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césar cavallère

  • La philosophie du travail des GAFAM...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de César Cavallère cueilli sur le site de l'Institut Georges Valois et consacré à la philosophie du travail des GAFAM...

     

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    Corporate Memphis et la philosophie du travail des GAFAM

    Art vectorisé, aplats de couleur pop, formes courbes, silhouettes minimalistes, personnages distordus. Vous avez sûrement déjà aperçu ce style graphique, puisqu’il était omniprésent sur l’internet grand public de ces dernières années. Un style qui ne ressemble à rien, et qui ne parle (presque) à personne.

     

    I. La naissance d’un style sans visage

    En 2013, Apple commence à déployer des visuels avec des personnages de profil en 2D, faisant un premier pas dans l’appropriation du style postmoderne. En 2017, l’agence média Buck livre à Facebook un écosystème d’animation alors nommé « Alegria ». La commande visait à rajeunir l’esthétique du réseau en perte de vitesse, déjà en proie au vieillissement de sa base d’utilisateurs. Dans les mois et les années qui suivirent, des dizaines et des centaines de marques copièrent le style graphique Alegria, jusqu’à ce que partout où l’utilisateur se promène sur la toile il tombe sur ce style impersonnel. Le « Corporate Memphis » était né.

    Google, Facebook, Apple, Indeed, Hinge, Slack, Spotify, Uber, AirBnB. Vous avez forcément aperçu ces personnages grossiers aux épaules et aux mains exagérément volumineuses et aux têtes minuscules. Là où le style postmoderne est abstrait, le Corporate Memphis, appliqué à une fonction particulière, représente des objets. Dans les saynètes déconstruites du Memphis Corporate, la technologie semble permettre la réunion d’individus en des communautés heureuses. Ce lien indépassable entre technologie, travail et bonheur nous rappelle que tous ces produits proviennent directement de la Silicon Valley.

    Cette esthétique qui paraît absolument neutre, avec des personnages asexués et aux origines indéterminées, est porteuse d’une idéologie. Nous sommes heureux quel que soit le genre que nous avons choisi, notre sang est sans importance, et le travail rend heureux.

    Dans La Société du spectacle (1967), Guy Debord écrit que « [t]out ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » C’est ce que fait le Corporate Memphis : les personnages, les scènes de travail, les relations humaines ne représentent plus le réel. On ne cherche plus à figurer la vie ou les situations concrètes, mais à imposer une image : celle d’un monde sans conflit, éternellement pacifique.

    Et nous pensons tous à la même chose en voyant ce produit industriel apparaître sur les réseaux, comme une image rémanente se reproduisant jusqu’à la nausée derrière nos paupières. « Il n’y a pas d’alternative ». Il n’y a aucune échappatoire. Il n’y a pas d’alternative. C’est le récit de la réplication massive d’un mensonge que tout le monde sait faux, à moins d’être aliéné.

     

    II. L’utopie graphique et son idéologie cachée

    Avec cette esthétique, le but pratique recherché par les entreprises du privé est de combler des vides dans les diapositives, ou bien d’illustrer des documents internes et externes en utilisant une grammaire « positive ».

    Il se trouve que cette imagerie nous laisse une impression d’être sans âme et paresseuse, notamment parce que des entreprises grand public du secteur numérique (Adobe, Meta) proposent des générateurs de Corporate Memphis, qui ont permis sa large appropriation par les professionnels et les particuliers.

    Quel plaisir de travailler ! Nos personnages lisent des graphiques avec le sourire, préparent des diapo avec apaisement, le contentement général étant suggéré par une palette chatoyante. Il s’agit d’une tentative grossière de dépeindre un monde idéal, bien à l’opposé du monde qu’induit la vente massive des informations personnelles des utilisateurs des produits des GAFAM.

    Comme Nick Land l’anticipait, l’époque postmoderne est celle de la fusion de la culture et de l’économie : tout devient un contenu capitalisable. Le Corporate Memphis est une interface qui permet d’intégrer nos affects, notre parcours, nos pensées, et d’en faire un produit.

    Le Corporate Memphis est une promesse : celle d’un monde sans danger, sans conflit, dans lequel tous s’aiment et collaborent. Mais ce monde n’existe pas. Cette utopie graphique nous met mal à l’aise précisément parce qu’elle est une propagande qui ne dit pas son nom. Tous ces éléments visent à créer artificiellement une culture d’entreprise « positive ». Mais quelle culture, quelle identité pourrait émerger si toutes les entreprises se raccrochent aux mêmes valeurs et à l’exacte même imagerie générique ?

    Cette culture d’entreprise universelle était le parfait appeau pour les milléniaux (en principe progressistes) de classe moyenne-supérieure. Cette esthétique reprend les codes de la culture hipster : chemise à carreau, lunettes carrées, bretelles, pouf, baby-foot. Work hard and play hard. On sent d’ici le Starbucks et les chaises du bar branché d’afterwork pour cadres dynamiques faites en palettes. Le Corporate Memphis ne nous renseigne pas sur le produit vendu, mais seulement sur la sociologie visée par la marque : le millénial progressiste de classe moyenne-supérieure.

