Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

légitimité - Page 2

  • Légalité et légitimité...

    Les Presses de l'Université de Montréal viennent de publier Légalité et légitimité, un court essai de Carl Schmitt. Une version de ce texte du grand juriste et philosophe allemand avait déjà été publié dans un recueil de textes de cet auteur intitulé Du politique, publié aux éditions Pardès dans les années 90, et devenu depuis difficilement trouvable.

     

    Légalité et légitimité.jpg

    " Rédigé dans l’urgence à l’été de 1932, ce petit traité accompagne l’échec de la première expérience démocratique allemande. Il jette un regard incisif sur la crise qui emporte la République de Weimar et évalue les chances de sauver le régime face aux extrémistes de droite et de gauche. Philosophie politique, commentaire juridique et raison d’État se conjuguent ici sous l’effet d’une rhétorique vigoureuse et rusée, digne des plus grands publicistes.

    Écrit dans un contexte tragique et marqué par la carrière sulfureuse de son auteur, l’ouvrage a connu des échos aussi multiples qu’inattendus dans les démocraties d’après-guerre.  La démocratie est-elle foncièrement un régime sans défense ? Doit-elle accepter l’existence de partis politiques attachés à la renverser ? Les mesures d’exception et de sécurité sont-elles justifiables au nom du salut public ? Peut-on préserver l’esprit d’une constitution et en nier la lettre ? Les questions que pose cet ouvrage résonnent encore dans d’innombrables conflits politiques. "

    Lien permanent Catégories : Livres 1 commentaire Pin it!
  • Être ou ne pas être gaullien ?...

    Nous reproduisons ci-dessous une chronique de Bertrand Renouvin, cueillie sur son blog et consacrée aux principes qui ont fondé la politique de De Gaulle et qui conservent toute leur actualité.

     

    De Gaulle.jpg

    Être ou ne pas être gaullien

     

    Les chansons de geste ont leur charme mais, dans l’ordre politique, elles troublent la réflexion. Il faut se méfier du gaullisme de glorification – comme du légendaire monarchique. Présenter Charles de Gaulle comme un héros digne de l’antique, c’est encourager les dirigeants à la médiocrité. Ecoutons-les : ils sont lucides, et humbles ; ils ne sauraient prétendre à tant de grandeur ; leur courage est d’assumer petitement les petitesses du quotidien ! Les facilités de la psychologie doivent être tout aussi résolument écartées : le Caractère, l’Orgueil, la Volonté… n’expliquent rien car il faut distinguer, quand on s’intéresse aux hommes d’Etat, la personne et le personnage. Il est enfin évident que la carrière, aussi brillante soit-elle, ne prédestine pas. En juin 1940, plusieurs personnalités peuvent jouer un rôle de premier plan : Léon Blum, Georges Mandel, le général Noguès qui commande les forces françaises en Afrique du Nord, le général Catroux qui a été gouverneur général de l’Indochine française de juillet 1939 au 25 juin 1940 et qui a plus d’étoiles à son képi que le général de Gaulle…

     

    Pourquoi Charles de Gaulle ? Régis Debray donne la clé : parce que c’est « le dernier homme d’Etat ouest-européen qui ait pris la puissance de l’esprit au sérieux » (1). Le Général n’est pas un intellectuel et l’intellectualité comme l’intellectualisme ne sont pas gage de rectitude : de grands intellectuels, qui plaçaient la nation plus haut que tout – Charles Maurras, pour ne citer que lui – se sont fourvoyés dans le pétainisme. De Gaulle n’a pas lu beaucoup de livres de doctrine mais on n’a pas besoin de doctrine, et encore moins d’idéologie, lorsqu’on a une pensée. Mieux : De Gaulle a une pensée adéquate. Mieux encore : De Gaulle est l’homme d’une pensée en acte – qui se traduit par des actes et qui est elle-même en mouvement. La pensée gaullienne est ordonnée à la France, nation historique plus que millénaire – le Général lui attribue généreusement 1 500 ans. Son « idée de la France » est une idée incarnée et instituée, une réalisation qui ne s’accomplit que dans et pour la liberté. Cela signifie que la France n’est la France que dans l’indépendance, que l’indépendance s’obtient par l’acte d’un pouvoir souverain qui se légitime par le service de la patrie – de son unité, de sa sécurité – et par le consentement populaire. Etre gaullien, c’est lier, indissolublement, le principe de souveraineté et le principe de légitimité. C’est juger, par conséquent, que le reniement de ces principes et les compromis sur ces principes mettent en péril l’existence même de la France.

    En juin 1940, tout est à reconstruire face à Vichy : l’armée française, la souveraineté, le gouvernement. Cela se fait par la « puissance de l’esprit », selon une démarche méthodique déjà exposée dans La France et son armée : « Grandir sa force à la mesure de ses desseins, ne pas attendre du hasard, ni de ses formules, ce qu’on néglige de préparer, proportionner l’enjeu et les moyens : l’action des peuples, comme celle des individus, est soumise à ces froides règles. » Les principes sont indispensables, la méthode est nécessaire mais cela ne suffit pas : il faut encore réussir à incarner la légitimité en « incorporant l’unité et la continuité nationale quand la patrie est en danger » (2). C’est un travail sur soi-même, très difficile et douloureux : être gaullien, c’est se détacher de soi sans se prendre pour la France. Il faut sacrifier une grande partie de sa vie privée pour devenir le serviteur de la nation. Charles de Gaulle réussit ce tour de force en juin 1940 et c’est pour cela que ses compagnons d’armes le reconnaissent comme chef. Le général Catroux a le mot juste lorsqu’il déclare se rallier au « Connétable » : le connétable n’est pas le roi mais l’homme qui a en charge la défense du royaume. Ce n’est pas la personne privée qui incarne, mais le personnage public. Et c’est le fait d’être dépassé par son personnage qui décuple le courage physique, l’audace diplomatique, l’endurance face aux déceptions, aux intrigues et aux trahisons dont De Gaulle, comme tous les hommes d’Etat, fut accablé (3).

