Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par David Engels à la revue Philitt et consacré à Oswald Spengler, l'auteur du Déclin de l'Occident. Historien, titulaire de la chaire d’Histoire romaine à l’Université libre de Bruxelles, David Engels a publié Le déclin - La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013). Il préside également The Oswald Spengler Society.
David Engels : « Pour Spengler, il n’y a aucune connotation négative à parler de la fin d’une civilisation »
PHILITT : Chez Spengler la culture s’éteint dans la civilisation crépusculaire. Pourriez-vous, dans un premier temps, revenir sur cette distinction capitale entre culture et civilisation chez Spengler ? Possède-t-elle une réelle singularité ou s’agit-il d’un lieu commun de son époque sans grandes variations ?
David Engels : En effet, Spengler reprend ici un concept qui, dans la philosophie de l’Occident, remonte au moins jusqu’au XVIIIe siècle, quand Schiller mit en avant la distinction fondamentale entre ce qu’il appela la poésie « naïve » et la poésie « sentimentaliste », dont la première serait spontanée, originale, véritable, et la seconde, artificielle, épigonale, imitative. Cette distinction stylistique fut également appliquée, surtout dans la pensée allemande – pensons ici particulièrement à Thomas Mann –, à la distinction entre deux types de sociétés : la première, appelée « Kultur », équivalait aux grandes périodes classiques de l’histoire (l’Athènes de Périclès, l’Italie de la Renaissance, etc.) et se caractérisa par un foisonnement de créations originales dans tous les domaines, combinées avec un certain vitalisme (peut-être même barbarisme) dans l’exubérance à la fois politique, artistique et spirituelle. La seconde, appelée « Zivilisation », était vue comme artistiquement stérile ou du moins confinée à l’imitation des grandes époques précédentes, mais se caractérisait par son haut degré de technicité, sa volonté impérialiste, son idéologie rationaliste et sa poursuite de l’individualisme et du profit.
Spengler hérita de cette tradition et l’appliqua à l’entièreté des sociétés humaines, distinguant donc respectivement aussi dans l’Antiquité gréco-romaine, l’Égypte pharaonique, la Mésopotamie ancienne, l’Inde védique, la Chine classique, le monde byzantino-musulman et le Mexique, une phase « culturelle » et une phase « civilisatoire ». Mais sa grande originalité ne réside pas seulement dans le systématisme avec lequel il tenta de prouver l’existence de ces phases dans chaque culture, mais aussi le déterminisme avec lequel il combina ce dualisme avec sa vision biologiste de l’histoire : pour Spengler, la « civilisation » apparaît comme l’annexe stérile et pétrifié à la « culture » et ne peut mener, tôt ou tard, qu’à la fossilisation et l’extinction d’une société, alors qu’auparavant, ces phases étaient plutôt perçues comme des mouvements oscillatoires. Et selon Spengler, l’occident a commencé à rentrer dans sa phase « civilisatoire » depuis le début du XIXe siècle (en analogie avec l’époque hellénistique dans l’Antiquité), ce qui met notre XXIe siècle en parallèle avec le Ier siècle av. J.C. et donc avec la période des guerres civiles à Rome – un parallèle audacieux, mais visionnaire, comme j’ai tenté de le démontrer moi-même dans mon livre Le déclin.
Peut-on dire que Spengler est un théoricien de la décadence ? En effet, la décadence ne suppose-t-elle pas une dégénérescence continuelle, un éloignement irrémédiable d’un âge d’or originel, incompatible avec une vision cyclique de l’histoire ? Peut-on parler d’une théorie de la décadence non linéaire ?
Il est vrai que la décadence joue un grand rôle dans les passages consacrés à l’époque contemporaine de la vie de Spengler. Néanmoins, il faut se méfier de trop simplifier, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, Spengler se veut (sans toujours y arriver) un théoricien objectif de l’évolution des grandes sociétés humaines. Certes, c’est pour les phases de « Kultur » qu’il éprouve la plus grande sympathie, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il apporterait un regard « moralisateur » à la « Zivilisation ». Tout au contraire, Spengler s’est même plaint que les lecteurs aient tendance à confondre le « Déclin de l’Occident », le « Untergang des Abendlandes » (« Untergang » signifiant, en allemand, à la fois naufrage et crépuscule) avec le naufrage d’un paquebot, alors qu’il aurait pu intituler son ouvrage « Le parachèvement de l’Occident » sans pour autant changer le sens qu’il voulait donner à ce stade final d’une civilisation.
En effet, pour Spengler, qui se réclame de l’école philosophique du vitalisme, si influent par le biais de Schopenhauer et de Nietzsche, le vieillissement d’une société tient la même place métaphysique que son adolescence ou sa maturité ; il n’y a donc, a priori, aucune connotation moralisante négative à parler de la fin d’une civilisation, bien que l’appel répété à embrasser courageusement cette fin imminente et à remplir son devoir sans espoir de victoire sonne, à certains moments, un peu creux et cache mal la grande sensibilité et nostalgie de Spengler qui, à choisir, aurait préféré de loin vivre au XVIIIe siècle qu’au XXe siècle, comme il le déclara un jour.