    Il croit à l’émergence de nouvelles formes de travail, il entretient un syndrome de Stockholm avec sa boîte malgré ses multiples burn out, il veut croire au mensonge qu’on lui sert, parce qu’il aime le reflet qu’il y voit, le récit qui justifie son salaire et son mode de vie. Les milléniaux sont une génération cobaye. Cobaye de l’idéologie du cool, de l’hyperconnexion, de l’injonction à l’inclusivité et de l’acceptation du bullshit job.

    Aujourd’hui, les marques les plus importantes ont purgé leur image de tout Alegria, tant le style est devenu impopulaire, et principalement auprès des zoomers.

    Inclusivité surjouée : l’imagerie de l’inclusion

    Cette dimension inclusive s’exprime par les proportions des personnages, qui sont volontairement distordues, avec une tête trop petite et un torse surdéveloppé. Nous pourrions dire que cette esthétique s’inscrit dans le « bodypositivisme » en mettant en valeur l’obésité et en déformant des personnages supposément normalement proportionnés au départ. Les personnes de toute ethnie ou race sont surreprésentées, mais les personnages peuvent être verts, jaunes ou violets. Il est souvent difficile de déterminer le sexe ou l’ethnie des personnages vus.

    Plusieurs critiques furent émises : saturation quant à l’omniprésence dans les contenus professionnels ou sur les réseaux sociaux. Ce style est aussi largement repris dans la bande dessinée marquée à gauche, notamment féministe et antiraciste. Cette utilisation accuse une collusion entre deux mondes : les GAFAM et la gauche libérale.

    L’inclusivité ne s’exprime pourtant pas vraiment dans les entreprises qui assurent avoir des « valeurs ». Par exemple, beaucoup ne garantissent pas de droit à la déconnexion, gardent d’importantes disparités salariales entre les postes, et sont peu enclins au dialogue social.

    Les « politiques d’inclusivités » sont d’ailleurs assez circonscrites sociologiquement. Ce n’est pas l’actionnariat qui va laisser la moitié des parts aux femmes, le paritarisme – quoiqu’on en pense par ailleurs – ne sera non plus jamais recherché pour la main d’œuvre non ou peu qualifiée, et enfin le PDG ne laissera pas sa place à une femme « pour le principe ». Seule la catégorie CSP+ sera concernée : il n’y aura pas de programme d’inclusivité pour le personnel de ménage.

    Cette proximité qui semblait évidente entre GAFAM et idéologie progressiste semble pourtant en reflux depuis quelques années, comme en témoignent les exemples de Musk et de Zuckerberg. Les marques affichent de moins en moins leur soutien au mois des fiertés, déjà devenu un vestige du passé. Le mouvement LGBT et le style Memphis sont tous les deux apparus pour le grand public vers 2016 et ont décliné ensemble dès l’aube de 2023.

    Réalisme capitaliste et recyclage du temps

    En 2009, Mark Fisher, professeur de philosophie britannique publie Le réalisme capitaliste. N’y a-t-il pas d’alternative ? Le terme d’abord forgé comme une parodie du « socialisme réaliste » a pris une autre consistance sous la plume de Fisher : « Le réalisme capitaliste tel que je le conçois ne peut être confiné à l’art ou au fonctionnement quasi propagandiste de la publicité. Il est plutôt une atmosphère généralisée, qui conditionne non seulement la production culturelle, mais aussi la réglementation du travail et de l’enseignement, et qui agit comme une sorte de frontière invisible contraignant la pensée et l’action. »

    Fisher dit encore : « Le réalisme capitaliste ne peut être attaqué que si l’on démontre d’une façon ou d’une autre son inconsistance ou son caractère indéfendable ; c’est-à-dire si ce qui est apparemment « réaliste » dans le capitalisme s’avère n’être rien de tel. » selon lui, le réalisme capitaliste est parvenu à imposer une pensée entrepreneuriale, qui s’étend à la société.

     

    III. LinkedIn : vitrine du capitalisme cool

    Ce n’est pas un hasard si LinkedIn a fait du Corporate Memphis l’horizon de son réseau social. Le Corporate Memphis et LinkedIn sont deux faces du même réalisme capitaliste : un présent perpétuel sans alternative, masqué par des images de bonheur et traversé par une injonction narcissique à afficher son contentement.

    Linkedin comme espace performatif

    Le CSP+ sous antidépresseur est content de se lever chaque matin à 5h30 pour donner une leçon de bullshit à ses collègues. La petite dinde diplômée est ravie de faire des teambuildings au lieu de passer du temps avec ses vrais amis ou avec sa famille. En tout cas le pensent-ils. C’est ce qu’ils disent sur LinkedIn, d’ailleurs.

    :emoji fusée : Chacun a une histoire de succès professionnel ou personnel inspirante (« avant j’étais en fauteuil roulant mais depuis j’ai réussi à me faire pousser de nouvelles jambes »). À la manière du Memphis Corporate, ce réseau a comme mot d’ordre le même principe qu’une règle implicite de LinkedIn : ne montrer que le positif. Les utilisateurs savent bien qu’ils doivent montrer au reste du panier de crabes à quel point ils sont des winners. Un profil LinkedIn vise à améliorer sa crédibilité vis-à-vis de ses collègues, et au regard des autres entreprises. Comment les utilisateurs pourraient être honnêtes alors même que le seul moyen pour se mettre en avant, c’est de travestir la réalité ?

