Après les attentats de Paris, une remise à plat de la diplomatie française s'impose
L'organisation « État islamique » (Dae’ch) a revendiqué, - ce samedi 14 novembre - les attentats de la veille au Bataclan, (salle de spectacle située au 50, boulevard Voltaire à Paris), dans les Xe et XIe arrondissements de la capitale française et les explosions survenues aux abords du Stade de France à Saint-Denis, qui ont fait 129 morts et 352 blessés, selon un bilan provisoire. Le communiqué du groupe terroriste précise que « huit frères portant des ceintures explosives et armés de fusils d'assaut ont visé des sites choisis soigneusement au cœur de Paris ». D’une quarantaine de lignes, le communiqué décrit aussi le Stade de France comme un lieu où s’est déroulé un match entre « deux pays croisés » et le Bataclan comme abritant des « centaines d’idolâtres pour une fête de la perversité ».
Un premier constat doit ramener à la dimension géopolitique de l’événement : Paris n’est pas le centre du monde... Cette nouvelle tragédie intervient après celles de Beyrouth, qui a fait une cinquantaine de victimes le 12 novembre dernier (cf Editorient de ce jour) et de Bagdad, le 13 novembre, causant la mort de 18 personnes. Quelques jours auparavant, le crash d’un avion russe dans le Sinaï, vraisemblablement causé par une valise piégée et, également revendiqué par Dae’ch, a tué l’ensemble des 224 personnes à bord, tandis qu’à Gaza et en Cisjordanie de jeunes Palestiniens tombent quotidiennement sous les balles de la soldatesque israélienne.
Depuis près d’un an, prochetmoyen-orient.ch écrit que l’existence même, territoriale, financière, sinon institutionnelle de Dae’ch n'est pas un fait acquis. Malgré les atermoiements et l'inefficacité d’une Coalition internationale anti-terroriste - qui a plus gesticulé et communiqué qu’effectué de véritables opérations éradicatrices -, l'état des forces de Dae’ch sur le terrain ne peut s’inscrire dans la durée. Rappelons nous l'évolution qu’a connue Al-Qaïda : dès lors qu’elle était réellement menacée par les forces américaines dans ses sanctuaires afghano-pakistanais en novembre 2001, la nébuleuse Ben Laden s’est largement délocalisée, décentralisée et redéployée avant de se remettre à frapper l’ « ennemi lointain » dans plusieurs pays européens.
Avec la montée en puissance de l’engagement militaire russe en Syrie, Dae’ch est désormais confronté à la même évolution, subissant nombre de revers signant le début de la fin de son existence territoriale en Syrie, ainsi qu’en Irak. Partant de là, il n’est pas très étonnant de voir ainsi Dae’ch multiplier des attentats spectaculaires au Liban, en Irak, en Egypte et à Paris, destinés à montrer à l’opinion internationale qu’il conserve intact sa capacité de nuisance et d’initiative.
