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halford mackinder

  • Entre l'analogie et la géographie, l'Europe devra choisir...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Max-Erwann Gastineau cueilli sur Figaro Vox et consacré au refus de la géopolitique par l'Union européenne.  Diplômé en histoire et en science politique, Max-Erwann Gastineau est essayiste et a publié Le Nouveau procès de l'Est (Éditions du Cerf, 2019).

     

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    Max-Erwann Gastineau : «Entre l'analogie et la géographie, l'Europe devra choisir»

    Dans un article remarquable d'anticipation, «La diplomatie et le progrès», publié en 1894, le grand historien de la diplomatie française, Albert Sorel (1842-1906), mettait en garde les États contre la culture de l'instant favorisée par l'essor des télécommunications : «Imaginez un Richelieu et un Bismarck, un Louis XIV et un Frédéric, enfermés chacun dans son cabinet à téléphones, resserrant en un dialogue précipité les querelles séculaires des dynasties et des nations.» Sorel avertissait notamment « les pays libres et démocratiques»«les passions collectives s'irritent et s'exaspèrent de leur propre fièvre (…)». Successeur d'Hippolyte Taine à l'Académie française, l'historien craignait l'avènement de diplomaties à courte vue, où la réaction dictée par les humeurs de l'opinion supplanterait l'action, qui suppose une politique étrangère cohérente, des «desseins arrêtés de longue date», imprégnés du temps long de l'histoire et des aspérités de la géographie. À l'heure des visioconférences et des télétransmissions smartphonisées, la prophétie de Sorel prend tout son sens. Les passions s'aiguisent par éditos et tweets interposés, pressant les gouvernements de réagir, et ce d'autant plus qu'à l'emprise technologique s'ajoute l'emprise analogique.

    Les Européens raisonnent par analogie. Ainsi l'effroi suscité par l'agression russe de l'Ukraine s'est-il doublé d'appels à ne pas laisser se produire un «nouveau Munich» ; ce jour de septembre 1938 où les démocraties occidentales, pensant calmer l'ogre hitlérien, acceptèrent le partage de la Tchécoslovaquie, ce compromis qui, loin d'empêcher le pire, en hâta l'augure.

    Une collectivité humaine se distingue par ses mœurs et ses institutions. Elle se révèle aussi dans l'expression contrastée de ses sentiments. Ainsi «l'esprit de Munich» désigne-t-il, à chaque conflit, la mauvaise conscience historique qui nous anime. Au lendemain de la chute du Mur, cette mauvaise conscience devança l'interventionnisme occidental. Le très influent Robert Kaplan, alors en faveur de l'engagement des États-Unis dans les Balkans, raconte : «la peur d'un nouveau Munich était une constante des années 1990». Elle fut mobilisée lors de la guerre du Golfe de 1991 contre Saddam Hussein ; elle légitima le bombardement de Belgrade en 1999 ; elle préfaça l'ubris des années 2000-2010, marquées par les interventions américaine en Irak et franco-britannique en Libye, l'ambition d'asseoir un ordre international ignorant les limites de l'histoire et de la géographie. «Dénoncer l'esprit de Munich, ajoute Kaplan, c'était en appeler à l'universalisme, au souci pour le destin du monde et la liberté des peuples». C'est désormais en appeler à la défense de la démocratie contre les autocraties, à la sauvegarde de «nos valeurs» contre «la loi du plus fort».

    Dans le champ théorique des relations internationales, il est de coutume d'opposer à cette conception «morale», mettant l'accent sur les normes et les valeurs, une grille de lecture «réaliste».Le réalisme se veut descriptif. Les régimes (démocraties, dictatures) l'intéressent peu. Il prétend dire ce qui est, lire le monde tel qu'il est, tel que la géographie, le climat, l'histoire des peuples, les affinités culturelles des civilisations l'ont fragmenté et constellé d'États concurrents. «Toutes les nations sont tentées (…) de revêtir de leurs propres aspirations et actions le destin de l'univers», rappelle Morgenthau, figure du réalisme américain. Mais cette tentation n'est jamais que rhétorique dans la compétition que se livrent les États pour préserver leur sécurité et maximiser leurs intérêts. Aussi, en langue réaliste, est-ce davantage la conscience que la guerre est dans l'ordre des choses que la confiance dans les normes internationales, dont la solidité est toujours suspendue au bon vouloir des puissances, qui permet d'anticiper et d'éviter les conflits.