    Alors ils publient, pour raconter à quel point leur motivation a fait la différence, combien ils ont travaillé dur, comment ils ont réussi à sacrifier leur vie personnelle et à ne prendre aucun temps de loisir. Un junior qui ne raconte pas sa success story à la pause midi a-t-il seulement sa place dans la boîte à bullshit ? Le rêve américain est devenu le quotidien du petit cadre du tertiaire, qui romantise sa carrière chaotique à coups de ChatGPT.

    Le narratif « girlboss » suit le même schéma : si une femme est dans une situation professionnelle précaire, alors c’est la faute au manque d’inclusivité. Si au contraire elle atteint une place enviable (fusse au titre de quotas et moyennant des politiques d’inclusivité), elle est la seule actrice de son succès. Et d’ailleurs, grâce à ces 5 conseils, toi aussi tu vas pouvoir atteindre tes objectifs comme moi.

    Le Cadre aura à peu ou prou le même discours que le « coach » perdu dans sa réorientation et sa cinquantaine après un burn out, ou de celui de l’influenceur vous vendant un obscur Ponzi. Tout le monde souhaite nous « accompagner vers la réussite » ; à se demander pourquoi tout ce beau monde nous harcèle plutôt que de réussir lui-même. Ces personnages de Houellebecq, d’une post-modernité qui implique de décréter le cool et de manifester son contentement en dépit des calmants ingérés, vivent pour et à travers leur travail, et ce en dépit de l’absence cruelle de sens.

    La fusion du privé et du professionnel :

    Plus inquiétant encore, les utilisateurs parlent maintenant de leur intimité : la maladie d’un proche, leur mariage ou l’arrivée d’un nouveau né… Le privé s’est invité dans un espace professionnel, brouillant encore la frontière entre les deux grandement, grandement fragilisée depuis le temps du confinement. Nick Land parlait de «fusion postmoderne de la culture dans l’économie ».

    La technologie est la pierre angulaire de cette intrusion, brouillant les habitudes, comme le capitalisme a pour habitude de brouiller nos repères temporels, comme a pu le faire remarquer justement Jameson. Nous utilisons les mêmes application pour prévenir d’un retard au travail que pour annoncer nos fiançailles sur le groupe familial. Refuser chaque pénétration insidieuse de l’environnement professionnel dans notre vie est suspect. Nous sommes supposés être amis si nous sommes collègues, non ? Et si l’on ne veut pas manger, jouer et dormir avec ses collègues, a-t-on vraiment sa place dans l’équipe ? Ça n’est pas la valeur de notre entreprise.

    L’idéologie managériale a intoxiqué les réseaux sociaux, au même titre que la pub. LinkedIn, par sa forme, la présentation des profils, des expériences professionnelles, est en lui-même porteur d’une idéologie. Le problème de l’utilisation de ce réseau ? La concurrence. Il faut générer de l’engagement, et ce régulièrement pour ne pas passer à la trappe. Comme s’il s’agissait d’une extension de notre travail.

    L’envers du décor : frustration et soumission

    Le travailleur ne vend plus seulement sa force de travail, mais devient lui-même marchandise. Il est une marque, avec un récit motivationnel aussi original qu’une lettre de motivation.

    Depuis quelques années, il est possible de remarquer une multiplications des comptes de « bots » et des publications par IA. En début 2024, la plateforme a supprimé 70 millions de faux comptes. Ce n’est pas sans rappeler la théorie de l’internet mort, qui postule qu’après avoir atteint un certain stade dans le développement des machines-outils, la plupart des actions seront menées par des robots. Aujourd’hui déjà, sur la plateforme, la plupart des interactions sont le fait de bots, et cela ne semble pas inquiéter, et le problème pourrait être facilement réglé. Ils font exactement ce qu’attend d’eux la plateforme, à savoir répliquer les schémas de publications, comme un utilisateur normal le ferait. L’IA standardise les contenus. Pourquoi utiliserais-je mon précieux temps pour écrire une publication inspirante alors même que ChatGPT peut faire une chimère des milliers de posts similaires ?

    En dépit de ce constat d’un fonctionnement absurde, le Cadre peut se sentir obligé d’assumer régulièrement ce masque social en postant régulièrement. Parce qu’il a déjà un compte, parce que c’est ce que fait sa classe, par peur de se retrouver sans rien, par compensation d’une vie personnelle sans intérêt.

    Cependant, ce Cadre aura rencontrera des difficultés pour moralement supporter la mise en concurrence avec les winners du monde entier, et encore plus après qu’ils aient très favorablement embelli leur histoire. De plus, il s’agit de se vendre soi-même dans une dimension intime. Cette auto-objectivisation a de quoi rendre dépressif plus d’un aliéné.

    Pour cette raison, Linkedin est tout à fait à l’image de l’idéologie actuelle du management.

