique. Il pose la question de l’organisation de la société et surtout de l’adhésion à un projet de vie. Entre également en perspective ici la dimension géopolitique. Si l’Allemagne peut se permettre ce virage, c’est parce qu’elle sait pouvoir s’appuyer sur Gazprom. Qu’elle se détache progressivement de l’Europe de l’Ouest pour s’amarrer à la puissance continentale majeure qu’est la Russie n’est pas anodin. La France se trouve donc coincée de facto entre pétrole et gaz, entre l’enclume américaine et le marteau russe. Notre filière nucléaire va donc devoir combattre sur deux fronts à la fois, et sur des registres bien différents de ceux auxquels elle est accoutumée. Aussi devons-nous faire très vite notre propre mutation si nous voulons traverser cette épreuve.

    Car contrairement aux apparences, ce n’est pas seulement sur le plan rationnel qu’il va falloir agir. Les antinucléaires sont inquiétants à double titre : ils sont instrumentalisés par des groupes de pression connaissant parfaitement les techniques de manipulation et de désinformation ; et leur combat est avant tout idéologique, pour ne pas dire cryptothéologique. Ceux qui en douteraient devraient lire le dernier essai de Régis Debray, Du bon usage des catastrophes (Gallimard), où il rappelle par exemple que c’est par des images, des révélations, du merveilleux, que le christianisme a fait tomber un Empire romain trop sûr de sa force et de son droit… Nous allons inéluctablement voir se multiplier les attaques de toutes sortes, y compris à l’intérieur de l’appareil européen. Voilà pourquoi nous devons très vite anticiper la nature des affrontements à venir. Loin des équations et des algorithmes qui parlent peu à l’homme de la rue, c’est dans le domaine des idées, sur le plan communicationnel et informationnel que va se jouer la vraie bataille. Il est urgent de penser la communication de nos grands groupes énergétiques autrement. Donc, de changer d’échiquier, de rompre avec les postures défensives, pour occuper – réellement – le terrain de l’influence. L’influence, c’est avant tout donner du sens. C’est soutenir une stratégie qui sait et qui dit où l’on va, ce que l’on veut. C’est affirmer et assumer une identité forte. C’est avoir une perception de son devenir allant bien au-delà de son seul coeur de métier. C’est tisser en permanence des passerelles entre la realpolitik et l’imaginaire pour répondre aux attentes, aux craintes, aux espoirs. En explorant les champs connexes à son activité, en communiquant de manière à donner du sens à l’action engagée et à la stratégie suivie, on donne la preuve que l’on a une perception synoptique des enjeux. Consciemment ou non, les Français veulent que notre pays déploie une stratégie de puissance digne de ce nom, qui lui rende son dynamisme et sa grandeur. Les combats de demain se joueront dans les têtes. La bataille des idées sera déterminante. Il est grand temps, pour nos élites, de faire montre d’un nouvel état d’esprit, lucide, déterminé, pragmatique, et d’intégrer une bonne fois pour toutes les stratégies d’influence dans leur stratégie globale. 

    Bruno Racouchot (Valeurs actuelles, 4 août 2011)

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  • Réhabiliter le risque assumé ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue intéressant de Bruno Racouchot, paru dans l'hebdomadaire Valeurs Actuelles (24 mars 2011), qui vient nourrir le débat complexe sur l'utilisation de l'énergie nucléaire à des fins civiles...

     

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    Réhabiliter le risque assumé

    La tragédie qui frappe le Japon appelle la commisération et la solidarité. Cependant, par-delà l’émotion légitime qu’elle suscite, elle doit être étudiée de près. Car l’exploitation de ce drame par des groupes de pression vise les intérêts supérieurs de notre pays. Notre politique énergétique et nucléaire est directement menacée.

    Et, à travers elle, notre indépendance et notre capacité à agir, politiquement ou commercialement, sur la scène internationale. Plutôt que de subir, opérons un décryptage pour sortir de cette crise en optimisant nos atouts. Quatre enseignements peuvent d’ores et déjà être tirés de cette catastrophe. Tout d’abord, elle est initialement imputable à la nature, non à l’action de l’homme. Ce n’est pas le non-respect des règles du développement durable qui a créé le tsunami. Au lieu d’afficher la prétention ridicule de “sauver la planète” à tout bout de champ, on ferait mieux de sérier méthodiquement les risques majeurs et réels.

