Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

inde

  • Le Très Grand Jeu...

    Les éditions du Cerf viennent de publier un essai d'Emmanuel Lincot intitulé Le Très Grand Jeu - Pékin face à l'Asie centrale. Historien, spécialiste de la Chine contemporaine, Emmanuel Lincot est professeur à l'Institut catholique de Paris et chercheur associé à l'IRIS.

     

    Lincot_Le très grand jeu.jpg

    " Comment la Chine voit-elle l'Asie centrale ? Comment cet acteur nouveau venu est-il perçu par les populations ? Qu'en est-il de leur rapprochement ? Toutes ces questions engagent directement notre avenir.

    L'échiquier tourne une nouvelle fois à la poudrière. La gloire de Samarcande s'est évanouie. Il n'est plus de Tamerlan pour déferler depuis cet océan de steppes. Néanmoins, une fois de plus, le devenir du monde se décide en Asie centrale. Avant-hier les Britanniques et les Russes, hier les Soviétiques et les Américains se sont disputés ce sas et ce pivot entre les continents. Aujourd'hui, le " Grand Jeu " continue. Avec, pour acteurs majeurs, la Chine mais aussi la Turquie, l'Iran, l'Inde, le Pakistan...
    Les civilisations se sont donné rendez-vous à ce carrefour planétaire. Les rêves impériaux sont venus y mourir. Les idéologies, le nationalisme, le communisme, le panturquisme, le panislamisme, l'ont embrasé. Son étendue désertique, hachurée de forteresses défuntes, en fait le plus énigmatique des univers culturels, à la croisée de Mahomet et du Bouddha. Désormais, l'urgence le dévore.
    Réempruntant les chemins caravaniers d'antan que recouvrent désormais les Nouvelles Routes de la Soie ouvertes par Xi Jinping, avide de capter cet espace lui offrant une inouïe profondeur stratégique, Emmanuel Lincot déchiffre ici les siècles écoulés pour décrypter les conflits contemporains.
    Qu'en est-il des pions qu'avancent Ankara, Téhéran, Dehli, Islamabad, Moscou ? Suffiront-ils à endiguer l'avancée de Pékin ? Le rêve chinois de domination à partir de ce grand plateau démentira-t-il une histoire multiséculaire ? Ou s'abîmera-t-il en cette haute terre à l'instar de tant d'hégémonies éphémères ?
    Ce livre, informé et sensible, d'un savant et voyageur amoureux de l'Asie centrale, constitue une formidable initiation à la diversité des cultes et des cultures tout en nous livrant une exceptionnelle leçon de géopolitique. "

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Livres 0 commentaire Pin it!
  • Les ambitions inavouées...

    Les éditions Tallandier viennent de publier le nouvel essai de Thomas Gomart intitulé Les ambitions inavouées - Ce que préparent les grandes puissances. Historien et directeur de l'Institut français des relations internationales, Thomas Gomart est membre des comités de rédaction de Politique étrangère, de la Revue des deux mondes et d'Etudes et est déjà l'auteur de L'affolement du monde - 10 enjeux géopolitiques (Tallandier, 2019) et de Guerres invisibles (Tallandier, 2021).

     

    Gomart_Les ambitions inavouées.jpg

    " Que savons-nous des plans échafaudés par nos partenaires et adversaires ? La guerre en Ukraine nous a brutalement rappelé qu’une décision prise par un chef d’État a un impact sur le sort de millions de personnes. Pour rompre avec une vision du monde souvent nombriliste, la France doit mieux comprendre les ambitions des autres grandes puissances. C’est l’objectif de cet essai inédit et stimulant.

    Quelle importance accorder à la foi religieuse dans les stratégies conduites par la Turquie d’Erdogan, l’Iran de Khamenei et l’Arabie saoudite de MBS ? De quelle manière les orientations
    prises par l’Allemagne de Scholz, la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping reconfigurent-elles l’Eurasie ? Le Royaume-Uni et les États-Unis se définissent désormais comme des «démocraties maritimes ». Qu’en est-il de l’Inde ?

    Combinant temps long et ruptures récentes, Thomas Gomart nous invite à regarder «d’en haut» neuf grandes stratégies. Pour concevoir sa propre vision, Paris doit intégrer celle des pays
    avec lesquels elle entretient des relations cruciales tout en considérant le contexte global : réchauffement climatique, crise énergétique, conflits, innovations technologiques ou encore flux économiques et numériques. Au regard des transformations à l’œuvre, il y a urgence pour la France à repenser sa stratégie pour les décennies à venir si elle veut encore compter dans le monde. "

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Livres 0 commentaire Pin it!
  • Le monde de l'Inde...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré au monde de l'Inde...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste localiste intitulé Chez nous ! - Pour en finir avec une économie totalitaire (La Nouvelle Librairie, 2022).

     

    Inde.jpg

     

    Le monde de l'Inde

    La date est passée inaperçue — c’est l’été.

    Le 15 août 1947, l’Inde et le Pakistan devenaient deux États indépendants, au terme de plusieurs siècles de colonisation britannique, au terme aussi d’une lutte unique par la forme qu’elle a revêtue — la non-violence — par son ampleur — des millions de manifestants mobilisés, battus, emprisonnés — et par la personnalité qui l’a conduite — le mahatma Gandhi.

    Le 15 août 1947, c’est loin. Et la question mérite d’être posée ; au moment où le canon gronde en Ukraine, où une Europe dévitalisée se demande comment passer l’hiver, l’Inde est loin, et le Pakistan encore plus loin. Pourquoi regarder l’Inde ?