    « Ici on est comme une grande famille »

    L’idéologie managériale s’exprime aussi par le refus de la verticalité. Le N+1 va se comporter comme l’égal de l’employé pour lui donner les directives de façon détournée. « ce serait bien que tu fasses ça », signifie « fais ça ». Ce qui est d’autant plus pernicieux. Le manager ne supporte pas d’assumer l’autorité, il est obligé d’être ton « pote » et de ramener des croissants pour le petit déjeuner (si tu n’es pas sage, seras-tu privé de goûter ?). Si tu travailles bien, peut-être auras-tu la chance de siroter une IPA avec lui après le travail. Les rapports de force semblent absents, mais ce n’est qu’en apparence. Ils existent réellement, et la domination n’en est que plus forte.

    Impossible de parler de LinkedIn sans parler de la sémantique et du vocabulaire. Certains mots jargonneux sont associés à une idée positive, même (et surtout) s’il ne veulent rien dire. Les mots sont utilisés pour l’apparence qu’ils donnent, comme un signe de reconnaissance. Si je dis être assertif, motivé, etc. Évidemment, les anglicisme sont des mets de choix, en particulier pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue de Shakespeare. Lorsque le vocabulaire est français, il y a toujours le risque qu’on se rappelle que ça ne veut rien dire. Les anglicismes et les néologismes se transforment en jargon.

    Jameson l’avait bien vu dans Postmodernisme et société de consommation : « un monde dans lequel l’innovation n’est plus possible, [où] on ne peut plus qu’imiter des styles morts, parler avec des masques, en empruntant la voix des styles, dans le musée imaginaire ».

    Une bombe à retardement

    L’esthétique du Corporate Memphis et la rhétorique LinkedIn ne représentent pas la réalité, elles la masquent pour pacifier la conflictualité sociale. Mais cette idéologie, en étouffant toute colère, favorise-t-elle vraiment la résolution des conflits ? Les paroles et les représentations mielleuses sont supposément censées neutraliser l’accès de violence. Mais sans échappatoire à la frustration, elle ne peut que s’accumuler, jusqu’à l’explosion ou la folie.

    César Cavallère (Institut Georges Valois, 19 octobre 2025)

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  • Hybris : la démesure contre l’Europe...

    Nous reproduisons un point de vue de César Cavallère, cueilli sur le site de l'Institut Iliade et consacré à la question de l'hybris.

     

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    Hybris : la démesure contre l’Europe

     

    « Car le dieu frappe de sa foudre les créatures qui s’élèvent trop haut, sans se soucier des plus humbles. Le dieu frappe de sa foudre tous les êtres vivants qui se distinguent par leur taille et leur grandeur. Ainsi, il abaisse toujours ce qui dépasse la mesure. »
    Hérodote, Livre VII, chapitre 10

     

    L’interdit fondateur : aux origines européennes de la mesure

    Dans l’univers grec, le cosmos est ordonné, et chacun y a sa place. L’homme, les dieux, les héros, la nature coexistent dans un équilibre qu’il appartient à tous de conserver. La Moïra, force impersonnelle du destin, répartit les parts de gloire et de souffrance. Tout ce qui vit – et Zeus lui-même – s’y soumet. L’hybris, c’est vouloir une part de destin qui n’est pas la sienne. C’est Narcisse se noyant, énamouré par son image, Sisyphe se jouant de la mort et des dieux, le prévoyant Prométhée volant le feu divin, ou Icare, s’approchant de trop près du soleil en dépit des mises en garde de son père Dédale.

    Le mythe est la correspondance d’une éthique, d’une esthétique, d’une métaphysique. La tragédie attique, que ce soit chez Sophocle ou Euripide, incarne cette conscience du monde en tant qu’ordre fragile, constamment menacé par l’exaltation du moi. Dans Œdipe-Roi, ce n’est pas un crime volontaire qui provoque la ruine, mais le refus d’entendre le destin. Dans les Perses d’Eschyle, la défaite de Xerxès est celle d’un orgueil impérial aveugle. La tragédie enseigne : l’excès est une faute, non parce qu’il est moralement condamnable, mais parce qu’il viole l’harmonie du tout.

    La théorie de la pleonexia chez Platon, ou la critique de l’excès du désir et de l’envie de tout posséder, s’inscrit dans cette même logique. Dans la République, le philosophe dénonce la logique tyrannique comme issue de l’hybris individuelle : un homme qui désire tout finit par perdre la liberté des autres. Le tyran est le fruit de la démesure. Avec Socrate, les fondements d’une anthropologie politique de la limite ont été durablement établis. Tout à l’inverse, Calliclès, dans le Gorgias, fait l’éloge de l’hybris : il est le prototype du moderne avant la lettre, défenseur de la force contre la justice, de l’excès contre la mesure. Il tourne le dos au « Mêdèn ágan » (« Rien de trop ») inscrit sur le fronton du temple de Delphes.

    L’ordre tragique, ainsi établi, est double : l’homme est tenu à l’humilité par son rang naturel, mais il est aussi, par nature, tenté de s’en écarter. La tragédie, loin de dissuader de toute volonté de grandeur, en rappelle l’horizon : seul celui qui accepte de souffrir selon sa nature peut atteindre la vertu. La proposition grecque est celle d’une anthropologie posant que seule la connaissance des limites peut mener à la grandeur.