Trouve-t-on chez Spengler, comme dans l’œuvre de José Ortega y Gasset, l’idée d’une décadence effective sur le seul plan historique, c’est-à-dire une décadence qui, dans ses diverses manifestations, se limiterait au déclin d’un substrat culturel abstrait sans générer pour autant une perte de vitalité, un abattement moral ou une souffrance psychique – autrement dit, la décadence historique s’accompagne-t-elle d’une décadence psychologique ou, au contraire, d’un « amor fati » ?
La réponse qu’apporte Spengler à cette question est ambivalente. Certes, d’un côté, la phase civilisationelle d’une société mène tôt ou tard, par le biais de la croissance des grandes mégapoles et de leur individualisme extrême, leur polarisation sociale, leur culture des « pains et des jeux », leur rationalisme inhumain et leur détachement de la plupart des conditions de la vie physique et biologique « réelles », à un déclin démographique monstrueux, à peine comblé par la vampirisation de la campagne et l’importation d’étrangers et d’immigrés. Ceci implique que le nombre des personnes véritablement « porteuses » de la culture se réduit de plus en plus à une infime élite, alors que les grandes masses sombrent peu à peu dans un primitivisme à peine caché par le haut degré de technicité atteint à cette époque-là. De ce point de vue, l’on pourrait dire, en effet, que la fin d’une civilisation mène, comme chez Ortega y Gasset, à une certaine « décadence » psychologique suite à l’émergence de ce que l’on a appelé la culture de masse (terme qui est d’ailleurs une véritable « contradicio in adiecto »).
Néanmoins, Spengler était persuadé qu’en parallèle à ce mouvement, l’on allait assister au retour des « grands individus », à ces « Césars », qui, par la force de leur volonté, arriveraient à se hisser aux sommets des foules et à construire, dans une lutte apocalyptique entre les forces ploutocratiques de la « monnaie » et celles, plébiscitaires, du « sang », cet empire final qui représente la fin de chaque grande civilisation. Selon Spengler, il est du devoir de l’historien de préparer les dernières forces vitales de la société à cette réalité et à leur enseigner un certain « amor fati » les poussant à embrasser ces nécessités de leur plein gré. En vue de la constellation politique actuelle, où la confrontation entre les élites libérales et les forces populistes a mis de côté toutes les distinctions idéologiques préalables, force est de constater que Spengler avait, là aussi, une bonne intuition…
Les signes du déclin évoqués par Spengler – irréligion, recul de la forme traditionnelle, rationalisation du droit (remplacement des droits acquis par les droit naturels), prévalence de l’utilité technique et de « l’intelligence froide et perspicace » sur « la haute production artistique et métaphysique », exode rural, etc. – révèlent une dilatation du champ politico-social portée par un mouvement expansionniste de facture impérialiste ou cosmopolite. Cette dilatation maximale, ultime étape avant un éventuel nouveau départ, ne pourrait-elle pas représenter une sortie radicale (mais non belliqueuse) du politique et de la politique, une fin de l’histoire qui serait en même temps une fin de l’Homme, une fin du progrès et du perfectionnement, un retour à l’animalité selon des perspectives déjà entrevues par Alexandre Kojève ?
D’abord, insistons bien sur le fait que la phase finale d’une civilisation, représentée par ces grands « empires universels » tels que l’empire romain, mais aussi celui des Ramessides en Égypte, des Han en Chine ou des Fatimides dans l’islam, ne furent jamais le véritable point de départ pour un renouveau, mais plutôt un point final. Certes, tant qu’il y aura des êtres humains, l’Histoire, dans un certain sens, continue ; mais selon Spengler, elle n’aura aucun sens morphologique proprement dit : ce sera juste un va et vient de diverses dynasties allant en général de pair avec un recul graduel du niveau civilisationnel général. Jamais, comme Spengler le précise bien, le cœur géographique d’une civilisation éteinte ne pourra devenir le point de départ d’une nouvelle culture : celle-ci sera toujours centrée dans un autre « paysage », et même si, après un certain temps, il y avait un recoupement géographique (ou un phénomène de réception culturelle), celui-ci sera toujours basé sur une reprise purement subjective du matériel historique, à l’image de l’utilisation secondaire et souvent à contre-sens du but initial de spolies architecturales.
Se pose ici évidemment la question du futur de cette terre quand la civilisation occidentale sera éteinte, car elle embrasse, par le phénomène très mal-compris de la « mondialisation », le monde entier. C’est d’ailleurs le sujet d’un petit essai extrêmement intéressant, intitulé L’homme et la technique, dans lequel Spengler prédit de manière assez époustouflante, cent ans à l’avance, toute une série d’événements se passant aujourd’hui sous nos yeux, et annonce aussi que la fin de la civilisation occidentale impliquera celle du « progrès technique » et amorcera un long recul civilisatoire, peut-être accéléré par des incidents spectaculaires tels que des guerres mondiales et des cataclysmes écologiques. Selon Spengler, au cas où une nouvelle culture devait se construire quelque part, dans quelques centaines d’années, se serait en tout cas autre part qu’en Europe, et sans grand lien organique avec celle-ci.
Dacid Engels (Philitt, 7 avril 2019)