    Les réponses qui s’imposent sont banales. L’Inde est déjà ou sera très bientôt le pays le plus peuplé du monde, devant la Chine, avec 1,5 milliard d’habitants, tandis que le Pakistan atteindra bientôt les 250 millions d’habitants. L’Inde est le second pays musulman au monde, tandis que les deux écoles de vie qui y sont nées, l’hindouisme et le bouddhisme, se sont révélées non solubles dans les monothéismes prosélytes.

    L’Inde comme le Pakistan sont des puissances nucléaires à part entière, l’une et l’autre dotée d’armées qui en font des puissances régionales incontournables, actives au-delà de leurs frontières, en Afghanistan pour le Pakistan, au Sri Lanka, au Bangla Desh et en Birmanie pour l’Inde. Chacun joue une partie complexe, mais permanente avec la Chine et la Russie, tandis que l’Inde devrait devenir dès 2030 le premier fournisseur de travail qualifié au monde (des experts indiens considèrent que le monde indien représentera alors un tiers de la main-d’œuvre mondiale jeune et qualifiée !), grâce à une démographie dynamique et à un exceptionnel réseau d’écoles de techniciens et d’ingénieurs, les fameux Indian Institutes of Technology — dépassant largement la Chine, notamment dans l’offre de services informatiques et numériques, mais aussi de prestations intellectuelles, médicales et de bien-être. Et le Pakistan comme le Bangla Desh, exportateurs de textiles, de suivre la voie indienne vers l’offre de services numériques à bas prix. L’Inde a connu au second trimestre 2022 une croissance de 13,5 % en rythme annuel ! Au moment où la Chine cesse d’être le moteur de la croissance mondiale, pour converger vers la croissance potentielle des États-Unis, de l’ordre de 3 % à 4 % par an, la question se pose ; l’Inde est-elle le nouveau géant économique ?

    Les vraies raisons de célébrer août 1947 et de revenir sur la longue route suivie par l’Inde sont bien différentes. Et elles touchent l’essentiel.

    L’Inde est un monde. Un monde en soi, qui n’a pas besoin de l’extérieur, qui a en lui-même toutes les différences, toutes les richesses et toutes les contradictions. L’inde contient en elle-même ses doubles et ses contraires ! Comme l’Asie sinisée, qui se suffit à elle-même, qui a absorbé tous ses envahisseurs, avalé toutes leurs ambitions, mais de manière bien différente, l’Inde a traité avec une inébranlable certitude en elle-même les aventures extérieures qui, depuis Alexandre le Grand jusqu’aux Britanniques, en passant par les Mongols, les Afghans, et tant d’autres, l’ont effleuré sans en changer l’âme. Les conquérants nomades se sont dilués dans la masse chinoise.

    Les empires ont glissé sur l’indifférence hindoue, si bien résumée par ce verset du Mahabharata ; « les papillons se posaient sur les guerriers morts et leurs vainqueurs endormis. » Quelle importance ? Ce sont les mots mêmes du livre sacré que le Dieu Krishna conseille au héros Arjuna, malheureux à la veille de la bataille de tant de morts et de blessés à venir ; « le sage ne saurait s’émouvoir ni pour les morts ni pour les vivants ». Si peu de choses en effet — quelques années d’une vie dans l’éternité des renaissances ?   

    L’ordre hindou n’a rien à voir avec l’ordre politique du monde, ce « New world Order » que l’Amérique veut imposer, comme l’a fait l’Europe avant elle quelques siècles durant. Rien à voir avec la flèche du temps que les monothéismes attendant le Sauveur, recyclés par le marxisme, voient ordonner le monde au progrès. Rien à voir avec le progrès linéaire du « toujours plus » tel que les indicateurs économiques et financiers le définissent, et sa juste imprécision s’oppose avec bonheur à leur injuste précision. L’Inde depuis soixante ans a su jouer avec l’équilibre des puissances, les alliances régionales et les combinaisons politiques et stratégiques de court terme, sans jamais perdre une équidistance lucide. Comme la Chine, l’Inde n’a jamais cherché à exporter ses principes, sa culture politique, son mode de vie, au-delà du monde indien ; il lui suffit de demeurer elle-même, puisqu’elle est son propre monde, et que le sous-continent indien, et que l’Inde elle-même, qui dans sa plus grande extension (3e siècle av. J.-C., au temps de Kautilya, concurrent de Sun Tzu en matière de stratégie) s’est étendue de l’Iran à la Birmanie (Myanmar) et de l’Afghanistan au Bangla Desh, est assez riche pour s’autosuffire (à l’exception notable de l’eau et de l’énergie) !

    Fervent adepte de l’expérience soviétique, ami de la Russie, Jawaharlal Nehru n’a jamais aligné l’Inde sur l’Union soviétique ; tout au contraire, avec le maréchal Tito et quelques autres, il a hautement affirmé sa vocation de pays non-aligné, notamment à la fameuse conférence de Bandoeng en 1956, et l’a fait savoir à tous ceux qui auraient aimé voir l’Inde s’aligner sur leurs propres intérêts politiques et géopolitiques, les États-Unis en premier encore tout récemment. Il a inauguré une posture singulière, constamment poursuivie, jusqu’au désintérêt de l’Inde pour une place au Conseil de Sécurité de l’ONU ; l’Inde en a-t-elle besoin ? Qu’y ferait-elle ? Qu’y gagnerait-elle ? La parité avec la Chine, l’apaisement avec le Pakistan, ont-ils une quelconque relation avec cette reconnaissance ?

