Nous reproduisons ci-dessous un point de vue grinçant de Régis de Castelnau, cueilli sur Causeur et consacré à la je-suis-charlie-mania qui a sévi en France au cours du mois de janvier...
Charlie partout, justice nulle part ?
Michel Clouscard avait usé d’une savoureuse formule pour qualifier Mai 68 : « le 14 juillet des couches moyennes ». Cela concordait complètement avec mon propre vécu. Car il y eut deux Mai 68. D’abord celui des petits bourgeois qui mirent en mouvement leur jeunesse derrière quelques gauchistes de salon, tout ce petit monde bénéficiant initialement d’une grande mansuétude. Puis celui des ouvriers, auxquels ils avaient donné quelques idées et qui, profitant de l’aubaine et à l’aide d’une grève générale géante, obtinrent une partie de ce que leur devait des « Trente Glorieuses ».
Une des conséquences de ce petit tremblement d’Histoire fut l’émergence des prétentions culturelles hégémoniques des couches moyennes – dont « l’esprit 68 » fut l’une des expressions. Les débats qui font rage aujourd’hui sont le reflet de la crise du dispositif idéologique construit après Mai 68, contesté souvent de façon massive comme le démontre le succès éditorial d’Éric Zemmour ou celui des manifestations contre le mariage homosexuel.
Après la semaine tragique de ce début janvier, la manifestation qui s’est ensuivie et la publication du « numéro historique » de Charlie hebdo, nous assistons à une étonnante résurgence. Tout à son ivresse, la petite bourgeoisie, avec une suffisance parfois risible, se persuade du retour des beaux jours. « Les journées de février 1848 des couches moyennes », aurait peut-être ironisé Michel Clouscard.
Je vais au préalable recommencer l’exercice désormais indispensable des précautions d’usage, pour tenter d’éviter l’accusation de « collabo», réponse instantanée à l’expression de réserves ou d’interrogations. L’attaque dont mon pays a été la victime m’a profondément choqué. Et je me suis senti impliqué dans l’élan national. Enfin j’ai toute la compassion du monde pour toutes les victimes, journalistes parce que journalistes, policiers parce que policiers, juifs parce que juifs.
Cependant, rapidement mal à l’aise dans mon « être Charlie », j’ai constaté avec la publication du « numéro historique » de Charlie hebdo, et le bombardement qui l’a accompagnée, qu’il n’y avait qu’une façon d’être Charlie. S’arrêter à la seule agression contre la liberté d’expression, et donner des leçons à la terre entière. Si dans un premier temps, les victimes – juifs parce que juifs, policiers parce que policiers – ont été honorées, j’ai le sentiment qu’après la publication, elles sont nettement passées au second plan. Pour nos maîtres à penser requinqués, les martyrs, c’était les journalistes et dessinateurs assassinés et eux seuls. Les nouveaux héros, ceux qui avaient confectionné le numéro historique. La nouvelle liberté d’expression est apparue rapidement dans ses étroites limites : soutenir la ligne éditoriale de ce nouveau Charlie (caca-prout-bites toujours, partout, tout le temps). En dehors de ça : insultes, mises en cause, éventuellement poursuites judiciaires pour les déviationnistes. L’extrême-gauche adversaire de ce qu’elle appelle l’islamophobie en a pris pour son grade. De l’autre côté, ceux qui ont dit « les musulmans nous emmerdent » ont eu droit au même genre de traitement. Le nouveau camp du Bien n’a pas peur des contradictions. Tout à son ivresse, sa propre contemplation, et l’expression de sa suffisance.
