"Sans une certaine dose de populisme, la démocratie est inconcevable aujourd'hui"
Pourquoi opérez-vous une réévaluation du concept de populisme, aujourd'hui largement synonyme de démagogie ?
Ernesto Laclau : "Populisme" n'est pas pour moi un terme péjoratif, mais une notion neutre. Ce mot est aujourd'hui devenu un repoussoir, un peu comme l'a été celui de "démocratie" en Europe au début du XIXe siècle. La démocratie, c'était aux yeux des gens installés, le retour du jacobinisme et du gouvernement de la plèbe. Le populisme est une façon de construire le politique. Il joue la base contre le sommet, le peuple contre les élites, les masses mobilisées contre les institutions officielles figées. Mussolini comme Mao étaient des populistes. Tout comme Viktor Orban et Hugo Chavez, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon le sont aujourd'hui.
De droite ou de gauche, dangereux ou émancipateur, le populisme investit le peuple, autre mot dont le sens est à chaque fois redéfini. Alimentation, logement, santé ou scolarité : le populisme s'oppose à la doctrine technocratique de Saint-Simon (1760-1825) selon laquelle il faut "remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses".
Quelle est la différence entre le populisme de droite et le populisme de gauche ? Et pourquoi le populisme de droite est-il si présent en Europe alors que celui de gauche domine en Amérique latine ?
Ernesto Laclau : En Europe occidentale et orientale, la plupart des populismes sont de droite, de Silvio Berlusconi à Geert Wilders. Chez eux, le rejet de l'immigration, du multiculturalisme et l'affirmation de l'identité nationale priment sur les revendications sociales. En Europe, les catégories populaires se sont détournées de la gauche gouvernementale, jugée trop proche de la droite libérale. Il faut dire que, sur certains points, la politique de Tony Blair a emboîté le pas de celle de Margaret Thatcher, pour ne parler que de la Grande-Bretagne.
Sa politique a même accentué la dérégulation des marchés et de l'Etat opérée par la "Dame de fer". Et le scénario s'est produit dans presque tous les pays d'Europe. Ainsi, on a pu voir prospérer en France ce que l'on a appelé le "gaucho-lepénisme", ces reports de voix d'anciens communistes sur le Front national, phénomène que l'on observe partout sur le continent européen.
Quelle est la singularité du populisme latino-américain ?
Ernesto Laclau : Contrairement à l'Europe, l'Amérique latine n'a pas connu d'alliance entre le libéralisme et la démocratie au XIXe siècle. Et donc, au siècle suivant, les mouvements populaires ont adopté des positions non libérales et plutôt nationalistes, une tendance reconnaissable à travers presque tout le sous-continent.
Il y a eu la présidence de Getúlio Vargas au Brésil (1930-1945, puis 1951-1954), le péronisme argentin, le mouvement nationaliste révolutionnaire en Bolivie. La première présidence du général Carlos Ibáñez del Campo au Chili de 1927 à 1931 participe du même mouvement. Mais le populisme nouvelle version, aujourd'hui au pouvoir en Argentine, au Brésil, au Venezuela, en Equateur et en Bolivie, parvient le plus souvent à traiter avec respect les institutions libérales de l'Etat tout en répondant aux espoirs populaires et démocratiques.
Solidarité avec Bachar Al-Assad, soutien à Ahmadinejad et salut à l'"extraordinaire journée démocratique" que fut sa réélection... Chavez ne discrédite-t-il pas selon vous le populisme sud-américain ?
Ernesto Laclau : Je ne partage pas l'opinion de Chavez lorsqu'il prend la défense des régimes dirigés par ces hommes. Cependant, je m'oppose à toute intervention militaire dans leur pays. Mais la présidence Chavez doit être évaluée en prenant en compte les réformes internes qu'il a menées au Venezuela. Et, de ce point de vue, le progrès social est véritablement important.
Le populisme est-il selon vous l'avenir de la démocratie ?
Ernesto Laclau : Je dirais qu'une démocratie vivante doit savoir créer un équilibre entre le monde institutionnel et les revendications populaires, qui s'expriment parfois à travers le populisme. De ce point de vue, le "printemps arabe" a été un mouvement prépopuliste, même s'il lui manquait pour cela de se cristalliser dans un parti, ou d'être incarné par un leader charismatique.
Nestor Kirchner, qui fut président de la République argentine de 2003 à 2007, puis sa femme, Cristina Fernandez Kirchner, élue en 2007, ont réussi à accomplir des réformes justes jouant sur cet équilibre. Ainsi, le régime des pensions de retraite a été renationalisé, après les privatisations imposées par le gouvernement de Carlos Menem, une couverture santé universelle a été instaurée et le mariage homosexuel a été autorisé... Sans une certaine dose de populisme, la démocratie est inconcevable aujourd'hui.
Entretien avec Ernesto Laclau (Le Monde, 9 février 2012)