    Au moment où l’évolution des sociétés européennes rompt avec le progrès, au moment où tout le système de l’Occident n’assure plus cette satisfaction de la majorité qui est la clé de la démocratie, il faut prêter attention à l’Inde, non comme modèle, mais comme incitation à revenir chez nous, à se concentrer sur ce que nous sommes, et à oublier un peu ce que nous devrions être. A nous préférer à ceux qui nous veulent du bien. Ni désintérêt ni mépris ; réalisme d’une expérience unique, totale, impartageable et non soluble dans les concepts, les institutions et les jeux occidentaux.

    La plus grande démocratie du monde affirme une identité singulière, l’hindutva (dans une de ses décisions majeures, la Cour constitutionnelle indienne a jugé que l’hindutva ne comportait pas de dimension raciale, mais désignait une culture incarnée par un peuple, à l’instar du minzoku au Japon), et entend moins rompre avec la globalisation que faire valoir cette identité dans la globalisation, sans l’abandonner pour le prêt-à-porter occidental. Faut-il dire que l’Inde invente la démocratie identitaire ? Mieux vaudrait réfléchir à la réappropriation par les Français de la France comme culture, comme territoire et comme mode de vie singulier et unique, certes pas réductible à l’Europe, ni soluble dans la globalisation.

    Quels que soient les discours et les affichages, dans le centre financier d’importance mondiale qu’est Mumbaï, les Bhramanes pure veg continuent de demander en mariage des Bhramanes pure veg présentés par leurs parents, des Jaïns d’épouser des Jaïns, et le monde des castes d’exister d’autant plus que le combat officiel contre la discrimination par caste donne en fait toutes les incitations d’appartenir aux castes privilégiées… Le fondateur et théoricien du BJP, le parti au pouvoir, Ram Madhav, témoigne dans ses livres d’une connaissance fine de la pensée politique occidentale et britannique, de Grotius à Burke et de Tocqueville à Kissinger — mais c’est pour mieux les distinguer d’une pensée politique fondée sur le karma, le dharma, la Terre mère, Bharat Mata, et structurée par des concepts à peu près intraduisibles en anglais ou en français, hors du champ réduit de notre imagination politique — qui s’est essayé à expliquer ce que signifie « hindutva » a tout compris ! La métarealité est le lot quotidien de tout Hindou.

    L’Inde invente une démocratie identitaire et se préfère elle-même à tous les modèles qui lui sont proposés de l’extérieur. D’Edgar Morin à Gérard Chaliand, il est significatif que quelques-uns des plus aigus observateurs occidentaux de l’Inde aient manifesté leur refus de « l’acceptation de l’inacceptable », ou de « la révoltante indifférence à la souffrance et au mal ». Leurs mots contrastent avec la fascination exercée par l’Inde et par Nehru sur Malraux, aussi bien que sur un Henry Kissinger qui se livre à son propos à de rares digressions culturelles et philosophiques — un géopoliticien réaliste au pays du Mahabharata !

    La réalité de l’Inde échappe aux critères moraux et politiques de rigueur à l’Ouest, comme la politique réaliste suivie par Narendra Modi et le BJP échappe aux critères de définition du progrès, de la croissance et de la modernité tel que l’Ouest les définit pour lui-même. Deux exemples parmi tant d’autres. L’Inde rurale, image de l’éternité diffusée par Gandhi, doit se voir épargner la conversion brutale et forcée que la Chine impose à ses populations rurales, forcées chaque année de quitter par millions des terres vouées à l’industrie alimentaire pour grossir la force de travail des villes. La stabilité de l’Inde rurale est la clé de la stabilité sociale de l’Inde, et le progrès ne peut se faire contre elle, ou à son détriment. Il en va de même du petit commerce de détail, de rue, de trottoir.

    Les dizaines de millions d’Hindous qui en vivent ne peuvent se voir balayés par l’arrivée des grandes surfaces et des distributeurs mondiaux qui exigent que l’Inde s’ouvre à leurs pratiques destructrices. L’Union européenne doit s’en souvenir, ce n’est pas l’Inde qui est demandeuse d’accords de libre-échange ! Et l’Inde, à la différence du Brésil, est l’un des pays au monde qui protège efficacement quelques-unes des dernières populations vivant à l’âge de pierre — ceux qui comme moi ont voulu aller dans les îles Lakkhadives ou aux Andamans en savent quelque chose… Respect de la diversité et modernité ébouriffante se conjuguent pour faire de l’Inde une énigme qu’il est sage de ne pas prétendre résoudre.

    Il faut la respecter. Car la réalité s’impose, comme elle s’est imposée à tant d’industriels qui font de l’Inde leur centre de recherche mondial ; l’Inde invente. En matière politique aussi, de l’Inde est capable de sortir autre chose, comme la formule du futur. La France devrait réfléchir à l’hindutva ; est-elle autre chose qu’une culture nationale et un mode de vie singulier ? Elle devrait travailler sur cette équidistance que l’Inde sait si bien maintenir, présente dans toutes les organisations internationales où il faut être sans se lier à aucune. Car l’imagination politique n’est plus en Europe, elle n’est plus aux États-Unis. Et les formes que le monde prendra pourraient bien se jouer dans le secret hindou, entre les temples, les back offices, et le rire léger de qui mesure la fragilité de toute chose vivante et son éternel retour.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 6 septembre 2022)

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Aux sources d'un héritage indo-européen...

    Les éditons Almora viennent de publier un essai de Mathieu Halford intitulé Druides celtiques et brahmanes indiens - Aux sources d'un héritage indo-européen, auquel Bernard Sergent, grand spécialiste des Indo-européens a contribué. Ingénieur agronome, Mathieu Halford est également chercheur indépendant, il s'intéresse de près à la religion antique des Celtes païens.