Histoire d’illustrer, regardons de quelle façon les États-Unis ont curieusement été la première cible. Tout d’abord, comment Barak Obama avait-il osé ne pas venir défiler dans les rues de Paris aux côtés d’Orban, Poroshenko et autres ? Craignait-il de subir les coups de coude de Nicolas Sarkozy dans sa remontée de cortège ? Non, non, comme me l’ont dit des amis américains : « Le Président des États-Unis n’organise pas de manifestations, ne défile pas dans les manifestations. Il participe aux cérémonies. » Mes interlocuteurs ont ajouté qu’ils étaient un peu surpris du comportement de François Hollande à cette occasion, la récupération leur apparaissant assez évidente. Pour ma part, elle ne m’avait pas choqué, mais je comprends qu’aux États-Unis on puisse avoir d’autres mœurs politiques. Pas nos journalistes télévisuels, qui ont ouvert leur journaux lors de l’arrivée de John Kerry quelques jours plus tard d’un sonore : « Ah, les Américains viennent s’excuser, quand même ! » Bien sûr, la France c’est le phare des nations, et tout le monde doit s’aligner, n’est-ce pas ?
Autre mise en cause des Yankees, le refus par le New York Times de publier les caricatures de Mahomet. Hou, les dégonflés ! Effectivement, pour ne pas offenser, le premier quotidien américain a pris ses responsabilités. Cela a fait débat. La médiatrice du journal, qui fait vraiment son travail, est intervenue en indiquant que deux impératifs contradictoires s’étaient affrontés : celui de ne pas offenser, et le devoir d’informer. Et de conclure qu’en cette occasion, c’est ce dernier qui aurait dû l’emporter. « Mais qu’est-ce que c’est que ce débat, nous en France, on sait ».
Oui, la liberté d’expression chez nous est sacrée. À tel point que nous sommes un des seuls pays européens à posséder un arsenal répressif pénal en la matière… Certes nous avons le droit de penser et de dire ce que nous voulons mais pas moins de 400 textes enserrent, limitent, interdisent, répriment cette liberté. Dont nos chères lois mémorielles, monstruosités juridiques qui figent définitivement la vérité historique. Nous violons tous les jours le secret de l’instruction, pourtant destiné à protéger une liberté fondamentale, mais nous devons sous peine de sanctions utiliser en permanence l’adjectif « présumé », et gare si on oublie. Pas le droit dans un dîner privé de traiter notre belle-mère d’emmerdeuse, c’est une « injure privée » punie par la loi. Des chambres correctionnelles spécialisées (originalité française) jugent les délits d’opinion toute la sainte journée. Et évidemment la pratique du « fait divers – une loi » fait qu’on nous annonce une nouvelle loi sur l’apologie du terrorisme, la précédente datant du mois de novembre dernier ! On a vu, avec l’incroyable affaire de Cayenne et les récentes décisions rendues par une justice fébrile à l’encontre des twittos imbéciles, que la prison ferme dégringolait plus facilement que pour un cambrioleur récidiviste ou un arracheur de sacs de vieille dame. Et on va continuer, pourtant, à brocarder ces lourdauds d’Américains chez qui, pour le meilleur et pour le pire, la liberté d’expression est absolue. Ils s’en remettent au débat, chez nous c’est aux flics et aux juges. Alors bien sûr la France n’est pas une dictature, mais il est des circonstances où un peu de modestie ne ferait pas de mal. Et aussi un peu moins d’ignorance. Ceux à qui la tragédie de janvier est montée à la tête feraient peut-être bien de se calmer un peu, car le réel est toujours là. Et l’émergence de cette nouvelle prétention hégémonique des couches moyennes risque rapidement de s’y cogner. Gare à la gueule de bois. N’oublions pas qu’après février 1848, il y eut juin…
Tiens par exemple, l’IFOP a réalisé une étude sur les différences de mobilisations autour du 11 janvier sur le territoire français. La carte des moindres, des faibles voire des très faibles, recouvre exactement celle du vote Front National, du non au référendum de 2005, et du chômage. Intéressant, non ?
Et puis on apprend que les sociétés du CAC 40 ont été « invitées » à acheter massivement le numéro historique de Charlie hebdo. Pour le distribuer gratuitement aux cadres et aux agents de maîtrise, pas à la piétaille bien sûr. Trente mille pour la BNP, vingt mille pour Orange, etc. Les rebelles du « caca-prout-bites » ne gênent pas le grand capital.
Régis de Castelnau (Causeur, 30 janvier 2015)