    D’Athènes à Rome : la continuité de l’interdit

    Contrairement à l’idée reçue, le christianisme ne rompt pas avec la métaphysique grecque du cosmos. Il en transforme les termes, mais pas la structure. Le Dieu unique remplace les dieux, la loi morale remplace la Moïra, mais l’hybris reste la faute par excellence. Le péché originel, c’est l’homme voulant devenir « comme un dieu ». Lucifer est ainsi déchu pour avoir voulu être l’égal du Créateur. Saint Jean nous dit que le dragon – représentation monstrueuse du diable – a entraîné avec lui « le tiers des étoiles du ciel », un désordre cosmique ! L’orgueil (superbia) devient la matrice de tous les péchés.

    Le monde médiéval fut un monde ordonné, structuré, hiérarchisé, où chaque chose avait son sens et sa place. La sainteté, la chevalerie, l’art gothique, le droit coutumier : tout visait à restaurer un ordre sacré. La société féodale est toujours celle de la tripartition indo-européenne, un ordre social établi sur la complémentarité, et l’inégalité protectrice.

    Les Pères de l’Église, Augustin en tête, ne font que christianiser un schème très ancien : l’homme ne peut accéder à la vérité ou au salut qu’en reconnaissant sa petitesse. La grandeur de l’homme est dans l’acceptation de son infériorité à Dieu. Cette vision n’est pas étrangère à celle d’Eschyle, chez qui Hybris a pour mère Dyssebeia, qui signifie « l’impiété ». Thomas d’Aquin définira plus d’un millénaire plus tard l’orgueil comme le désordre fondamental : la tentative d’acquérir la béatitude par ses propres forces. La faute n’est pas tant dans l’ambition que dans l’arrogance de croire que l’on peut se sauver seul. Relevons tout de même une nuance : le christianisme a universalisé l’hybris ; tous les hommes sont pécheurs.

    La littérature médiévale reprend cette structure tragique sous une forme nouvelle : la chanson de geste. Roland meurt pour avoir refusé d’appeler au secours en sonnant l’Olifant. Renaud, dans les Quatre Fils Aymon, doit suivre une quête expiatoire et restaurer l’ordre qu’il avait brisé dans l’empire de Charlemagne. Les héros sont toujours confrontés à la tentation de l’excès, et à la nécessité du sacrifice. C’est ce qu’Aristote appelait déjà l’hamartia, « la faute commise par le héros permettant le renversement du malheur en bonheur ou du bonheur au malheur ». Dans le christianisme, l’hamartia est comprise comme l’action du péché, qu’il soit commis par omission ou par commission, en pensée ou par sentiment, en parole ou en acte.

    Les figures bibliques ne témoignent pas d’une autre logique : l’ordre divin est juste parce qu’il est ordonné, mais le refus de cet ordre appelle toujours la sanction. À l’inverse, celui qui agit en conformité avec la volonté de Dieu est récompensé, comme c’est le cas d’Abraham, de Moïse ou de Noé. De même, l’Apocalypse de Saint Jean décrit le moment précédant la fin des temps comme celui du déchaînement de la démesure humaine.

    La modernité ou l’ère de la démesure

    Le basculement moderne n’est pas seulement politique ou scientifique : il est ontologique. Le cosmos se disloque au profit d’un sujet abstrait. La modernité nie le tragique et ne connaît plus de limite. Elle remplace l’hétéronomie par l’autonomie, la hiérarchie par l’égalité, l’ordre cosmique par le désir individuel. Elle produit Faust, Frankenstein, Hamlet. Le péché devient création, la faute, expérience. L’homme ne veut plus s’inscrire dans l’ordre du monde : il veut le refonder.

    Nietzsche, malgré sa nostalgie du tragique grec, participe de ce renversement. En exaltant la volonté de puissance, en sacralisant Dionysos contre Apollon, il légitime une démesure assumée, vitale, éruptive. Le mal n’est plus à fuir, mais à embrasser. Ce renversement ouvre la voie à toutes les transgressions modernes : biologiques, sexuelles, sociales. Dans le sillage de Faust, l’Occident devient alchimiste, individualiste, libertaire.

    Le romantisme puis l’existentialisme prolongent cette tendance. Le héros romantique est celui qui aspire à l’infini, et dont le désir consume l’âme. De Goethe à Byron, de Shelley à Camus, le héros se définit contre l’ordre. Mais ce héros finit seul, brisé, souvent suicidaire. Il incarne un Prométhée dénaturé, détourné de son sens pédagogique antique.

    Pour Giorgio Locchi, la modernité n’est pas seulement une époque, c’est un processus : celui de l’auto-affirmation européenne. Il parle d’européanité comme d’une histoire-sens, c’est-à-dire d’une dynamique intérieure par laquelle l’homme européen se projette dans un au-delà de lui-même, par la création, la volonté, l’action. À ce titre, l’hybris n’est pas une simple pathologie moderne : elle est une tentation propre à l’Europe. La tension entre la limite et son dépassement est un motif fondamental structurant la psyché européenne.