     

    Halford_Druides celtiques et brahmanes indiens.jpg

    " L'Occident se tourne vers l'Orient, l'Inde en particulier, pour y trouver une sagesse dont il croit manquer. Mais si nous avions dans nos racines celtiques le même fond commun de spiritualité ?
    C'est ce que ce livre démontre brillamment en nous exposant les racines communes entre les druides celtes et les brahmanes de l'Inde et combien les spiritualités celtique et indienne sont proches.
    Les Celtes en effet appartiennent à la grande famille des peuples indo-européens qui est à l'origine de diverses cultures d'Eurasie. C'est par cette appartenance que notre culture occidentale partage un héritage commun, très archaïque, avec une partie du monde oriental.
    Les similitudes entre druides et brahmanes portent sur bien des aspects que le livre détaille : ils occupent la même hiérarchie sociale dans leur culture (complétée d'une hiérarchie interne au sein de leur propre classe), ils sont supranationaux, ils ont une fonction religieuse (mais pas uniquement, loin de là), ils ont préséance sur le roi, ils affectionnent les bois, sont associés à la couleur blanche, etc.
    Ce livre nous permet de mieux comprendre la spiritualité des celtes et des druides, de découvrir leurs textes (ce qu'il en reste en tout cas) et de réaliser que les druides peuvent effectivement être qualifiés de «brahmanes de l'ancienne Europe ». "

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • Une histoire globale des empires...

    Les éditions Nouveau Monde viennent de publier une étude historique de John Darwin intitulée Une histoire globale des empires - Après Tamerlan, de 1400 à nos jours. Spécialiste de l'empire britannique, John Darwin enseigne l'histoire à l'Université d'Oxford.

     

    Darwin_Une histoire globale des empires.jpg

    " Tamerlan, les Ottomans, les Moghols, les Mandchous, les Britanniques, les Soviétiques, les Japonais, les Nazis... Tous ces empires, construits dans l’espoir de durer éternellement, étaient finalement destinés à échouer. Mais, selon l’auteur, leur construction et leur expansion ont façonné le monde que nous connaissons aujourd'hui.
    Ce récit magistral remet notamment en question le récit conventionnel de la «  montée de l'Occident  », montrant que l'ascension européenne n'était ni prédestinée ni linéaire, mais plus probablement une phase transitoire.
    De la mort de Tamerlan en 1405 –  dernier des conquérants du monde  – à la montée et à la chute des empires européens, en passant par la présence coloniale croissante des Amériques et la résurgence de l'Inde et de la Chine comme puissances économiques mondiales, Une histoire globale des empires offre une perspective fascinante sur le passé, le présent et le futur de nos civilisations. "

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • L’irrésistible ascension de « l’État-civilisation »...

    Nous reproduisons ci-dessous un article d'Aris Roussinos, cueilli sur Le Saker Francophone et consacré à la montée, face à l'Occident, du modèle de l'Etat-civilisation. Aris Roussinos est un journaliste gréco-britannique.

    aris roussinos,chine,russie,inde,occident,libéralisme

     

    L’irrésistible ascension de « l’État-civilisation »

    Un spectre hante l’Occident libéral : la montée de « l’État- civilisation ». Alors que le pouvoir politique de l’Amérique s’effrite et que son autorité morale s’effondre, les nouveaux adversaires eurasiens ont adopté le modèle de l’État-civilisation pour se distinguer d’un ordre libéral paralysé, qui va de crise en crise sans vraiment mourir, ni donner naissance à un successeur viable. Résumant le modèle de l’État-civilisation, le théoricien politique Adrian Pabst observe qu’« en Chine et en Russie, les classes dominantes rejettent le libéralisme occidental et l’expansion d’une société de marché mondiale. Elles définissent leurs pays comme des civilisations distinctes, avec leurs propres valeurs culturelles et institutions politiques uniques ». De la Chine à l’Inde, de la Russie à la Turquie, les grandes et moyennes puissances d’Eurasie tirent un soutien idéologique des empires pré-libéraux dont elles se réclament, remodèlent leurs systèmes politiques non démocratiques et étatiques pour en faire une source de force plutôt que de faiblesse, et défient le triomphalisme libéral-démocrate de la fin du XXe siècle.

    Le déclin de l’Amérique est impossible à dissocier de l’ascension de la Chine, il est donc naturel que la rapide remontée de l’Empire du Milieu vers sa primauté mondiale historique domine les discussions sur l’État-civilisation. Bien que cette expression ait été popularisée par l’écrivain britannique Martin Jacques, le théoricien politique Christopher Coker a observé dans son récent, et excellent, livre sur les civilisations et les États que « le virage vers le confucianisme a commencé en 2005, lorsque le président Hu Jintao a applaudi le concept confucéen d’harmonie sociale et a demandé aux cadres du parti de construire une « société harmonieuse »« . Ce n’est pourtant que sous le règne de son successeur Xi que la Chine, en tant qu’État-civilisation rivale, a réellement pénétré la conscience occidentale. L’avènement de Xi Jinping comme président chinois en 2012 a propulsé l’idée d’ » État-civilisation » au premier plan du discours politique », remarque le spécialiste indien des relations internationales Ravi Dutt Bajpai, « car Xi croit qu’une civilisation porte sur son dos l’âme d’un pays ou d’une nation ».

