Au sommaire cette semaine :
- sur Causeur, Théophane Le Mé, ,né flingue les thuriféraires de Stéphane Hessel, pape de l'indignation...
Stéphane Hessel, un saint laïc ?
- sur Marianne, Eric Conan sort son calibre et cartonne Marcela Iacub, prêtresse bobo de la pseudo-transgression...
stéphane hessel
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Les snipers de la semaine... (59)
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Les snipers de la semaine... (42)
Au sommaire cette semaine :
- sur Causeur, Romaric Sangars dézingue Stéphane Hessel et son «catéchisme autoritaire post-moderne»...
- sur Confitures de culture, Pierre Jourde rafale les journalistes de télévision et leur capacité à mettre en scène et à commenter l'absence d'information...
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Les indignés du bocal...
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Claude Bourrinet, cueilli sur Voxnr et consacré à la mobilisation de "l'Empire du bien" et de ses éminents représentants contre le régime syrien...
Les indignés du bocal
Si j’en crois les quelques images que j’ai pu glaner les quelques rares fois que je regarde les déformations de la télévision – et je ne m’en porte pas plus mal – on paraissait se bousculer mardi dernier, sur le parvis du Trocadéro. Les figurants (le terme est sans doute approprié pour ce type de spectacle), étaient pris en gros plan, de façon à ce que la réalité de la mobilisation n’apparaisse pas cruellement (200 personnes, selon les uns, 50 selon les autres, après un matraquage médiatique omniprésent). Cela n’empêche pas tel journal de plastronner : « Une véritable « vague blanche » a déferlé, mardi soir ». La Fédération internationale des ligues des droits de l'homme n’épargnait pas non plus le tonneau à blabla : « Pour réclamer l'arrêt des massacres en Syrie, hissons des tissus blancs. Partout dans le monde des hommes, des femmes, des enfants, un tissu blanc à la main ». Pourquoi « blanc » ? Jouirait-on, par là, du monopole de la pureté ?
Quoi qu’il en soit, on reconnaîtra le style boursoufflé des indignés de circonstance, que l’on trouve toujours quand le système claque du doigt. Ce style grandiloquent ne fait, au fond, que reproduire la logorrhée déclamatoire des merdias enrégimentés, alimentés par le douteux Observatoire syrien des droits de l’homme, domicilié à Londres, et les envolées grotesques des chancelleries occidentales, en particulier de nos histrions (sinon hystériques) nationaux, Alain Juppé, ministre des indignations sélectives, et BHL, ministre de la Propaganda. Le philosophe du micro, d’ailleurs, évoquant les « méthodes particulièrement inhumaines » du régime syrien (et le lynchage de Kadhafi ? c’était une bagarre d’écoliers ?), tempête : « Autant de crimes qualifiés par les organisations humanitaires et par l’ONU de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité. » « Chaque jour perdu est une chape de plomb qui s’abat un peu plus sur le peuple syrien ». On reconnaît bien le style gracieux et aérien de notre pourfendeur de l’ « idéologie française », « philosophe et membre du conseil de surveillance du Monde », comme il se désigne lui-même sans rire ! De la part de gens qui ont toutes les indulgences pour l’Etat juif de Palestine, cela porte pourtant à rigoler. Il vaudrait le coup de relever toutes les hyperboles vibrantes qui parsèment, tels des épouvantails, leur misérable champ de patates : quand ce n’est pas « impitoyable », c’est « sanguinaire », « innommable », « tyrannique », etc., agrémentées, comme l’est de son chapeau difforme notre épouvantail, d’adverbes d’intensité : « particulièrement », « extraordinairement », « incroyablement », comme si, les substantifs et les adjectifs s’usant à l’emploi, on avait recours à des modalisateurs, ainsi qu’une huile moteur dans un moteur un peu grippé, à bout de course, et qui n’a pas été vidangé depuis belle lurette. Il faudrait se purger !