    Mais là où Locchi se distingue des modernes, c’est qu’il ne confond jamais dépassement et négation des limites. Il y a pour lui une tension constitutive de l’Europe entre l’élan prométhéen et la conscience tragique. L’homme européen, dit-il en substance, tend vers l’absolu — mais il sait qu’il ne pourra jamais l’atteindre. Cette tension, qui fonde le tragique européen, est aussi sa grandeur.

    Dès lors, l’hybris moderne — celle du posthumanisme, de l’égalitarisme intégral, du déracinement — n’est pas un prolongement ordinaire de l’élan européen : c’est sa dénaturation. Elle conserve la dynamique du dépassement, mais en détruisant le cadre symbolique, le mythe, la limite cosmique. L’hybris moderne est dévoyée parce qu’elle prétend à la liberté sans tragique, à la puissance sans destin, le dionysiaque sans apollinien. Le « prométhéen » n’est plus le prévoyant, mais plutôt, à l’image d’Épiméthée, celui qui agit avant de réfléchir.

    Afin de trancher avec le marasme des anthropologies modernes (société sans limites, droits sans devoirs, science sans conscience, art sans beauté), il faut à nos contemporains une proposition de retour à une éthique de la limite.

    Lutter contre l’illimité : vers un antimodernisme tragique

    Notre pensée, en filiation avec Nietzsche, mais contre les avatars modernes de sa pensée, réhabilite la notion de limite. Dominique Venner parle de « métaphysique de l’illimité » pour désigner l’essence de la modernité. Alain de Benoist souligne que la véritable identité européenne est tragique : elle reconnaît la mort, la fatalité, le destin. David Engels plaide pour un retour aux structures traditionnelles, hiérarchiques, inspirées du monde chrétien médiéval.

    Ce retour n’est pas réaction, mais renaissance. Renaître, c’est comprendre que le monde n’est pas à bâtir à partir de rien, mais à transmettre, à garder, à respecter. Cela implique de retrouver un sens de la mesure qui seul permettra la régénération d’un éthos européen. C’est cet équilibre qui est la condition pour refonder un art de vivre authentique.

    Nous sommes passés d’un monde tragique à un monde technique, disait Camus. Il est temps de quitter les « gouvernances » pour refaire le Politique, et délaisser l’anecdote des revues de presse pour reprendre l’Histoire. Cela passe par la restauration de l’esthétique tragique. Le héros n’est pas celui qui triomphe de tout, mais celui qui accepte sa part de souffrance et assène le grand « oui » au destin. Le politique n’est pas celui qui déconstruit les normes, mais celui qui veille sur l’harmonie. L’artiste n’est pas celui qui choque, mais celui qui révèle.

    Le combat contre l’hybris moderne passe aussi par une action culturelle, métapolitique, qui réintroduit le sens de la tragédie dans les esprits. Cela implique de redonner une voix aux mythes fondateurs, de revaloriser le sens du destin, de faire de la pensée et de la mémoire un acte vivant.

    Antigone et Achille doivent redevenir les modèles d’une anthropologie enracinée. Antigone désobéit, Achille déborde. La transgression de l’ordre n’est pas toujours une faute, elle peut être la clé d’une résolution dynamique. Mais c’est un dépassement dialectique que nous ne pouvons comprendre que dans une civilisation de l’Interdit.

    Répétons-le : la culture européenne ne fut grande que lorsqu’elle fut tragique. Non pas pessimiste ni résignée, mais lucide dans son rapport à l’histoire. C’est parce que l’homme européen savait que tout passe qu’il a bâti les cathédrales et écrit des épopées. C’est parce qu’il connaissait sa place dans le cosmos qu’il voulait tendre à bâtir une cité juste. C’est parce qu’il savait que la beauté est mortelle qu’il a enfin voulu la transmettre.

    Conclusion : pour un réveil tragique de l’Europe

    L’Europe contemporaine est une tour de Babel : elle parle toutes les langues sauf celle de la limite. Elle est faustienne, déracinée, marchande. Elle ne connaît plus que droit, contrat et jouissance.

    Il ne s’agit pas de revenir à l’ancien monde, mais de retrouver ce qui faisait la poésie de l’ordre ancien. Camus, dans L’Exil d’Hélène, disait que l’homme ne peut se passer de la beauté. Mais la beauté elle-même est limite. Elle est harmonie, règne des proportions justes, et non celui du quantitatif. Elle est tension, non-résolution. Réapprendre à vivre tragiquement, c’est refuser la fuite en avant du désir. C’est réintégrer l’homme dans un ordre où il serait à nouveau le moteur héroïque de l’histoire.

    L’avenir est à ceux qui sauront, selon la formule de Nietzsche, justifier le malheur. Non pour le nier, mais pour en faire une grandeur. Telle est la tâche qui attend les héritiers d’une civilisation tragique. Et cette tâche commence aujourd’hui, dans le silence, dans la transmission, dans l’éveil des consciences, face à un monde qui ne connaît plus que le déni du réel, et a troqué la contemplation pour la compensation. Dans le prolongement d’un Spengler, Locchi soutient que l’Europe ne pourra survivre qu’en redécouvrant une forme de grandeur tragique. Cela signifie : accepter le destin non comme une limite paralysante, mais comme une forme qui rend possible l’action.