    Un homme d’Etat, « …c’est un homme capable de prendre des risques », disait le Général. Cette prise de risque est étrangère au calcul du carriériste et au culot de l’aventurier. Elle est proportionnée à l’enjeu politique selon la dialectique du faible et du fort. Régis Debray rappelle ce dialogue de 1942 :

    -  Churchill : « Faites comme moi, Général, je plie devant Roosevelt, et puis je me relève ».

    -  De Gaulle : « Je suis trop pauvre, je ne puis ».

     

    Etre gaullien, c’est cultiver l’intransigeance parce que l’intransigeance est la force du faible. Cette intransigeance s’appuie sur des principes politiques intangibles – la souveraineté, la légitimité – et se manifeste par une mise en jeu de sa personne et de la collectivité qu’on représente. Cette mise en jeu est angoissante et la plupart des hommes politiques préfèrent invoquer les « contraintes » qui ne justifient rien mais assurent le confort de la soumission. Pendant la guerre, le Général ne cesse de prendre les risques méthodiques, raisonnés, qui permettent de se libérer des prétendues contraintes. Après 1958, il comprendra immédiatement la stratégie nucléaire de dissuasion du fort par le faible selon le risque et l’enjeu et, disposant de la puissance de l’Etat souverain, il pourra mener une politique étrangère indépendante marquée par la chaise vide à Bruxelles, la sortie du commandement intégré de l’Otan, le discours de Phnom Penh…

    La radicalité gaullienne est sans faille tant que le Général incarne le projet national. La radicalité de la gauche de la gauche est dans le discours, non dans l’acte. Cela tient aux faiblesses de la pensée qui inspire ce discours : méfiance à l’égard des pouvoirs institués, rejet du principe de légitimité, volonté d’abolir la souveraineté nationale dans une « internationale » mythique depuis longtemps résorbée dans l’européisme banal. Fondamentalement, la gauche radicale récuse la radicalité gaullienne. Comme nous venons de le voir en Grèce, sa « culture de gouvernement » est viciée par l’esprit de compromis qui noie les grands principes dans la boue du moindre mal. Elle subira de nouvelles défaites si la capitulation d’Alexis Tsipras ne lui sert pas de leçon.

    Bertrand Renouvin (Blog de Bertrand Renouvin, 1er août 2015)

     

    Notes :

    (1)    Régis Debray, A demain de Gaulle, Gallimard, 1990.

    (2)    Mémoires d’Espoir, I, Le Renouveau. Cette citation comme la précédente est tirée de l’excellent ouvrage de Jean-Luc Barré, Devenir de Gaulle, 1939-1943, Perrin, 2003. Cf. mon article sur ce blog : http://www.bertrand-renouvin.fr/devenir-de-gaulle/

    (3)    Le 15 juin 1943, le Général, qui est à Alger, en pleine affaire Giraud, écrit à sa femme : « Tu ne peux pas te faire une idée de l’atmosphère de mensonges, fausses nouvelles, etc. dans laquelle nos bons alliés et leurs bons amis d’ici – les mêmes qui leur tiraient naguère dessus – auront essayé de me noyer. Il faut avoir le cœur bien accroché et la France devant les yeux pour ne pas tout envoyer promener… ». Cité par Jean-Luc Barré, op. cit. page 344.

    Les chansons de geste ont leur charme mais, dans l’ordre politique, elles troublent la réflexion. Il faut se méfier du gaullisme de glorification – comme du légendaire monarchique. Présenter Charles de Gaulle comme un héros digne de l’antique, c’est encourager les dirigeants à la médiocrité. Ecoutons-les : ils sont lucides, et humbles ; ils ne sauraient prétendre à tant de grandeur ; leur courage est d’assumer petitement les petitesses du quotidien ! Les facilités de la psychologie doivent être tout aussi résolument écartées : le Caractère, l’Orgueil, la Volonté… n’expliquent rien car il faut distinguer, quand on s’intéresse aux hommes d’Etat, la personne et le personnage. Il est enfin évident que la carrière, aussi brillante soit-elle, ne prédestine pas. En juin 1940, plusieurs personnalités peuvent jouer un rôle de premier plan : Léon Blum, Georges Mandel, le général Noguès qui commande les forces françaises en Afrique du Nord, le général Catroux qui a été gouverneur général de l’Indochine française de juillet 1939 au 25 juin 1940 et qui a plus d’étoiles à son képi que le général de Gaulle…

    Pourquoi Charles de Gaulle ? Régis Debray donne la clé : parce que c’est « le dernier homme d’Etat ouest-européen qui ait pris la puissance de l’esprit au sérieux » (1). Le Général n’est pas un intellectuel et l’intellectualité comme l’intellectualisme ne sont pas gage de rectitude : de grands intellectuels, qui plaçaient la nation plus haut que tout – Charles Maurras, pour ne citer que lui – se sont fourvoyés dans le pétainisme. De Gaulle n’a pas lu beaucoup de livres de doctrine mais on n’a pas besoin de doctrine, et encore moins d’idéologie, lorsqu’on a une pensée. Mieux : De Gaulle a une pensée adéquate. Mieux encore : De Gaulle est l’homme d’une pensée en acte – qui se traduit par des actes et qui est elle-même en mouvement. La pensée gaullienne est ordonnée à la France, nation historique plus que millénaire – le Général lui attribue généreusement 1 500 ans. Son « idée de la France » est une idée incarnée et instituée, une réalisation qui ne s’accomplit que dans et pour la liberté. Cela signifie que la France n’est la France que dans l’indépendance, que l’indépendance s’obtient par l’acte d’un pouvoir souverain qui se légitime par le service de la patrie – de son unité, de sa sécurité – et par le consentement populaire. Etre gaullien, c’est lier, indissolublement, le principe de souveraineté et le principe de légitimité. C’est juger, par conséquent, que le reniement de ces principes et les compromis sur ces principes mettent en péril l’existence même de la France.

