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takashi murakami

  • Contre l'art des traders !...

    Nous reproduisons ici un point de vue de Jean Clair sur un certain art contemporain qui a été publié dans le Monde daté du 3 octobre 2010. Historien de l'art, plusieurs fois directeur de musée et d'exposition, il est aussi écrivain et est , notamment, l'auteur d'un Journal atrabilaire.

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    Contre l'art des traders

    Jeff Koons est devenu l'artiste le plus cher du monde. La mutation s'est faite à l'occasion des transformations d'un marché de l'art qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d'une part et connaisseurs de l'autre, est aujourd'hui un mécanisme de haute spéculation financière entre deux ou trois galeries, une maison de ventes et un petit public de nouveaux riches. Koons ne se présente plus échevelé comme les romantiques, moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années 1970, mais comme un trader, attaché-case à la main et rasé de frais, fondu dans son nouveau public comme si, à défaut de faire œuvre, l'involution en avait fait un Homo mimeticus.

    Le grand défaut de la peinture, de la sculpture, c'est qu'elles ne sont pas drôles. "Belle... comme un rêve de pierre" : d'une beauté impossible à dérider. L'art plastique avait, pour cette raison même, échappé jusque-là à la culture "festive" où notre civilisation croit connaître son accomplissement.

    Heureusement sont apparus Versailles et Takashi Murakami, le Louvre et ses bouffons, le Palazzo Grassi et Jeff Koons : les musées se sont fait une spécialité des échanges entre "low culture" et "high culture". Plaisir de l'avilissement, reflet de ce que Proust eût appelé le snobisme de la canaille, propre aux élites en déclin et aux époques en décadence. L'objet d'art, quand il est l'objet d'une telle manipulation financière et brille d'un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures, exhibant les significations symboliques que Freud leur prêtait.

    Il y a une dizaine d'années, à New York, une exposition s'était intitulée "Abject art : Repulsion and Desire". Ce fut le premier pas dans l'immonde. On n'était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l'abjectus de l'individu post-humain. C'était beaucoup plus que la "table rase" de l'avant-garde, qui prétendait desservir la table dressée pour le festin des siècles. L'art de l'abjection nous entraînait dans le postprandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C'est tout ce qui se réfère à l'abaissement, à l'excrétion, au scatologique.

    Du culte à la culture, de la culture au culturel, du culturel au culte de l'argent, c'est tout naturellement qu'on est tombé au niveau des latrines : Marc Quinn et son buste fait de son propre sang congelé, Orlan et sa chirurgie faciale, Gober et ses sculptures en cire et en poil humain, Damien Hirst et ses animaux disséqués dans du formol, Gasiorowski usant de ses propres fèces pour confectionner son jus d'atelier, Serrano et son Piss Christ et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé de l'excrément, son double sans odeur : l'or, la spéculation, les foires de l'art, les entrepôts discrets façon Schaulager à Bâle, ou les musées anciens changés en des showrooms clinquants, les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit, faramineuses, obscènes...

    Quel sens cela a-t-il ? Pourquoi le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort "artistique" quand son ordre n'est plus assumé ni dans l'ordre du religieux ni dans l'ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s'étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion qui lui fait défaut ?

    Je serais tenté de citer le philosophe Agamben, son Homo sacer (Seuil, 1997-2003), fascination et répulsion, tabou et impunité. Ce sacer, dans les années 1930, des gens comme Leiris, Caillois et Bataille en avaient fait l'assise de leur esthétique, une littérature, mais aussi un art fondé sur le dégoût et la volupté de l'immonde. Chez Sartre, à la même époque, La Nausée instaurait une littérature du visqueux, du gluant, de ce qui coule, de ce qui n'a pas de forme... Au moins y avait-il encore un sacré pour permettre un sacrilège.

    Mais ces manifestations infantiles marquent un retour à quelque chose de beaucoup plus archaïque en nous. Et leurs auteurs sont une possible illustration de ce que Marcel Gauchet appelle "l'individu total", c'est-à-dire celui qui considère n'avoir aucun devoir vis-à-vis de la société, mais tous les droits d'un "artiste", aussi "total", totalitaire que l'Etat jadis, à travers qui transparaît le fantasme de l'enfant qui se croit tout-puissant, et impose aux autres les excréments dont il jouit.