Du reste, à parcourir la liste des signataires de l’appel du « Collectif urgence solidarité Syrie », on retrouve des noms connus, les idiots utiles, bien sûr, mais aussi les cyniques, les politiciens atlantistes et sionistes (celui de Frédéric Encel est tout un programme !), ceux aussi qui savent que ce serait bien de figurer là, pour la réclame, enfin, tous ceux qu’on ne verra pas manifester contre les arrestations arbitraires et la colonisation en Israël, contre la torture et les arrestations arbitraires en Libye, contre les massacres de l’Otan et la politique agressive des Etats-uniens envers des nations indépendantes et libres (François Hollande s’y trouve, ce qui augure bien mal de sa volonté de prendre des distances par rapport à l’empire américain…).
Et pour faire bonne mesure, la photographe américaine, Sarah Moon, a organisé une opération d’agit-prop, en photographiant des pipeules, effigies amusantes, qu’on a arborées au Trocadéro comme des icônes sacrées : pensez donc ! la madone Jane Birkin, toujours miraculeusement présente où il y a de l’écume, Catherine Deneuve, autre Vierge sur le retour, Piccoli, Thuram et compagnie, bref, du beau linge de bonne famille, bien propret et plié pour le service.
Et puis il y avait Stéphane Hessel. Que diable allait-il faire dans cette galère ? Le personnage est sympathique (d’ailleurs, les autres aussi, ils sont sympathiques, ils sont mignons, ils sont talentueux, et, en plus, ils sont bons, généreux, dégoulinants de crème compatissante), et parfois, il ne se trompe pas. Car, c’est bien cela, l’inconvénient, avec les poussées d’indignation : ça tombe juste une fois sur deux.
L’ancien Résistant a essuyé les crachats et la haine des sionistes pour son soutien à la cause palestinienne et sa critique de l’ « Etat hébreux », comme disent nos merdias, ce qui vaut bien notre indulgence et toutes les légions d’honneur de notre République, Mais pour le coup, notre vieillard « indigne » (comme le clame, en substance, cet autre clown néocon du Figaro, Rioufol), démontre que les bons sentiments ne garantissent pas la pertinence de la pensée. Il n’est certes pas question de contester sa sincérité, mais au moins aurait-il dû s’interroger, et se demander si les chiffres avancés par les organes de propagande atlantiste sont vrais, qui sont ces « victimes civiles », si elles sont aussi « civiles » qu’on le dit, et si, parmi elles, il n’y a pas des cibles innocentes des salafistes et autres mercenaires qataris, si la « rébellion » n’a pas été fomentée, si les images que les télés montrent en boucle sont authentiques, bref, si l’information est vraiment équitable, et ne se réduit pas à de la déformation, et si, plus profondément, l’offensive contre la Syrie, comme celle, il y a peu, de la Libye, et, auparavant, de l’Irak et de l’ex-Yougoslavie, n’appartiennent pas à un plan machiavélique de destruction des sociétés civiles et d’hégémonie mondiale.
Stéphane Hessel, qui a eu son heure de gloire avec son opuscule « Indignez-vous ! », et qui a entraîné dans son sillage pathogène des milliers de jeunes formatés par la rhétorique bienpensante, et néanmoins bêtifiante, de nos lycées, pense que l’expression émotionnelle permet d’éviter d’aller plus à fond. Certes, il faut aimer le Bien et haïr le Mal. Encore faudrait-il peser ces mots, car peser, c’est penser, et se pencher un peu sur l’âpre et rugueux terrain de la réalité, qui présente infiniment plus de nuances que la morale sans détour.Claude Bourrinet (Voxnr, 18 avril 2012) -
Le rebelle couronné...
