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costanzo preve

  • L'Europe et le capitalisme...

    Les éditions Mimésis ont publié récemment un essai de Diego Fusaro intitulé L'Europe et le capitalisme - Pour rouvrir le futur. Philosophe italien, principal disciple de Costanzo Preve, Diego Fusaro est un des inspirateurs du programme populiste du Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et  un des défenseurs du rapprochement entre ce mouvement et la Ligue.

     

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    " L’Union Européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui est trop souvent présentée comme la réalisation parfaite de l’idée d’une Europe des peuples et de la liberté. Cet essai renverse cette perspective. Triomphe d’un capitalisme désormais absolu, la création de l’Union Européenne a pu révoquer l’hégémonie du politique. C’est ainsi que pour rouvrir le futur, défendre les peuples et le travail, il faut partir d’une critique radicale de l’Europe de l’euro et de la finance. La critique de Diego Fusaro, jeune et brillant philosophe italien, auteur déjà d’une dizaine d’essais qui ont contribué à alimenter le débat en Italie pendant ces dernières années de crise financière, franchit enfin la frontière européenne. "

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  • Le peuple face aux seigneurs du big business !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné au Figaro Vox par le philosophe italien Diego Fusaro, qui est un des inspirateurs du programme du Mouvement Cinq Étoiles. Professeur d'histoire de la philosophie à l'université de Milan et déjà auteur d'une dizaine d'essais, très influencé par Marx, Diego Fusaro est considéré comme le principal disciple de Costanzo Preve, mort en 2013.

     

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    Entretien avec Diego Fusaro, l'homme qui murmure à l'oreille de Di Maio et Salvini

    FIGAROVOX.- L'entente entre la Ligue et le Mouvement 5 Étoiles est-elle l'alliance de vos vœux pour remplacer le clivage gauche/droite?

    Diego FUSARO.- Oui, absolument. Dans notre temps, celui du capitalisme financier, la vieille dichotomie droite-gauche a été remplacée par la nouvelle dichotomie haut-bas, maître-esclave (Hegel). Au-dessus, le maître a sa place, il veut plus de marché dérégulé, plus de globalisation, plus de libéralisations. Au-dessous, le serf «national-populaire» (Gramsci) veut moins de libre-échange et plus d'État national, moins de globalisation et une défense des salaires, moins d'Union européenne et plus de stabilité existentielle et professionnelle. Le 4 mars en Italie n'a pas été la victoire de la droite, ni de la gauche: le bas a gagné, le serf. Et il est représenté par le M5S et la Ligue, les partis que le maître global et ses intellectuels diffament comme «populistes», c'est-à-dire voisins du peuple et pas de l'aristocratie financière (Marx). Si ceux-ci sont populistes, il faut dire que les partis du maître sont carrément démophobes, ils haïssent le peuple.

    Le président Mattarella a finalement permis la formation du nouveau gouvernement, Savona n'est plus à l'économie mais il fait encore partie de l'équipe. A-t-il eu peur que de nouvelles élections ne donnent encore plus de voix aux deux formations dissonantes?

    Tout à fait. Il fallait ne prendre aucun risque. L'Italie, comme tous les pays d'Europe, vit sous une pérenne dictature financière des marchés. Cela veut dire un totalitarisme glamour, le totalitarisme du marché capitaliste. Les marchés demandent, les marchés se sentent nerveux: ils sont des divinités qui décident d'en haut, c'est l'aboutissement du fétichisme bien décrit par Marx. En 2011, l'Italie fut victime d'un coup d'État financier voulu par l'UE. Et encore maintenant cela s'est presque reproduit. Malgré tout, le gouvernement «jaune-vert» (les couleurs du M5S et de la Ligue, respectivement) a été formé, même s'il a souffert de fortes modifications (notamment le rôle de Savona), pour ne pas laisser les marchés trop insatisfaits...

    Pourquoi Di Maio et Salvini regardent-ils vers la Russie?

    Parce que la Russie de Poutine est aujourd'hui la seule résistance contre l'impérialisme du dollar, c'est-à-dire contre l'américanisation du monde, aussi connue sous le nom de mondialisation. Il vaut mieux un monde multipolaire, comme on dit ces jours-ci, à la place du cauchemar de la «monarchie universelle» (Kant), c'est-à-dire d'une seule puissance qui envahit la totalité du monde. L'Italie devrait sortir de l'OTAN, se libérer des plus de cent bases militaires américaines et chercher à retrouver sa souveraineté monétaire, culturelle et économique, s'ouvrant à la Russie et aux États non-alignés.