    En juin 1940, tout est à reconstruire face à Vichy : l’armée française, la souveraineté, le gouvernement. Cela se fait par la « puissance de l’esprit », selon une démarche méthodique déjà exposée dans La France et son armée : « Grandir sa force à la mesure de ses desseins, ne pas attendre du hasard, ni de ses formules, ce qu’on néglige de préparer, proportionner l’enjeu et les moyens : l’action des peuples, comme celle des individus, est soumise à ces froides règles. » Les principes sont indispensables, la méthode est nécessaire mais cela ne suffit pas : il faut encore réussir à incarner la légitimité en « incorporant l’unité et la continuité nationale quand la patrie est en danger » (2). C’est un travail sur soi-même, très difficile et douloureux : être gaullien, c’est se détacher de soi sans se prendre pour la France. Il faut sacrifier une grande partie de sa vie privée pour devenir le serviteur de la nation. Charles de Gaulle réussit ce tour de force en juin 1940 et c’est pour cela que ses compagnons d’armes le reconnaissent comme chef. Le général Catroux a le mot juste lorsqu’il déclare se rallier au « Connétable » : le connétable n’est pas le roi mais l’homme qui a en charge la défense du royaume. Ce n’est pas la personne privée qui incarne, mais le personnage public. Et c’est le fait d’être dépassé par son personnage qui décuple le courage physique, l’audace diplomatique, l’endurance face aux déceptions, aux intrigues et aux trahisons dont De Gaulle, comme tous les hommes d’Etat, fut accablé (3).

    Un homme d’Etat, « …c’est un homme capable de prendre des risques », disait le Général. Cette prise de risque est étrangère au calcul du carriériste et au culot de l’aventurier. Elle est proportionnée à l’enjeu politique selon la dialectique du faible et du fort. Régis Debray rappelle ce dialogue de 1942 :

    -  Churchill : « Faites comme moi, Général, je plie devant Roosevelt, et puis je me relève ».

    -  De Gaulle : « Je suis trop pauvre, je ne puis ».

    Etre gaullien, c’est cultiver l’intransigeance parce que l’intransigeance est la force du faible. Cette intransigeance s’appuie sur des principes politiques intangibles – la souveraineté, la légitimité – et se manifeste par une mise en jeu de sa personne et de la collectivité qu’on représente. Cette mise en jeu est angoissante et la plupart des hommes politiques préfèrent invoquer les « contraintes » qui ne justifient rien mais assurent le confort de la soumission. Pendant la guerre, le Général ne cesse de prendre les risques méthodiques, raisonnés, qui permettent de se libérer des prétendues contraintes. Après 1958, il comprendra immédiatement la stratégie nucléaire de dissuasion du fort par le faible selon le risque et l’enjeu et, disposant de la puissance de l’Etat souverain,il pourra mener une politique étrangère indépendante marquée par la chaise vide à Bruxelles, la sortie du commandement intégré de l’Otan, le discours de Phnom Penh…

    La radicalité gaullienne est sans faille tant que le Général incarne le projet national. La radicalité de la gauche de la gauche est dans le discours, non dans l’acte. Cela tient aux faiblesses de la pensée qui inspire ce discours : méfiance à l’égard des pouvoirs institués, rejet du principe de légitimité, volonté d’abolir la souveraineté nationale dans une « internationale » mythique depuis longtemps résorbée dans l’européisme banal. Fondamentalement, la gauche radicale récuse la radicalité gaullienne. Comme nous venons de le voir en Grèce, sa « culture de gouvernement » est viciée par l’esprit de compromis qui noie les grands principes dans la boue du moindre mal. Elle subira de nouvelles défaites si la capitulation d’Alexis Tsipras ne lui sert pas de leçon.

    - See more at: http://www.bertrand-renouvin.fr/#sthash.hAtWLN9i.dpuf
    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • La guerre civile froide ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur son blog RussEurope et consacré à l'ambiance d'avant-guerre civile qui règne en France en ce début d'année.

     

    Guerre civile.jpg

    La guerre civile froide ?

    Les dernières péripéties, pour ne pas dire les galipettes, de François Hollande ont eu tendance à masquer un instant le sérieux de la situation dans le pays en ce début d’année. Il est vrai que notre Président casqué se rendant à la nuit dans le lit de sa blonde rejoue, mais sur le mode dérisoire et un peu ridicule, les grands mythes de l’Antiquité. Le fait que ce lit soit dans un appartement d’une personne liée au gang de la Brise de Mer ajoute ici ce qu’il faut de sordide à la parodie. L’important n’est cependant pas là ; mais l’important existe bien.

    On peut se demander si, en France, nous ne vivons pas actuellement les prémices d’une guerre civile. Cette question, en apparence absurde, mérite cependant d’être posée à la vue des événements que l’on a connus ces dernières années. Dans une note datant de l’automne 2012, j’évoquais la possibilité de la crise de légitimité du pouvoir. Nous y sommes désormais. L’année 2014 risque fort d’être marquée par une accumulation de mouvement sociaux dont la convergence mettrait directement en cause le pouvoir. Or, la crise de légitimité a ceci de particulier qu’elle pose directement la question non pas de la politique suivie, que l’on peut en fonction de ces opinions considérer comme bonne ou mauvaise, mais du fait que le pouvoir soit habilité à mener une politique. C’est pourquoi il faut s’attendre à ce que la contestation du pouvoir puisse prendre un tour violent dans le cours de cette année.

