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Les intermittents du chaos...

Nous reproduisons ci-dessous un article de Claude Bourrinet publié sur Voxnr et consacré aux bons petits soldats du système que sont intermittents du spectacles ou autres clowns transgressifs et artistes de rue décalés...

 

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Les intermittents du chaos

Jeudi 9 juin, Quimper. Le spectacle n’annonçait réjouissant. Pensez-donc : des clowns ! Les collégiens s’en pourléchaient le zygomatique. Le titre de la prestation était bien en anglais : Christmas Forever, mais bah ! il ne faut pas être plus royaliste que le roi… Drôle de nom, quand même, pour une troupe italienne : Tony Clifton Circus. Mais re-bah !, Johnny est bien considéré comme un chanteur national. Et puis, nos pré-ados en ont eu plein les mirettes : d’abord une grosse limousine noire qui se gare.

Mais voilà comment un témoin, le principal du collège, raconte la suite : « On a eu affaire à quelque chose de totalement surréaliste et d'invraisemblable. Subitement, la troupe a commencé à balancer des paquets de cigarettes dans la foule alors que nous nous battons toute l'année contre le tabac. Une poupée gonflable a fait son apparition puis un homme complètement dénudé. C'était de la provocation. Les élèves étaient atterrés et choqués. Ce spectacle n'avait pas sa place dans une cour de récréation. »

Les réactions ont été, et tant mieux !, très virulentes, de la part des parents, des autorités, et la reprise du « spectacle » a été annulée.

A vrai dire, c’est la surprise qui est surprenante. Certains coins de France sont tellement habitués à ce genre de plaisanteries de mauvais goût qu’on n’y fait même plus attention. La presse, d’ailleurs, s’empresse d’applaudir à des performances festives qui « décoiffent », font « penser », « font table rase des préjugés », « animent les rues trop tristes » etc. Toute la topique du libéralisme potache et cucul y passe. Et nous sommes contraints, comme pour l’art contemporain, d’acquiescer, sous peine d’être taxés d’ « archaïques », d’ « incultes », de « réacs », voire de « cons ». On nous dit que c’est le monde d’aujourd’hui. On veut bien le croire.

A quoi servent donc ce qu’on a l’habitude d’appeler les « intermittents du spectacle » - terme trop large, auquel qu’il vaut mieux, en l’occurrence, adjoindre la précision « de rue » ?

Il faut se défaire de préjugés culturels, historiques et politiques.
Le premier discours attendu, pour celui qui a encore une vision du théâtre marquée par l’après-guerre, serait celui de la Culture, de l’humanisme militant, de l’éveil du peuple par la transmission de la beauté et du savoir. Cette ligne est directement héritière de la génération de Jean Vilar, qui plaçait haut le métier d’artiste. Mais il faut se résigner à constater l’émergence d’un autre type de spectacle, qui relève de l’entertainement, du divertissement, parfois prétentieux lorsqu’il dérive vers l’agit prop. , ainsi qu’il s’avère avec le théâtre de rue, souvent de médiocre prestation. Et quand s’y mêle un discours idéologique, il est plaqué sur les poncifs de la nouvelle classe moyenne. Dans le fond, la rhétorique et l’éthos des luttes d’intermittents épousent la vision libérale mondialiste. Les nouveaux héros sont les sans papiers, les journalistes, les ONG, les sidéens, les homosexuels etc. La dialectique du réel est remplacée par une approche compassionnelle, droitdel’hommiste, où la victime a toujours raison. Dans les pratiques culturelles, le livre et la tradition (celle de la classe ouvrière) sont passés à la trappe de la néophilie, et les nouveaux moyens de communication, l’information par réseaux, la posture « rebelle » sont des marqueurs obligés. Les valeurs libertaires, contestataires ont été retournées comme des gants pour servir à la déterritorialisation, au déracinement, à l’émergence des flux marchands. L’intermittent du spectacle moderne est ignorant au sens classique, mais empli de vents médiatiques. Au lieu de lorgner sur Moscou ou Pékin, il a pour New York ou la Californie une préférence marquée. Il aime la langue anglaise, les goûts esthétiques anglo-saxons.
La haine des intermittents du spectacle pour les nationalismes (sauf certains) ou tout simplement les frontières, le patriotisme, les traditions, le passé, relève d’une mentalité complètement attachée à l’idéologie marchande contemporaine, jusqu’à lier flux des choses et flux des hommes, nomadisme et liberté absolue.

