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esclavagisme libéral

  • Bruxelles et la civilisation...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Claude Bourrinet, cueilli sur Voxnr et consacré à la réforme du travail prônée par la Commission de Bruxelles...

     

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    Bruxelles et la civilisation

    Au nom de la sacro-sainte compétitivité, la Commission de Bruxelles voudrait en finir avec le CDI à la française. Encore une exception, cette fois-ci économique, que les tenants d’une gestion à l’anglo-saxonne de ce qu’on appelle, dans le milieu, le « capital humain », considèrent comme un abus.

    Pour le libéralisme, l’implication de l’homme dans son travail et dans la consommation constitue sa dimension naturelle par excellence. Tout ce qui paraît s’en éloigner, éducation, art, religion, politique, loisirs, aboutit, nolens volens, à ce terminus matérialiste : l’homme a des besoins qu’il faut satisfaire, et ces nécessités sont calculables, donc productibles et transmissibles. Hors de là, point de salut.
    Certaines enquêtes ont par exemple montré que le but de l’existence aux USA réside dans le travail et la consommation. On travaille pour consommer, et l’on consomme pour travailler. C’est pourquoi le monde y est perçu selon le critère de la compétition économique, et la puissance, essentiellement mesurable à l’aune de la croissance
    Cette vision a été facilitée par le destin singulier des migrants qui ont essaimés en Amérique du Nord, portant avec eux l’utopie d’un Nouvel Ordre délivré de toute attache traditionnelle, hormis une Bible, surtout vétérotestamentaire, dans laquelle se trouve privilégiée l’idée de terre promise. Le peuple élu porte témoignage par sa réussite terrestre, et impose au vieux monde, empêtré dans une malice atavique, les saines recettes d’un salut voué totalement à l’ascèse laborieuse. Le pessimisme calviniste, paradoxalement doublé d’un optimisme extravagant non dénué de messianisme, s’incarne surtout dans le sacrifice journalier que l’on concède à ce Moloch qu’est le travail. Si l’argent est loué, c’est parce qu’il est le signe d’un héroïsme sécularisé, l’apothéose triviale des saints des derniers jours, ceux-là même qui verront, à l’échelle planétaire, le façonnage d’une espèce humaine rédimée, enfin délivrée du mal.

    On sait aussi, depuis Attali, mais c’est un secret qui a eu beaucoup de peine à passer l’Atlantique, bien que l’Europe ait abrité longtemps en son sein les adeptes de ce style erratique d’existence, que le nomadisme est l’avenir de l’homme. La civilisation du tarmac. 

    Or, le travail, qui, certes, peut être perçu comme une malédiction, sous la forme de l’esclavage, ou du servage, antique ou moderne, présente, malgré tout, sur notre terre très ancienne, une connotation profondément positive. Non d’ailleurs sous son acception contemporaine, qui amène à ce qu’il ne soit plus perçu que comme une manière d’échapper au chômage, mais comme celle, plus pérenne, d’une possible réalisation de soi. En Europe, et singulièrement en France, terre de paysans et d’artisans, terre aussi d’industrie et de traditions ouvrières, le métier fut toujours, sinon une vocation, du moins une activité pour laquelle, malgré fatigue et exploitation, on éprouvait de l’attachement, de la fierté, de la reconnaissance. C’était vrai au sein des anciennes corporations, mais le monde moderne a suscité les mêmes liens, aussi bien dans le secteur privé que dans la fonction publique. 