    En fait, l’exercice du pouvoir, la Potestas, dépend de sa légitimité que lui confère l’Auctoritas. Ces notions, habituelles sous la plume des juristes d’inspiration chrétienne, ne sont pourtant nullement liées obligatoirement à cette sphère. On comprend bien, même intuitivement, la nécessité de séparer la capacité à exercer un pouvoir politique de la légitimité, ou de la justesse, qu’il y a à le faire. Il n’est donc pas nécessaire d’être chrétien, ni même de croire en Dieu, pour remarquer la pertinence de la distinction entre Auctoritas et Potestas.

    Cette question est d’habitude passée sous silence, parce que nul ne conteste la légitimité du pouvoir, surtout d’un pouvoir issu d’institutions qui sont en théorie démocratiques. Mais, force et de constater que l’opposition au pouvoir, qu’elle vienne de la droite ou de la gauche, est désormais moins une opposition à ce que fait ce pouvoir qu’un opposition à sa capacité même à faire.

    La violence politique, fille de l’illégitimité

    La vie politique française est en effet marquée depuis quelques années par une incontestable montée du niveau des affrontements, qu’ils soient verbaux, symboliques, et parfois même physiques. Nous vivons, en réalité, l’équivalent des prémices d’une guerre civile « froide », qui menace à chaque instant de se réchauffer. L’ex-Président, Nicolas Sarkozy, en a fait l’expérience durant son mandat, et en particulier à partir de 2009-2010. Il fut l’objet d’attaques dont le caractère haineux ne fait aucun doute, et qui provenaient – ce fait est à noter – tant de la gauche, ce qui peut être compréhensible, que de la droite. On a mis ces attaques sur le compte du « style » imposé par ce Président, dont les dérapages verbaux et les outrances étaient légions, et qui tendait à ramener toute action, et donc tout mécontentement, à lui seul. Ce n’était pas pour rien que l’on parlait d’un « hyper-président », rejetant – au mépris de la constitution – son Premier ministre dans l’ombre. Cependant, l’élection de son successeur, François Hollande, se présentant comme un Président « normal », n’a rien changé à cette situation. On peut, par ailleurs, s’interroger sur le qualificatif de « normal » accolé à Président. La fonction présidentielle est tout sauf « normale ». Que le style de l’homme puisse se vouloir « modeste » est plausible, surtout après les outrances, et les Fouquet’s et Rolex de son prédécesseur. Mais il faut bien constater que rien n’y fit. L’opinion, jamais charmée par l’homme qui dès son élection n’a pas eu « d’état de grâce » comme les autres Présidents, s’en est rapidement détournée. Le voici au plus bas des sondages, voué aux gémonies sans avoir jamais été encensé. Tout est prétexte, à tort ou à raison, à reproches et critiques. Il se voit désormais contester par certains la possibilité même de gouverner. Comme son prédécesseur, il fait l’objet de critiques dévastatrices parfois même dans son propre camp politique qui vont bien au-delà de sa simple personne. Les mouvements sociaux, qui sont naturels dans un pays et dans une société qui sont naturellement divisés, prennent désormais des dimensions de plus en plus violentes et radicales. Après la « manif pour tous », voici les « bonnets rouges ».

    On a dit, et ce n’est point faux, que la présence de la crise, la plus significative que le capitalisme ait connu depuis les années 1930, expliquait cette tension. Mais, même si cette crise est exemplaire, le pays en a connu d’autres depuis les années 1980. Il faudrait, pour retrouver ce même état de tension, revenir à la fin des années 1950 et à la guerre d’Algérie. Mais l’on sait, aussi, que la IVème République était devenue largement illégitime. De même, on explique souvent, et pas à tort, qu’Internet est devenu un lieu ambigu, entre espace privé et espace publique, qui est particulièrement propice à la libération d’une parole autrement et autrefois réprimée. Cette explication, même si elle contient sa part de vérité, ne tient pourtant pas face à la spécificité de la crise française. En effet, les effets d’Internet sont les mêmes dans tous les pays développés. Or, du point de vue de la violence politique, pour l’instant essentiellement symbolique, mais dont on pressent qu’elle pourrait se développer en une violence réelle, il y a bien une différence entre la France et ses voisins. Il faut donc aller chercher plus en amont les sources de cette radicalisation et surtout voir qu’au-delà de l’homme (ou des hommes) – aussi ridicule voire haïssable qu’il puisse être – elle touche à la fonction et au système politique dans son entier. Nous vivons, en réalité, une crise de légitimité.

    Cette crise se manifeste dans le fait que l’on conteste non plus la politique menée, ce qui est normal en démocratie, mais l’exercice même de la politique tant par l’UMP que par le PS. Désormais la distinction, largement factice la plupart du temps, entre le pouvoir et le pays réel, devient une réalité. Cette opposition n’est pas sans rappeler celle entre « eux » et « nous » (Oni et Nachi) qui était de mise dans les régimes soviétiques lorsque le système a commencé à se bloquer. Toute personne qui a travaillé sur les dernières années du système soviétique, tant en URSS que dans les pays européens, ne peut qu’être sensible à cette comparaison. La perte de légitimité était, là, liée à la combinaison de problèmes économiques (la « stagnation ») et politiques, dont l’origine vient de l’écrasement du réformisme soviétique à Prague en août 1968.

    En France, cette perte de légitimité du système politique et du pouvoir, dont nous voyons les effets se déployer de manière toujours plus désastreuse devant nos yeux, a une cause et un nom : le référendum de 2005 sur le projet de constitution européenne. Les référendums sur l’Europe ont toujours été des moments forts. Contrairement à celui sur le traité de Maastricht, où le « oui » ne l’avait emporté que d’une courte tête, le « non » fut largement majoritaire en 2005 avec 55% des suffrages. Pourtant, ce vote fut immédiatement bafoué lors du Traité de Lisbonne, signé en décembre 2007 et ratifié par le Congrès (l’union de l’Assemblée nationale et du Sénat) en février 2008. De ce déni de démocratie, qui ouvre symboliquement la Présidence de Nicolas Sarkozy, date le début de la dérive politique dont nous constatons maintenant la plénitude des effets. La démocratie dite « apaisée », dont Jacques Chirac et Lionel Jospin se voulaient être les hérauts, est morte. Nous sommes entrés, que nous en ayons conscience ou pas, dans une guerre civile « froide ».

