QUAND LE NAZISME FRAPPAIT LA DROITE
Expressionnisme et Révolution Conservatrice
Il est assez étonnant de constater, alors qu’à l’étranger on voit se multiplier les thèses de doctorat et les ouvrages de référence sur l’histoire de l’Allemagne contemporaine, que, sur ce sujet, l’édition française en reste en général à un niveau d’approche plutôt superficiel. Aussi faut-il saluer la publication des deux ouvrages que Jean-Michel Palmier et Lionel Richard viennent de consacrer, l’un à l’expressionnisme, l’autre à la vie culturelle sous le national-socialisme, ouvrages loin d’être définitifs, mais qui, pour l’heure, ont au moins le mérite d’exister.
Admirateur de l’École de Francfort (son livre est dédié à la mémoire d’Ernst Bloch), Jean-Michel Palmier est un excellent connaisseur de la res germanica. Son travail sur Les écrits politiques de Heidegger (L’Herne 1968), notamment, avait été remarqué. En dépit de son caractère un peu décousu, le gros essai qu’il publie maintenant sur l’expressionnisme attire opportunément l’attention sur une école de pensée qui reste aussi méconnue en France que peut l’être, dans une autre direction, le futurisme italien – malgré l’épais cahier édité il y a deux ans par la revue Obliques.
Se réclamant aussi bien de Strindberg que de Nietzsche, de Rimbaud et de Munch, de Van Gogh et de Dostoïevski, l’expressionnisme a surtout fleuri à partir de 1910, touchant, de façon fulgurante, presque tous les secteurs des lettres et des arts, sans oublier le cinéma (de Caligari à L’ange bleu). Ses principaux thèmes de révolte visaient la guerre, la bourgeoisie, la grande ville et la mort. Orienté plutôt à gauche, bien qu’il eut aussi de nombreux admirateurs à droite, il fut dans les milieux marxistes l’objet d’un célèbre affrontement entre Ernst Bloch, qui en avait très vite saisi la portée historique, et Georg Lukács, qui le condamna sans appel. L’après-guerre de 1918 ruina les illusions de beaucoup d’expressionnistes. Certains s’exilèrent. D’autres se tournèrent vers le communisme et l’anarchisme, comme Taller et Mühsam, ou encore Johannes Robert Becher, qui finira, après 1945, par écrire des hymnes à Staline et deviendra le biographe de Walter Ulbricht. D’autres encore se rallièrent au nazisme, passagèrement ou de façon durable, comme Gottfried Benn, Emil Nolde, Hanns Johst, Hanns-Heinz Ewers ou Arnolt Bronnen.
Le national-socialisme apparaît ainsi, au même titre que le communisme, comme un phénomène pluriel traversé de courants contradictoires. C’est ce que ne voient pas les auteurs qui ont tendance à se satisfaire de slogans. Ou qui tendent à établir des filiations imaginaires. S’il est exact, par exemple, que le national-socialisme a capté à son profit un certain nombre d’idées-forces et de mythes politiques qui étaient « dans l’air » avant lui, il est fort risqué de vouloir rétrospectivement faire de ceux qui ont lancé ces idées et ces mythes – qu’il s’agisse de Langbehn, de Paul de Lagarde ou, plus lointainement, de Friedrich Ludwig Jahn – autant de « précurseurs » du mouvement hitlérien. Certes, on peut toujours prétendre qu’il n’y a pas de discours « innocent ». Mais à ce compte-là, Jean-Jacques Rousseau et Babeuf sont les précurseurs du Goulag, et Euclide, celui de la bombe atomique.