Nous reproduisons ci-dessous un billet réjouissant de Frédéric Rouvillois, cueilli sur Causeur et consacré à Stéphane Hessel. Professeur de droit public à l’université Paris Descartes, Frédéric Rouvillois est l'auteur de plusieurs ouvrages d'histoire des idées comme Histoire de la politesse (2006), Histoire du snobisme (2008), tous deux diponibles en format de poche dans la collection Champs Flammarion, ou L’invention du progrès (CNRS éditions, 2010) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (Flammarion, 2011).
Le rebelle couronné
Fin 2010, en France, un « véritable phénomène éditorial », comme on dit, se mit à perturber le sympathique train-train des palmarès et les listes de best sellers, au point de captiver les médias : le succès, aussi démesuré qu’inattendu, de l’opusculet de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! À 93 ans, l’auteur avait, il est vrai, tout pour plaire à un certain public, incarnant à la perfection toutes les icônes de notre Brave new world : le martyr, le bienfaisant et le rebelle.
Le martyr, puisque ce juif résistant fut torturé tout jeune par la Gestapo, interné à Buchenwald et condamné à la pendaison avant de parvenir à s’évader. Le bienfaisant, puisqu’il a été, comme il le rappelle avec insistance, l’un des principaux rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme avant de s’engager pour toutes les bonnes causes, de l’indépendance algérienne à la lutte contre l’apartheid, du combat pour les Palestiniens, les Roms, les sans-papiers, à la défense des retraités sans le sou et des bénéficiaires de la sécu. Le rebelle, enfin, assurant au bon peuple que l’indignation fut « le motif de base » de la Résistance, et qu’à l’inverse, « l’indifférence est la pire des attitudes » (on notera l’audace du propos). A l’en croire, c’est en se rebellant que l’on rejoint « le grand courant de l’Histoire », qui « doit se poursuivre grâce à chacun » jusqu’à l’instauration de la Démocratie idéale. D’où la formule qui conclut son texte, que l’on croirait empruntée au graphiste Ben ou recopiée à même la trousse d’un collégien : « créer, c’est résister. Résister, c’est créer. » Hessel, c’est donc à la fois Guy Môquet et l’abbé Pierre, Coluche et Rimbaud.
A l’époque, certains ont osé s’étonner du succès remporté par cette cascade de lieux communs – les plus lucides insinuant que c’est précisément pour cela qu’Indignez-vous a écrasé, en termes de ventes, jusqu’au Goncourt de Michel Houellebecq. Si ça marche, écrivait ainsi Luc Rosenzweig, c’est parce qu’Hessel, est « l’axe du bien à lui tout seul. Toute sa vie il a eu tout juste, a toujours été du bon côté, ne s’est jamais compromis avec les salauds, c’est toujours arrangé pour que sa biographie ne puisse être autre chose qu’une hagiographie. L’achat de son livre par les gens ordinaires relève de la croyance magique que sa lecture pourrait faire de vous un homme ou une femme meilleure, réveiller le Hessel qui sommeille en chacun d’entre nous ». Et tout ça pour trois euros seulement, 13 pages écrites en gros caractères, environ 20 000 signes, l’équivalent d’un gros article de Télérama. La rébellion tout confort, en somme, de quoi étancher sans douleurs, et sans délais et sans frais excessifs sa soif d’engagement au service de la Justice.
C’est pourquoi on a appris avec ravissement que, lundi 30 janvier 2012, le vieux jeune homme indigné, aujourd’hui âgé de 94 ans, a obtenu, « pour l’ensemble de son œuvre » (sic), le premier prix Mychkine, destiné à récompenser « des auteurs qui se sont distingués par leurs contributions exemplaires à l’instauration d’un climat de générosité », et que c’est une autre icône de notre temps, un autre apôtre des gentils, un autre rebelle, en somme, Daniel Cohn-Bendit en personne, qui a fait son éloge. Un second prix, modestement doté de 50.000 euros, a récompensé un militant autrichien du droit des animaux sous les applaudissements de la brillante foule parisienne réunie pour l’occasion au théâtre de l’Odéon, impatiente de faire un sort aux canapés de foie gras ou de saumon fumé. Comme disait le poète, il y a des informations qui se passent de commentaires.