    La souveraineté, la légitimité et la légalité

    Ce déni a réactivé un débat fondamental : celui qui porte sur les empiètements constants à la souveraineté de la Nation et par là à la réalité de l’État. Ces empiètements ne datent pas de 2005 ou de 2007 ; ils ont commencé dès le traité de Maastricht. Mais, le déni de démocratie qui a suivi le referendum de 2005 a rendu la population française plus réceptive à ces questions. Ceci est aussi dû à l’histoire politique particulière de notre pays. La construction de la France en État-Nation est un processus qui remonte en fait au tout début du XIIIème siècle, voire plus loin. On peut prendre comme événement fondateur la bataille de Bouvines (27 juillet 1214), qui a marqué le triomphe d’un roi « empereur en son royaume » face à ces ennemis, les  trois plus puissants princes d’Europe (Othon IV de Brunswick, Jean Sans Terre et Ferrand de Portugal). La culture politique française a intégré ce fait, et identifie le peuple et son État. Plus précisément, le processus historique de construction de la souveraineté de la Nation française n’a été que l’autre face du processus de construction de la communauté politique (et non ethnique ou religieuse) qu’est le peuple français1 . À cet égard, il faut comprendre à la fois la nécessité d’une Histoire Nationale, fondatrice de légitimité pour tous les pays, et le glissement, voire la « trahison » de cette histoire en un roman national. Suivant les cas, et les auteurs, ce « roman », qui toujours trahit peu ou prou l’histoire, peut prendre la forme d’un mensonge (du fait des libertés prises par ignorance ou en connaissance de cause avec la réalité historique). Mais ce mensonge est nécessaire et parfois il est même salvateur en ceci qu’il construit des mythes qui sont eux-mêmes nécessaires au fonctionnement de la communauté politique. Toute communauté politique a besoin de mythes, mais la nature de ces derniers nous renseigne sur celle de cette communauté.

    La souveraineté est indispensable à la constitution de la légitimité, et cette dernière nécessaire pour que la légalité ne soit pas le voile du droit sur l’oppression. De ce point de vue il y a un désaccord fondamental entre la vision engendrée par les institutions européennes d’une légalité se définissant par elle-même, sans référence avec la légitimité, et la vision traditionnelle qui fait de la légalité la fille de la légitimité. Cette vision des institutions européennes aboutit à la neutralisation de la question de la souveraineté. On comprend le mécanisme. Si le légal peut se dire juste par lui-même, sans qu’il y ait besoin d’une instance capable de produire le juste avant le légal, alors on peut se débarrasser de la souveraineté2. Mais, sauf à proclamer que le législateur est omniscient et parfaitement informé, comment prétendre que la loi sera toujours « juste » et adaptée ? Ceci est, par ailleurs le strict symétrique de la pensée néoclassique en économie qui a besoin, pour fonctionner et produire le néo-libéralisme, de la double hypothèse de l’omniscience et de la parfaite information3. La tentative de négation si ce n’est de la souveraineté du moins de sa possibilité d’exercice est un point constant des juristes de l’Union Européenne. Mais ceci produit des effets ravageurs dans le cas français.

    La question de l’identité

    Dès lors, une remise en cause de la souveraineté française prend la dimension d’une crise identitaire profonde mais largement implicite, pour une majorité de français. Dans cette crise, les agissements des groupuscules « identitaires » ne sont que l’écume des flots. Les radicalisations, qu’elles soient religieuses ou racistes, qui peuvent être le fait de certains de ces groupuscules, restent largement minoritaires. Les Français ne sont pas plus racistes (et plutôt moins en fait…) que leurs voisins, et nous restons un peuple très éloigné des dérives sectaires religieuses que l’on connaît, par exemple aux États-Unis.

    Mais, le sentiment d’être attaqué dans l’identité politique de ce qui fait de nous des « Français » est un sentiment désormais largement partagé. La perte de légitimité de ceux qui exercent le pouvoir, qu’ils soient de droite ou de gauche, peut se lire comme un effet direct de l’affaiblissement de l’État qui découle de la perte d’une partie de sa souveraineté. On mesure alors très bien ce que la légitimité doit à la souveraineté. Non que l’illégitimité soit toujours liée à la perte de souveraineté. Des pouvoirs souverains peuvent s’avérer illégitimes. Mais parce qu’un pouvoir ayant perdu sa souveraineté est toujours illégitime. Or, la légitimité commande la légalité. On voit ici précisément l’impasse du légalisme comme doctrine. Pour que toute mesure prise, dans le cadre des lois et des décrets, puisse être considérée comme « juste » à priori, il faudrait supposer que les législateurs sont à la fois parfaits (ils ne commettent pas d’erreurs) et omniscients (ils ont une connaissance qui est parfaite du futur). On mesure immédiatement l’impossibilité de ces hypothèses.

    Pourtant, considérer que le « juste » fonde le « légal » impose que ce « légal » ne puisse se définir de manière autoréférentielle. Tel a d’ailleurs été le jugement de la cour constitutionnelle allemande, qui a été très clair dans son arrêt du 30 juin 2009. Dans ce dernier, constatant l’inexistence d’un « peuple européen », la cour arrêtait que le droit national primait, en dernière instance, sur le droit communautaire sur les questions budgétaires. Il est important de comprendre que, pour la cour de Karlsruhe, l’UE reste une organisation internationale dont l’ordre est dérivé, car les États demeurent les maîtres des traités4, étant les seuls à avoir un réel fondement démocratique. Or, les États sont aujourd’hui, et pour longtemps encore, des États-Nations. C’est la souveraineté qu’ils ont acquise qui leur donne ce pouvoir de « dire le juste ». Bien sûr, un État souverain peut être « injuste », ou en d’autres termes illégitime. Mais un État qui ne serait plus pleinement souverain ne peut produire le « juste ». De ce point de vue, la souveraineté fonde la légitimité même si cette dernière ne s’y réduit pas.