    Deuxième point : conséquence du tsunami, la catastrophe de Fukushima relance le débat sur le nucléaire. Ce basculement de perspective n’est pas anodin. On sort du rationnel, on glisse dans un autre registre. Puisqu’on ne peut pas faire de la nature un bouc émissaire, on se retourne contre le nucléaire pour clouer au pilori ceux qui l’ont prôné. Qui “on” ? Pour des raisons différentes (audimat d’un côté, manipulation économico-politique de l’autre), certains groupes exploitent les peurs sans vergogne. L’émotionnel est poussé à son paroxysme. Depuis Prométhée, c’est la même rengaine. L’homme doit être puni d’avoir volé le feu aux dieux. À cette morale bon marché s’ajoutent des amalgames douteux. Le Japon n’est pas la France. Notre industrie nucléaire est la plus sûre du monde et la plus chère, ce qui nous fait d’ailleurs perdre des marchés à l’international. L’État la contrôle étroitement. Alors, pourquoi ce procès à notre encontre ? Parce que la grille de lecture du réel de ceux qui font l’opinion privilégie le compassionnel ou l’idéologique, non l’analyse objective de la situation.

    Troisième point : derrière les idiots utiles, il y a des groupes de pression, dont le rôle est de réactiver des peurs pour mieux peser sur les gigantesques enjeux géostratégiques du moment. Les fruits de décennies de recherches et d’efforts sont ainsi menacés par une overdose émotionnelle exploitée à des fins géo-économiques. Ces opérations psychologiques que l’on voit se déployer en arrière-plan obéissent à des intérêts opposés aux nôtres. Ils visent à paralyser une industrie nucléaire dont la France est la meilleure élève. En réduisant notre indépendance énergétique, en ruinant notre industrie, certains veulent faire tomber en sujétion notre pays par le simple jeu d’idées, triées et orientées. À qui profite le crime ? Qui en sont les complices ? Comment fonctionnent-ils ? De quelle façon peut-on inverser la tendance, peser dans les débats et remettre les pendules à l’heure ?

    C’est là le dernier point : il est vital de réagir. Que doit faire l’industrie énergétique française ? L’erreur serait de se borner à opposer seulement des arguments techniques et rationnels. La rigueur de l’ingénieur est impuissante face aux opérations de manipulation. Cessons d’être réactifs, montrons-nous proactifs. Opérons autrement. Et d’abord pensons le problème en amont, sur le plan des idées. Les directions de la stratégie et de la communication de nos grands groupes doivent entamer une réflexion de fond débouchant sur l’engagement de stratégies d’influence positives. C’est là un travail sur le long terme, qui exige surtout de changer de perspective. La communication de “Bisounours”, avec ses discours infantilisants et sa langue de bois aussi niaise que contre-productive, a montré ses limites. Pourquoi ne commencerait-on pas par réhabiliter la notion de risque assumé ?

    Le hasard veut que le thème du IIIe Festival de géopolitique et de géo-économie, qui se tient jusqu’au 27 mars à Grenoble, soit “Risques et défis géopolitiques d’aujourd’hui”. En ces temps où le compassionnel bon marché fait florès, l’initiative mérite d’être saluée. Oui, le risque est inhérent à la vie. Il est même consubstantiel à la volonté d’accomplissement d’un destin. Un peuple qui entend rester maître de son devenir doit s’en donner les moyens. Une entreprise qui développe des activités stratégiques aussi. Toute volonté d’agir comporte des risques. C’est en les intégrant lucidement dans notre perception du monde, dans une stratégie collective, que l’on peut se donner les moyens de les réduire. Mais le risque zéro n’existe pas. Il nous faut réapprendre à vivre avec le risque. À cet égard, les Japonais nous donnent un bel exemple de dignité et de stoïcisme. Comme quoi le critère différenciant dans une situation d’exception reste bel et bien l’état d’esprit des hommes, leur volonté et leur faculté de résilience. C’est sur ce socle que peut se construire une stratégie d’influence digne de ce nom. Le combat pour notre indépendance énergétique et le nucléaire français doit prioritairement intégrer ce paramètre. 

    Bruno Racouchot (Valeurs actuelles, 24 mars 2011)

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  • Quand nous serons 9 milliards...

    "Quand nous serons 9 milliards...", c'est le titre du dossier que le nouveau numéro de la revue Le spectacle du monde (juillet - août 2010) consacre à la démographie sous la plume d'Antonia Ponickau. A côté de celui-ci, on trouvera, notamment, dans cette livraison d'été, outre les chroniques de Patrice de Plunkett et d'Eric Zemmour, un bel article de synthèse d'Alain de Benoist sur l'évolution humaine, un article de Bruno Racouchot sur la découverte de l'Amérique par les Vikings, un article de Dominique Bromberger sur Ungern-Sternberg, le Baron fou, et un entretien avec Frédéric Rouvillois sur le snobisme.

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