    Peut-on dire que la crise de l'euro est de retour, concernant la situation en Italie mais aussi en Espagne?

    Je crois que oui. Je ne connais pas la situation espagnole comme un expert, mais certainement l'Espagne, comme l'Italie et les autres pays méditerranéens, a beaucoup de souffrances causées par l'euro. L'euro n'est pas une monnaie mais une «méthode de gouvernement» (Foucault): une méthode de gouvernement néolibérale contre les classes travailleuses et les populistes, et créant des bénéfices seulement aux seigneurs du mondialisme capitalistique. Il ne faut pas sauver l'euro, il faut se sauver de l'euro! J'ai soutenu cela dans mon livre «Europe et capitalisme». J'espère que le gouvernement jaune-vert fera sortir l'Italie de l'euro et de l'Union Européenne: c'est la seule voie pour défendre les classes travailleuses et les personnes précaires, en faisant des dépenses publiques et une vraie politique sociale.

    Vous dites souvent que la vieille bourgeoisie et le vieux prolétariat font maintenant partie du même groupe opprimé, n'est-ce pas un peu exagéré?

    C'est exactement comme ça. Il est le nouveau «précariat»: la vieille souche moyenne bourgeoise et la vieille classe travailleuse, pendant un temps ennemies, sont aujourd'hui opprimées et précarisées, elles forment une nouvelle plèbe paupérisée et privée de droits compte tenu des prédations financières et de l'usure bancaire. La classe dominante est, cette fois-ci, l'aristocratie financière, une classe cosmopolite de banquiers et de délocalisateurs, seigneurs du big business et du dumping. Marx le dit très bien dans le troisième livre du Capital: le capitalisme surpasse sa phase bourgeoise et accède à celle financière, basée sur la rente financière et les vols de la bancocratie. C'est notre sort.

    Diego Fusaro, propos recueillis par Alexandre Devecchio (Figaro Vox, 18 juin 2018)

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  • Une histoire alternative de la philosophie...

    Les éditions Perspectives libres viennent de publier la traduction par Yves Branca de la Nouvelle histoire de la philosophie de Costanzo Preve.

    Philosophe non-conformiste de nationalité italienne, marxiste hétérodoxe, Costanzo Preve, mort en 2013, est l'auteur de nombreux ouvrages, dont trois, Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011), Éloge du communautarisme - Aristote - Hegel - Marx (Krisis, 2012) et La quatrième guerre mondiale (Astrée, 2013) ont déjà été traduits en français. Au cours des années 2000, il avait noué un dialogue fécond avec Alain de Benoist, qui a contribué à faire connaître son œuvre en France au travers de sa revue Krisis.

     

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    " Fruit de plus de trente ans de recherches, la Nouvelle histoire alternative de la philosophie constitue le testament philosophique de Costanzo Preve. Sa réflexion sur l’effondrement du communisme dans les années 1980 s’est élargie après 1991 à l’histoire de la théorie marxiste, dont il a tâché d’élucider le rapport à la tradition philosophique européenne, puis s’est étendue à l’ensemble de cette tradition. Par un rapprochement de l’homme comme être générique selon Hegel et Marx avec l’homme zoon logon echon (doté de langage et de raison) selon Aristote, il est parvenu à dépasser l’explication matérialiste historique selon Marx et l’ontologie de l’être social selon Lukacs, et à les élever au rang d’une théorie de la vérité philosophique comme totalité conceptuelle de l’expérience humaine, examinée tant sous l’aspect de sa genèse historique que sous l’aspect de sa validité transhistorique. Tel est selon Preve le caractère véritatif de la philosophie, née de l’exigence de la survie communautaire, et qu’il oppose, par une critique récurrente, aux bavardages du relativisme et de la pensée faible postmodernes. Lire cette histoire du chemin ontologico-social de la philosophie, c’est donc s’embarquer dans le roman de toute la culture occidentale, en des temps où se pose la question de sa survie même, menacée par ses propres démons. Costanzo Preve (Turin, 1943-2013) a étudié librement, de 1963 à 1967, la philosophie, l’allemand et le grec classique et moderne, successivement à Paris, à Berlin et à Athènes. Rentré à Turin, il y passe le concours national d’habilitation au professorat du second degré, et enseigne la philosophie et l’histoire, de 1968 à 2002, au lycée Volta. Depuis le début des années 1980, il a publié une centaine d’essais. Yves Branca, né en 1947, a été professeur de lettres en France et de français à Pékin, où il a résidé trois ans (1974-76). Dans les années 1970, il a traduit et présenté plusieurs documents relatifs au communisme chinois et à la « révolte des Taiping (1851-1863) » et collaboré jusqu’en 1978 aux Éditions en Langues étrangères de Pékin. Depuis 1990, il a traduit des romanciers et poètes italiens du Risorgimento comme Alessandro Manzoni, Ippolito Nievo, Giacomo Leopardi. "