    Ceci permet de comprendre pourquoi il faudra revenir sur ces trois notions, Souveraineté, Légitimité et Légalité, à la fois du point de vue de leurs conséquences sur la société mais aussi de leur hiérarchisation. Ces trois notions permettent de penser un Ordre Démocratique, qui s’oppose à la fois à l’ordre centralisé des sociétés autoritaires et à l’ordre spontané de la société de marché. Il peut d’ailleurs y avoir une hybridation entre des deux ordres, quand l’ordre planifié vient organiser de manière coercitive et non démocratique le cadre dans lequel l’ordre spontané va ensuite jouer. C’est d’ailleurs très souvent le cas dans la construction de l’Union européenne dont la légalité est de plus en plus autoréférentielle. La notion d’Ordre Démocratique assise sur la hiérarchisation des Souveraineté, Légitimité et Légalité aboutit à une critique profonde et radicale des institutions européennes. Mais le problème ne s’arrête pas là. En effet, il nous faut aussi penser ces trois notions hors de toute transcendance et de toute aporie religieuse, car la société française, comme toutes les sociétés modernes, est une société hétérogène du point de vue des croyances religieuses et des valeurs. C’est pourquoi, d’ailleurs, la « chose commune », la Res Publica, est profondément liée à l’idée de laïcité, comprise non comme persécution du fait religieux mais comme cantonnement de ce dernier à la sphère privée. Voici qui permet de remettre à sa juste place le débat sur la laïcité. Cela veut aussi dire que la séparation entre sphère privée et sphère publique doit être perçue comme constitutive de la démocratie, et indique tous les dangers qu’il y a à vouloir faire disparaître cette séparation. Mais, parce qu’il a renié les principes de cette dernière, parce qu’il vit en réalité dans l’idéologie du post-démocratique, notre Président est bien le dernier qui ait le droit de s’en offusquer.

    Jacques Sapir (RussEurope, 12 janvier 2014)

     

    Notes :

    1. On se reportera ici au livre de Claude Gauvart, Histoire Personnelle de la France – Volume 2 Le temps des Capétiens, PUF, Paris, 2013. []
    2. Maccormick, Neil, Questioning Sovereignty, Oxford, Oxford University Press, 1999 []
    3. Sapir, Jacques, Les trous noirs de la science économique, Paris, Albin Michel, 2000. []
    4. M-L Basilien-Gainche, L’Allemagne et l’Europe. Remarques sur la décision de la Cour Constitutionnelle fédérale relative au Traité de Lisbonne, CERI-CNRS, novembre 2009, http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/art_mbg.pdf []
    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Conversation avec Alain de Benoist... (4)

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à Nicolas Gauthier et publié sur Boulevard Voltaire. Alain de Benoist y évoque le mariage homosexuel et la contestation à laquelle il a donné naissance...

    Alain de Benoist 5.png

     

    Frigide Barjot a fait avorter le mouvement !

    Si on ne vous a guère entendu sur la question du Mariage pour tous, votre revue, Éléments, a publié un copieux dossier qui réduisait à néant les théories du genre. Faut-il découpler ces deux questions ou sont-elles consubstantielles ?

    Le Mariage pour tous est réclamé par une minorité de minorité, qui représente au total moins de 1 % de la population. En Espagne, où le mariage gay a été légalisé en 2005, le mariage entre individus de même sexe ne représente que 0,6 % de l’ensemble des mariages. L’idéologie du genre (« gender »), elle, concerne tout le monde. Dans la mesure où elle prétend que les enfants sont à la naissance « neutres » du point de vue sexuel, où elle affirme que le sexe biologique ne potentialise en rien les préférences sexuelles de la majorité des individus, et que le sexe (il n’y en a que deux) doit être remplacé par le « genre » (il y en aurait une multitude, constituant autant de « normes » que les pouvoirs publics auraient le devoir d’institutionnaliser), elle aboutit en fait à nier l’altérité sexuelle, ce qui témoigne d’un confusionnisme total. L’idéologie du genre s’inscrit dans un fantasme de liberté inconditionnée, de création de soi-même à partir de rien. Avec elle, il ne s’agit plus de libérer le sexe, mais de se libérer du sexe. N’y voir, comme on le fait au Vatican, qu’un moyen détourné de « légitimer l’homosexualité » est pour le moins réducteur.

    J’ajoute que, dans un pays où deux enfants sur trois naissent désormais hors mariage, on ne peut pas dire que les hétérosexuels apparaissent aujourd’hui comme de très crédibles champions du « mariage traditionnel » (qui n’est en fait rien d’autre que le mariage républicain). Aujourd’hui, d’ailleurs, il n’y a plus guère que les prêtres et les homos (ce sont parfois les mêmes) pour vouloir se marier. Quant à ma position personnelle, elle se résume en une formule : je suis pour le mariage homosexuel et contre le mariage des homosexuels. En clair, je pense que le mariage classique, dans la mesure où il est une institution fondée en vue d’une présomption de procréation, ainsi que le montre son étymologie (du latin matrimonium, dérivé de mater, « mère »), doit être réservé aux couples hétérosexuels, mais je ne suis nullement hostile à un contrat d’union civile permettant à des personnes de même sexe de pérenniser leur union. Je suis favorable, par ailleurs, à l’adoption pour tous, mais hostile à l’adoption plénière dans le cas des couples homosexuels. En fait, concernant le mariage, tout est affaire de définition : soit on y voit un contrat entre deux individus, soit on y voit une alliance entre deux lignées. Ce n’est pas la même chose.