Frédéric Rouvillois (Causeur, 1er février 2012)
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Contre le Système ?...
Nous reproduisons ci-dessous un article Javier Ruiz Portella, publié par Polémia et consacré à l'actuelle révolte de la jeunesse espagnole. Javier Ruiz Portella est l'auteur et l'initiateur du Manifeste contre la mort de l'esprit qui a été signé par de nombreuses personnalités espagnoles du monde de la culture (Alvaro Mutis, Zoé Valdès,...).
La « Spanish Revolution » ou le Mai-2011 espagnol
Certains éléments de ce qui est en train de se passer lors de ce Mai-2011 espagnol sont certainement pleins d’ombre. D’autres, par contre, sont rayonnants de lumière. C’est là un double sentiment qui ressemble très fort à ce que l’on peut éprouver à propos du Mai-68 français, dont la double lecture nous a amené à publier, lors de son 40e anniversaire, un article louant ses vertus et un autre combattant ses égarements.
Commençons par les zones d’ombre : le mépris du passé
Certaines questions, quelque peu « folkloriques », si l’on veut, ne sont pas moins significatives de l’esprit qui marque ceux qui, par milliers, sont en train de se rassembler ces jours-ci jusque dans soixante villes de toute l’Espagne. C’est ainsi que, lorsque des drapeaux espagnols ont fait leur apparition sur la Puerta del Sol de Madrid, ils ont été conspués et il a fallu les enlever face au cri majoritaire de « Dehors tous les drapeaux ! » Voilà un bien étrange pays que l’Espagne ! Probablement le seul au monde dont le drapeau ne peut pas ondoyer lors d’un acte public de protestation. (Tout se passe comme s’il s’agissait d’une bannière partisane. Car c’est bien ainsi, voilà la déchirure, qu’elle est ressentie par la partie des Espagnols qui ne se reconnaissent que dans le seul drapeau de la République ; tout comme les Français antiroyalistes du XIXe siècle ne se reconnaissaient, par exemple, que dans le drapeau tricolore et rejetaient la bannière ornée de la fleur de lys.)
Poursuivons avec d’autres faits pleins de signification. Lors du rassemblement à Palme de Majorque, les manifestants ont changé le nom d’une place, en enlevant celui de Jaime Ier, le grand roi du Moyen Age qui, après avoir conquis la province de Valence et l’île de Majorque aux Arabes, unifia le royaume d’Aragon. Mais ce que les jeunes manifestants reprochaient à Jaime Ier, ce n’était pas d’avoir combattu le pouvoir musulman. S’ils l’avaient su, loin de se borner à enlever la plaque, ils l’auraient probablement cassée et souillée… Mais, compte tenu du désert qu’est notre système éducatif, ils n’avaient sans doute pas la moindre idée de qui était le personnage dont ils dénigraient le nom. Il leur suffisait que ce soit un roi, un héros, un reste de la présence de notre passé : ce passé qu’ils essayaient d’effacer, de mépriser, tout comme il est méprisé (ou ignoré) par l’ensemble de notre époque.
Il y a plus. Les « indignés », comme ils s’appellent eux-mêmes, ont lu publiquement, à la Plaza de Cataluña de Barcelone, le fameux best-seller Indignez-vous ! de Stéphane Hessel : ce mélange de vacuités et d’angélisme mièvre auquel je viens moi-même de répondre en publiant la plaquette ¡Escandalizaos! [Scandalisez-vous !] (1).
Si l’on y ajoute que les communistes d’Izquierda Unida, tout comme d’autres gauchistes purs et durs, se sont infiltrés dans le mouvement en essayant d’en tirer le plus de profit, l’affaire paraît entendue, n’est-ce pas ? Et pourtant, non. L’affaire est extrêmement complexe et c’est dans toute sa complexité qu’il convient de l’envisager : sans nous offusquer par tout ce qui nous gêne ; en oubliant des puretés impossibles à atteindre ; en visant, en définitive, l’essentiel.