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  • Modernité ?...

    Le numéro 44 de la revue Krisis, dirigée par Alain de Benoist, vient de paraître. Cette nouvelle livraison est consacrée à la modernité.

    C'est le quatrième numéro en moins d'un an, et le contenu est toujours aussi riche... On ne peut donc que saluer le travail de l'équipe de rédaction !

    Vous pouvez commander ce nouveau numéro sur le site de la revue Krisis ou sur le site de la revue Eléments.

    Bonne lecture !

     

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    Telle qu’elle s’érige lentement depuis cinq ou six siècles, la modernité se nourrit de l’idéologie qui la fonde: le modernisme. Elle se donne pour but de conduire à un progrès continu de l’esprit humain, à travers le perfectionnement des sciences, du goût, des mœurs et de la société. Mais ce projet titanesque, prométhéen, s'est écrasé contre un mur. Nous attendions des lendemains qui chantent; or, le présent ne cesse de déchanter. Le nihilisme gagne donc du terrain, et nos idéaux s'effondrent.
    Reste que le projet modernisateur, malgré ses excès, stimulait les hommes d’une manière positive et féconde. Il leur donnait le souffle de la liberté, le goût des horizons lointains. Sur les ruines de cette ambition ne poussent plus que des fleurs déjà fanées avant d’éclore. Nous autres, contemporains, avons besoin de retrouver du sens, ne serait-ce qu’en faisant le deuil de nos vieilles chimères. Il nous faut refonder un monde, une espérance, une culture. Et, pour cela, nous devons d'abord dresser le bilan de la modernité.


    Au sommaire :


    Éditorial

    Entretien avec Françoise Bonardel / Modernisme, antimodernité, tradition.

    Myriam Revault d’Allonnes / Crise et modernité.

    Jean-François Gautier / La conscience universelle.

    Thibault Isabel / Essor et déclin de la modernité dans l’Histoire.

    Costanzo Preve / Les trois stades de la modernité capitaliste.

    Entretien avec Rémi Brague / Modernité et religion.

    Bernard Bourdin / Le fondamentalisme religieux et les fondements de la modernité.

    Karlheinz Weißmann / Le national-socialisme, une idéologie moderniste ?

    Youness Bousenna / La décadence, autopsie d’un fantôme européen.

    Michel Maffesoli / Georg Simmel: modernité et post-modernité.

    Entretien avec Michel Maffesoli / L’ère du postmoderne.

    Jonathan Daudey / Nietzsche, médecin de la modernité.

    Jean-François Gautier / La révocation artistique de l’espace pictural.

    Matthieu Giroux / Le primat moderniste du principe d’action.

    Charles Péguy / Le texte: Le monde moderne et l’argent (1914).

     

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  • Un testament philosophique de Costanzo Preve...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné en 2010 par Costanzo Preve à la revue italienne Socialismo XXI. Le texte de cet entretien a été traduit par les soins d'Yves Branca, qui nous l'a fait parvenir.

    Intellectuel marxiste hétérodoxe, Costanzo Preve était l'auteur de très nombreux essais dont trois ont été traduits en français ces dernières années, Histoire critique du marxisme (Armand Colin, 2011), Éloge du communautarisme - Aristote - Hegel - Marx (Krisis, 2012) et La quatrième guerre mondiale (Astrée, 2013).

    C'est Alain de Benoist, avec lequel il avait depuis plusieurs années noué un dialogue fécond, qui a contribué à faire connaître son œuvre en France au travers de sa revue Krisis.

    Un de ses textes, Si j'étais français, publié à l'occasion de l'élection présidentielle française de 2012, lui avait valu d'être ostracisé et classé dans la catégorie des intellectuels "rouges-bruns"...

