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  • La société au risque de la souveraineté... Une réflexion autour de la pensée de Carl Schmitt

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur son site RussEurope et consacré à la question de la souveraineté...

     

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    La société au risque de la souveraineté

    L’une des erreurs les plus fréquemment commises est de penser qu’il pourrait y avoir une « société de marché » dérivant d’une « économie de marché ». En réalité, ces deux termes – société et marché – sont antinomiques. Le marché est l’espace des contrats, et les contrats ne sauraient fonder une société, quoi qu’en disent certains.

     

    La société ne se réduit pas au marché

     

    Deux raisons, qui se situent à des niveaux différents, s’opposent en effet à la réduction de la société à cet ensemble de contrats entre des « individus » réputés pleinement indépendants. La première renvoie à un paradoxe informationnel. Pour que des contrats puissent fonder une société, ils devraient se suffire à eux-mêmes, autrement dit être « complets » (inclure toutes les possibilités) et « parfaits » (prévoir tous les déroulements possibles). Or, ceci exige soit l’hypothèse d’un monde stationnaire, soit celle de capacités d’omniscience divine pour qui écrit le contrat[1].

     

    Si des contrats ne peuvent être ni « complets » ni « parfaits », ils doivent pouvoir être examinés par une règle de niveau supérieur. Qu’à cela ne tienne rétorquent les partisans de la société-contrat ; c’est cette règle qui est en réalité « le » contrat. Mais, les mêmes problèmes se reproduisent alors. On ne peut imaginer de règle complète ou parfaite avec des acteurs imparfaits et aux compétences cognitives limitées. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de règles, de loi, de règlement, mais qu’il faut une instance autre pour dire le droit quand les problèmes liés à l’incertitude se manifestent. Il faut donc pouvoir dire le juste et non seulement le légal. Et c’est donc ici qu’émerge le problème de la légitimité.

     

    Ici, cependant, se manifeste la seconde raison qui empêche de considérer la société comme une somme de contrats autosuffisants. Qu’est-ce qui incite les contractants à respecter leur parole ? Il faut bien une instance de force qui rende la rupture de la parole donnée, ou de la parole écrite, coûteuse[2], que ce coût soit monétaire, matériel ou symbolique. On voit donc la nécessité d’une autorité, c’est-à-dire la combinaison d’un pouvoir d’agir, de punir, de sanctionner, et d’une légitimité à le faire.

     

    C’est donc le principe de la décision et de la coercition qui est ici en cause. Nous somme donc confrontés à la combinaison de la Potestas c’est à dire du pouvoir d’agir et de faire et de l’Auctoritas soit du droit moral et politique (au sens où la morale est partagée par une communauté politique) de le faire. C’est donc la question de la légalité et de la légitimité de la personne qui décide. Autrement dit nous sommes en plein dans la nature politique de la société et cette dernière, on le constate bien, ne saurait alors être réduite à une somme de contrats.

     

    Importance de la légitimité

     

    On mesure donc l’importance de la notion de légitimité ou d’Auctoritas qui définit ce qui est considéré comme juste. Pourtant, la notion de légitimité est aujourd’hui mal-aimée des politistes, et en particulier de ceux qui sont sensibles aux modes venues du monde anglo-saxon. Outre que l’on y trouve une critique possible de la notion de légalité, et cette notion est essentielle au fonctionnement des marchés financiers, la légitimité peut être entachée de ce qu’elle fut défendue par l’un des grands penseurs du droit, mais qui fut aussi un grand penseur d’extrême droite, il s’agit de Carl Schmitt, et il le fit dans son ouvrage Légalité, Légitimité[3].

     

    L’importance pour notre propos de Carl Schmitt vient de la manière dont il défend l’impérieuse nécessitée de distinguer le juste du légal. Dans la critique de la démocratie libérale qui construit, dans le procès contre le parlementarisme libéral qu’il instruit, on peut trouver les éléments qui vont nous aider à penser la société politique et à la penser justement dans un sens démocratique. Pour cela, il faut comprendre que Carl Schmitt articule une critique du libéralisme, perçu tout à la fois comme une idéologie et une pratique, sur une critique des fondements du légalisme démocratique. Cette attaque contre la démocratie parlementaire et le pouvoir de la majorité permet de comprendre ce qu’il vise en réalité : la dépersonnalisation de l’action politique. Cette dépersonnalisation doit conduire selon lui à une dépolitisation des sociétés, processus qui porte en lui le germe de leur disparition.

     

    Dans la démocratie parlementaire parfaite, le pouvoir a cessé d’être celui des hommes pour devenir celui des lois. Mais, les lois ne “règnent” pas ; elles s’imposent comme des normes générales, on pourrait dire de manière « technique » aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse et la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique. C’est d’ailleurs le sens profond de la « démocratie apaisée », qui est un concept qu’affectionnent tant nos divers Présidents, de Jacques Chirac à François Hollande en passant par Nicolas Sarkozy. On est bien, en réalité, en présence d’une dépolitisation totale.

     

    Selon le principe fondamental de la légalité ou conformité à la loi, qui régit toute l’activité de l’État, on arrive en fin de compte à écarter toute maîtrise et tout commandement, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur. la légalité de tous les actes de gouvernement forme le critère de l’État Législateur. Un système légal complet érige en dogme le principe de la soumission et de l’obéissance et supprime tout droit d’opposition. En un mot, le droit se manifeste par la loi, et le pouvoir de coercition de l’État trouve sa justification dans la légalité“[4].

     

    Le légalisme est ainsi présenté comme un système total, imperméable à toute contestation. C’est ce qui permet, ou est censé permettre à un politicien de prétendre à la pureté originelle et non pas aux mains sales du Prince d’antan[5]. En fait, le fonctionnement du système politique tend à absoudre les dirigeants alors même qu’ils sont de plus en plus impliqués dans des taches de répression et des fonctions d’oppressions[6]. En effet, seuls des fous, des « terroristes » et n’oublions pas que ce mot fut utilisé par les Nazis et leurs séides français pour désigner les résistants, peuvent s’opposer à une politique qui est l’image même de la Raison.