Un deuxième constat ré-actualise, ce que nous écrivons dans prochetmoyen-orient.ch depuis le début, à savoir qu’on ne riposte pas efficacement au terrorisme exclusivement de manière militaire. Après les attentats de Paris, la France est-elle en guerre, comme le martèle le premier Ministre Manuel Valls ? Attention au contre-sens : la guerre, le recours à la force est l'ultime moyen pour créer les conditions d'un règlement d'un différend entre des Etats, quand celui ci n'a pas été obtenu par des moyens pacifiques. Or Dae'ch n'est ni un Etat ni une armée et aucune négociation n'est possible avec lui. Sans doute l’option militaire est elle un pis aller et peut elle servir à gagner du temps, mais en l'occurrence le recours aux forces armées ne saurait mettre fin au phénomène terroriste ni réussir à en éradiquer durablement les causes et les logiques. Faire la guerre au terrorisme ? Le terrorisme n’est pas une substance mais un mode opératoire. On ne fait pas la guerre à un modus operandi, mais sans doute faut-il agir contre des groupes clairement identifiés. En amont, c’est clairement la tâche des services spéciaux et de renseignement ; en aval, des services de police et de justice. En amont et en aval, la diplomatie doit pouvoir jouer pleinement son rôle et on se rappelle les mots d’Hubert Védrine alors ministre des Affaires étrangères, devant l’Assemblée générale des Nations unies après les attentats du 11 septembre 2001 : « assécher le terreau du terrorisme en réglant diplomatiquement les crises des Proche et Moyen-Orient, à commencer par le conflit israélo-palestinien… »
Un troisième constat éclaire crûment les multiples contradictions de la politique étrangère française. En fermant l’ambassade de France à Damas - le 6 mars 2012 -, Alain Juppé alors ministre des Affaires étrangères, a pris une décision stupide et contraire aux principes fondamentaux de l'action diplomatique. C’est justement lorsqu’une relation bilatérale se dégrade qu’il faut, au contraire, chercher à maintenir un dialogue même a minima avec l’adversaire , notamment par l’entremise des services spéciaux, et ce pour préserver l'avenir. En fermant les services de la représentation française de la rue Ata al-Ayyoubi de Damas, Paris se privait, hélas, d’une coopération des espions syriens dont les renseignements avaient pourtant servi, entre autres, à empêcher un attentat majeur à Nancy entre les deux tours de l’élection présidentielle française de 2007.
En prenant fait et cause pour les dit -« révolutionnaires » contre le gouvernement syrien légal, la diplomatie française sortait de sa tradition gaullo-mitterrandienne de médiation et d’interposition, et marquait l'engagement de notre pays comme l’une des parties liées à un conflit, dont il était pourtant évident qu’il évoluerait en guerre civilo-régionale généralisée.
Plutôt que de rectifier le tir du gouvernement précédent, Laurent Fabius forçait le trait en proclamant que « Bachar al-Assad n’a pas le droit d’être sur terre ». D’une « politique arabe » héritée de quarante ans d’investissement diplomatique continu, Paris basculait dans une « diplomatie sunnite de la France », essentiellement motivée par des contrats d’armements juteux à destination de l’Arabie saoudite (démocratie exemplaire comme chacun sait !) et d’autres pays du Golfe. Cette contradiction majeure de la diplomatie française fut soulignée par le président Abdelaziz Bouteflika lors de la visite d’Etat de François Hollande en Algérie en décembre 2012. Celui-là posa cette simple question à son homologue français : comment pouvez-vous simultanément faire la guerre aux jihadistes dans le sahel alors que vous les aidez en Syrie ?...
Un quatrième constat concerne les différentes couches d’un « mal français » composite et récurrent. Le 27 octobre 2005, des émeutes dans les banlieues françaises et leur cortège de violences urbaines, ont débuté à Clichy-sous-Bois à la suite de la mort de deux adolescents alors qu'ils cherchaient à échapper à un contrôle de police. Ces révoltes devaient ensuite s’étendre à un grand nombre de banlieues, fortement touchées par le chômage, le trafic de drogue, d’armes et la prostitution. L'état d'urgence fut déclaré le 8 novembre 2005, puis prolongé pour une durée de trois semaines consécutives, donnant de la France une image inquiétante de pays en quasi-guerre civile. Résultat de la brillante politique de la ville menée depuis des décennies par nos gouvernements successifs, cette déglingue sociale a fait l’objet de moult réunions et colloques sans trouver de réponses pertinentes et durables.
