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paul veyne

  • L'Antiquité et l'avenir de l'Europe...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Raphaël Doan, cueilli sur Figaro Vox et consacré à l'importance de l'enseignement de l'héritage gréco-latin pour l'avenir de notre civilisation...

    Agrégé de lettres classiques, Raphaël Doan est l'auteur de Quand Rome inventait le populisme (Cerf, 2019).

     

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    Latin et grec supprimés à Princeton : « Et si l'Antiquité était au contraire meilleure guide pour l'avenir ? »

    Depuis quelques mois, les milieux universitaires américains sont agités par une polémique improbable: l'étude du monde gréco-romain serait-elle un repaire du fameux «racisme systémique»? Accusés à la fois d'avoir servi de justification aux pratiques coloniales du XIXe et du XXe siècles, d'usurper la place de langues antiques moins connues et d'être un obstacle à la diversité sociale dans l'enseignement supérieur, le grec et le latin voient leur prééminence remise en cause par des militants adeptes de la «critical race theory». Si certains ne voulaient y voir qu'un salutaire débat sur le sens de leur discipline, il faut se rendre à l'évidence: cette offensive sert désormais à justifier la suppression du latin et du grec dans l'enseignement supérieur américain. Au nom de la lutte contre le racisme systémique, la célèbre université de Princeton vient d'annoncer que le latin et le grec ne seraient plus obligatoires pour les étudiants en classics, c'est-à-dire… pour étudier la littérature grecque et romaine. On pourra donc obtenir un diplôme de lettres antiques à Princeton sans être capable de lire un mot de grec ou de latin, ce qui est aussi logique que d'être diplômé de mathématiques sans savoir faire une addition.

    Passons sur la tactique interne des départements universitaires qui espèrent probablement, en baissant ainsi les exigences, recruter plus d'étudiants pour accroître leurs financements. On comprendrait que, faute de candidats suffisamment nombreux, ils renoncent à exiger la maîtrise des langues anciennes à l'entrée dans le cursus ; après tout, on peut tout à fait commencer à les pratiquer dans l'enseignement supérieur. Mais pour la même raison, il est parfaitement illogique de renoncer à l'obligation de les étudier pendant le cursus. Une telle révolution, qui pourrait un jour ou l'autre arriver en France, est bien le fruit d'une idéologie qui vise à dénier au grec et au latin leur prééminence dans l'étude du monde antique, et, plus largement, leur utilité dans le monde moderne.

    Car c'est bien de cela qu'il s'agit: au-delà des délires propres aux tenants du «racisme systémique», la place des langues anciennes dans la société contemporaine est précaire. Depuis longtemps – en réalité, depuis la fin du XIXe siècle au moins – des pédagogues en dénoncent l'inutilité, des sociologues y voient de l'élitisme, et des gestionnaires en condamnent le coût. En France, sous l'Ancien Régime et jusqu'en 1863, un apprentissage intensif du latin était la base obligatoire de toute instruction secondaire, avant même l'étude du français. Il resta prépondérant pendant toute la première moitié du XXe siècle, avant de connaître un lent déclin pour laisser place à d'autres matières jugées plus indispensables au monde moderne.

    Le latin et le grec se trouvent désormais dans un cercle vicieux. Leurs enseignements ayant été réduits à peau de chagrin et saccagés par de mauvaises méthodes d'apprentissage, l'immense majorité des lycéens ayant choisi cette option est aujourd'hui incapable, après cinq ans d'étude, de traduire une phrase basique, encore moins, évidemment, de lire un texte. Au bac, ils se contentent d'apprendre par cœur la traduction française, puisqu'ils connaissent d'avance le sujet de l'examen, et obtiennent 18/20. Cette situation est absurde et ne peut plus durer: qui accepterait qu'après cinq années à apprendre l'espagnol, aucun élève de la classe ne soit capable d'en lire une seule phrase? Certes, on leur inculque pendant ce temps quelques notions de civilisation antique ; mais à tout prendre, ils pourraient les recevoir en cours d'histoire. Une telle situation alimente les critiques de ceux qui ne voient dans ces langues mortes qu'une perte de temps quand nos élèves pourraient apprendre, au choix, le marketing ou le code informatique.

    Face à cet échec, deux attitudes s'opposent, toutes deux compréhensibles. La première – c'est celle du grand historien Paul Veyne – serait de renoncer entièrement à l'enseignement des langues anciennes dans les études secondaires, pour les réserver à l'enseignement supérieur, où elles seraient correctement étudiées. En somme, mieux vaut apprendre le latin tard et bien que tôt et mal. Cela reviendrait à réserver les langues anciennes à une petite poignée d'experts ; le latin et le grec y auraient à peu près le même statut que le sanskrit ou les hiéroglyphes, des langues pour spécialistes. Les Grecs et les Romains ne seraient plus pour nous que des étrangers à moitié oubliés.