     

    Ce qui est remarquable, c’est que ceci est repris par des auteurs que l’on pourrait penser à l’opposé de Carl Schmitt. Il suffit pour cela de regarder le fonctionnement des lois et des règles à l’intérieur de l’Union européenne. Pourtant, Schmitt ne figure pas parmi les inspirateurs des institutions européennes. C’est un autre grand théoricien du droit, Hans Kelsen[7], qui peut passer pour l’inspirateur de ces institutions. Pour ce dernier la validité d’une norme juridique ne peut se juger par rapport à son contexte d’application. La seule manière d’apprécier une norme ne peut être qu’une autre norme. Ainsi la décision d’envoyer quelqu’un en prison, qui repose sur un Code pénal dans toute société de droit, renvoie elle-même au fait que ce Code a été adopté de manière conforme à la Constitution. Le droit apparaît alors une hiérarchie de normes[8]. La science juridique, à écouter Kelsen, doit s’en tenir là. Savoir pourquoi le droit s’applique n’est pas de son ressort et n’est pas une question à laquelle elle peut apporter une réponse. A cela, Schmitt rétorque que le droit est toujours un droit « en situation », et que dans toute loi il y a une nécessité d’interprétation car aucune situation précise ne correspond à ce que l’on trouve dans les traités. Mais, qui dit nécessité d’interprétation dit alors nécessité de définir qui pourra interpréter, et au nom de quoi.

     

    La critique de Carl Schmitt porte, car elle se situe dans l’espace d’une analyse dominée par le réalisme méthodologique. Schmitt s’élève contre la volonté de dépersonnaliser le droit, et de lui retirer sa dimension subjective, celle de la décision[9]. Quand il invoque le décisionisme, soit cette capacité de l’Etat de prendre des décisions en dehors de tout cadre juridique, il indique qui est le « souverain ». C’est dans l’état d’exception, principe reconnu par tout juriste conséquent, que s’affirme et se révèle la souveraineté.

     

    L’état d’exception et la souveraineté

     

    Mais, parler de l’état d’exception a immédiatement d’autres implication. Giorgio Agamben, qui y a consacré un ouvrage, considère qu’il y a une similitude entre le droit et le langage[10]. Le langage, lui aussi, doit s’interpréter, et cette interprétation se fait toujours dans un contexte donné. Les mêmes mots n’ont pas exactement le même sens dans différentes situations en fonction du contexte. Cette réalité est d’ailleurs au cœur des problèmes de la traduction. Ce que dit Schmitt, et sur ce point on lui donne raison, c’est qu’il en est de même pour le droit. Mais, ce besoin d’une interprétation de la règle de droit, cette incapacité à aboutir en tout temps et en tout lieu à une lecture simple et automatique, suppose alors que l’on définisse qui doit posséder ce pouvoir d’interprétation, et au nom de quoi doit se faire ce dite interprétation. Le juge, en tant que représentant la règle de droit ne peut constituer cette instance. Il peut, et c’est le rôle des cours spécialisées, porter un jugement sur les possibles contradictions au sein de la règle de droit. Il peut vérifier qu’un jugement a bien été pris « dans les règles » ; tel est le rôle des cours de cassation. Il peut vérifier qu’une loi est constitutionnelle. Mais, il ne peut fixer cette constitutionnalité, et il ne peut décider à jamais qu’il n’y aura qu’une et une seule interprétation de la règle de droit. Cela signifie que la légalité ne suffit pas. C’est qui institue l’importance de la notion de légitimité. Schmitt, ici, précise que c’est dans l’action d’exception, cette action qui se libère des règles légales, que s’affirme le souverain. On le voit, poser la question de la légalité et de la légitimité revient à poser celle de la souveraineté qui se situe en fait en amont.

     

    Pour appuyer son argumentation, Schmitt récuse alors rapidement les anciennes distinctions, qui proviennent des modèles traditionnels tels qu’ils ont été développés par Platon et Aristote. Il le fait parce qu’ils sont des États sans administrations. Ce sont des Etats où la division technique du travail était encore à un stade très embryonnaire. Et il est vrai que l’émergence d’une administration professionnelle, autrement dit d’un corps intermédiaire entre le souverain et le peuple, corps chargé de la gestion des dimensions techniques du pouvoir, a changé radicalement la donne. La naissance des administrations va de pair avec la complexification croissante des sociétés mais aussi des taches de gouvernement.

     

     

    Légitimité et Etat moderne

     

    Schmitt considère alors que les formes traditionnelles ne sont pas des États, et que, par voie de conséquence, les modèles anciens sont inaptes à penser le monde moderne[11]. Il saisit le pivotement du monde moderne, pivotement qui est lié à la généralisation de l’économie décentralisée. Il y a bien une rupture importante, liée aux formes économiques de la production et de l’échange, et que l’on peut dater de la fin du XIIIème siècle à la première moitié du XIXème. C’est l’émergence du capitalisme, depuis ses premiers balbutiements dans les cités italiennes et dans les grandes foires de la fin du Moyen-Âge jusqu’à son triomphe sous la forme d’un Prométhée déchaîné[12], qui a provoqué cette rupture essentielle dans les formes de l’Etat.

     

    Il propose alors à leur place un système de quatre idéaux-types, lui-même développé comme une suite de couples opposés. En fait, on peut considérer que dans tout Etat moderne on trouve des éléments de chacun de ces idéaux-types. Leur définition est ainsi formelle, mais elle permet d’éclairer des dynamiques différentes de la structuration et de l’exercice du pouvoir.

     

    Nous avons donc tout d’abord le couple définit par l’État Législateur (le modèle de la démocratie légaliste) sui s’oppose à l’État gouvernemental (celui du Souverain tout puissant). Puis, nous avons un autre couple, celui constitué par l’État Juridictionnel (le pouvoir du juge), qui s’oppose à l’État Administratif (celui de la bureaucratie). L’Etat législateur s’est développé à la suite de la révolution française, mais aussi de la transformation progressive du système politique britannique en une démocratie. L’Etat administratif, quant à lui, est héritier en quelque sorte des Etats de l’économie de guerre du premier conflit mondial ; il tend à devenir un État totalitaire en cela que ses attributions sont totales.

     

    La critique du légalisme et les bornes de la critiques de Schmitt

     

    Schmitt construit ainsi une critique du légalisme formel, mais il ne la construit pas hors de tout contexte. On peut d’ailleurs argumenter que tous les textes qu’il a écrits furent des textes de combats[13]. Certains de ceux-ci furent incontestablement des combats douteux. Mais, au travers de ces différents combats, il construit une pensée qui se révèle profondément originale. A cet égard il faut penser avec Carl Schmitt pour pouvoir penser contre Carl Schmitt, et que ceux que cela effraient passent leur chemin.

