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âme du peuple

  • Le peuple !...

    Le nouveau numéro d'Eléments est en kiosque. il est aussi disponible sur le site de la revue.  Vous pouvez lire ci-dessous l'éditorial de Robert de Herte, alias Alain de Benoist, consacré au peuple.

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    Le peuple
     
    Le mot « peuple » peut avoir deux sens différents, selon qu’on l’envisage comme un tout (un territoire et l’ensemble des habitants qui l’occupent, l’ensemble des membres du corps civique) ou comme une partie de ce tout (les « classes populaires »). Dans la langue française, le « peuple » a d’abord désigné un ensemble de personnes liées par une communauté d’origine, d’habitat, de coutumes et d’institutions. C’est le sens que le terme revêt lorsqu’il apparaît au IXe siècle, notamment dans les Serments de Strasbourg (842). Mais la seconde acception s’est répandue très vite: le peuple « populaire », par opposition aux élites dominantes, ce sont les « petites gens », les « gens de peu », ce « menu peuple », comme on disait au XVIIIe siècle, dont la définition ne se réduit nullement à une simple dimension économique (contrairement aux « déshérités » ou aux « plus démunis »).

    Cette ambivalence est extrêmement ancienne. Elle remonte à la Grèce archaïque, le mot dèmos étant lui-même déjà attesté dans le syllabaire mycénien (da-mo). A l’origine, le dèmos représente une façon de penser la communauté en rapport étroit au territoire qui est le sien et sur lequel s’exerce l’autorité de ses dirigeants (d’où le « dème », circonscription territoriale et administrative). Cette dimension territoriale du dèmos est directement liée à sa dimension politique. Déjà dans les textes homériques, le dèmos ne se confond nullement avec l’ethnos. Il se distingue aussi du laos, qui se rapporte plutôt à un groupe d’hommes placés sous l’autorité d’un chef. A Sparte, c’est à travers la notion de dèmos que se met en place l’idéal du citoyen-soldat. A Athènes, le dèmos se rapporte à l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire à la communauté politique formant l’élément humain de la polis. En tant que sujet de l’action collective, c’est lui qui crée l’espace commun à partir duquel peut se développer une existence sociale proprement politique.

    A partir du Ve siècle av. notre ère, le terme dèmos désigne aussi la démocratie, prenant du même coup une résonance péjorative chez ceux qui stigmatisent l’exercice du kratos par le dèmos. Mais il désigne aussi un « parti populaire », équivalent de la plebs romaine, dont on trouve déjà trace dans les textes de Solon.

    Le principe de la démocratie n’est pas celui de l’égalité naturelle des hommes entre eux, mais celui de l’égalité politique de tous les citoyens. La « compétence » à participer à la vie publique n’a pas d’autre source que le fait d’être citoyen. « Nous ne naissons pas égaux, écrit Hannah Arendt, nous devenons égaux en tant que membres d’un groupe, en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux ». Le peuple, en démocratie, n’exprime pas par son vote des propositions qui seraient plus « vraies » que d’autres. Il fait savoir où vont ses préférences et s’il soutient ou désavoue ses dirigeants. Comme l’écrit très justement Antoine Chollet, « dans une démocratie, le peuple n’a ni tort ni raison, mais il décide ». C’est le fondement même de la légitimité démocratique. C’est bien pourquoi la question de savoir qui est citoyen – et qui ne l’est pas – est la question fondatrice de toute pratique démocratique. Pareillement, la définition démocratique de la liberté n’est pas l’absence de contrainte, comme dans la doctrine libérale ou chez Hobbes (« the absence of externall impediment », lit-on dans le Leviathan, 14), mais s’identifie à la possibilité pour chacun de participer à la définition collective des contraintes sociales. Les libertés, toujours concrètes, s’appliquent à des domaines spécifiques et des situations particulières.

    Un peuple a beau être composé d’une multitude de singularités, il n’en forme pas moins un tout, et ce tout a des qualités spécifiques indépendantes de celles que l’on retrouve chez les individus qui le composent. C’est parce que le peuple forme un tout que le bien commun ne s’identifie pas à un « intérêt général » qui ne serait qu’une simple somme d’intérêts individuels. Le bien commun est irréductible à tout partage. Il n’est pas redevable d’une définition morale, mais d’une définition politique.

    Il y a dans tout gouvernement représentatif une évidente inflexion antidémocratique, ce qu’avait bien vu Rousseau (« A l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre; il n’est plus », Contrat social, III,15). La participation politique y est en effet limitée aux seules consultations électorales, ce qui signifie que le démos ne regroupe plus des acteurs, mais seulement des électeurs. On y affirme implicitement que le peuple ne peut pas prendre lui-même la parole, qu’il ne doit pas donner directement son avis sur les problèmes de l’heure ou sur des décisions qui engagent son avenir, qu’il y a même des sujets qui doivent être soustraits à son appréciation, les décisions et les choix devant être exercés par les seuls représentants qu’il désigne, c’est-à-dire par des élites qui n’ont cessé de trahir ceux dont elles tenaient le pouvoir, au premier rang desquelles se tiennent les experts, qui confondent régulièrement les moyens et les fins.

    C’est à partir du XVIIIe siècle, au moment où l’on invente la « société », que la perception sociale du peuple se transforme. D’un côté, on théorise l’« âme du peuple » (Volksseele), de l’autre on voit dans le peuple – les classes populaires – un nouvel acteur social capable de remettre en cause les anciennes hiérarchies. Au XIXe siècle, la droite conservatrice défend avant tout le peuple comme totalité – avec un net glissement du dèmos à l’ethnos –, en même temps qu’elle développe une mystique de l’unité nationale allant jusqu’à l’« union sacrée », tandis que les socialistes défendent les classes populaires. Dissociation profondément artificielle, puisque les « gens du peuple » ont toujours formé la vaste majorité du « peuple ». Le peuple doit en fait être défendu dans toutes ses dimensions.

    L’exemple de la Commune de Paris est à cet égard remarquable, puisque ce mouvement a cristallisé à la fois une réaction patriotique (la peur d’assister à l’entrée des troupes prussiennes dans Paris) et une réaction prolétarienne (la crainte d’une réaction monarchique contre le résultat des élections de février 1871).

    Au cours de ces journées, qui s’achèveront dans le sang, le peuple parisien insurgé prend le pouvoir. En quelques semaines, il parvient à prolonger les mots d’ordre par des programmes, à esquisser au-delà des mesures d’urgence une forme institutionnelle inédite. En matière de représentation, la Commune élit elle-même ses délégués et proclame la révocabilité des mandats. Sur le plan social, elle supprime les amendes sur les salaires, prévoit la gratuité de la justice et l’élection des magistrats. Elle décide aussi la séparation de l’Église et de l’État, arrête le principe de l’enseignement gratuit et obligatoire, se prononce même pour le « gouvernement du monde des arts par les artistes ». L’inspiration générale est celle du fédéralisme proudhonien. L’association des travailleurs est posée comme le principe de base de l’organisation de la production. Les Versaillais empêcheront ce programme de se réaliser. « Le cadavre est à terre, mais l’idée est debout », dira Victor Hugo.

    Robert de Herte (Eléments n°142, janvier - mars 2012)

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