    Cette éthique civilisationnelle émane de l’analyse chinoise de l’avenir du pays. Dans son influent livre de 2012, The China Wave : Rise of a Civilizational State, le théoricien politique chinois Zhang Weiwei observe avec fierté que « la Chine est désormais le seul pays au monde qui a fusionné la plus longue civilisation continue du monde avec un immense État moderne… Le fait d’être la plus longue civilisation continue du monde a permis aux traditions de la Chine d’évoluer, de se développer et de s’adapter dans pratiquement toutes les branches des connaissances et des pratiques humaines, telles que la gouvernance politique, l’économie, l’éducation, l’art, la musique, la littérature, l’architecture, l’armée, les sports, l’alimentation et la médecine. La nature originale, continue et endogène de ces traditions est en effet rare et unique au monde ». Contrairement à l’Occident en constante évolution, en quête de progrès et réorganisant ses sociétés en fonction des modes intellectuelles du moment, Weiwei observe que « la Chine s’inspire de ses traditions et de ses sagesses anciennes », et que son retour à la prééminence en est le résultat naturel.

    C’est à ces traditions sacrées, un État centralisé avec une histoire de 4 000 ans, une classe bureaucratique efficace adhérant aux valeurs confucéennes et un accent mis sur la stabilité et l’harmonie sociale plutôt que sur la liberté, que les théoriciens chinois attribuent l’essor de leur État-civilisation, désormais « apparemment imparable et irréversible ». Faisant le point sur un Occident en déclin et un Moyen-Orient enlisé dans un chaos sanglant, Weiwei remarque avec un détachement froid que « si l’ancien empire romain ne s’était pas désintégré et avait pu se transformer en un État moderne, alors l’Europe d’aujourd’hui pourrait aussi être un État civilisationnel de taille moyenne ; si le monde islamique actuel, composé de dizaines de pays, pouvait s’unifier sous un régime de gouvernement moderne, il pourrait aussi être un État civilisationnel de plus d’un milliard d’habitants, mais la possibilité de réaliser tous ces scénarios a disparu depuis longtemps et, dans le monde actuel, la Chine est le seul pays où la civilisation continue, la plus longue du monde, et un État moderne ont fusionnés en un seul. ”

    Pourtant, l’attrait du modèle État-civilisation ne se limite pas à la Chine. Sous Poutine, l’autre grand empire eurasien, la Russie, a publiquement abandonné les projets de libéralisation centrés sur l’Europe des années 1990 – une période d’effondrement économique et sociétal dramatique due à l’adhésion aux politiques des théoriciens libéraux occidentaux – pour son propre sonderweg culturel c’est à dire le chemin spécial d’une civilisation uniquement russe centrée sur un État tout-puissant. Dans un discours prononcé en 2013 devant le Club Valdai, Poutine a fait remarquer que la Russie « a toujours évolué comme une civilisation d’État, renforcée par le peuple russe, la langue russe, la culture russe, l’Église orthodoxe russe et les autres religions traditionnelles du pays. C’est précisément le modèle d’État-civilisation qui a façonné notre politique d’État ». Dans un discours prononcé en 2012 devant l’Assemblée fédérale russe, Poutine a également affirmé que « nous devons valoriser l’expérience unique que nous ont transmise nos ancêtres. Pendant des siècles, la Russie s’est développée comme une nation multiethnique (depuis le tout début), un État-civilisationnel lié par le peuple russe, la langue et la culture russes qui nous sont propres, nous unissant et nous empêchant de nous dissoudre dans ce monde diversifié ».

    Il convient de noter que si la Russie est souvent considérée par les commentateurs libéraux et les partisans de l’extrême droite, en particulier les Américains, comme un terreau fertile pour le nationalisme blanc soutenu par l’État, cette affirmation découle plus des obsessions raciales des États-Unis que de l’idéologie réelle de l’État russe. En effet, pour Poutine, c’est l’héritage de la Russie en tant qu’empire polyglotte qui fait que l’État qu’il dirige est un État-civilisation plutôt qu’une simple nation, soulignant explicitement que « l’autodéfinition du peuple russe est celle d’une civilisation multiethnique ».

    Dans un essai révélateur de 2018, le conseiller de Poutine, Vladislav Surkov, qui a été licencié en février dernier, a mis en avant cette hybridité, mi-européenne et mi-asiatique, comme la caractéristique centrale de l’âme russe. « Notre identité culturelle et géopolitique rappelle l’identité volatile de celui qui est né dans une famille métisse », écrit Surkov. « Un métis, un métissage, un type bizarre. La Russie est une nation métisse de l’Ouest et de l’Est. Avec son statut d’État bicéphale, sa mentalité hybride, son territoire intercontinental et son histoire bipolaire, elle est charismatique, talentueuse, belle et solitaire. Tout comme un métis l’est ». Pour Surkov, le destin de la Russie en tant que État-civilisation, comme celui de la Byzance à laquelle elle a succédé, est celui d’une « civilisation qui a absorbé l’Orient et l’Occident. Européenne et asiatique à la fois, et pour cette raison ni tout à fait asiatique ni tout à fait européenne ».

    Cette tension non résolue entre l’Est et l’Ouest, l’Europe et l’Asie définit la position politique de l’autre État successeur de Byzance et enfant à problèmes de l’Otan, la Turquie. Comme la Chine, un grand empire prémoderne éclipsé par la montée de l’Occident vers sa domination mondiale, la Turquie d’Erdogan dissimule désormais ses désirs revanchards sous le somptueux manteau du passé ottoman, insultant l’Occident alors même qu’Erdogan dépend de l’Amérique de Trump et de l’Allemagne de Merkel pour la survie de son régime. Lorsque le nouvel imam de la nouvelle mosquée Sainte-Sophie est monté en chaire le mois dernier, sabre en main, pour proclamer la renaissance de la Turquie et maudire la mémoire d’Ataturk, le modernisateur du pays qui l’a tourné vers l’Europe, c’était pour souligner que l’avenir glorieux de la Turquie dépend de la renaissance de son passé ottoman. La date de la cérémonie, le 97e anniversaire du traité de Sèvres qui a dissout l’Empire ottoman et l’a remplacé par la République turque, était tout aussi symbolique. Tout comme Justinien, en entrant dans sa nouvelle grande cathédrale, a fait remarquer qu’il avait dépassé Salomon, Erdogan a dépassé Atatürk. L’ère de la supplication pour rejoindre l’Europe, en tant que suppliant appauvri, est terminée ; l’ère de la conquête est revenue.