    Le remplacement du terme « métier » par celui d’ « emploi » était déjà un signe que l’activité productive n’était plus appréhendée, par les technocrates de l’Etat, que comme une fonction, une situation dans un vaste processus quantitatif, et non comme une charge, un devoir, une implication sociale, affective, et pour tout dire, civilisationnelle. Ce fut donc une surprise de découvrir que les mineurs, les sidérurgistes, et d’autres catégories socioprofessionnelles dont le sort paraissait dramatique, avaient vécu comme une tragédie la fermeture de leurs entreprises et la fin de certaines branches industrielles. On comprit alors que derrière un labeur harassant, parfois dangereux, et autour de lui, s’étoffait, s’était construit, perdurait un tissu relationnel, qui allait de la famille aux syndicats et partis politiques. Les bistrots, les philharmonies, les clubs sportifs étaient autant de manifestations d’un art de vivre ensemble, d’une identité forte, qui offraient aux ouvriers une identité, un horizon, un sens. 

    Longtemps, en France, et en Europe latine et germanique, la profession est demeurée une partie de soi-même que l’on choisissait. On la jaugeait sur une vie, et on déterminait son évolution, les degrés d’amélioration, les progrès en connaissances et en pratiques, les satisfactions qu’elle promettait. 

    Or, il se trouve que notre époque a inventé un nouveau concept : l’employabilité. Cette potentialité, qui peut rester longtemps une abstraction, et se trouve validée par la nouvelle école dite des « performances », fait complètement fi de l’objet même de l’emploi, de la nature d’un ouvrage – qui pourrait être, terme magnifique, de la « belle ouvrage », dans la mesure même où les bouleversements des techniques, de la robotique, de la cybernétique, l’ont vidé de son contenu qualitatif, et l’on cantonné à n’être qu’une variable dans le processus global de productivité. De ce fait, l’ouvrier, le travailleur, est un élément du flux universel de l’échange des marchandises : tous les « employés » peuvent être interchangeables, remplaçables, éjectables, puisque la formation désormais requise, dans la grande majorité des cas, se résume à la manipulation de logiciels, ou d’autres procédés automatisés, qui font l’essentiel, quand le travail sous qualifié n’est pas, tout simplement, délocalisé dans les paradis esclavagistes.
    La soudaineté du changement, et la trahison des élites, ont empêché que les classes populaires ne prissent vraiment conscience d’une réalité qui anéantit des siècles de civilisation. Si, aux USA, il paraît normal de changer de travail fréquemment, de résidence, de région et de partenaires, il n’en était pas de même dans des pays qui cultivaient leur singularité et un ancrage humain très puissant dans des terroirs où l’on retrouvait une origine, des racines. La mentalité du Français et de certains Européen est pétrie de cette sédentarité chargée d’histoire, de mémoires, de ces souvenirs plus ou moins conscients qui peuplent les chemins, les carrefours, les murs des cités et jusqu’au sous sol où tant de nos ancêtres reposent. Accepter les intermittences hasardeuses d’un emploi vague, imprécis, aux contours indéfinis, c’est se vouer à l’errance, et accepter la solitude intrinsèque le la société contemporaine, libérale et productiviste, américanisée et barbare.

    C’est pourquoi les propos aventureux, provocateurs, extravagants et, somme toute, dangereux, de Jean-Christophe Sciberras, président de l'Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), laquelle soutient l’injonction de la Commission, vont à l’encontre de ce que nous sommes au plus profond de nous. D’autant plus que cette permissivité patronale donne de bons atouts pour instaurer chantage, menaces, pressions de toutes sortes destinées à maintenir des ouvriers et employés isolés, atomisés, incapables de se défendre, dans l’obéissance et la docilité. Voilà une vérité que le peuple doit connaître. Prôner un seul contrat de travail, avec possibilité absolue de licencier à volonté, c’est, dans le fond, attenter à un mode de vie qui fait notre spécificité. Ce projet est bien pire qu’un bombardement. Car les ruines, on peut les relever. Mais on ne peut ressusciter les âmes. 

    Or, pas besoin de dessin pour savoir à qui on a affaire : des esclavagistes. Pour eux, plus on est taillables et corvéables, plus on se rapproche du meilleur des mondes. Voilà leur type de société.

    Claude Bourrinet (Voxnr, 31 mai 2012)

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