    Est arrivée entre-temps la crise de 2008. Subprimes, titrisations, pyramide de Ponzi : on prit conscience que des objets sans valeur étaient susceptibles non seulement d'être proposés à la vente, mais encore comme objets de négoce, propres à la circulation et à la spéculation financière la plus extravagante. Les procédés qui permettent de promouvoir et de vendre une œuvre dite d'"art contemporain", sont comparables à ceux qui, dans l'immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n'importe quoi et parfois même rien.

    Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur et supposons du coup que ce soit là une œuvre d'art qu'il faudra lancer. Quel processus permettra de la faire entrer sur le marché ? Comment, à partir d'une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre à quelques millions d'euros l'exemplaire, et si possible en plusieurs exemplaires ? Question de créance : qui fera crédit à cela, qui croira au point d'investir ?

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    Hedge funds et titrisations ont offert un exemple de ce que la manipulation financière pouvait accomplir à partir de rien. On noiera d'abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d'une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris - œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB - sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties, ayant pignon sur rue, qui sauront répartir les risques encourus. Ce noyau d'initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour "éclairer", disent-ils, spéculateurs de salles de ventes ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l'art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposées guider les investisseurs, mais en fait manipulant les taux d'intérêt et favorisant la spéculation. Promettons par exemple un rendement d'un taux très élevé, 20 % à 40 % la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l'art fondé sur la longue durée, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourra même s'engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l'œuvre à son prix d'achat, augmenté d'un léger intérêt.

    On obtiendra enfin d'une institution publique, un grand musée de préférence, une exposition de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

    Mais surtout, clé de voûte de l'opération, tout comme les réserves de la Banque centrale garantissent l'émission des monnaies, le patrimoine du musée - les collections nationales exposées sur les murs ou gardées dans les réserves, tout comme l'or de la Banque de France dans ses caves - semblera, selon un ingénieux stratagème, garantir la valeur des propositions émises par le marché privé, soit deux ou trois galeries, une salle de ventes et quelques spéculateurs.

    Bien sûr, ce n'est en rien la "valeur" de l'oeuvre, c'est seulement le "prix" de l'œuvre qui est pris en compte, tel qu'on le fait monter dans les ventes. Bien sûr aussi, comme dans la chaîne de Ponzi, le perdant sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie, ne réussira pas à se séparer de l'œuvre assez vite pour la revendre : le dernier perd tout.

    Mais, à propos du sens de l'art et de la puissance des images, c'est le vieux débat sur l'idolâtrie et l'iconoclasme qui semble revenir : violence de Byzance au VIIIe siècle, de la Réforme en Allemagne et en Angleterre, du vandalisme des révolutionnaires, et près de nous, des régimes totalitaires et de leur politique de censure. Dans ce débat, ce sont les musées et les institutions culturelles qui jouent désormais le rôle décisif.

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    Les émeutes des communautés musulmanes à propos des caricatures de Mahomet sont encore dans toutes les mémoires. A Milan tout récemment, c'est la communauté juive qui a interdit l'exposition publique de la dernière oeuvre de Maurizio Cattelan, représentant Hitler. Les juifs et les musulmans réagissent violemment à l'usage si libre que nous faisons des images en Occident, comme si l'image était à notre entière disposition et qu'on pût lui laisser dire n'importe quoi, jusque dans l'immonde. La communauté chrétienne, ou ce qu'il en reste, demeure en revanche étrangement silencieuse : l'effigie du pape Jean Paul II frappé par une météorite, La Nona hora, oeuvre du même Cattelan, vendue pour 3 millions de dollars (soit 2,182 millions d'euros) par Christie's en 2004, n'a suscité aucun scandale et elle est toujours benoîtement exposée. Indifférence, ignorance, cynisme ou aveuglement ? Ou bien l'autorité de nos musées est-elle devenue si forte qu'elle étouffe les indignations ?

    Jean Clair

    Le Monde , 3 octobre 2010

     

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