Il faut dire que la société marchande est friande d’un fait culturel qui lui rend tant service. Le nombre d’entreprises culturelles a subi une augmentation spectaculaire : de 1996 à 2003, par exemple, elle a été de 42% (jusqu’en 1999, le rythme annuel a été de 3%, puis à partir de 2000 de 6,5%, le spectacle vivant a crû de 54% de 1996 à 2000, contre 28% pour l’audiovisuel.
Ce phénomène s’explique par ce que Philippe Muray nomme l’assomption de l’homo festivus. Les festivals se sont multipliés, les villes et les départements, les régions ont voulu attirer un public varié, souvent estivant. C’est là un secteur économique non négligeable, qui nourrit l’argumentaire des « luttermittents ». Ces entreprises hautement commerciales véhiculent un message très clair, tout à fait compatible avec la société libérale : il faut détruire le vieux monde, instaurer celui du jouir immédiat, de l’éternel présent, disloquer par des mises en situations décalées, « déjantées », les certitudes habituelles, les valeurs traditionnelles, et, comme l’explique bien Muray, occuper le territoire urbain pour le rendre invivable (qui a fréquenté un festival de spectacle de rue sait de quoi je parle). Derrière le paravent « ludique » (mot tarte à la crème, s’il en est) se dissimule une stratégie idéologique extrêmement élaborée, le pendant de celle des entreprises Walt Disney, dont l’alpha et l’oméga est de convaincre qu’il suffit de peu (de « délire ») pour rendre la société de consommation formidable. Les faux airs rebelles, qui s’attaquent surtout aux « beaufs », et réjouissent les ados en leur faisant croire qu’ils s’engagent, malgré leur superficialité stupéfiante, donnent un crédit fallacieux à ce business déstabilisant. Et quand bien même on voudrait, par mauvaise foi, que certains spectacles soient, comme l’était l’agitation soixanthuitarde, « subversifs », il suffit de rappeler que de nombreuses communes ou départements, qui ne sont bien sûr pas révolutionnaires, mais qui obéissent à des objectifs clientélistes ou électoraux, tombant ainsi dans le pire snobisme, financent généreusement ces agressions contre le bon goût et la société. Nous en sommes là : bêtise ou cynisme, militantisme ou intérêt, les autorités de notre pays contribuent à défaire ce que des siècles ont construit, dédaignant par ailleurs des types de spectacles autrement plus valorisants, mais qui ont le malheur, à leurs yeux, d’être « ennuyeux ». A moins qu’on ne reprenne Carmen et Le Cid pour en faire des plaisanteries d’après soûlerie de fin de semaine.

Il faut dire que cette « esthétique » est parfaitement adéquate avec les réquisits du nouveau capitalisme. La « praxis » professionnel des intermittents correspond étonnamment aux nouveaux rapports sociaux-économiques. Le personnage romantique du saltimbanque a été remplacé par le travailleur créatif et flexible, emblème du management issu des années 70. La création artistique est en effet revendiquée par le nouveau capitalisme, soit dans le domaine productif, soit dans le domaine sociétal. Elle irrigue par la publicité hédoniste, ludique, l’imaginaire des consommateurs, et l’art « contemporain », sous toutes ses formes, lui offre des thématiques idoines.

Claude Bourrinet (Voxnr, 12 juin 2011)

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