    On peut ainsi rêver à l'avènement d'une autre Russie, démocratique, libérale, «occidentalisante», mais la question centrale est ailleurs ; sauf à supposer qu'une Russie plus démocratique cesserait de se faire une certaine idée de son rôle et de sa puissance. Ce qui en dit peut-être davantage sur notre propre conception de la démocratie, notre difficulté à concilier ce terme avec l'idée de puissance et d'intérêt national. La nature politique de la Russie est d'autant moins la question que, comme le rappelle Samuel Huntington dans Le choc des civilisations , la démocratie n'empêche nullement l'élection de dirigeants nationalistes, restaurant les rêves de grandeur et d'indépendance d'un peuple vaincu.

    Qui dirigerait la Chine si ses dirigeants devaient être élus au suffrage universel ? Un gouvernement occidentalisant, favorable à nos intérêts ? Figure du réalisme français, Raymond Aron invitait ses contemporains à ne pas ignorer une autre variable : la force des sentiments nationaux, la vie des hommes «ne [s'accomplissant] pas en dehors de « communauté nationale », dont chacune tend à promouvoir des valeurs singulières (…), l'unité d'une culture, d'un ensemble singulier de croyances et de conduites.»

    Aussi la question centrale n'est-elle pas de savoir si la défense de l'Ukraine est juste et l'invasion russe illégale. La réponse à ces deux énoncés ne saurait faire débat. Juste et illégale, elles le sont. La question, pour nous autres Européens, est la suivante : comment vivre aux côtés d'un État disposant des ressources «nationales» (conscience patriotique), militaires, technologiques, énergétiques et financières nécessaires à l'instauration de rapports de force ou au renversement de statu quo jugés contraires à sa quête de puissance, qui est aussi la condition de sa sécurité ? Du côté de Vladimir Poutine, c'est bien la poursuite du statu quo assimilé à l'«occidentalisation» rampante de l'Ukraine qui fut jugée plus désastreuse pour l'intégrité du «monde russe» que les conséquences d'une guerre, par ailleurs mal appréciée, ignorant la force de résistance ukrainienne et l'ampleur du soutien occidental.

    La question de la coexistence euro-russe, que la défaite ou le remplacement du régime poutinien ne rendra nullement caduque, sauf à considérer comme raisonnable la prise de Moscou et la partition de son territoire, a dessiné trois options.

    La première option est américaine. Elle date de la Guerre froide mais continue, plus que jamais, d'apparaître comme la plus sage, aucun État européen ne disposant de la force de feu nécessaire pour tempérer l'impérialisme russe. Elle justifie l'existence de l'Otan et son extension à de nouveaux pays. Elle légitime les regrets d'avoir laissé l'Ukraine en dehors de l'Alliance atlantique et les attaques contre la « naïveté » française ou allemande.

    La deuxième option a été pratiquée le plus ardemment par l'Allemagne réunifiée. Jusqu'au matin du 24 février 2022, elle consacra l'illusion libérale selon laquelle des nations liées par le commerce ne sauraient risquer de se délier.

    La troisième option a été formulée par la France, pays dont la façade atlantique l'oriente vers le duo anglo-américain et, par effet mécanique, la quête de contrepoids sans lesquels sa voix – qu'elle ose encore parfois présenter comme «singulière» - s'en trouverait diluée. Dans son passionnant Passeport diplomatique, résumé de près de quarante ans de vie diplomatique, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France en Israël et aux États-Unis, raconte le poids du prisme « réaliste » à son arrivée au Quai d'Orsay, au début des années 1980. «Il était interdit d'utiliser l'adjectif occidental dans notre correspondance». Ce terme consacrait l'hégémonie anglo-américaine, l'effacement de la singularité française. Un «tiers-mondisme gaullien » dominait. Il préfaça la synthèse «gaullo-mitterrandienne» chère à Hubert Védrine et un certain nombre d'initiatives diplomatiques, comme l'idée de «confédération européenne » torpillée par les États-Unis, au sein de laquelle la Russie postsoviétique devait siéger. «Paris, se remémore Brzeziński, était fin prête à jouer de toutes les ressources tactiques que lui offrent ses liens traditionnels avec la Russie pour gêner les initiatives américaines en Europe». Les mots de son ministre des affaires étrangères, prononcés en août 1996, l'illustrent : «Si la France veut jouer un rôle international, elle tirera profit de l'existence d'une Russie plus forte. Elle doit l'aider à réaffirmer sa puissance…»