     

    Il considère ainsi que le parlementarisme libéral vise à créée les conditions pour que la légalité supplante la légitimité, et que le pouvoir de la majorité supplante le droit. Le formalisme qui en découle est, selon lui, la manifestation de cette fiction de la légalité, et il aboutit à ruiner l’État législateur lui-même[14]. Le droit de l’Etat législateur n’est que l’émanation d’une majorité et les actions politiques, on l’a dit, des actes mécaniques conformes à ce droit. La question du contenu du droit n’est plus posée. Ceci est très vrai et aujourd’hui parfaitement évident si l’on regarde le fonctionnement des institutions de l’Union européenne mais aussi ce qui se passe dans notre pays.

     

    Pourtant, un tel État est en permanence menacé de dissolution par les conflits issus de la participation des masses à la politique[15]. Mais, c’est là où les opinions politiques particulières de C. Schmitt interfèrent avec son raisonnement théorique. Car Schmitt pourrait en effet s’accommoder d’un État Législateur s’il n’était pas démocratique. En fait, ce qui le choque n’est pas l’hypothèse implicite de stationnarité que l’on a détectée dans l’Etat Législateur. Il remarque que si un tel État est démocratique, alors la volonté du peuple se confond avec l’état de droit, et l’État n’est plus limité par la loi, il cesse d’appartenir au modèle de l’État Législateur. Ceci provient du fait que, dans la théorie libérale, une loi est légale si elle a été élaborée et mise en œuvre dans les procédures fixées par la loi. Cette situation autoréférentielle va concentrer, à juste titre, les critiques de Schmitt. Mais il faut comprendre que ce n’est que l’une des critiques que l’on peut porter à l’encontre de l’Etat Législateur.

     

    Il se dégage de cette critique de la nature autoréférentielle de l’Etat Législateur une nette préférence pour l’État Juridictionnel, car intrinsèquement conservateur. Il y a là une intéressante préfiguration des thèses qui seront celles de Hayek dans son ouvrage tardif The Political Order of a Free People[16], et qui semblent lier ces deux auteurs pourtant en apparence si opposés[17]. Cependant, Schmitt est aussi conscient que le pouvoir du juge implique l’homogénéité des représentations. Ceci n’est possible que dans ce qu’il qualifie alors de situation “calme” ou “normale”. Il est ici intéressant de constater que des auteurs très divers ont insisté sur la notion de situation « normale » opposée à celle de situation « anormale ». On retrouve ici un problème présent dans la sociologie, en particulier chez Bourdieu dans sa notion d’habitus en économie. Mais, en économie, Keynes à maintes fois insisté sur la différence qu’il y avait tant dans les comportements que dans les règles, entre une situation de « reposefulness »[18] et une situation de crise. En fait, un système politique doit être capable de fonctionner dans l’ensemble des situations. Et ceci nous renvoie au problème de la décision et de l’action exceptionnelle.

     

    Schmitt et la critique de la démocratie

     

     

    Néanmoins, la critique de Schmitt met parfaitement en évidence et le danger d’une définition autoréférentielle de la légalité, et la tendance inhérente dans ce genre de système à dériver vers une forme d’État non-démocratique. C’est ce qui se passe sous nos yeux au sein de l’Union européenne et, bien entendu, les réactions des populations sont de plus en plus violentes. Le raisonnement de C. Schmitt permet de montrer en quoi et pourquoi la notion de légitimité est absolument centrale à un fonctionnement réellement démocratique. Toute tentative pour se débarrasser de la légitimité aboutit en réalité à se défaire de la démocratie. La critique que Schmitt argumente contre la démocratie est en réalité double. Elle est à la fois une critique en immoralité (on ne peut plus distinguer le juste du légal) et en impossibilité (les conditions de mise en œuvre sont contradictoires avec les principes fondateurs). En fait, et contrairement à l’ordre de présentation des arguments dans Légalité et Légitimité, cette seconde critique fonde en réalité la première. C’est parce que la démocratie parlementaire ne peut fonctionner dans le monde réel comme dans le modèle idéal, que surgit le problème de la distinction entre légalité et légitimité. Alors surgit  l’immoralité d’un système qui prétend être à lui-même sa seule justification, et a rompu avec les bases du Droit.

     

    Le refus des bases catholiques antidémocratiques qui fondent pour Schmitt la supériorité du Droit sur la décision majoritaire n’est pas un argument suffisant en soi pour prétendre à une réfutation de son argumentation. Il est certainement inacceptable de prétendre établir en raisonnement scientifique ce qui est acte de foi. Une croyance métaphysique ne peut être respectée que si elle se donne pour ce qu’elle est et non si elle veut faire croire en une analyse. Mais, derrière la métaphysique se profile aussi une analyse pertinente des contradictions de la démocratie et de la République. C’est elle qui nous intéresse.

     

     

    L’illusion des méta-valeurs

     

    On touche ici à un point absolument essentiel. Le saut dans la métaphysique montre le point de rupture qui est atteint par une certaine pensée libérale. Toute tentative pour faire jouer à une croyance religieuse le rôle d’un argument scientifique, que ce soit dans ce contexte précis avec la notion de Droit immanent ou dans celui de l’harmonisation des intérêts privés par la Main Invisible, refiguration de Dieu chez A. Smith, (pour ne pas parler des meta-valeurs kantiennes invoquées par Hayek), est parfaitement irrecevable. On ne peut introduire dans une discussion des éléments d’argumentation qui par définition ne peuvent être discutés. Or, il ne peut y avoir de discussion rationnelle sur ce qui concerne la foi. Ainsi, la dimension théologique de l’analyse constitutionnelle chez Schmitt doit être rejetée, comme d’ailleurs toute dimension théologique en sciences sociales.

     

    Pour autant, et ce point est important, cela ne signifie pas que tout le raisonnement soit ici réductible à cette dimension théologique. Il y a chez Carl Schmitt des éléments d’analyse réaliste qui nécessitent discussion et qui sont profitables pour tenter de mieux comprendre le rapport entre règles d’organisation et règles de fonctionnement. Son refus d’une naturalisation de la politique et sa démonstration de la nature subjective du droit constitue incontestablement un point fort de l’analyse. Ces éléments critiques sont positifs pour pouvoir penser l’organisation des sociétés, même s’il prétend les fonder, bien à tort, dans un fétichisme de la force. La nécessaire distinction entre légalité et légitimité est un point sur lequel Schmitt a touché juste. L’absence de distinction entre les deux notions dans le libéralisme moderne courant, et sa fétichisation de l’état de droit comme état de légalité, est certainement une des tendances les plus dangereuses pour la démocratie elle-même.

