Macron, le triomphe de l'impolitique
Quelques mois après les élections présidentielles de 2017, Harold Bernat se fendait d'un délicieux petit essai à la tonalité vive et au fond roboratif : Le néant et le politique. Critique de l’avènement Macron. En 2022, rien n'a vraiment changé sinon que le contenu de l'essai apparaît encore plus révélateur au vu de l'entrée en campagne du président. Certes, les circonstances exceptionnelles s'y prêtent mais, tout de même, le néant politique qui s'ouvre devant nous ne doit pas tout à la conjoncture; au contraire, il a été entretenu par la technostructure gouvernementale et par la majesté présidentialiste pour que l'action politique ne soit évaluée qu'à l'aune de sa faisabilité et de son efficacité. Bref, l'on vend du programme d'action publique comme des marchandises consommables, et ceux qui s'écartent de cette raison ratiocinante sont aussitôt taxés de complotistes, extrémistes, incultes, inconscients, etc. Le réel, et rien que le réel mis en narration par les classes dirigeantes politico-médiatiques. Aussi, le président peut-il se présenter devant les Français sans se plier à un quelconque débat d'idées ni même soumettre ne serait-ce que le début d'un programme d'action - on n'ose plus parler de vision du monde ou même de perspective de long terme. Il ne s'agit pas d'un braquage électorale ou d'un déni de démocratie, non, tout simplement d'un évidement de la politique réduite à sa portion congrue : la forme, le contenant, le paquet, le ruban. Circulez il n'y a rien à voir.
C'est pourquoi il nous semble utile de revenir à l'ouvrage de Bernat qui, il y a cinq ans, avait déjà tout dit. Placé sous le patronage de Jean Baudrillard, Guy Debord et Michel Clouscard, l'auteur commence par rappeler que la personnalité de Macron – qui a tant fait gloser les commentateurs ! – n’a tout simplement aucun intérêt dans la mesure où elle n’est que la révélatrice d’un processus beaucoup plus profond : l’effacement du politique. En cela, Macron est bien un simulacre qui permet de représenter un réel qui n’existe plus. L’énorme batelage médiatique qui a accompagné son ascension n’avait d’autre but que de donner chair à ce produit préfabriqué : le montrer, le raconter, le soupeser, bref, le rendre réel puis incontournable.
Rappelons que la simulation est une liquidation par redoublement de la réalité par les signes de la réalité. Une fois installée dans les représentations, la simulation comme copie de la réalité disparaît au profit d’une nouvelle réalité qui ne repose plus sur rien, c’est le simulacre. D’où la fameuse phrase de Baudrillard : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai ». Avec Macron, la scène du politique s’est déplacée dans un autre espace, celui de la simulation, avec pour fin dernière de liquider le politique en tant qu’espace de conflictualités. Concrètement, cela passe par la réduction du langage au code et du discours à la communication. Ainsi, Macron a pu tout dire et son contraire sans que cela n’apparaisse comme contradictoire ; son message informe, malléable, épouse les standards de la publicité politique : « se retrouver ensemble », « dépasser les clivages du passé », « projet d’avenir », etc. A cela s’ajoute une volonté de lisser toutes les oppositions afin d’apparaître comme un émetteur neutre, pragmatique et toujours positif – un émetteur dépolitisé. Dans ce contexte, tous ceux qui portent une parole contestataire ou simplement critique sont de suite rabattus au rang d’extrémistes irresponsables. Alain Deneault parle à ce propos de « neutralisation par le centre » que l’on peut considérer comme une version sophistiquée du reductio ad hitlerum.
Cette bouillie idéologique a également pour fonction de substituer l’image à la parole et de faire advenir ainsi une société du spectacle politique. Selon ce schéma, Macron ne doit pas être envisagé comme le « candidat des médias » comme feignent de le croire les journalistes qui se veulent insoumis (Aude Lancelin, Edwy Plenel, etc.) mais comme un candidat calibré pour les médias, suscitant les commentaires, les « unes », les fantasmes. « Macron n’est pas vide. Il jouit du vide qui le fait être (…). Il se nourrit de l’idiotie médiatique qu’il flatte et dont il est le candidat par excellence » écrit Harold Bernat. Il est moins une figure charismatique qu’un agent chromatique qui reflète les lumières artificielles de la société virtualisée.
Dans cette configuration, l’auteur souligne que les citoyens-consommateurs ne sont pas exempts de toute responsabilité. Non seulement ils jouissent du spectacle offert mais se croient volontiers au-dessus du lot en développant une indifférence amusée voire un cynisme de bon aloi. En vérité, la rationalité du jugement critique disparaît derrière l’évidence indiscutable de l’opérationnalité : Macron est devenu un désir fétichisé sur lequel chaque citoyen peut transférer son besoin de positivité, d’optimisme, d’empathie. Ainsi, le progressisme – dont la faillite est quasi-totale – réussit l’incroyable tour de force de se présenter comme la seule vision acceptable de l’avenir.
Enfin, il faut ajouter au dispositif pour qu’il soit complet les recettes de la gestion managériale appliquée à la manipulation des affects. Quand la parole se réduit au slogan, les images à la mise en scène du spectacle et la politique à la neutralité bienveillante, la fabrication du consentement peut s’appuyer sur « une foule d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme » (Tocqueville). Dès lors, les structures du pouvoir se confondent avec les structures de la subjectivité moyenne pour donner naissance à une sorte de despotisme mou qui gère davantage les émotions de la multitude qu’il ne met en discussion les opinions individuelles.
Au final, le but de cette gigantesque opération de marketing politique est naturellement de faire perdurer un système à bout de souffle en neutralisant par avance, comme on l’a vu précédemment, tout jugement critique. Il en résulte un effacement progressif du politique compris comme le lieu de la discussion et donc de l’opposition au profit d’un « esthétisme global, cool et instantané ». De la même façon, le sens de la communauté voire la simple espérance d’une destinée collective sont relégués au rang des vieilles antiquités quand ils ne sont pas vus comme le substrat d’idéologies nauséabondes. Désormais, dans cette société impolitique, il appartient à chacun de faire de son existence une petite entreprise prospère avec l’espoir un jour d’intégrer le camp des vainqueurs, celui de la start-up nation.
Des Idiots (Idiocratie, 13 mars 2022)