    Que vous a inspiré la mobilisation des trois manifestations organisées par Frigide Barjot, à laquelle certains ont reproché la dimension « attrape-tout », quand ils ne la traitaient tout simplement pas de « conne », tel un hebdomadaire d’extrême droite bien connu ?

    Frigide Barjot a eu parfaitement raison de ne pas donner une coloration confessionnelle ou homophobe à ces manifestations. Mais je voudrais quand même faire une remarque. Les adversaires du Mariage pour tous n’ont pas hésité à présenter le mariage gay comme un « bouleversement anthropologique » ou un « changement de civilisation » (ce qui est un peu exagéré). Question : quand on allègue un enjeu aussi apocalyptique, est-il raisonnable de se rassembler autour de quelqu’un dont le nom est synonyme de dérision ? C’est un peu comme si l’on lançait un mouvement pour le respect des victimes d’un génocide sous le nom de Prosper yop la boum !

    Ce que je reprocherai à Frigide Barjot, c’est d’avoir fait preuve de légalisme excessif et de n’avoir pas compris qu’une manifestation a d’autant moins à respecter la légalité qu’elle entend lui opposer une légitimité. N’ayons pas peur des mots : une manifestation est un acte de guerre politique. On y est appelé à prendre et à donner des coups. En bref, c’est une épreuve de force. Vouloir éviter cette épreuve de force est une faute grave. Avec des défilés familiaux bon enfant, rose bonbon Bisounours, on montre qu’on existe, mais rien de plus. On n’est pas en position d’exiger quoi que ce soit. La plus grande erreur a été d’obtempérer à l’interdiction de défiler sur les Champs-Élysées. Il fallait, au contraire, maintenir le mot d’ordre, surtout quand on se flatte de mobiliser plus d’un million de personnes. Aucune force de police ne peut barrer l’accès d’une artère quelconque à un million de manifestants ! En désavouant ceux de ses partisans qui tentaient de déborder les forces de l’ordre, Frigide Barjot a fait avorter le mouvement qu’elle avait elle-même déclenché, alors que celui-ci était en train de se transformer en vague de fond contre le régime.

    Vous faites allusion à l’extrême droite. Laissez-moi vous dire que vous avez tort de lui prêter attention. Cela fait un siècle au moins qu’elle n’a plus rien à dire. Aujourd’hui, elle en est encore à croire que la France est dirigée par des socialistes, ce qui montre qu’elle n’a vraiment pas les yeux en face des trous (et subsidiairement, qu’elle n’a pas la moindre idée de ce qu’est le socialisme).

    D’autres encore prétendent que les actuels enjeux politiques et sociaux seraient prioritaires vis-à-vis de leurs actuels homologues sociétaux. Ont-ils raison ?

    Tous les sondages montrent que la situation économique et sociale constitue le principal sujet de préoccupation des Français. Par comparaison, les réformes « sociétales » apparaissent comme autant de procédés de diversion, alors que les plans de licenciement se multiplient et que l’emprise du capital se resserre un peu plus tous les jours. Il faut être conscient, cependant, que le libéralisme forme un tout. Le libéralisme sociétal de la gauche et le libéralisme économique de la droite reposent sur les mêmes postulats fondamentaux, à savoir la primauté du droit naturel des individus à « s’autodéterminer » comme seule instance normative de la vie en société. L’un et l’autre relèvent d’une même libéralisation de l’économie générale des échanges humains. Il est évident que c’est en régime capitaliste que l’individualisme hédoniste trouve le mieux à s’épanouir : ni morale, ni frontières. C’est ce qui explique le ralliement de tant de « repentis» de Mai 68 au modèle du marché.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 13 avril 2013)
    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • Il y a toujours un ennemi !...

    Après une semaine largement consacrée à l'affaire Strauss-Kahn, revenons aux fondamentaux avec ce texte d'Alain de Benoist, consacré à la pensée de Carl Schmitt, paru en 1978 dans le Figaro magazine...

     

    spartiate.jpg

     

     

    Il y aura toujours un ennemi

    La pensée de Carl Schmitt

    Peu de juristes et de politologues contemporains ont fait l'objet d'autant de jugements contradictoires que l'Allemand Carl Schmitt, disciple de Hobbes, de Max Weber et de Donoso Cortès, mais aussi grand lecteur de Proudhon et de Bakounine, qui fut en relations avec Jacques Maritain et René Capitant, et dont la Revue européenne des sciences sociales vient de saluer le 90e anniversaire – il est né le 11 juillet 1888 – avec un numéro spécial contenant une remarquable présentation de Julien Freund, professeur à l'Université de Strasbourg, et une érudite documentation rassemblée par le professeur Piet Tommissen, de Bruxelles.

    Tandis qu'en France son œuvre n'est encore guère connue que par des hommes comme Julien Freund (qui lui consacre de longs développements dans L’essence du politique, Sirey, 1965) ou Raymond Aron (qui a publié en 1972, dans la collection qu’il dirige chez Calmann-Lévy, deux de ses œuvres, La notion de politique et Théorie du partisan), Carl Schmitt n'en exerce pas moins aujourd’hui dans le monde entier une grande influence, que les critiques souvent absurdes qui lui ont été adressées n'ont jamais pu sérieusement entamer. (Tout récemment encore, Jean-William Lapierre, dans Vivre sans Etat ?, Seuil, 1977, allait jusqu’à le présenter comme un « ancien ministre de Hitler » !).

    Schmitt est d'abord celui qui a établi, de façon aussi définitive que possible, la réalité de l'autonomie du politique. Dans La notion de politique, texte datant de 1927, il montre que le politique ne saurait s’identifier ou être rabattue sur sur l’économie, l’esthétique ou la morale. L'État lui-même n’est pas synonyme de politique : « Le concept d'État présuppose le concept de politique ». Toute société humaine est en effet nécessairement dotée d'une dimension politique. L'homme est un être qui doit faire des choix collectifs pour trancher entre des aspirations et des projets différents. La politique est inévitable parce qu'il faut faire des choix. Certes, l’Etat représente l'instance du politique la plus courante, mais la substance de ce dernier est ailleurs. Si l'État vient à disparaître ou à démissionner de son rôle politique, la substance du politique devient en quelque sorte « flottante ». Elle est la proie des groupes de pression, tandis que les domaines précédemment réputés « neutres » cessent de l'être. Ces domaines « métapolitiques » (culture, art, religion, éducation, etc.) peuvent alors devenir autant de champs d'action de la politique réelle.