     

    La dénonciation du formalisme de la démocratie parlementaire par C. Schmitt interpelle, parce qu’il s’attaque à des conceptions qui, en un sens, sont tout autant idéalistes que les siennes, mais sans en avoir la cohérence. La question implicitement posée est alors de savoir s’il est possible d’aboutir à une formulation qui ne soit ni formaliste ni métaphysique du problème de la légitimité. Comment peut-on distinguer le juste du légal sans invoquer des principes qui ne peuvent être l’objet de discussion car ils relèvent de la croyance ?

     

     

    Organisation politique, règles symboliques

     

    Il faut alors considérer l’Etat dans sa complexité. La seigneurie n’est pas l’Etat, mais la « principauté » l’est. Tout espace soumis à un pouvoir ne constitue pas nécessairement un Etat. Encore faut-il que ce pouvoir se constitue en autorité, c’est à dire qu’il soit intériorisé par ceux qui vivent dans ce territoire. C’est la question, posée par Max Weber, du « monopole de la violence légale »[19].

     

    Mais, l’État n’est-il pas aujourd’hui contesté par la grande entreprise, ce que les anglo-saxons appellent la « corporation » ? Autrement dit, même si un accord pouvait se dégager au sujet de l’Etat ne serait-il pas remis en cause par le développement des compagnies multinationales et leur puissance matérielle et financière qui, bien souvent, est de la même taille que celle de nombre d’Etats ? Ainsi, William Dugger[20] reproche ainsi à la définition classique de l’État donnée par M. Weber, une communauté qui a le monopole légitime de la violence, d’être trop étroite[21]. Si les fonctions de l’État consistent à définir des droits, régler des conflits et contrôler des performances, ces fonctions sont aussi celles des grandes entreprises. Et l’on voit que dans nombre d’accords internationaux, qu’ils soient signés ou à venir, comme l’accord de partenariat transatlantique (le TIPP), le droit privé risque de l’emporter sur le droit public.

     

    La position de William Dugger est intéressante, mais elle constitue à la fois un progrès et une régression. Le progrès ici réside en ce que la définition des fonctions institutionnelles de l’État permet de comprendre comment le domaine d’action de ce dernier peut-être grignoté, soumis à la concurrence d’autres grandes organisations. Il y a là une dimension réaliste dans l’analyse de Dugger. En même temps, en évacuant la notion de monopole de la violence, Dugger évacue l’aspect de régulation de cette concurrence. Tant qu’une organisation détient ce monopole, et peut donc l’utiliser contre d’autres organisations, même si les taches que ces dernières remplissent dont de même nature, il est clair qu’une hiérarchie s’établit, et que des liens de subordination se mettent en place. Si le monopole est érodé, alors cette hiérarchie entre en crise. Il faut alors se demander si ce monopole est érodé sur la totalité du territoire que l’État prétend contrôler, ou seulement sur une partie de ce dernier.

     

    En fait, le raisonnement est limité parce qu’il est organisé autour d’une confrontation entre l’État et une entreprise. Si on admet maintenant que l’État est confronté à plusieurs grandes entreprises, chacune cherchant (intentionnellement ou non) à s’approprier des fonctions régaliennes, alors, la question des relations entre l’État et la grande corporation devient plus complexe. Néanmoins, l’argument a une valeur descriptive incontestable. On doit ajouter qu’il n’est pas nouveau et l’assimilation de l’État à une entreprise, même si c’est une entreprise dont la finalité est de maintenir son pouvoir[22]. Les conditions de faiblesse relative de l’État face à la corporation sont bien indiquées. Elles contiennent implicitement un argument pour un secteur étatique productif, même limité: celui d’offrir à l’État une alternative face aux demandes de la corporation en se situant sur son terrain.

     

    Qui contrôle qui ?

     

    La question des contrôles procéduraux (les contrôles de légalité ou de conformité du règlement à la loi), de contrôle des décisions d’application (sont-elles conformes aux règles de fonctionnement) est, bien entendu, tout aussi importante. Pour que des vérifications de ce type soient possibles, et que la règle puisse être améliorée dans le futur, il importe de vérifier comment elle a été mise en œuvre. Il n’en reste pas moins que ces deux dimensions ne couvrent pas le problème central, qui est celui de l’acceptabilité de la contrainte.

     

    L’acceptabilité d’une décision ne peut se déduire ni de l’efficacité de la règle, ni de sa régularité procédurale[23]. L’efficacité ne pourrait fonder l’acceptabilité que si le critère retenu était lui-même indiscutable. Ceci impliquerait soit que l’on se trouve dans un univers unidimensionnel (un univers technique par exemple), soit que l’on puisse démontrer une parfaite stabilité du contexte et l’inexistence d’effets de dotation entre les personnes composant la population concernée par la règle. Faute de satisfaire ces conditions, le résultat deviendrait discutable, et par là un jugement d’efficacité ne pourrait plus être naturellement partagé. Or, dans le domaine économique, il est extrêmement rare que ces conditions soient remplies. La régularité des procédures, c’est-à-dire la légalité de la règle, ne saurait fonder l’acceptabilité que si la description préalable des procédures avait été exhaustive quant aux états du monde auxquels les agents peuvent être confrontés. Autrement dit, la régularité des procédures n’est un critère décisif qu’à la condition d’être en information parfaite ou à l’état stationnaire. Nous voici revenu au paradoxe des contrats. Mais, si tel était le cas, comme nous l’avons vu, les règles seraient superflues. Il faut donc admettre que l’acceptabilité de la contrainte inclue dans toute règle renvoie à la légitimité de cette dernière et de ceux qui la mettent en œuvre ; nous voici à nouveau renvoyé au couple Auctoritas et Potestas. Ceci implique de penser un système commun de valeurs au groupe qui sera concerné par la règle.

     

    Nous voici revenu à notre point de départ, c’est à dire à la question de la souveraineté et de ce qui la fonde. Sans souveraineté, on ne peut penser la question de la légitimité et de la décision « juste ». Mais, peut-on penser la souveraineté sans être réduit à formuler une profession de foi ? C’est ici qu’entre en scène le penseur principal de la souveraineté dans la culture politique et juridique française, Jean Bodin. Or, il s’avère être aussi un précurseur dans le domaine de la laïcité. Ce n’est pas un hasard. Il y a des liens nombreux et étroits entre la question de la souveraineté et celle de la laïcité.

