Vous pouvez lire ci-dessous un extrait d'un article de Jean-Claude Michéa, publié dans le journal espagnol El Confidential, et reproduit sur Ragemag. Auteur de plusieurs essais essentiels, Jean-Claude Michéa a récemment publié Le complexe d'Orphée - La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès (Climats, 2011).
Libéralisme et décence ordinaire
1/ Le libéralisme est-il amoral ?
Le libéralisme officiel affirme que la morale – comme la religion – est une affaire strictement privée (chacun étant donc libre de vivre « comme il l’entend », sous la seule condition qu’il « ne nuise pas à autrui »). Dans cette optique, chaque individu peut donc parfaitement, à titre personnel, préférer la loyauté et la générosité ou, à l’inverse, le cynisme et la trahison. Cela ne change rien au fait que les différentes décisions politiques d’un Etat libéral (ou des institutions internationales correspondantes) ne doivent jamais se fonder sur une « idéologie » particulière (qu’elle soit morale, philosophique ou religieuse). Elles sont censées, au contraire, s’appuyer sur les seules analyses objectives élaborées par des « experts » supposés « neutres » et « indépendants » (au premier rang desquels figureront, naturellement, les économistes et les « techniciens » du droit).
Une politique libérale d’austérité, par exemple, ne sera jamais imposée au peuple comme un châtiment divin, comme la chance d’une vie plus « vertueuse » ou même comme la manifestation logique du droit du plus fort. Elle sera toujours présentée, au contraire, comme l’unique solution « réaliste » et « scientifique » (there is no other alternative) qu’appelle un problème économique précis – qu’il s’agisse de celui de la « dette » ou de celui de la sortie de l’euro. Bien entendu, dans la mesure où, pour les libéraux, le langage de l’intérêt bien compris est le seul, en dernière instance, qui soit réellement commun à tous les hommes (c’est la doctrine de l’homo economicus) il est clair que, dans les faits, l’égoïsme finit toujours par être encouragé comme la seule attitude universellement gagnante et rationnelle. Lorsque Milton Friedman – reprenant une réplique célèbre du film Wall Street – proclamait partout que greed is good (« la cupidité est bonne »), il ne faisait donc que tirer les ultimes conséquences d’un paradigme métaphysique fondé, depuis l’origine, sur la privatisation intégrale de toutes les convictions morales et philosophiques.
2/ Pourquoi les élites semblent-elles si indécentes?
En 1938, Orwell écrivait qu’il était difficile d’échapper à l’idée que « les hommes ne sont moraux que lorsqu’ils sont sans pouvoir ». Ce jugement n’est pas aussi pessimiste qu’il y parait. Il prend simplement acte du fait que le pouvoir (et cela inclut évidemment celui que confère la richesse ou la célébrité) tend naturellement à enfermer ceux qui le détiennent dans un univers séparé de la réalité commune et des limites qui la définissent. C’est pourquoi l’habitude de vivre au dessus (et sur le dos) de ses semblables finit presque toujours par altérer le sens des autres et celui des réalités les plus élémentaires. De là, cette arrogance surréaliste et ce terrible manque de bon sens qui caractérisent généralement les élites modernes – c’est-à-dire celles qui ne possèdent même plus cette culture morale partagée (« noblesse oblige ») qui permettaient, de temps à autre, aux anciennes aristocraties de se comporter de façon honorable. C’est un point que l’Evangile avait déjà su mettre en évidence lorsqu’il enseignait qu’il « est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume des Cieux ». Si l’on préfère une formulation plus laïque de cet axiome populiste (ou anarchiste) on se souviendra également de la magnifique formule de Camus (dans la postérité du soleil) : « Ici vit un homme libre, personne ne le sert. »
3/ Qu’est-ce que la décence ordinaire ?
Pour Orwell, le sentiment qu’il y a des « choses qui ne se font pas » était effectivement au principe de la common decency, c’est-à-dire de la morale intuitive des gens ordinaires. Il n’y a là rien d’étonnant. Les sociétés humaines, en effet, ont toujours dressé un catalogue précis des actions qu’elles jugeaient contraires à la nature, à la volonté divine, ou même au simple bon sens. Certes, le contenu concret et le fondement métaphysique de ces différents systèmes d’interdits ont toujours varié en fonction des particularités de chaque civilisation. Néanmoins, et comme Marcel Mauss l’avait établi dans son Essai sur le don, il existe un certain nombre de structures normatives qui sont communes à l’ensemble des sociétés. C’est notamment le cas de la « logique du don », dont la triple obligation constitutive de « donner, recevoir et rendre » se retrouve, sous une forme ou une autre, dans l’ensemble des collectivités humaines. Cela revient à dire que toutes les sociétés (à l’exception, bien sûr, de l’étrange civilisation capitaliste) se sont toujours accordées – par delà leurs irréductibles différences – pour reconnaître dans la capacité de l’être humain à agir indépendamment de ses seuls intérêts égoïstes le fondement même de toute attitude honorable.
Si, à la suite de Durkheim (De la division du travail social), on tient comme moral « tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme », nous pouvons donc considérer ce système traditionnel du don comme la véritable matrice anthropologique (et psychologique) de toutes les constructions éthiques ultérieures – ce qui inclut évidemment cette common decency dans laquelle Orwell voyait la source première de l’indignation socialiste. Bien entendu, cette « décence commune » des classes populaires modernes a elle-même une histoire (Orwell ne manquait ainsi jamais de souligner le rôle essentiel que le christianisme – tout comme les révolutions anglaises et françaises – avait joué dans le développement de sa forme occidentale). Pour lui conférer cette potentialité égalitaire qui en ferait le point de départ moral du projet socialiste il avait assurément fallu que s’enclenche tout un travail d’universalisation critique destiné à dégager progressivement les formes traditionnelles de la moralité commune de leurs principales limites historiques (comme, par exemple, celles qui consacraient le statut subordonné des femmes ou l’infériorité des peuples étrangers). Limites qui tenaient d’ailleurs beaucoup moins à l’impératif communautaire lui-même (l’homme sera toujours un « animal politique ») qu’aux multiples formes du principe hiérarchique (principe de domination, d’exploitation et d’exclusion) qui structurait en profondeur la plupart des anciennes collectivités.
Il n’en reste pas moins que les obligations de loyauté et de générosité liées à ce système du don (et, par conséquent, les habitudes de réciprocité et d’entraide qui en sont la manifestation pratique) se retrouvent nécessairement au fondement de la common decency moderne. De ce point de vue, l’idée progressiste – portée par le mythe paulinien d’un « homme nouveau » – selon laquelle la « morale du futur » n’aurait plus rien de commun avec celles du passé (c’était, par exemple, la conviction d’un Trotsky) n’est pas seulement meurtrière. Elle repose d’abord sur une profonde méconnaissance des données de l’anthropologie. Et c’est pourquoi Marcel Mauss, dont on n’oublie trop souvent que l’œuvre sociologique était inséparable de son engagement militant, avait mille fois raison d’inviter le mouvement socialiste à « revenir à de l’archaïque » (quitte – écrivait-il – « à passer pour vieux jeu et diseur de lieux communs »). C’était assurément la meilleure façon de préserver les fondements éthiques d’une société décente et d’éviter ainsi les pièges infernaux du relativisme culturel et de la realpolitik. La tragique histoire du XXe siècle lui a malheureusement donné raison.
Jean-Claude Michéa (Ragemag, 10 décembre 2012)