     

     

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    Entretien de l’été 2010 avec Costanzo Preve, propos recueillis par Alessandro Monchietto

     

    [ Entretien paru à la fin de 2010 dans la revue turinoise « Socialismo XXI » (le sens de ce titre est évidemment « Socialisme du XXIe siècle ») dont il n’a été publié, faute de moyens et par la défection soudaine et absolument inattendue de son principal artisan, qu’une seule et unique livraison, d’ailleurs peu diffusée. En 2010, la « Nouvelle Histoire alternative de la philosophie », mentionnée ici et qui est le grand Testament philosophique de Preve, était déjà achevée. Je crois qu’on peut considérer cet entretien comme son Testament philosophique bref; aussi ai-je voulu le faire connaître pour le premier anniversaire de la disparition de Costanzo Preve.

    Les auteurs ont récrit ensemble l’entretien. Je n’ai mis moi même en italique ou entre guillemets que la longue citation de Preve, à la question 3 de Monchietto, et certains termes spécifiques ou néologiques (par ex. « cohérentisable », « véritatif »). Yves Branca ]

     

    1. Alessandro Monchietto: Dans ce numéro, une grande place a été donnée à l’analyse de deux ouvrages: ton livre écrit avec Eugenio Orso, Nouveaux seigneurs et nouveaux sujets (1), et celui de Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Le propos qui les rapproche est celui de redonner vie à une discipline qui paraissait complètement démodée (2) en ces temps de postmodernité et de désenchantement du monde: le diagnostic (social et philosophique) du capitalisme réel.

    Pour essayer de mettre au point des motifs et des raisons qui puissent permettre au lecteur d’enrichir ses propres perspectives sur ces questions, je commencerai notre brève discussion en partant de ces deux études remarquables. Boltanski arrive à une conclusion très importante: dans le capitalisme, la nature de la réponse en termes de justice dépend en grande partie de la critique. Si les exploités, les malheureux, et ceux qui ne réussissent pas restent silencieux et exclus, il n’y a aucune nécessité pour le capitalisme de répondre en termes de justice. Pour ce penseur français, le fait nouveau est qu’à ce troisième âge du capitalisme, le monde du travail a renoncé à renverser celui-ci, et se borne à l’ajuster et à le réformer.

    Dans un article important sur Le nouvel esprit du capitalisme, Alain de Benoist a mis magistralement en évidence la manière dont, tout en continuant à se diviser sur la répartition de la plus-value, on ne discute plus sur la meilleure façon de l’accumuler: « C’est ce que Jacques Julliard a très justement appelé ‘ l’intériorisation par les travailleurs de la logique capitaliste’. Ce qui semble ainsi disparaître, c’est un horizon de sens justifiant le projet de changer en profondeur la situation présente. En fait, tout le monde s’incline parce que personne ne croit plus à la possibilité d’une alternative. Le capitalisme est vécu comme un système imparfait, mais qui reste en dernière analyse le seul possible. Le sentiment se répand ainsi qu’il n’est plus possible d’en sortir. La vie sociale n’est plus vécue que sous l’horizon de la fatalité. Le triomphe du capitalisme réside avant tout dans ce fait d’apparaître comme quelque chose de fatal » (3).

    Nous assistons aujourd’hui à une dégénérescence du principe de réalité, à une absence complète d’illusions, et à une attraction irrésistible de la « force des choses ». « Adapte-toi ! » est le commandement psychologique et politique du moment. Pour survivre, il faut aller à « l’école de la réalité ».

    Une époque entière – où l’on était pénétré de l’idée que l’histoire avait un sens, et persuadé que le passage de la préhistoire à l’histoire serait une question d’années ou tout au plus de décennies – s’est dialectiquement renversée dans la certitude (devenue comme un pilier du sens commun) que le monde que nous trouvons devant nous est quelque chose d’impossible à transformer et à dépasser.

    Le système est un grand Moloch invincible, contre lequel il est inutile de se battre, et auquel on peut, au maximum, arracher quelques concessions. Nous vivons dans ce que Sloterdijk appelle une sorte de « positivisme tragique, qui, bien avant toute philosophie, sait déjà que le monde ne doit être ni interprété ni changé: il doit être supporté ».