     

    Le principe de souveraineté dans l’Etat moderne

     

    Pour comprendre l’État moderne, il faut comprendre le principe de dépersonnalisation de l’État, qui lie désormais la souveraineté non plus à une personne donnée mais à un principe politique. L’affirmation du peuple, lui même représenté symboliquement, comme Prince à la place d’un prince donné, a constitué un élément important dans le constitution de l’État moderne. Ceci peut prendre des formes concrètes différentes par ailleurs. Dire que le peuple est souverain n’implique pas de dire qu’il doit exercer ce pouvoir. Mais, quel que soit la personne ou l’institution qui l’exerce, elle doit par contre admettre qu’elle tire son pouvoir du peuple et elle est donc soumise, à des intervalles réguliers, à des procédures de vérification.

     

    Cependant, l’État a existé bien avant l’évolution qui a conduit à l’Etat moderne. Ce dernier n’est qu’un sous-ensemble dans la catégorie « État ». L’émergence de ce dernier, la distinction entre la principauté comme principe et la principauté comme propriété du Prince, se déroule depuis le Moyen Age. En France, c’est avec le règne de Philippe le Bel (1285-1314) que l’on commence à voir s’autonomiser un appareil d’État, les « légistes royaux »[24], dont le champ des attributions dépasse largement celui de la propriété royale. C’est aussi sous son règne que le double mouvement de lutte contre les seigneuries locales (lutte commencée un siècle plus tôt) et contre un pouvoir à vocation internationale (celui du pape[25]) a pris toute son ampleur[26]. La dissociation entre la « propriété du Prince » et l’État où le Prince est souverain s’affirme par étape. Commencée avec Philippe-Auguste[27], magnifiée par les conquêtes militaires du roi[28], consolidée par la naissance d’une « idéologie royale », elle est à peu de choses complète sous Philippe le Bel. Cette dissociation entre la propriété privée du Prince et son pouvoir public sort renforcée de l’épreuve de la guerre de 100 ans.

     

    La Nation, désormais, a remplacé le lien religieux comme lien principal. La majorité des contemporains se définissent dès lors comme « Français » et non plus à travers leur allégeance religieuse. Quels que pourront être les soubresauts de l’histoire, les tentatives pour revenir en arrière, il y a un acquis fondamental. L’idée qu’il existe un « bien commun » entre Français, cette fameuse Res Publica, a été théorisée par Jean Bodin, qui servit Henri III et se rallia à Henri IV, dans Les Six Livres de la République[29]. Cet ouvrage montre que la période de constitution de l’Etat-Nation est close, puisque l’on peut en produire la théorie, et ouvre celle de l’évolution vers l’Etat moderne. Bodin, à la suite de Machiavel et vraisemblablement sous son inspiration à distance, imagine la puissance profane.

     

    La puissance profane

     

    Bodin se retrouve alors dans l’obligation d’évacuer le fondement divin du pouvoir puis de l’ensemble de la vie sociale, ce que Bodin théorisera dans l’Heptaplomeres[30]. Ce faisant il évacue aussi la loi naturelle et divine. Si la souveraineté doit être dite, en son essence, puissance profane, c’est parce qu’elle ne repose pas sur une loi de nature ou une loi révélée. De ce point de vue, Bodin anticipe Spinoza qui écrira lui aussi que « la nature ne crée pas le peuple », autrement dit qu’il est vain de vouloir imaginer une origine « naturelle » à l’ordre social. Elle ne procède pas de la loi divine comme de son origine ou de son fondement. Si le prince pour Jean Bodin est « image » de Dieu, il ne tient pas pour autant son pouvoir de Dieu. La distinction entre le monde symbolique et le monde réel est désormais acquise. Le sacré, le religieux, est appelé à la rescousse pour configurer l’imaginaire des contemporains, mais il est mis au profit d’une situation qui tire ses racines du monde réel. Bodin affirme entre autres que le sacrement à Reims n’est pas de l’essence de la souveraineté. Le monarque n’a pas lieu d’être chrétien. Il peut l’être, mais c’est son choix personnel.

     

    Il y a là une leçon importante, et même fondamentale pour le monde moderne.

    Jacques Sapir (RussEurope, 3 septembre 2015)

     

     

     

    Notes

     

    [1] Sapir J., Les trous noirs de la pensée économique, Pais, Albin Michel, 2000.

     

    [2] Spinoza B., Traité Theologico-Politique, traduction de P-F. Moreau et F. Lagrée, PUF, Paris, coll. Epithémée, 1999, XVI, 7.

     

    [3] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932

     

    [4] Idem, p. 40.

     

    [5] R. Bellamy (1999), Liberalism and Pluralism: Towards a Politics of Compromise, Londres, Routledge,

     

    [6] R. Bellamy, « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics », European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430, 2010

     

    [7] Kelsen H., Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996,

     

    [8] Kelsen H., Théorie pure du droit, (1934), rééd. La Baconnière, Paris, 1988.

     

    [9] Scheuerman W.E., « Down on Law: The complicated legacy of the authoritarian jurist Carl Schmitt », Boston Review, vol. XXVI, n° 2, avril-mai 2001.

     

    [10] Agamben G., État d’exception. Homo sacer, Seuil, Paris, 2003.

     

    [11] Schmitt C., Légalité, Légitimité, p. 47.

     

    [12] Landes D.S., The Unbound Prometheus: Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present, Cambridge-New Yorck, Cambridge University Press, 1969.

     

    [13] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, op.cit.,

     

    [14] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit., pp. 50-51.

     

    [15] Hirst P., “Carl Schmitt’s Decisionism” in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verson, Londres, 1999, pp. 7-17

     

    [16] Hayek F.A., The Political Order of a Free People, Law, Legislation and Liberty, vol 3, Univ. Of Chicago Press, 1979, Chicago, Ill..

     

    [17] Voir la très pertinente critique de R. Bellamy, “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441

     

    [18] Ou situation marquée, ou suggérant, une quiétude et une tranquillité.

     

    [19] Weber, M., Le savant et le Politique, trad. J. Freund, Plon, Paris, 1959.

     

    [20] Dugger, W.M., “An evolutionary theory of the state and the market”, in W.M. Dugger et W.T. Waller Jr., (eds), The Stratified state , M.E. Sharpe, New York, 1992

     

    [21] Dugger W.M., “Transaction cost Economics and the State”, in C. Pitelis, (ed.), Transaction Costs, Markets and Hierarchies, Basil Blackwell, Oxford, 1993, pp. 188-216. Voir aussi, W.M. Dugger, “An evolutionary theory of the state and the market”, op.cit..