Qu’est-ce que l’essentiel ? L’imprévisible, l’inattendu !
L’essentiel c’est, d’une part, la spontanéité indubitable qui a fait éclater un mouvement qui, tout en soulignant encore une fois l’énorme importance d’Internet dans la lutte contre des pouvoirs qui semblent tout contrôler, a démontré ce qu’un Dominique Venner est en train de répéter depuis longtemps : l’histoire est par définition imprévisible. Lorsqu’aucun espoir ne semble plus se dessiner à l’horizon ; lorsque les eaux sont si calmes qu’elles semblent mortes ; lorsqu’elles sont fermement contenues par de hautes digues levées par le pouvoir, c’est alors, au moment le plus inattendu, que ces mêmes eaux peuvent pourtant déborder et tout noyer.
Vont-elles en l’occurrence tout noyer ? Ou, par contre, elles ne vont rien noyer et c’est en eau de boudin qu’elles vont finir ? Nous n’en savons rien et personne ne peut s’aventurer au petit jeu des prévisions. Risquons-en une, pourtant. Le plus probable, c’est que les eaux qui ont commencé à déborder ne noieront finalement rien. Le plus probable, c’est que l’on assiste à la dissolution progressive d’un mouvement qui est dépourvu de toute véritable direction, qui n’a ni chefs ni figures charismatiques pour le diriger – quelque chose dont les « indignés », poussés par leur égalitarisme suicidaire, se vantent même…
Quoi qu’il arrive, quelque chose est pourtant manifeste : des milliers d’Espagnols, jeunes pour la plupart, entourés d’une grande sympathie populaire, des milliers d’Espagnols qui n’ont rencontré aucune hostilité sociale, se sont mobilisés avec une force jusqu’à présent inconnue contre le Système qui, dirigé par sa caste politico-financière, nous a conduits à la crise actuelle. (Nous l’avions toujours dit, rappelez-vous : sans une grande crise, très profonde, très dure, rien ne pourra jamais bouger d’un pouce.)
Et pourtant, c’est vrai : la façon dont le Mai espagnol conteste l’actuel ordre des choses, ce n’est pas la façon que nous aimerions, ce n’est pas celle que nous approuverions sans ciller. Dans l’esprit des « indignés », tout est absorbé par la revendication économique. C’est du reste bien logique : enfants de notre temps, ils sont aussi matérialistes que celui-ci. Si au lieu d’être voués au chômage et à des salaires de 1.000 euros ou moins, ils touchaient des salaires de 1.500 ou 2.000 euros, pas une seule manifestation n’aurait vu le jour et personne ne serait ému face aux manigances des puissants. Tout comme personne ne s’en émouvait lorsque les vaches étaient grasses.
Voilà ce qu’il en est. Personne, certes, n’est en train de se manifester, ni personne ne va jamais se manifester (sauf, peut-être, les lecteurs de ce journal) contre « la mort de l’esprit » (2). Ce n’est certes pas l’absurdité de notre vie dépourvue de sens et d’horizon ; ce n’est certes pas la vulgarité, la bêtise et la laideur d’un monde dépourvu autant de grand art que de beauté quotidienne ; ce ne sont certes pas de telles choses qui peuvent ébranler les foules.
Et alors ? Qu’importe ! Cela importerait beaucoup, cela serait même proprement catastrophique, si le profond changement de sensibilité et d’imaginaire, tout ce chambardement de notre conception du monde, tout ce bouleversement qui, comme dirait l’autre, « est la seule chose qui peut nous sauver », était au coin de la rue ou, tout au moins, à l’horizon. Mais ce n’est pas le cas : la question ne se pose nullement avec imminence, c’est là une affaire à longue portée, elle est tout sauf immédiate.
