Philosophe italien, proche des milieux de gauche, Raffaele Simone est l'auteur d'un essai intitulé Le monstre doux – L'Occident vire-t-il à droite ? qui sort chez Gallimard. Pour lui Tocqueville dans De la démocratie en Amérique a été visionnaire en décrivant un nouveau despotisme « qui dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Le « monstre doux », c'est justement ce despotisme : c'est-à-dire « un régime global de gouvernement », mais aussi « un système médiatique, télévisuel, culturel, cognitif, une forme d'ambiance infantilisante persistante qui pèse sur toute la société. Ce régime s'appuie sur une droite anonyme et diffuse associée au grand capital national et international, plus proche des milieux financiers qu'industriels, puissante dans les médias, intéressée à l'expansion de la consommation et du divertissement qui lui semblent la véritable mission de la modernité, décidée à réduire le contrôle de l'Etat et les services publics, rétive à la lenteur de la prise de décision démocratique, méprisant la vie intellectuelle et la recherche, développant une idéologie de la réussite individuelle, cherchant à museler son opposition, violente à l'égard des minorités, populiste au sens où elle contourne la démocratie au nom de ce que "veut le peuple". »
Nous reproduisons ici un extrait de l'entretien que cet auteur a donné au Monde magazine daté du 12 septembre 2010, dans lequel il définit les trois commandements du « monstre doux »...
"Dans votre essai, le "monstre doux " s'impose à la modernité à travers trois commandements. Quels sont-ils ?
Le premier commandement est consommer. C'est la clef du système. Le premier devoir citoyen. Le bonheur réside dans la consommation, le shopping, l'argent facile, on préfère le gaspillage à l'épargne, l'achat à la sobriété, le maintien de son style de vie au respect de l'environnement. Le deuxième commandement est s'amuser. Le travail, de plus en plus dévalorisé, devient secondaire dans l'empire de la distraction et du fun. L'important, c'est le temps libre, les week-ends, les ponts, les vacances, les sorties, les chaînes câblées, les présentatrices dénudées (et pas que dans la télé de Berlusconi), les jeux vidéo, les émissions people, les écrans partout.
Le divertissement scande chaque moment de la vie, rythme le calendrier jusque chez soi, où la télévision, la console de jeu et l'ordinateur occupent une place centrale. Le divertissement remplit tout l'espace, reformate les villes historiques, quadrille les lieux naturels, construit des hôtels géants et des centres commerciaux le long des plus belles plages, crée des villages touristiques dans les plus infâmes dictatures.
Même les actualités les plus graves se transforment en divertissement. La première guerre d'Irak, le tsunami, les catastrophes naturelles, les drames humains deviennent spectacles, jeux vidéo en temps réel ou feuilletons émotionnels. Les débats politiques se font guerre de petites phrases, parade de people, quand les ministres ne sont pas d'anciens mannequins qui ont posé nus, à la "une " de tous les tabloïds – comme en Italie Mara Carfagna, ministre de l'égalité des chances, ou Daniela Santanché, sous-secrétaire à je-ne-sais-quoi.
La démultiplication des gadgets, des portables, des tablettes fait que nous sommes encerclés, noyés, dissous dans les écrans. Sous le régime du "monstre doux", la réalité s'efface derrière un rideau de fun. Plus rien n'est grave, important. Après le travail, la vie devient un vrai carnaval, les grandes décisions sont prises par les "beautiful people" que sont les politiques et les grands patrons, tout devient pixel, virtuel, irréel, vie de stars.
La crise économique, la spéculation financière, les plans de rigueur, les atteintes aux libertés et les collusions entre hommes politiques et milieux d'affaires – comme nous l'observons en France et en Italie – sont des épisodes vite oubliés d'un grand "reality show".
Et le troisième commandement ?
C'est le culte du corps jeune. De la jeunesse. De la vitalité. L'infantilisation des adultes. Ici le "monstre doux" se manifeste de mille manières, terrorise tous ceux qui grossissent, se rident et vieillissent, complexe les gens naturellement enrobés, exclut les personnes âgées.
Le rajeunissement est devenu une industrie lourde. Partout, on pousse à faire des régimes, à dépenser des fortunes en cosmétiques pour paraître lisse, svelte, adolescent, à investir dans la chirurgie esthétique, le lifting, le Botox, comme Silvio Berlusconi, le bronzé perpétuel.
Je ne crois pas qu'une société soumise à une telle tyrannie du corps et de la jeunesse ait jamais existé. Elle a de graves conséquences morales. Partout se répand un égoïsme arrogant, jeuniste, survitaminé, affichant un mépris ouvert de la fatigue, du corps souffrant, des vieux, des laids, des handicapés, de tous ceux qui démentent le mythe de la jeunesse éternelle. Pendant ce temps, les enfants refusent de vieillir, deviennent anorexiques ou boulimiques, quittent leurs parents à 30 ans.
Partout on rejette toute posture adulte, réflexive, intellectuelle, jugée "out", inutile, triste. On a l'obligation d'être " branché ", tout doit aller vite, le succès, l'argent, les amours. Dans ses essais, le sociologue polonais Zygmunt Bauman se demande, désemparé : "Où est la compassion ?" Voilà le "monstre doux", un monde d'amusement sans compassion."
Entretien avec Raffaele Simone, propos recueillis par Frédéric Joignot, Le Monde Magazine (12 septembre 2010)
Commentaires
excellente analyse de notre société mais triste constat je lirais le livre en espérant y trouver une proposition de remède
rafraichissant, etonnant, je suis aux Caraibes et cela fait du bien de voir que les gens, ailleurs, pensent a autre chose que les cocotiers et les derrieres ..... encore une fois merci, j espere que mes enfants trouveront la reponse, j ai fait une partie de leur chemin, je ne me reproche rien. amparo