    La France des années 1990 utilisait le levier russe pour promouvoir au sein de l'Otan l'émergence d'un «pilier européen», qu'elle serait ensuite appelée à diriger, la sécurité de l'Europe passant par une relation renouvelée avec la Russie - ce qu'Emmanuel Macron, dans la continuité de ses prédécesseurs, n'a jamais manqué de rappeler, de Paris à Varsovie.

    L'audace diplomatique suppose une conscience claire de son identité et de ses intérêts. La France conserve l'idée qu'elle ne saurait confondre l'Europe avec les États-Unis, mais ne comprend pas ou feint d'ignorer que son déclin économique, incarné par sa désindustrialisation, l'empêche de détenir les moyens de son verbe.

    Ainsi l'option «française» a-t-elle vécu, l'«allemande» aussi. Reste la première option, «américaine», signe d'une ambition renouvelée pour l'Occident retrouvé ? Face à l'agresseur russe, les Européens s'enorgueillissent d'avoir su réagir et s'adapter. Qui subit s'adapte. Les Américains, eux, ne s'adaptent pas. Ils «stratégisent». Ils se donnent des fins et disposent pour les atteindre d'un appareil conceptuel dont l'Europe s'est progressivement dépourvue, par moralisme, croyance dans les effets pacificateurs du droit et du doux commerce, mépris de l'histoire et de la géographie. Trois géostratèges d'envergure, issus de générations différentes, Halford Mackinder, Nicholas Spykman et Zbigniew Brzeziński, illustrent la force de cet appareil et son tropisme «eurasien».

    Fondateur à la fin du XIXe siècle de l'école de géographie britannique, professeur à Oxford, Mackinder estimait que le cœur battant du monde, le heartland (ou l’île monde), composé principalement de l'Europe de l'Est et de la Sibérie occidentale, déterminait le sort des puissances :

    «Qui contrôle l'Europe de l'Est contrôle le cœur de l'Eurasie :

    Qui contrôle le cœur de l'Eurasie contrôle l'île-monde

    Qui contrôle l'île monde contrôle le monde»

    Durant l'entre-deux-guerres, Nicholas Spykman ajoute au «heartland» de Mackinder le concept de «Rimland». Le Rimland est une ceinture côtière, un arc de «terres bordières» allant de l'Europe atlantique à l'extrême orient, en passant par le Moyen-Orient (Mer Méditerranée, Mer rouge) et le sud asiatique (Océan indien). Elle entoure les richesses géologiques du heartland eurasiatique. Considéré comme le père de la géopolitique américaine, qui inspira notamment la politique d' «endiguement» du communisme, Spykman ne croyait pas en l'établissement d'une paix durable et universelle. Le monde est trop hétérogène. «Les ministres vont et viennent, même les dictateurs meurent, mais les chaînes de montage demeurent immuables ». Raison pour laquelle, écrit-il, la géographie est « la variable la plus importante en politique étrangère».

    Dans son fameux Grand échiquier, publié en 1997, Brzeziński se réfère à ces deux maîtres et complète le tableau. Pour garder pied sur la plaque eurasiatique, où se joue la stabilité et la prospérité des nations, l'ancien conseiller de Jimmy Carter à la Maison Blanche appelait les États-Unis «à exploiter» deux éléments : le levier ukrainien et la «position dominante de l'Allemagne», dont la quête de «rédemption» la rend plus facile à manœuvrer qu'une France en quête de «réincarnation» (sic).

    La géographie est une variable consciente lorsqu'elle permet de dessiner des stratégies. Elle est aussi une variable inconsciente lorsque l'on se penche sur les deux grandes tendances paradigmatiques américaines : l'isolationnisme et l'idéalisme ; la première qui appelle les États-Unis à se tenir éloigné des tumultes du monde, pour tirer au mieux profit de leur position avantageuse, cerclée de deux océans protecteurs ; la seconde qui découle aussi de cette position quasi «ilienne», qui permet d'agir sur la carte du monde sans risquer de nuire à l'intégrité de son propre territoire.