    Piégés dans les rêves post-historiques du libéralisme, de nombreux observateurs occidentaux de l’agression croissante d’Erdogan ont manqué ces indices symboliques, ou les ont rejetés comme une rhétorique vide, un luxe dont ne peuvent bénéficier les anciens peuples sujets de la Turquie dans les Balkans et au Moyen-Orient. Lorsqu’en mars, la Turquie a tenté de forcer l’ouverture des frontières grecques avec des milliers de migrants rassemblés depuis les bidonvilles d’Istanbul, le drone Bayraktar qui planait au-dessus de la clôture frontalière contestée portait l’indicatif 1453, date de la chute de Constantinople, tout comme les navires de forage qui menacent constamment de violer la souveraineté grecque et chypriote portent les noms des amiraux et des corsaires ottomans qui ont ravagé les côtes de la Grèce et de l’Europe.

    L’intention de la Turquie, dont le ministre de l’intérieur du pays, Suleyman Soylu, s’est vanté lors de la crise frontalière, est de détruire l’Union européenne. « L’Europe ne peut pas supporter cela, ne peut pas gérer cela », a-t-il affirmé. « Les gouvernements en Europe vont changer, leurs économies vont se détériorer, leurs marchés boursiers vont s’effondrer. » Dans un discours ce mois-ci, au moment même où la marine turque menaçait la Grèce de guerre, Soylu a exposé la vision civilisationnelle du nouvel ordre mondial de la Turquie : « Sur cette voie », a-t-il dit à l’assemblée des dignitaires militaires, « nous concevrons en embrassant le monde entier avec notre civilisation, en tenant l’Ouest et l’Est d’une main, le Nord et le Sud de l’autre, le Moyen-Orient et les Balkans d’une main, le Caucase et l’Europe de l’autre ».

    Dans les régions nouvellement annexées du nord de la Syrie, les milices rebelles proxy turques, dominées par l’ethnie turkmène, portent le nom de sultans ottomans, adoptent le sceau ottoman comme logo et donnent des interviews devant des cartes de l’Empire ottoman à son époque la plus étendue, tout en expulsant les Kurdes et les chrétiens de la région. En Syrie comme en Libye et en Irak, la vision expansionniste d’Erdogan cite explicitement l’Empire ottoman comme légitimation de son chemin de conquête, traçant les « frontières du cœur » d’Erdogan bien au-delà de la portée de la Turquie moderne, de Thessalonique à l’Ouest à Mossoul à l’Est. Saisissant la faiblesse partout où il la trouve, même le cœur de l’Europe libérale elle-même se trouve dans le viseur de l’homme fort turc.

    Lorsque ses ministres se sont vu interdire de s’adresser à des foules de Turcs ethniques aux Pays-Bas et que ses partisans se sont révoltés à La Haye, Erdogan a traité le gouvernement néerlandais de « nazi » avant de dire aux turcs d’Europe : « Ne faites pas trois, mais cinq enfants. Parce que vous êtes l’avenir de l’Europe. Ce sera la meilleure réponse aux injustices dont vous êtes victimes ». Alternant, avec toute l’incohérence passionnée d’un étudiant de la SOAS, entre l’expansionnisme islamique triomphaliste et les accusations de racisme et d’islamophobie partout où sa volonté est contrariée, l’homme fort turc chante son rôle de vedette dans le déclin du continent, se vantant que « l’Europe paiera pour ce qu’ils ont fait. Si Dieu le veut, la question de l’Union européenne sera à nouveau sur la table », et exultant que « alors qu’il y a un siècle, ils disaient que nous étions « l’homme malade », maintenant ils sont « l’homme malade » ». L’Europe est en train de s’effondrer ».

    Comme pour les Pays-Bas, où il a exhorté les Turcs d’Europe à surpasser démographiquement leurs hôtes indigènes, puis a traiter les dirigeants européens de nazis lorsqu’ils protestent, le discours civilisationnel d’Erdogan est en étrange symbiose avec l’extrême droite occidentale, comme en témoigne de façon particulièrement dramatique sa réaction à la fusillade de Christchurch l’année dernière. Lorsque le tueur Brandon Tarrant a abattu 51 fidèles musulmans dans la mosquée de Christchurch, c’était avec un fusil sur lequel il avait griffonné les noms de diverses batailles européennes contre les Ottomans. Dans son manifeste, Tarrant avait explicitement cité Erdogan comme « chef de l’un des plus anciens ennemis de notre peuple » et avait menacé les Turcs, qu’il décrivait comme des « soldats ethniques occupant actuellement l’Europe », que « nous tuerons et chasserons comme des cafards de nos terres. Nous venons pour Constantinople et nous allons détruire toutes les mosquées et tous les minarets de la ville. Sainte-Sophie sera libérée de ses minarets et Constantinople redeviendra une ville chrétienne à part entière ». En réponse directe, Erdogan a diffusé le massacre de Tarrant lors de ses rassemblements de campagne, à l’horreur du gouvernement néo-zélandais, déclarant quelques jours après les meurtres que « vous ne transformerez pas Istanbul en Constantinople » et jurant que « Sainte-Sophie ne sera plus un musée. Son statut va changer. Nous l’appellerons une mosquée », une promesse qu’il a tenu le mois dernier, en menant les fidèles à la prière lors de la deuxième conquête de la grande cathédrale.

