Nous reproduisons ci-dessous un point de vue caustique de Luc Ferry, cueilli sur Le Figaro et consacré à l'art contemporain au travers d'un exemple assez illustratif...
Derniers délires de l'art contemporain
La semaine dernière, coincé dans l'avion, mal assis et à l'étroit comme il se doit, j'ouvre le dernier numéro de Classic & Sports Car et le moral remonte. À vrai dire, je manque m'étrangler de rire: j'y apprends qu'à la dernière Foire internationale d'art contemporain Bertrand Lavier, un artiste qui s'est déjà taillé une solide réputation de «subversivité novatrice» en posant un réfrigérateur sur un coffre-fort (quel génie!), expose une Ferrari Dino accidentée trônant sur un socle blanc. Je suggère à mon lecteur d'acheter la revue ou d'aller sur Internet pour se faire de visu une idée du désastre: toit écrasé, ailes défoncées, pare-brise explosé, roues crevées, capot disloqué, bref, une voiture à laquelle on a fait faire un tonneau, comme on en voit dans toutes les casses du monde. Rien d'autre à signaler, aucun ajout ni effet esthétique particulier. Or Lavier trouve un acheteur qui lui offre 250.000 dollars en échange du tas de ferraille. Juste pour information: on peut trouver le même modèle de Ferrari en parfait état de marche pour moins de 50.000 dollars. L'heureux propriétaire du chef-d'œuvre aurait donc pu s'offrir cinq Dino rutilantes au même prix, en faire détruire une si ça lui chantait, et prendre le volant des autres. Comme on peut s'en douter, celui qui préfère l'épave n'est ni un ouvrier ni un paysan. Il s'agit, comme d'habitude dans l'art contemporain, d'un grand capitaine d'industrie. Si l'artiste d'aujourd'hui se dit volontiers «de gauche», à tout le moins «anarchiste», son acheteur, lui, est en général de droite et bien installé. Et il n'est guère difficile d'imaginer ce qui lui passe par la tête: le bolide ratatiné illustre jusqu'au grotesque sa logique à lui, celle de la «destruction créatrice» chère à Schumpeter. Et il en est tout ébaubi : enfin un art qui lui ressemble! À vrai dire, le seul dans l'histoire humaine où il puisse se mirer, le seul qui lui renvoie son image et le conforte dans sa logique d'entrepreneur. Passionné d'innovations, n'est-il pas, lui aussi, un acteur de cette «révolution permanente» en laquelle Marx, avant même Schumpeter, voyait déjà l'essence du capitalisme? Pour tenter de comprendre cette étrange alchimie, le rédacteur en chef de la revue téléphone au commissaire-priseur qui a réalisé la vente. Ce dernier lui explique, mots savants à l'appui, que Lavier se situe dans la tradition de Dada et Duchamp, dont il repousse encore (mais cent ans après quand même…) les limites de l'audace créatrice. Comme eux, et là il faut citer, «il fait table rase des valeurs traditionnelles de l'art, liées à l'esthétisme et au travail». Bien vu, en effet: il n'y a dans cette «œuvre» ni vision du monde, ni beauté, ni métier, seulement, comme le précise encore l'habile vendeur, une volonté de «tourner l'œuvre d'art en dérision». Il s'agit de rompre avec les traditions, dans le style de l'urinoir de Duchamp qui «bouscule» la sacralisation muséale et compassée de l'œuvre d'art classique, celle qui visait la beauté et demandait malgré tout du savoir-faire. À nouveau, bien vu: dans le genre dérision dérisoire, la réussite est totale. Le journaliste prend alors le risque de passer pour le roi des beaufs: notre Huron demande timidement si, d'aventure, en faisant faire un tonneau à une Ferrari, il pourra espérer lui aussi transformer le plomb en or? Hélas non, lui répond l'homme de l'art, car il faut bien du temps et une maîtrise consommée de la communication moderne pour installer son nom et ses «œuvres» dans un marché dont les arcanes n'ont rien à envier à ceux du CAC 40. Bonne nouvelle, malgré tout, sinon pour l'histoire de l'art, du moins pour les quelques Dino 308 encore en circulation… Trouvant peut-être ses propres réponses quelque peu indigentes, le commissaire-priseur se sent obligé d'y aller de son petit couplet métaphysique. Pas d'œuvre contemporaine sans un laïus sur la «fin de toutes choses», le «tragique de la condition humaine» et l'horizon du «sens de la vie». Pourquoi détruire cette pauvre voiture? Pour «montrer la finitude des êtres», la «vanité des possessions», «l'inanité de la consommation», pour faire comprendre, en somme, que «tout passe». Whaou! Heidegger et le dalaï-lama n'ont qu'à bien se tenir! On est clairement sur les cimes, on côtoie des abîmes. Quelle audace dans la pensée! Sans cette œuvre d'une puissance inouïe, qui aurait osé s'aventurer à des hauteurs aussi vertigineuses? Franchement, à part peut-être Mme Michu - et encore - je ne vois pas…
Luc Ferry (Le Figaro, 22 janvier 2014)