    La question de la réintégration de la limite comme facteur de la régénération est un moment essentiel de la révolution métapolitique. Il est temps de rouvrir les tragédies, non pour les admirer, mais pour y puiser une discipline de l’âme. Il est temps de se réapproprier nos interdits, non pour les subir, mais pour y trouver la forme. Il est temps, en un mot, de redevenir Européens.

    César Cavallère (Institut Iliade, 18 août 2025)

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  • La révolution du Bonheur et ses conséquences...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de un point de vue de César Cavallère, cueilli sur le nouveau site de l'Institut Georges Valois et consacré à la révolution du bonheur...

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    La révolution du Bonheur et ses conséquences

    Dans « la société de consommation », Baudrillard nous explique que la révolution a été un premier pas vers la société du bonheur, comble de l’individualisme que nous connaissons aujourd’hui. Faire du bonheur l’ultime horizon c’est être bien peu ambitieux. Aujourd’hui, le capitalisme du désir nous fait miroiter le bonheur à l’image d’un flot incessant de produits nouveaux à acheter et à consommer, agités par une mode toujours fluctuante.

    Jacques Julliard fait remonter au XIXe les deux écoles, les deux voies royales établies par la modernité pour atteindre le bonheur. La première repose sur l’organisation d’une société juste et peut prendre comme maître Saint-Just, l’autre se base sur le plaisir sans limite et a été initiée par Sade.

    Mais si Saint-Just appelait de ses vœux une tyrannie du bonheur, comme ravissement imposé par la puissance publique, ce qui en a résulté est l’injonction adressée à chaque individu de poursuivre le bonheur. Le projet de ressusciter le civisme antique en réglementant chaque aspect de l’intimité s’étant avéré impossible, c’est non pas à la l’État qu’a échu cette recherche d’une « révolution permanente » vers le bonheur, puisque chacun s’est vu reconnaître la Liberté.

    C’est partiellement conforme à l’idéal antique de la souveraineté de soi, de l’homme qui doit devenir maître de sa vie et cultivant sa vertu. Mais ce développement individuel ne pouvait trouver sa réalisation qu’à travers la Cité et la vie civique. C’est à ce titre qu’Hannah Arendt dit que dans la poursuite effrénée pour changer le monde, en émancipant l’individu de ses racines vivantes, on a perdu « la vie ».

    Les explications du système sur le bonheur en tant que fin ne sont pas plus convaincantes, car économicistes. Chaque année nous est présenté, décortiqué et commenté le PIB, comme si l’indicateur lui-même reflétait l’état moral du pays.

    Le bonheur comme fin de l’économie

    C’est une belle subversion qu’a opérée le Bhoutan en imposant l’indice du Bonheur national brut (BNB), en remplacement du Produit national brut. Sachant qu’il ne pouvait pas rivaliser avec les autres pays sur le terrain de la production, il désigne directement la fin recherchée par l’étude des phénomènes économique en accusant sa publicité pseudo-scientifique et la recherche d’une croissance infinie.

    Bien entendu c’est une vision matérialiste qui ne saurait contenter personne d’autres que les statisticiens : le bonheur n’est pas quantifiable par l’attribution de ressources, par une gestion plus ou moins bonne de l’économie ou par la sauvegarde de l’environnement. Le bonheur n’est pas mesurable, du tout.

    Cela dit, il est intéressant de voir que le Bhoutan convoque les traditions au titre des piliers fondamentaux du bonheur. Cette vision, qui pourrait être rapprochée de celle d’une Simone Weil ou d’un Maurice Barrès souligne l’importance de l’enracinement pour vivre une vie épanouie, en plus de faire un pied de nez aux occidentaux. Quand les pays industrialisés prennent comme Alpha et Omega de la plénitude l’abondance financière et matérielle, la recherche du Vide survit encore en Asie.

    Le Bhoutan indique que cet indice doit permettre d’évaluer une économie à l’aune du Bouddhisme. Et force est de reconnaître que seul un universalisme fou pourrait croire que l’économie, facteur du bonheur, se calcule pareillement au Togo et en Italie, alors même que la conception du bonheur n’y est pas la même. Entendre le bonheur comme seulement matériel, dépouillé du spirituel, est une chose sur laquelle la majorité ne serait pas d’accord.

    Dans « A lecture on human happiness » publié en 1825, John Gray accordait déjà aux questions de la production la condition du bonheur. Certes en négatif il comptait également l’anxiété, qu’il fallait faire disparaître pour atteindre le bonheur, où l’on peut retrouver l’ataraxie stoïcienne, soit l’absence de trouble. Mais cette anxiété, en l’espèce, n’est considérée que comme causée par un rendement insuffisant.

    L’Homo Economicus, homme nouveau, fils monstrueux du libéralisme et du rationalisme n’a pas de fin. Tant qu’il est en vie, il devra se comporter comme l’être le plus économiquement raisonnable, performant. Débarrassé du spirituel, avec le matériel seul en ligne de mire, seules des utopies peuvent apparaître.