Aujourd’hui encore, beaucoup d’auteurs ignorent ou tendent à sous-estimer l’ampleur et l’originalité de ces courants nationalistes ou droitiers de l’Allemagne moderne, qu’Armin Mohler, dans un ouvrage considéré comme un « classique » (Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1932, Darmstadt, 1972), a désignés sous le nom de «Révolution Conservatrice » – Lionel Richard parle, lui, de « néo-nationalisme » – et où l’on trouve aussi bien le « jeune-conservateur » Moeller Van den Bruck que le « socialiste prussien » Oswald Spengler, le jeune Thomas Mann (Considérations d’un apolitique) et le « national-bolchevik » Ernst Niekisch, les frères Ernst et Friedrich Georg Jünger, le romancier Ernst von Salomon (La ville), les poètes Walter Flex et Hermann Löns, Adolf Bartels et Stefan George, Gustav Frenssen (Der Glaube der Nordmark) et le cercle de la revue Die Tat, l’écrivain « national-prolétarien » Heinrich Leersch, le biologiste Jakob von Uexküll, l’archéologue Gustav Kossinna, etc. Confondre ces théoriciens avec des auteurs authentiquement nazis, comme Hanns Joost, Will Vesper (dont le fils épousa Gudrun Ennslin, l’égérie de la bande à Baader) ou Hans Zöberlein, c’est s’empêcher de savoir où se place la spécificité du national-socialisme, et d’articuler une analyse critique cohérente à son endroit.
Loin de s’identifier au national-socialisme, les représentants de la «Révolution Conservatrice » rompirent en effet très souvent avec lui – et en furent parfois les victimes. Thomas Mann choisit l’exil. Le « jeune·conservateur » Edgar Jung fut assassiné par les nazis en 1934. Rudolf Pechel et Karl Haushofer furent enfermés dans des camps de concentration. Wilhelm Stapel dut interrompre la publication de la revue Deutsches Volkstum. Hans Zehrer, directeur de Die Tat, fut, comme bien d’autres, progressivement réduit au silence. Gottfried Benn fut dénoncé avec virulence en raison de ses liens avec l’expressionnisme. Rosenberg (contrairement à ce qu’écrit Jean-Michel Palmier) critiqua avec virulence Oswald Spengler, dont les Années décisives, ouvrage publié en 1934, constituèrent une sorte de manifeste de la résistance de droite au nazisme. Quant au comte von Stauffenberg, artisan de l’attentat du 20 juillet contre Hitler, il provenait du cercle de Stefan George.
Récemment parus en Allemagne, deux ouvrages, dus à des universitaires, mettent en lumière toute la complexité du problème. D’abord le livre monumental de Gerhard Müller sur Ernst Krieck (1882-1947), auteur de nombreux essais sur la philosophie de l’éducation (Philosophie der Erziehung, 1922), qui fut nommé en 1933 recteur de l’Université de Francfort, anima sous le IIIe Reich la revue Volk im Werden, mais rejoignit l’« émigration intérieure » à partir de 1938 (Ernst Krieck und die nationalsozialistische Wissenschaftsreform, Beltz, Weinheim). Ensuite, l’ouvrage de Marion Mallmann, consacré à la revue conservatrice Das Innere Reich, publiée à partir de 1934 sous la direction de Paul Alverdes et Karl Benno von Mechow, où s’exprimèrent également, non sans difficultés, certains adversaires de droite du régime («Das Innere Reich ». Analyse einer konservativen Kulturzeitschrift im Dritten Reich, Bouvier, Bonn).
Le plus étonnant, dans l’entre-deux-guerres allemand, est sans doute l’incroyable multiplication des groupes, des tendances, des courants, la perpétuelle redistribution des idées, le caractère saisissant des destinées individuelles. Cela donne à penser au moment où, à l’échelle de tout un continent, les thèmes weimariens semblent à nouveau nourrir les fantasmes d’une nouvelle génération.
Alain de Benoist (27-28 mai 1978)
A propos des ouvrages de Jean-Michel Palmier et Lionel Richard :
L'expressionnisme comme révolte, de Jean-Michel Palmier publié aux éditions Payot en 1978 ; difficile à trouver.
Le Nazisme et la culture, de Lionel Richard publié aux éditions Maspéro en 1978 ; disponible aux éditions Complexe en format poche.