Derrière la bouffe et le travail, la contestation du Système
Ce qui est bien immédiat c’est qu’en dessous de ce qui pousse les manifestants, en dessous de ce malaise axé sur les questions de la bouffe et du travail – des questions, d’ailleurs, nullement dédaignables –, se trouve quelque chose qui n’y avait jamais été : la contestation de notre système politique. La conviction ou du moins l’intuition de l’immense tromperie, de la grande farce : le sentiment que ce qui se déploie sous le nom de « démocratie » – ce nom vide et compassé que nos politiciens répètent jusqu’à la nausée – n’a rien à voir avec celle-ci.
« Ils ne nous représentent pas ! » « Ne les votez pas ! » « Contre tous les partis ! » « Contre le système corrompu du PPSOE ! »… (3) s’écrient les manifestants. On n’avait jamais rien vu de pareil. Surtout parce qui est opposé à la démocratie actuelle n’a rien à voir avec une quelconque dictature. C’est bien la première fois qu’on lutte résolument contre le Système – contre le libéral-capitalisme, si l’on préfère – sans prétendre abolir le marché et sans prôner rien qui aurait à voir avec la « dictature du prolétariat ».
« La lutte des classes » chère au marxisme, ce puits sans fond de haine et de ressentiment, voilà ce qui a disparu de la scène. On ne trouve ici nulle trace des deux grands mots qui nous ont conduits jusqu’aux grands malheurs du XXe siècle. Personne n’a jamais prononcé ici – personne n’y a même songé – ni le mot bourgeoisie ni le mot prolétariat. Le mot capitalisme non plus. Ou plutôt si. A la Puerta del Sol madrilène (à la Porte du Soleil, donc…) une affiche proclamait : « Ni capitalisme ni socialisme ».
Et pourtant, l’enjeu qui pousse les foules dans la rue n’a rien à voir non plus avec le réformisme social-démocrate qui, au fil des années, a fini par conduire au « socialisme caviar » des DSK et autres multimillionnaires et magnats socialistes : les plus fermes défenseurs de l’actuel ordre financier et déprédateur.
C’est contre les requins des finances, c’est contre la convoitise spéculative qui nous ruine tous – y compris une partie importante des entrepreneurs productifs – que se lève une protestation dont les principales revendications économiques consistent dans des choses telles que : expropriation des logements invendus de la bulle immobilière, cette spéculation démente qui a conduit l’Espagne au bord de la faillite (c’est à plus d’un million qu’on évalue les logements jamais vendus : toute une métropole vide s’éparpillant, telle un fantôme, sur l’ensemble du pays) ; interdiction des rachats des banques, ainsi que du placement de leurs bénéfices sis dans des paradis fiscaux ; adoption d’une taxe sur les transactions internationales (la « taxe Tobin », comme on l’appelle).
« Nous sommes des personnes, non pas des produits du marché »
Comment ne pas soutenir de telles revendications ? Comment ne pas appuyer surtout l’esprit qui les sous-tend et qui s’exprime dans le Manifeste lancé au début de la protestation ? On pouvait y lire : « Ce qu’il faut, c’est une Révolution éthique. Nous avons placé l’argent au-dessus de l’être humain, et nous devons le mettre à son service. Nous sommes des personnes, non pas des produits du marché. »
Javier Ruiz Portella (Polémia, 23 mai 2011)
(Traduit par l’auteur pour Polémia) -
Les snipers de la semaine (12)
Au sommaire cette semaine :
- sur Ring, Laurent Obertone tire sur l'ambulance qui emmène Stéphane Hessel à la maison de retraite...
Hessel, l'Indignator vous parle dans le poste
- sur Bakchich, Louis Cabanes lâche quelques rafales sur l'irréprochable petit état du Poche-Orient...
Israël, terre promise des mafieux