    La seconde option, qui a ma préférence, est au contraire de raviver l'enseignement des deux langues dans le secondaire, de manière à offrir aux élèves la «familiarité avec l'Antiquité» selon laquelle, disait Guizot, «on n'est qu'un parvenu en fait d'intelligence.» Ce n'est pas un choix pédagogique ou technique: c'est, pour employer un gros mot, un choix de civilisation. Dans toute l'histoire européenne, et particulièrement dans l'histoire de France, la fréquentation de l'antique a constitué le moteur des avancées politiques et culturelles. Les rois du Moyen-Âge voulaient prolonger l'Empire romain ; notre droit y a puisé sa source ; nos artistes y ont sans cesse trouvé l'inspiration. Jusqu'à la fin des Trente Glorieuses environ, nos chefs d'État ont été baignés par les textes antiques ; Georges Pompidou échangeait des blagues en latin avec Jean Foyer au sortir du conseil des ministres. Si leurs discours nous paraissent incomparablement meilleurs que ceux du personnel politique actuel, c'est qu'ils étaient nourris de rhétorique ancienne. Ce qui relie de Gaulle et Louis XIV, Bergson et Descartes, Ingres et Poussin, mais aussi, plus modestement, le bachelier de 1930 à l'étudiant de 1770, c'est que toutes ces personnes ont lu les mêmes textes dans la même langue et ont puisé à la même source: le monde classique. En l'absence de ce lien commun, notre culture - nous le voyons bien depuis quelques décennies - risque l'archipélisation, chacun ayant ses propres références et ses propres modèles. Face à une société déboussolée, quel meilleur guide pour l'avenir que celui que nous avons toujours eu: l'Antiquité?

    En pratique, pour restaurer l'enseignement du latin et du grec, deux évolutions seraient nécessaires. D'abord, il faudrait permettre à tous les élèves de bénéficier d'une initiation à l'une des deux langues, avant de leur proposer de suivre un enseignement approfondi – et que cet enseignement soit proposé dans tout collège et tout lycée de France. Ensuite, il faudrait que les langues anciennes soient enseignées comme des langues vivantes, l'expression orale en moins. Ce n'est en général pas le cas aujourd'hui, où l'analyse technique de la phrase précède et obscurcit la simple recherche du sens: les élèves passent plus de temps à chercher les conjonctions de coordination ou les compléments circonstanciels qu'à tenter de comprendre simplement ce que veut dire la phrase, pour finalement apprendre par cœur une traduction sans lien avec le texte. Rappelons tout de même que le latin et le grec ont été des langues vivantes, parlées par des millions de personnes dont beaucoup étaient illettrées: il n'y a pas de raison que les élèves ne parviennent pas à les comprendre aujourd'hui encore, à condition de les enseigner… comme de vraies langues, c'est-à-dire en prenant les mots dans l'ordre, et en déduisant au fur et à mesure le sens de la phrase, sans avoir besoin de la réorganiser ni de recourir à du jargon linguistique.

    C'est ainsi que l'enseignent déjà certains professeurs (1), et heureusement, de plus en plus de cercles de «latin parlé» se développent. On a même vu paraître une édition de la méthode Assimil dédiée au latin. Appuyons-nous sur ces heureuses initiatives pour apprendre les langues anciennes de manière à les comprendre. Car c'est bien le but de cet apprentissage: il faut qu'après quelques années seulement, un élève attentif puisse lire du latin dans le texte, aussi bien qu'il lirait de l'anglais. Ce n'est qu'ainsi qu'il pourra réellement apprécier le rythme et les sonorités de la poésie de Virgile, la logique des argumentations de Cicéron ou la puissance des images de Tacite. Il se forgera un goût plus sûr de la langue, de l'expression et du raisonnement. Alors seulement les langues anciennes seront réellement utiles: quand elles permettront d'accéder sans intermédiaire aux modèles qui ont forgé notre civilisation, et de s'en inspirer pour créer du nouveau. Là où l'idéologie à la mode aux États-Unis s'évertue à couper le lien qui nous unit à l'Antiquité, travaillons à en retrouver la fécondité.

    Le président de la République a appelé de ses vœux, dans un récent entretien, le début d'une «nouvelle Renaissance». Mais on ne «réinvente» pas une civilisation sans modèle. C'est en voulant restaurer l'Antiquité que la Renaissance du XVe siècle a fait naître notre modernité. Restituer l'enseignement des langues anciennes, c'est tisser de nouveau une familiarité avec ce qui, depuis des siècles, nous fait donner le meilleur de nous-mêmes. Pourquoi pas une fois de plus ?

    Raphaël Doan (Figaro Vox, 31 mai 2021)

     

    Note :

    (1) C'est notamment le cas du professeur Alain Le Gallo, dont j'ai suivi les cours et à qui je dois cette vision de la langue.

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