     

    [22] Voir à ce sujet Hintze, O., Féodalité, Capitalisme et État moderne, éd. H. Bruhns, trad. F. Laroche, Paris, MSH, 1991 et surtout Weber, M., Économie et société, 2 vol., Paris, Pocket (1992 pour l’édition française, 1922 pour l’édition originelle).

     

    [23] J. Sapir, Les économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2002.

     

    [24] Favier J., Les légistes et le gouvernement de Philippe le Bel », in Journal des savants, no 2, 1969, p. 92-108. Idem, Un Conseiller de Philippe le Bel : Enguerran de Marigny, Paris, Presses universitaires de France, (Mémoires et documents publiés par la Société de l’École des chartes), 1963.

     

    [25] C’est le fameux « incident d’Anagni ».

     

    [26] Voir Carré de Malberg R., Contribution à la Théorie Générale de l’État, Éditions du CNRS, Paris, 1962 (première édition, Paris, 1920-1922), 2 volumes. T. 1, pp. 75-76.

     

    [27] Flori J., Philippe Auguste – La naissance de l’État monarchique, éditions Taillandier, Paris, 2002 ; Baldwin J.W., (trad. Béatrice Bonne, préf. Jacques Le Goff), Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, Fayard,‎ Paris,1991.

     

    [28] Qui, après la bataille de Bouvines fut le premier roi à être dit « empereur en son royaume ». Duby G., Le Dimanche de Bouvines, Gallimard,‎ Paris,1973.

     

    [29] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.

     

    [30] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591,

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  • Le corbeau de pierre...

    Les éditions Denoël publient cette semaine Le corbeau de pierre, un roman de Marco Steiner consacré à la jeunesse de Corto Maltese. Amoureux et spécialiste de l'oeuvre d'Hugo Pratt, le père de Corto Maltese, Marco Steiner a été chargé de préfacer la réédition de l'ensemble des volumes de la série.

     

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    " Par une nuit noire et pluvieuse sur la côte de la mer d’Écosse, un groupe d’hommes charge des caisses de whisky et des armes sur un navire à destination des rebelles irlandais. La police arrive, forçant les hommes à s’enfuir dans la nuit. Parmi eux se trouve le père de Corto Maltese, qui décide alors de confier la garde de son fils adolescent à son meilleur ami, le capitaine Kee. Corto va naviguer avec le fils du capitaine et un groupe de solides gaillards : difficile de deviner jusqu’où les mènera leur voyage car à bord de l'embarcation se trouve une mystérieuse statuette de pierre - un corbeau - qui renferme des secrets occultes et ésotériques. Au cours de cette incroyable épopée maritime, Steiner parvient à recréer l’atmosphère si singulière qui caractérise l’œuvre d’Hugo Pratt. Truffé de références historiques et littéraires, Le Corbeau de pierre évoque une période fascinante et jusqu’alors inconnue du grand public : la jeunesse de Corto Maltese."

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  • Hollande et les ambassadeurs ou les sophismes du « rayonnement »…

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Richard Labévière, cueilli sur le site des Observateurs et consacré à la politique diplomatique de François Hollande. Ancien rédacteur en chef à Radio France internationale et à la Télévision suisse romande, Richard Labévière est spécialiste des relations internationales et des questions de défense.

     

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    Hollande et les ambassadeurs ou les sophismes du « rayonnement »…

    Le 25 août dernier, François Hollande a ouvert la 22ème conférence des ambassadeurs. Chaque année à même époque, ce rendez-vous traditionnel marque la rentrée de la diplomatie française et donne l’occasion au président de la République de développer sa vision de l’état du monde et de fixer ses priorités.

    Sans surprise, François Hollande s’est d’abord conformé aux contraintes de calendrier en appelant les diplomates français à une totale mobilisation en vue de la prochaine réunion sur le climat qui se tiendra à Paris en décembre prochain. Son deuxième objet était tout aussi attendu : « la planète n’est pas seulement menacée par le réchauffement climatique, elle est confrontée à un terrorisme qui n’a jamais atteint ce niveau de barbarie, ni cette gravité depuis des décennies ». Escortant les reconfigurations du monde depuis la fin de l’empire romain, la notion de « barbarie » est-elle la plus appropriée pour qualifier et comprendre les dernières mutations de la menace terroriste ? Et, rappelant que la France avait été elle-même frappée en janvier dernier et encore tout récemment, le Président s’est félicité d’une réaction de « sang froid » ayant suscité une « solidarité internationale exceptionnelle, parce que la France représente pour le monde entier la liberté ». 

    Chacun se souvient, en effet, de la marche républicaine du 11 janvier 2015, qui s’est déroulée en l’absence du secrétaire d’Etat américain John Kerry mais où plastronnaient, au premier rang et au coude-à-coude avec le Président, Benyamin Netanyahou et le premier ministre turc Ahmet Davutoglu notamment, tous deux bien connus pour leur défense continue de la démocratie et des droits humains… Quant à la représentation universelle de la liberté, on pourrait demander à Georges Ibrahim Abdallah, entre autres, ce qu’il en pense !

    Cela dit, François Hollande prévient que « nous devons nous préparer à d’autres assauts et donc nous protéger… » Comme ses homologues occidentaux qui parlent de terrorisme, il évite soigneusement de remonter aux causes, se cantonnant à la description d’effets largement connus : « Dae’ch est le plus grand danger. Cette organisation contrôle un vaste territoire, en Syrie, en Irak, dispose de ressources importantes liées à des trafics de toutes sortes, à des ramifications sur l’ensemble du globe. Cette organisation enrôle, endoctrine, encadre pour tuer à une plus grande échelle. Les Musulmans sont ses premières victimes en Irak, en Syrie, au Koweït, en Lybie, mais les minorités sont systématiquement pourchassées et martyrisées ».

    Suit une analyse sidérante, reprenant tous les poncifs et les erreurs d’une posture inaugurée sous Nicolas Sarkozy par la fermeture de l’ambassade de France en mars 2012 à Damas : « en Syrie, le monde a mis beaucoup de temps à réagir, trop de temps. A l’été 2012 la France avait donné l’alerte, et s’était d’ailleurs, dès le départ, déclarée en soutien de l’opposition syrienne. J’étais même le premier à la considérer comme la seule représentante légitime du peuple syrien. Un an plus tard, nous étions prêts à punir un régime qui avait utilisé, il n’y avait aucun doute là-dessus, des armes chimiques contre sa population. L’inaction de la communauté internationale, après qu’une ligne rouge a été délibérément franchie, a coûté cher, très cher ; Dae’ch, qui n’existait pas alors sous cette forme en Syrie, s’est installé et Bachar al-Assad a continué à massacrer son peuple ».