    Au grand dam des politiciens européens libéraux, comme le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, dont le ministre des affaires étrangères turc, Mevlut Çavuşoğlu, a averti qu’il « entraînait l’Europe dans l’abîme » et que « les guerres saintes commenceront bientôt en Europe », le parti AKP d’Erdogan se délecte de la rhétorique du conflit des civilisations. Intentionnellement ou non, Erdogan fait beaucoup pour entraîner les politiciens centristes du continent vers la droite. Par ses actions, il alimente la peur et la méfiance à l’égard de la minorité musulmane d’Europe, et récolte ensuite les fruits de la réponse que son discours guerrier apporte au niveau national. Mais comme pour beaucoup de ses fanfaronnades, les gains à court terme d’Erdogan peuvent avoir des conséquences involontaires qui se répercuteront loin dans le futur, à la fois pour la Turquie et pour l’Europe.

    Les provocations navales croissantes de la Turquie en Méditerranée suscitent une telle colère de la part des politiciens européens, colère dirigée par Emmanuel Macron, que le ministre des affaires étrangères de l’UE, Josep Borrell, a récemment déclaré avec exaspération au Parlement européen qu’en écoutant l’humeur des députés européens réunis, « j’ai cru voir dans l’hémicycle que le pape Pie V avait refait surface en appelant à la Sainte Alliance contre la Turquie et en mobilisant les troupes de la chrétienté pour faire face à l’invasion ottomane ». Il n’est pas difficile de prévoir que Macron, virant à droite alors qu’il se dirige vers la saison électorale, fusionnera sa campagne contre les Frères musulmans dans son pays avec une position européenne affirmée contre la Turquie en politique étrangère. Une civilisation, tout comme un groupe ethnique, se définit autant par son opposition à un autre rival que par son contenu culturel intrinsèque, et Erdogan et Macron ont peut-être trouvé en l’autre le parfait équilibre pour leurs projets civilisationnels.

    Il est en effet frappant que le soi-disant sauveur libéral de l’Europe soit l’occidental qui ait le plus adopté la nouvelle langue des États-civilisations : sans doute que cet ancien érudit de Hegel a discerné le Weltgeist. L’année dernière, lors d’un discours qui a peu attiré l’attention, prononcé devant une assemblée d’ambassadeurs de France, Macron a laissé entendre que la Chine, la Russie et l’Inde n’étaient pas seulement des rivaux économiques, mais « de véritables États-civilisation… qui ont non seulement perturbé notre ordre international, assumé un rôle clé dans l’ordre économique, mais ont également remodelé avec beaucoup de force l’ordre politique et la pensée politique qui l’accompagne, avec beaucoup plus d’inspiration que nous ». Macron a fait observer que « aujourd’hui ils ont beaucoup plus d’inspiration politique que nous les Européens. Ils ont une approche logique du monde, ils ont une véritable philosophie, une débrouillardise que nous avons, dans une certaine mesure, perdue ».

    Il a averti son auditoire que « nous savons que les civilisations disparaissent ; les pays aussi. L’Europe va disparaître », a salué les projets civilisationnels de la Russie et de la Hongrie, qui « ont une vitalité culturelle et civilisationnelle inspirante », et a déclaré que la mission de la France, son destin historique, était de guider l’Europe dans un renouveau civilisationnel, en forgeant un « récit et un imaginaire collectifs. C’est pourquoi je crois très profondément que c’est notre projet et qu’il doit être entrepris comme un projet de civilisation européenne ».

    Il y a beaucoup de choses ici qui plairaient aux conservateurs britanniques, certainement bien plus que les fantasmes de Grande Bretagne Global que les néoconservateurs et les penseurs néolibéraux s’obstinent à essayer de vendre au gouvernement Johnson. Écrivant pour un public britannique dans le Guardian, l’année dernière, Macron a fait remarquer que « les nationalistes sont malavisés lorsqu’ils prétendent défendre notre identité en se retirant de l’UE, parce que c’est la civilisation européenne qui nous unit, nous libère et nous protège ». Au contraire, il a insisté sur le fait que « nous sommes à un moment charnière pour notre continent, un moment où nous devons, ensemble, réinventer politiquement et culturellement la forme de notre civilisation dans un monde en mutation. Le temps est venu pour une renaissance européenne ». Pourtant, pour la Grande-Bretagne, comme pour le reste de l’Europe, définir la nature essentielle de cette civilisation est une question plus difficile que pour la Chine ou la Russie.

    Alors que les États civilisateurs émergents de l’Eurasie se définissent contre l’Occident libéral, l’Occident et l’Europe luttent pour définir leur propre nature et mettent davantage l’accent intellectuel sur sa déconstruction que sur sa défense : un besoin qui, comme l’impulsion à nier l’existence des civilisations en tant qu’entités ayant des frontières, est lui-même ironiquement un marqueur unique de notre propre civilisation. Peut-être qu’une civilisation n’est qu’un empire qui a survécu à l’ère des États-nations, et même au-delà, et pourtant ce sont les États-nations, taillés dans les décombres sanglants des empires passés, qui définissent l’Europe moderne. Peut-être Guy Verhofstadt, le risible Brexiter, avait-il raison après tout lorsqu’il observait que « l’ordre mondial de demain n’est pas un ordre mondial basé sur des États-nations ou des pays. C’est un ordre mondial qui repose sur des empires ».