    Dans l'histoire des relations internationales, la géographie prime le droit et la morale. Il est ainsi plus facile de se faire le combattant de la liberté lorsque des frontières naturelles vous protègent que lorsque la configuration des lieux vous condamne aux joutes continentales. La Grande-Bretagne aurait-elle été la nation du commerce et du libéralisme si elle avait dû composer avec la géographie allemande, dépourvue de frontières naturelles ? « Elle aurait été, selon toute vraisemblance, en proie à la tyrannie d'un seul homme», répondait Alexander Hamilton, père du fédéralisme américain. Il en est de même pour la France, dont la culture stratégique fut longtemps accaparée par la vulnérabilité «naturelle» de son flanc nord-est. Maginot et Clémenceau ont hérité des «angoisses de César et de Louis XIV face à la perméabilité de la frontière avec l'Allemagne», résumait Spykman.

    L'Europe contemporaine aura du mal à accepter cette grille de lecture «géographiste», «déterministe», qui n'est d'ailleurs pas sans limites, dans laquelle le destin des peuples et des régimes ne peut complètement échapper à la nature des lieux. Le projet européen l'interdit. L'Europe est une «construction», non une civilisation plongeant ses racines dans le temps long d'une histoire millénaire. Elle a des «valeurs» plus que des traditions. Ses traités visent l'«intégration», «l'union sans cesse plus étroite». Le projet européen est plus devenir que continuité, à l'image de ses frontières, qu'il repousse par élargissements successifs. C'est sa différence. C'est aussi ce qui préface son infirmité géopolitique. Car il n'y a de géopolitique sans considération pour la géographie, sans considération pour les effets de la terre, qui se dit géo en grec, sur la vie des hommes. L'école de géographie française fondée par Paul Vidal de La Blache ne l'ignorait nullement, bien qu'elle fût plus «possibiliste« que l'anglaise ou l'allemande, dessinant un «déterminisme possibiliste», selon l'expression de Raymond Aron, qui accorde les variables conscientes (l'action des hommes : politique, technico-économique, démographique) aux variables inconscientes qui limitent la rationalité des acteurs et surdéterminent la diversité de leurs représentations.

    Mépriser l'importance de la géographie, c'est oublier ces permanences formant autant de contrepoids au diktat de l'évènement qui prive les démocraties européennes de stratégies et les expose aux décisions de ceux qui, armés du pessimisme du géographe, en disposeraient pour elles.

    Le 13 février dernier, The Washington Post évoquait «un moment charnière» (pivotal moment) à la suite du «coup de pression» des Américains sur l'Ukraine. Le grand quotidien révélait notamment l'existence de possibles négociations en vue d'une sortie de crise à l'automne. Il n'est en effet pas impossible de se demander si les États-Unis n'ont pas déjà atteint leurs principaux objectifs (au-delà sans doute de l'imaginable) : ressusciter l'Otan, croître leurs exportations de gaz (plus cher que le russe), couper durablement l'Europe - et notamment l'Allemagne - de la Russie, comme le symbolise la destruction des gazoducs Nord Stream. Pas impossible non plus d'imaginer Washington se préserver de tout risque d'enlisement, avant l'élection présidentielle de 2024.

    Face à l'échec irakien, une autre analogie supplanta la référence à «l'esprit de Munich» : le Vietnam. Les bourbiers irakien et afghan furent les derniers «Vietnam» des États-Unis. Et ces échecs pèsent encore dans la conscience nationale. Dès le début du conflit, le coût et les finalités de l'intervention en Ukraine furent davantage posés par la presse américaine, notamment conservatrice, qu'européenne. Les Américains n'iront pas au-delà d'une certaine limite. Ce qui ne veut pas dire que la sortie de crise sera chose aisée. Souvenons-nous de la Syrie : dès lors qu'il fut clair que le régime de Bachar al-Assad tiendrait, l'illusoire troisième voie «démocratique», le vœu d'une Syrie plus «occidentale» vécut et, avec lui, la nécessité d'une présence prolongée. La fin arrangea tout le monde. L'Occident put se concentrer sur Daesh, arguer d'avoir su neutraliser l'État islamique ; la Russie d'avoir su protéger son allié syrien. Ce qui doit nous inquiéter, concernant la guerre que subit le peuple ukrainien, est l'impossibilité d'imaginer, à ce stade, une voie de sortie convenable pour l'ensemble des camps en présence.