    La quête du bonheur, maladie infantile du socialisme

    Le communisme est pensé, comme le remarque Jung, sur l’idée du Paradis. Une fois l’égalité réalisée et les travailleurs disposants de leurs moyens de production, bonheur perpétuel.

    « Le monde communiste, on le remarquera, possède un grand mythe. Ce mythe, c’est le rêve archétypique, sanctifié par un espoir millénaire, de l’Âge d’Or (ou Paradis), dans lequel chacun aura de tout en abondance, et où un grand chef, juste et sage, régnera sur un jardin d’enfants. Cet archétype puissant s’est emparé du monde communiste sous sa forme la plus puérile, mais il ne disparaîtra pas du monde parce que nous lui opposerons la supériorité de notre point de vue. Nous aussi, nous l’alimentons par notre propre puérilité, car la civilisation occidentale se trouve sous l’emprise de la même mythologie. Inconsciemment, nous nourrissons les mêmes préjugés, les mêmes espoirs et la même attente. Nous croyons aussi à l’État Providence, à la paix universelle, à l’égalité de tous les hommes, à nos droits éternels, à la justice, à la vérité, et (mais ne le disons pas trop haut) au Royaume de Dieu sur Terre. »

    Ce mythe de l’Âge d’Or est prégnant sous la plume de nombreux socialistes dont le souci, avoué ou apparaissant en filigrane, est le retour à la féodalité à travers les communes ou les phalanstères. il est cependant intéressant de noter que le communisme et le capitalisme partagent cette recherche de la production sans limite et que c’est cette abondance qui constitue l’idée du bonheur. Ce n’est pas étonnant pour Jung car le communisme constitue l’Ombre (au sens psychologique) du capitalisme. Maurras les rejetait dos à dos l’un et l’autre en tant que chacun est une émanation de l’individualisme moderne, s’opposant à la recherche du Bien commun.

    Le 20 décembre 1943, Georges Orwell publiait sous pseudo dans Tribune un article « can socialists be happy ? ». Dans celui-ci, l’anarchiste tory remarquait que « tous les efforts pour décrire un bonheur permanent {…} ont été des échecs. Les utopies ont été communes dans la littérature des trois ou quatre siècles passées, mais celles qui sont « favorables » sont invariablement insipides, et souvent aussi manquant de vitalité ».

    Ainsi à cette réalité figée qu’exprime la planification s’oppose le fascisme, terrifié par un monde trop lisse, trop confortable et trop rationnel. Orwell nous dit qu’au temps où les utopies huxleiennes sont techniquement possibles, la question est devenue « comment éviter de devenir cette utopie ? ». Jacques Julliard souligne l’aspect particulièrement puéril de ce projet d’inspiration rousseauiste, selon lequel il serait possible de protéger l’homme de la société et de son péché originel.

    On peut retrouver la même naïveté chez Kollontaï, féministe soviétique, avec son concept d’amour-camaraderie, amour non-exclusif qu’on désignerait aujourd’hui comme polyamour. Ce projet a échoué dans sa vie personnelle comme elle a causé des drames massifs en URSS (abandons d’enfants, délinquance juvénile, prostitution généralisée, augmentation significative du divorce, de l’avortement). Ce libertarisme sexuel était même généralisé chez Fourier qui arrivait à faire la jonction entre les délires de Saint Just et ceux de Sade. Sauf que celle-ci est règlementée strictement, ses acteurs sont hierarchisés et leurs rôles déterminés pour qu’à l’image de toute l’organisation communautaire, chaque action soit réalisée comme le papier à musique d’une symphonie totalitaire. L’utopie (littéralement « nulle part ») est donc le Neverland de Peter Pan, l’endroit de ceux qui ont refusé de grandir.

    Cet état de fait se retrouve aussi dans la confusion entre « révolution » et « libération ». d’après Baudrillard, la révolution devient un but en soi : « Désir de révolution – révolution du désir. Faire de la révolution un objet de désir, comme si le désir pouvait avoir un objet final, et comme si la révolution elle-même était une fin. Contresens égal à celui de faire du désir une force de subversion, une force de déliaison. Économie libidinale, révolution moléculaire, c’est le plus beau mixage du xxe siècle. [1]». Le capitalisme même se réapproprie l’esthétique révolutionnaire pseudo-subversive.

    Ainsi les présupposés socialistes reposent sur un but enfantin, aussi confortable que l’absence de liberté. Le but que nous devons poursuivre est de remplir les conditions de réalisation d’un Bien commun à la nation, bien loin des chimères internationalistes. Le bonheur ne se conquiert qu’à travers la Tradition et l’enracinement, ce qui est absent des thèses socialistes. Quand chez Barrès le tissu social se constitue à travers cet attachement charnel au pays, le socialiste qui met en avant l’importance de cette communauté sociale, semble avoir artificiellement et autoritairement mis ensemble des individus ne partageant rien pour vivre ensemble.

    César Cavallère (Institut Georges Valois, 24 septembre 2024)

    Note :

    [1] https://www.cairn.info/revue-lignes1-2001-1-page-15.htm#:~:text=Désir%20de%20révolution%20–%20révolution%20du,subversion%2C%20une%20force%20de%20déliaison.

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