    Mais alors, bien qu’il y ait de forts tabous politiques contre le fait de le dire, nous vivons déjà comme les sujets d’un empire américain, même si peu de gens voudraient prétendre que l’Amérique est une civilisation ; moins de gens, en effet, que ceux qui considèrent l’hegemon en difficulté comme une anti-civilisation, dissolvant les nombreuses cultures européennes et autres dans le dur solvant du capital mondial. L’Occident lui-même existe-t-il en tant qu’entité cohérente et limitée ? Comme le note Coker, « Ni les Grecs ni les Européens du XVIe siècle… ne se considéraient comme « occidentaux, un terme qui ne remonte qu’à la fin du XVIIIe siècle ». Macron nous exhorte à ancrer notre sentiment d’appartenance à une civilisation européenne spécifique dans le Siècle des Lumières, mais cette perspective est loin d’être convaincante. Après tout, ce sont les tendances universalistes contenues dans le libéralisme des Lumières qui nous ont conduits dans cette impasse. Comme l’a fait remarquer l’ancien ministre portugais des affaires étrangères, Bruno Macaes, dans un récent et perspicace essai, ce sont précisément les aspirations globales du libéralisme qui ont coupé l’Occident, et l’Europe en particulier, de ses propres racines culturelles.

    « Les sociétés occidentales ont sacrifié leurs cultures spécifiques au profit d’un projet universel », note Macaes. « On ne peut plus trouver dans ces sociétés la vieille tapisserie de traditions et de coutumes ou une vision de la belle vie ». Notre foi naïve dans le fait que le libéralisme, issu des traditions politiques et culturelles de l’Europe du Nord, allait conquérir le monde, a maintenant été brisée pour de bon. Au lieu de cela, ce sont les États-civilisation de l’Eurasie, non libéraux, qui menacent de nous engloutir. Où cela nous mène-t-il alors, et que devons-nous faire du libéralisme ? « Maintenant que nous avons sacrifié nos propres traditions culturelles pour créer un cadre universel pour toute la planète », demande Macaes, « sommes-nous censés être les seuls à l’adopter ? »

    En 1996, le théoricien politique Samuel P. Huntington observait que « dans le monde émergeant des conflits ethniques et du choc des civilisations, la croyance de l’Occident dans l’universalité de la culture occidentale souffre de trois problèmes : Elle est fausse, elle est immorale et elle est dangereuse. L’impérialisme est la conséquence logique nécessaire de l’universalisme ». Pourtant, Huntington, comme ses détracteurs, écrivait à une époque où la prééminence américaine était incontestée. Les critiques de la thèse civilisationnelle de Huntington, tout comme les critiques académiques modernes du concept d’États-civilisation, soutiennent une construction qui n’existe plus, celle d’un Occident tout-puissant qui rejette avec arrogance le reste du monde de toute sa supériorité politique. Mais aujourd’hui, c’est nous, en Occident, qui sommes en déclin et c’est dans les mythes universels du libéralisme que nos puissants rivaux civilisationnels trouvent les causes profondes de notre échec.

    En tout cas, même au sein de l’empire américain, l’effondrement de la puissance américaine à l’étranger et la défaveur croissante avec laquelle la civilisation européenne est tenue aux États-Unis mêmes ne sont pas de bon augure pour la survie à long terme d’une civilisation occidentale cohérente. Si l’Occident, comme le libéralisme, n’est à ce stade qu’une idéologie justifiant l’empire américain, nous serons alors contraints de le remplacer assez vite par autre chose. C’est précisément ce problème de détermination de ce que sera ce remplacement qui définira la politique de la Grande-Bretagne et de l’Europe pour le reste de notre vie. Les idéologues libéraux vieillissants de l’Europe, la génération de 1968 qui a dominé notre politique pendant si longtemps, ne semblent pas avoir de réponses à ces questions ; en fait, ils ne semblent même pas réaliser, encore maintenant, que ces questions existent.

    Ce n’est que lorsque nous voyons Macron lutter pour rallier la civilisation européenne à l’âge des empires à venir, ou que nous observons des hommes forts européens comme Viktor Orban, salué par de nombreux conservateurs anglo-saxons comme le sauveur de la civilisation occidentale, se dresser contre l’Occident avec toute la passion et la fureur d’un révolutionnaire anticolonialiste, que nous entrevoyons un futur plus étrange et plus complexe que ne le permet notre discours politique actuel. Lorsque nous voyons la Pologne imposer l’étude du latin à l’école afin d’inculquer aux élèves la compréhension des « racines latines de notre civilisation », ou la jeune étoile montante de la droite radicale néerlandaise, Thierry Baudet, affirmant que nous vivons un « printemps européen », « en contradiction avec le spectre politique qui domine l’Occident depuis la Révolution française », qui va  » changer la direction que tous nos pays vont prendre dans les deux générations à venir « , nous discernons, tout comme nous le faisons pour les manifestations Black Lives Matter ou la propagation de la foi américaine en la justice sociale dans nos rues et nos universités, les champs de bataille politiques de l’avenir européen.

    La critique la plus perspicace de la thèse civilisationnelle de Huntington a toujours été que les confrontations les plus sanglantes se déroulaient au sein des civilisations et non entre elles. Dans la nouvelle ère des États-civilisation, le plus grand défi à notre harmonie sociale vient peut-être non pas des adversaires au-delà de nos frontières culturelles, mais de la bataille qui se déroule dans nos frontières pour définir qui et quoi défendre.

    Aris Roussinos (Le Saker Francophone, 6 août 2020)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!