    Premier mirage : celui d’une « opposition syrienne » représentée à Paris par quelques Happy Few francophones rêvant tous de devenir ministres grâce à l’appui des Frères musulmans syriens financés par le Qatar. Deuxième illusion : considérer une bande de bras cassés et d’idéologues opportunistes comme « seule représentante légitime du peuple syrien » était aller un peu vite en une besogne rappelant furieusement les bévues commises avec le CNT (conseil national de transition libyen), dont on a pu très vite apprécier la modération et le respect inné des valeurs démocratiques. Troisième curiosité : François Hollande prêt à « punir » le régime de Damas ! Punir  avant de surveiller? Mais comment surveiller, puisque l’ambassade fermée, les anges gardiens de nos services spéciaux ne mettaient plus un pied en Syrie, dépendant exclusivement des sources du renseignement américain, turc et saoudien pour « établir » que l’affreux dictateur avait fait usage, et lui seul, d’armements chimiques. Ce dernier point constitue l’erreur factuelle la plus flagrante, démolie définitivement par nombre d’experts internationaux. Enfin, et il faut le répéter ici,  Bachar al-Assad était loin d’être le seul à « massacrer » : il était confronté dès l’été 2012 à une véritable guerre civilo-régionale dans laquelle la France s’était engagée comme juge et partie prenante aux côtés de groupes armés « laïcs et modérés » comme l’Armée syrienne libre, antichambre de Jabhat al-Nosra, c'est-à-dire Al-Qaïda en Syrie, dont des représentants étaient reçus à l’Assemblée nationale… Ainsi avons-nous basculé de la « politique arabe » du Général de Gaulle et de François Mitterrand à une « politique sunnite de la France », multipliant par dix, ce faisant, nos ventes d’armes aux ploutocraties pétrolières du Golfe !

    Après un tel enchaînement de contre-vérités, le Président se demande que faire ? Réponse tout aussi affligeante : « nous devons réduire les emprises terroristes sans préserver Assad, car les deux ont partie liée, et en même temps il nous faut chercher une transition politique en Syrie, c’est une nécessité. Le Conseil de sécurité l’a reconnu en adoptant la semaine dernière une déclaration, c’était la première depuis deux ans. Elle va dans la bonne direction et c’est un pas important. La Russie s’y est associée, et un dialogue peut donc être engagé. Il faut en fixer les conditions. La première, c’est la neutralisation de Bachar al-Assad, la seconde c’est d’offrir des garanties solides à toutes les forces de l’opposition modérée, notamment sunnite et kurde et de préserver les structures étatiques et l’unité de la Syrie. Enfin, la dernière condition, sans doute celle qui sera décisive, c’est de mêler toutes les parties prenantes à la solution. Je pense aux pays du Golfe. Je pense aussi à l’Iran. Je pense à la Turquie, qui doit s’impliquer dans la lutte contre Dae’ch, et engager, ou plutôt reprendre, le dialogue avec les Kurdes. J’appelle sur cette grande question, qui a eu un rôle important ces derniers mois, à une prise de conscience générale. »

    La fable qui consiste à établir une symétrie entre le régime syrien et Dae’ch en les considérant comme des « ennemis complémentaires », les deux faces d’un même processus, et surtout en osant attribuer l’émergence de l’organisation « Etat islamique » au seul Bachar al-Assad, insulte l’intelligence de tous les experts de cette région, même ceux du Quai d’Orsay dont les notes sont jetées avant d’être lues... Ceux-ci savent pourtant pourquoi et comment l’administration Obama, les services saoudiens et turcs, avec la complicité de leurs supplétifs européens, ont fabriqué Dae’ch, espérant ainsi tourner la page d’une Qaïda qui menaçait de récupérer les « révoltes » arabes : rappelons qu’à l’époque Washington cherchait à mettre en place les Frères musulmans dans la plupart des capitales de la région. Dans les années 80, les mêmes avaient inventé Ben Laden pour lutter contre l’armée soviétique en Afghanistan, sans pour autant assurer le service après vente de ce Frankenstein qui finirait par se retourner contre ses créateurs !

    Quant à la dernière résolution du Conseil de sécurité dont se félicite le Président parce qu’elle a été aussi approuvée par les Russes, elle instaure différents groupes de travail, chargés de réactiver les propositions de Genève I et II en vue d’une négociation politique. A ce propos, le représentant spécial de l’ONU Staffan de Mistura a rappelé à plusieurs reprises que « Bachar al-Assad fait partie, de fait, de la solution… » A aucun moment, cette résolution ne propose « la neutralisation de Bachar » comme le prétend François Hollande, qui nous ressert son « opposition modérée », cette opposition qui n’existe pas ! Quant à la protection des minorités, dimension incompressible de la crise syrienne, c’est encore plus fort de café : le Président français se tourne vers l’Arabie saoudite qui finance l’islamisme radical depuis plus de trente ans et vers une Turquie qui massacre allègrement des Kurdes pourtant engagés en première ligne contre les fêlés de Dae’ch… Aujourd’hui seulement, il est contraint d’associer un Iran revenu dans le concert des nations après l’accord de Vienne sur le nucléaire (14 juillet dernier) ; accord contre lequel Laurent Fabius s’est battu jusqu’au bout en se faisant le petit télégraphiste des intérêts israéliens ! La « prise de conscience générale » à laquelle nous invite François Hollande rejoint le concert des névroses de la plupart de ses partenaires internationaux.

    Après les mièvreries humanistes obligées à propos d’un terrorisme « qui nous concerne tous », le Président nous dit le plus sérieusement du monde que « l’intervention militaire en Libye était nécessaire… » ! Là encore, méprisant toute logique de causes à effets, il se livre à un long développement sur « des crises migratoires qui ont atteint un niveau qui n’a pas d’équivalent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale », appelant ses partenaires européens à « une répartition équitable des réfugiés ». Les rédacteurs de ce discours évitent soigneusement toute espèce de lien entre « l’intervention militaire nécessaire », et l’implosion d’une Libye désormais livrée aux seigneurs de la guerre, aux factions jihadistes et autres officines mafieuses, organisatrices de ces meurtrières migrations du désespoir. Citant une dizaine de fois, sur tous ces sujets, la chancelière allemande Angela Merkel, François Hollande se garde de la plus petite ambition politique, qui permettrait –et ce serait bien le moins-, d’associer l’Union européenne, l’Union africaine et la Ligue arabe, afin d’évaluer sérieusement les mécanismes d’aide au développement et de coopération avec l’ensemble des pays concernés par ces migrations.