    Cela pose évidemment le problème de l'« essence » du politique. Pour Carl Schmitt, le critère d'identification de toute dynamique proprement politique n'est autre que l'aptitude à distinguer l'ami de l'ennemi (Freund-Feind Theorie). Cette distinction caractérise spécifiquement l'ordre politique, de même que la distinction entre le bien et le mal caractérise l'ordre de la moralité; celle entre le beau et le laid, l'ordre esthétique, etc. Le critère politique par excellence, c'est la possibilité pour une opposition quelconque d'évoluer vers un conflit susceptible de « monter aux extrêmes ». Est politique l'action qui implique, même indirectement, une telle distinction : « Dire d'une chose qu'elle est politique, c'est dire qu'elle est polémique » (Julien Freund). Corrélativement, toute politique implique l'exercice d'une puissance. Agir politiquement, c'est exercer l’autorité nécessaire aux conditions de formation de la puissance. La politique n'est pas un rapport d'intelligence, c'est un rapport de forces.

    Dès lors, l'acte politique fondamental devient la désignation de l'ennemi. Un État qui, par « pensée de ruse » ou par simple naïveté, croit pouvoir ignorer ses ennemis, a toutes chances de succomber à l'action organisée de ceux qui, eux, n'ignorent pas qu'il est le leur. Un tel État, qui se refuse à manifester de la puissance pour devenir, par exemple, un simple lieu de concertation ou une instance d'arbitrage à l'image d'un tribunal civil, cesse d'être politique. Et du même coup, la politique passe ailleurs. « En politique, écrit encore Julien Freund, on ne saurait échapper à la décision, sous peine de tomber dans l'irrésolution du libéralisme classique qui refuse tout choix ».

    De là, une théorie nouvelle de la souveraineté. « Est souverain, écrit Carl Schmitt, celui qui décide sur le cas d’exception (ou en cas de situation exceptionnelle) – c'est-à-dire celui qui, lorsqu’éclate une situation de crise rendant obsolètes les règles antérieures, peut effectivement instaurer ou rétablir l'ordre et la sécurité. Ce « souverain » n'est pas nécessairement l'État.

    Carl Schmitt a toujours combattu les théories juridiques normativistes, qui tendent à universaliser ou absolutiser certaines règles formelles. Sa position tend plutôt vers le décisionnisme d'un Hobbes : Auctoritas, non veritas, facit legem (« l'autorité, non la vérité, fait la loi »). Mais il tempère cette position en développant aussi une théorie de l'ordre concret, dont l'idée principale est que l'ordre ne se définit pas par une norme ou une somme de règles, mais que la règle n'est qu'un des moyens de maintenir un ordre historique global dans lequel la pensée juridique peut se développer pleinement. C'est seulement en effet par rapport à cet « ordre concret » global que les normes ont un sens et que l'on peut distinguer entre ce qui est juste et ce qui est arbitraire.

    Critiquant sur le fond tout totalitarisme, Carl Schmitt souligne que la loi ne s'identifie pas à la force. Il y a une autonomie du droit par rapport à la puissance, tout comme il y a une autonomie du politique par rapport au droit. Le droit appartient à la sphère des normes, la force à celle de la volonté. L'État garantit le droit, mais il ne le fonde pas. Ce qui permet de répondre à la question : quand peut-on dire d'une décision de justice qu'elle est juste ? Carl Schmitt récuse l'interprétation légaliste du positivisme juridique, selon laquelle une sentence juste est simplement une sentence conforme à la loi (auquel cas la légitimité se confondrait avec la légalité). Il recherche un critère interne à la pratique juridique : « Seule est juste la décision qui est explicable par la pratique juridique en tant qu'elle est une activité autonome ».

    Il faut souligner que la distinction entre « ami » (public) et « ennemi » (public), distinction dynamique s'il en est, et donc liée aux circonstances, n'implique aucune détestation particulière. L'« ennemi » n'est pas nécessairement mauvais dans l'ordre de la moralité, nuisible ou concurrent sur le plan économique, ou spécialement laid du point de vue esthétique. Il suffit, pour définir sa nature, qu'il soit autre de façon telle qu'un conflit avec lui puisse devenir possible. Mais en même temps, dans ses travaux sur le droit international, Schmitt dénonce avec force le fait qu'aujourd'hui, les guerres idéologiques ayant pris le relais des guerres de religions, la « moralisation » de la guerre aboutit en réalité à des cruautés jamais vues : dans une perspective « morale », pour combattre un adversaire, il faut que celui-ci devienne l'incarnation même du Mal ; en ce cas, tous les moyens sont bons pour le détruire. D’où son refus de criminaliser l’ennemi, qui, chez lui, n’est jamais une figure du Mal, mais bien plutôt un adversaire qui peut un jour se transformer en allié.

    L'État est aujourd'hui contesté parce que déclaré « envahissant ». Une lecture attentive de Carl Schmitt permet de comprendre qu'il n'est envahissant que dans la mesure où, s'occupant de tout, il abandonne sa spécificité propre, qui est l'action strictement politique. Et que la meilleure façon de le remettre à sa place n'est pas de le détruire, mais de recréer les conditions dans lesquelles il pourra se réapproprier pleinement la substance du politique.

     Alain de Benoist (Le Figaro magazine, 29-30 juillet 1978

    Lien permanent Catégories : Archives, Textes 0 commentaire Pin it!