Même constat sur la situation carcérale lorsqu’on sait depuis plusieurs années que le recrutement de jihadistes s’effectuent largement dans nos prisons. Pourquoi et comment les auteurs des attentats de janvier 2015 ont-ils pu rencontrer – en prison – et y nouer une relation suivie avec Djamel Beghal, l’un des cadres français d’Al-Qaïda ? Quant à l’école de la république, voilà aussi plusieurs décennies qu’on se gratte la tête en se demandant pourquoi elle fabrique de moins en moins de citoyens fiers d'appartenir à une République laïque, pluraliste et démocratique… Ajoutées à ce mille-feuille de crises récurrentes, symptomatique d’un effritement du lien, sinon du contrat social français, les dérives des médias audiovisuels comme de la presse française constituent un cinquième problème, voire un facteur de confusion, d’incompréhension et d’égarement idéologique.
En janvier dernier, se proclamant « Je suis Charlie », des millions d’anonymes - de « zombies », pour reprendre l’expression heureuse du démographe Emmanuel Todd -, estimaient défendre le pluralisme et la liberté d’expression si chers à notre vieille démocratie-témoin tellement soucieuse des droits humains. Or, et bien avant les derniers attentats de Paris, on assiste à un déferlement en continu d’une propagande unidimensionnelle et dominante qu’on peut qualifier de « néo-conservatrice » donnant la parole quasi exclusivement à quelques soi disant experts peu recommandables dont on évite de s'interroger sur les antécédents et les bailleurs de fonds...
Cette idéologie dominante, cette absence de débat critique et d'expertise fondée sur une réelle connaissance du terrain, font pleinement partie du problème et contribuent aussi à nourrir le jihadisme européen. Elle conforte aussi les options moralisantes d’une diplomatie française, axée sur l'immédiateté, rivée aux sondages d’opinions et au service des copinages et des passations de marchés d’armements ! En décrétant que l’avenir de la Syrie doit se faire « sans Bachar al-Assad », François Hollande prétend apporter, sinon imposer nos « valeurs » au peuple syrien ! Que ne le fait-il pas pour l'Arabie Saoudite ? Au-delà de cette posture néo-coloniale se parant des plumes du « devoir d’ingérence », cher aux « idiots utiles » de l’idéologie dominante, le président de la République française réitère la vieille politique de la canonnière et du « regime change » qui a échoué partout : en Afghanistan, en Irak, en Libye et au Yémen... ! Quelle arrogance de la France et quelle incompétence de nos élites et de nos medias qui ne savent pas tirer le moindre enseignment de l'histoire!
Alors que faire ? D’abord remettre à plat notre politique étrangère et le calendrier de ses priorités, en travaillant avec tous les pays susceptibles de lutter efficacement contre Dae’ch, à commencer par la Russie, l’Iran et… la Syrie. Dans cette perspective, la vieille option française d’une « conférence régionale-globale », centrée sur le règlement de l’ensemble des crises proche et moyen-orientales, reprend toute sa pertinence. La Feuille de route internationale (sur laquelle s’accordent désormais Washington et Moscou) doit remanier un calendrier devant impérativement privilégier un objectif opérationnel clair et simple : la neutralisation de Dae’ch. Face à une telle évidence, cessons de mettre la charrue avant les bœufs en proclamant que l’avenir de la Syrie doit se faire « sans » ou « avec » un tel ou tel autre… L’avenir politique de la Syrie est, avant tout l’affaire des Syriens eux-mêmes et ils ne pourront se prononcer que lorsque la situation militaire et sécuritaire garantira durablement l’unité et la souveraineté territoriale de leur pays.
Dans la perspective d’un temps plus long, il s’agit de mettre en œuvre, dans les pays directement confrontés aux guerres civiles et régionales, comme dans les pays européens qui leur servent à la fois de déversoirs et de réservoirs, des programmes lourds susceptibles d’endiguer la décomposition sociale et étatique. Répétons : les bombardements ne peuvent avoir d'effet sur les causes profondes du terrorisme. Ces interventions militaires servent seulement à gagner du temps… un temps nécessaire sans doute à l’ouverture sérieuse et déterminée de ces énormes chantiers diplomatiques, économiques, sociaux, culturels et politiques…
Richard Labévière (Les Observateurs, 15 novembre 2015)