    Concernant le dossier palestinien, le Président nous ressert la même soupe qui renvoie les « extrêmes dos à dos », comme s’il y avait une symétrie entre la résistance palestinienne et l’occupation et la colonisation israéliennes. Et il souligne une nouvelle fois la « relation de grande confiance » établie avec l’Arabie saoudite et tous les Etats du Conseil de coopération du Golfe.

    Quant à l’Ukraine : retour à Madame Merkel « avec laquelle nous avons tout fait pour éviter que ne dégénère la crise ». Le Président concède que ce dossier a des effets délétères sur le plan politique : « les relations entre la Russie et l’Europe sont gelées, au plan économique, avec des sanctions qui ont des conséquences pour les Russes, mais aussi pour les Européens. Nous le voyons bien en matière agricole et sur le plan humanitaire, avec une situation qui ne cesse de se dégrader ». Il ajoute que « la France veut néanmoins maintenir un dialogue sincère avec la Russie, voulant agir en toute indépendance ». Et pour bien appuyer l’affirmation de cette « indépendance », il explique qu’il était parfaitement légitime de suspendre la livraison des BPC (porte-hélicoptères de projection et de commandement) de type Mistral à la Russie, alors qu’on multipliait les ventes de Rafale, de frégates et de missiles à l’Arabie saoudite et autres paradis démocratiques !

    Passons sur la fiction d’une Union européenne monétaire renforcée par la crise grecque, avant la chute qui exhorte nos Excellences : « nous sommes encore une des rares nations au monde capable de donner une direction, de prendre des initiatives, d’engager des processus, d’éviter parfois le pire et de trouver des solutions. Notre pays a vocation à assurer son rayonnement, mais aussi ses intérêts économiques et sa sécurité. C’est parce que nous sommes conscients de nos responsabilités que nous devons encore travailler pour assurer le rayonnement de la France ». La conscience, encore ! Quant au rayonnement, qui renvoie à la « brillance » plutôt qu’à la vérité et à l’action, le vieux Platon dit que les sophistes en abusent pour égarer la jeunesse…

    Richard Labévière (Les Observateurs, 2 septembre 2015)

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  • Bombarder les civils...

    Les éditions Astrées viennent de publier un essai de Serge Gadal intitulé Théories américaines du bombardement stratégique. Avocat, spécialiste des questions de stratégie aérienne, Serge Gadal est chargé de recherches à l'Institut de stratégie comparée, fondé par Hervé Coutau-Bégarie et membre du comité de rédaction de la revue Stratégique.

    L'ouvrage peut être commandé sur les grands sites de librairie en ligne ou sur le site des éditions Astrée : www.editions-astree.fr/

     

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    " La destruction de la ville de Dresde, dont commémorons cette année le 70ème anniversaire, s’inscrit dans la longue histoire du bombardement stratégique, de la Première guerre mondiale à la guerre du Kosovo. Cette destruction fut le résultat d’une opération conjointe anglo-américaine fondée sur des principes en apparence très différents.
    Tentative d’appliquer directement la puissance de l’aviation de bombardement sur des cibles civiles, afin d’annihiler la volonté de résistance de l’adversaire pour la Royal Air Force, ou de détruire les usines constituant le tissu économique de l’adversaire pour la 8ème Air Force américaine, le résultat fut malheureusement le même en termes de dévastation.
    Comment en est-on arrivé là ? Cet ouvrage aborde la question à partir de la théorie du bombardement stratégique développée par l’aviation américaine dans l’entredeux- guerres. A partir des figures fondatrices de Douhet, Mitchell et Seversky, il nous fait assister aux différentes étapes de la conception d’une stratégie fondée à la fois sur la destruction du moral de la population adverse et sur l’anéantissement d’un certain nombre d’industries clés identifiées à travers l’une des toutes premières tentatives de modélisation de la structure industrielle d’une nation. Les bombardements stratégiques du Vietnam, de l’Irak et de la Serbie dans la deuxième partie du xxème siècle ne feront qu’appliquer les théories américaines développées entre les deux guerres avec une efficacité multipliée par la plus grande précision des armements utilisés. "

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  • Quand la fabrique des crétins tourne à plein régime !...

    Vous pouvez ci-dessous découvrir le remarquable entretien avec Jean-Paul Brighelli réalisé le 31 août 2015 par Martial Bild et Élise Blaise pour TV Libertés à l'occasion de la rentrée scolaire. Auteur de nombreux essais sur l'école, Jean-Paul Brighelli a récemment publié Tableau noir (Hugo et Cie, 2014).

     

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  • Le règne de la quantité et les signes des temps...

    Les éditions Gallimard viennent de rééditer, dans une version définitive, Le règne de la quantité et le signe des temps, le célèbre essai de René Guénon. Principal représentant de la pensée traditionnelle au XXe siècle, René Guénon est l'auteur, notamment, de La crise du monde moderne et de Autorité spirituelle et pouvoir temporel.

     

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    " À la fin de l'hiver 1944, au milieu des ruines de la guerre, Jean Paulhan qui avait été le principal artisan de l'entrée de René Guénon chez Gallimard reçut le manuscrit du Règne de la quantité et les signes des temps ; il le trouva «splendide». Le diagnostic sévère porté par l'auteur sur les sociétés occidentales, dès 1927 dans La crise du monde moderne, était confirmé ; il voulait revenir depuis longtemps sur le sujet mais l'histoire l'avait devancé : «... les événements n'ont confirmé que trop complètement, et surtout trop rapidement, toutes les vues que nous exposions alors sur ce sujet, bien que nous l'ayons d'ailleurs traité en dehors de toute préoccupation d'"actualité" immédiate...», écrit-il dans l'avant-propos. Les malheurs des temps étaient le fruit des déviations intellectuelles et spirituelles qui avaient touché l'ensemble des modes de vie et de pensée des Occidentaux au fil des siècles depuis la fin du Moyen Âge. Il en dresse un inventaire rigoureux mesurant à leur aune les illusions génératrices des «fissures de la Grande Muraille» censée protéger l'Occident : elles annonçaient son écroulement. Mais le regard froid porté par Guénon sur un monde en perdition éclaire en même temps le chemin d'un retour à l'ordre véritable des choses ; il nous a fait don, au soir de sa vie, d'un maître livre, riche d'une approche doctrinale très solidement argumentée, sur laquelle ce temps qui conspire plus que jamais à notre perte n'a pas de prise."

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