    Au fond, la question est la suivante : les Américains ont leur agenda, les Russes leurs desseins ; quels sont ceux des Européens ? Alors que l'inefficacité des sanctions européennes rappelle combien la désoccidentalisation du monde, la montée en puissance du monde non occidental - qu'aucun fond idéologique ne rassemble sinon la quête de l'intérêt national, qui passe souvent par le maintien de liens avec la Russie, et le ressentiment anti-occidental - est une donnée que nous ne saurions plus longtemps ignorer, le risque pour l'Europe est de voir s'affirmer un monde multipolaire dans lequel l'Europe ne serait pas elle-même un pôle ; mais tout au mieux le bras moral, le versant « idéaliste » du réalisme américain, faute de narratif indépendant, de conscience claire de ses propres spécificités historiques et géographiques.

    À supposer que nos marges de manœuvre soient encore réelles, ce risque est devant nous. Il placera de nouveau la Pologne en première ligne ; elle dont l'histoire et la géographie la posent en nouvelle force motrice de l'Europe géopolitique. La nation de Solidarnosc et de Jean Paul II, dont l'esprit de résistance «christiano-patriotique» milite depuis des années en faveur d'une Europe plus «réaliste», consciente de la diversité des nations et de leurs traditions, devra s'en souvenir. Son nouveau poids lui donne des responsabilités, qui ne sauraient conduire à ne prôner pour l'Europe que le strict alignement sur les visées géostratégiques américaines. À moins que l'injonction à «l'unité de l'Europe» n'entame déjà la construction de son hypothétique «autonomie» ?

    L'Europe fait de l'unité une fin en soi. Ainsi a-t-on vu fleurir ces derniers mois, notamment à Berlin, l'idée de mettre fin au vote à l'unanimité des membres du Conseil européen sur les questions de politique étrangère, oubliant que la division de l'Europe fut aussi une chance. Si la décision de soutenir l'invasion de l'Irak en 2003 avait dû être réglée par un vote à la majorité qualifiée, la France aurait-elle pu jouer pleinement son rôle de membre du Conseil de Sécurité des Nations Unis et entraîner dans son sillage d'autres États ?

    La France n'a pas dit «non» en 2003 parce que l'invasion de l'Irak reposait sur un mensonge. La presse américaine dénonçait l'«esprit de Munich» des Français, coupables de laisser la menace irakienne peser sur le destin du monde. La France eut la force de résister à cette entreprise «moralisatrice», celle que les «néoconservateurs» ont réactivée sous George W. Bush ; celle qui divise le monde entre le «jardin» occidental et la «jungle» non occidentale, selon la formule du théoricien néoconservateur Robert Kagan, reprise en octobre 2022 par le représentant de la diplomatie européenne, Josep Borrell.

    Avec le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité des Nations unies, dont nous venons de célébrer le vingtième anniversaire, la France n'incarnait pas le Bien s'opposant au Mal rongeant l'Amérique. Elle avait convoqué le temps long, l'histoire, l'expérience d'un «vieux pays», pour prévenir le «moralisme» américain des conséquences prévisibles de ses actes sur une région aussi dense et plurielle que le Moyen-Orient. Elle avait appelé avec Jacques Chirac à s'ouvrir à la diversité du monde, matérialisée par l'ouverture en 2006, sous le patronage de Claude Lévi-Strauss, du musée du Quai Branly.

    L'Europe aura besoin d'une France forte, consciente du monde pluriel qui est désormais le nôtre, pour apprendre à exister par elle-même, à projeter sa propre particularité à partir de ses propres concepts et dans la réalisation de ses propres buts. Car la question de demain ne sera pas de savoir si nous sommes «pro-russes» ou «pro-américains» (la cause est entendue). Elle sera de savoir si nous pouvons encore devenir pro-européens.

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