    On s’adapte à l’injustice. On perd l’habitude de s’indigner. Et l’on inhibe en soi-même a priori la possibilité de changer l’état présent des choses. Le chômage, la mortalité infantile, la pauvreté sont aujourd’hui regardées comme le résultat de forces impersonnelles qui agissent à l’échelle globale, et contre lesquelles on ne peut rien faire.

    Quelles sont tes positions à ce sujet ? Une issue est-elle possible, ou bien faut-il « se résigner », comme le suggérait Umberto Galimberti, dans un entretien récent ?

     

    Costanzo Preve: Quand j’étais jeune, j’avais un programme maximum, qui était de changer le monde. J’ai aujourd’hui un programme minimum, qui est d’empêcher le monde de me changer. Moi-même, comme Sloterdijk, je supporte le monde. Mais ce qui me différencie de lui et de ses innombrables clones moins doués que lui, c’est que je refuse de transformer cette passivité en issue terminale de la philosophie, et que je le refuse sur la base du principe élémentaire de la pudeur.

    En minaudant un peu avec le langage de Hegel, on peut dire que notre époque est un temps de gestation et de transition vers une impuissance sociale collective sans précédents historiques. Et puisque cela même nous empêche de faire des analogies, il n’existe pas de philosophie du passé (pas même les philosophies hellénistiques de l’intériorité à l’ombre du pouvoir ou du refuge dans une communauté protégée d’amis), qui puisse vraiment nous aider à penser la bouleversante et formidable nouveauté de notre époque. Ayant dépassé sa phase abstraite et sa phase dialectique antérieures, et arrivé à sa phase spéculative, le capitalisme paraît s’être enfermé de lui-même dans une « cage d’acier » (Max Weber), et dans un dispositif technique impossible à perforer (Martin Heidegger). Les facultés de philosophie sont désormais, en Occident, ou des salles de jeu pour carriéristes désenchantés, ou des cliniques « antidépressives » pour des esprits à velléités culturelles.

    Les opprimés restent silencieux, parce que (exactement comme Sloterdijk, mais sans savoir qui était Kant ou Hegel), ils estiment qu’il n’y a rien à faire. Cela est en même temps élémentaire, et énigmatique. Fichte aurait défini cette précarité en termes de « Non-moi », mais il vivait en un temps où le Moi était encore conçu comme l’humanité entière, tenue pour capable d’accomplir son propre destin. Aujourd’hui, le concept philosophique du XXe siècle qui paraît caractériser le mieux dans son ensemble la situation actuelle est le concept heideggérien de Gestell (4), et ce n’est pas un hasard. Naturellement, je ne suis pas en mesure de fournir des indications pour surmonter la situation actuelle. La philosophie, comme la chouette de Minerve, prend son vol au crépuscule. Mais ce que je sais est qu’en face de la globalisation financière, il ne faut pas viser à l’inclusion, mais à l’auto-exclusion. L’inversion magique de la globalisation en communisme post-moderne, autrement dit la théorie de Negri, est purement et simplement une honte. Comme cela s’est toujours fait dans l’histoire, la Résistance viendra en un temps et un espace déterminés, et non pas selon une mappemonde financière.

    Mais je ne sais pas où, ni quand, ni comment.

     

    2. A.M. A ton avis, comme tu le dis dans bien des essais que tu as publiés, la pensée de Marx est invalidée par deux « erreurs de prévision », qui faussent ses analyses, et dont il est nécessaire de se déprendre pour ne pas retomber dans le piège d’une inévitable stérilité théorique et politique. Ce qu’on peut résumer en deux points:

    . 1. Le prolétariat n’est pas du tout une classe révolutionnaire capable d’effectuer la transition du mode de production capitaliste à la société sans classes. Les classes subalternes n’ont pas été en mesure de résister à la radicalisation de la soumission du travail au capital, qui les a tout au contraire incluses dans les groupes sociaux de production capitaliste; ce qui a « empiriquement démenti » l’attribution métaphysique à ces classes du prédicat de « sujet intermodal » (5).

    2. Le capitalisme, à la différence de ce que Marx avait cru, s’est montré tout à fait capable de développer les forces productives, et même de les développer à un rythme prodigieux, nonobstant les énormes dommages qu’il a infligés à l’homme comme à la nature.

    Du moment qu’on décide d’accepter ces critiques, la scientificité de ce qu’on appelait dans le temps « matérialisme dialectique » ne risque-t-elle pas d’entrer dans une crise dramatique ?

    J’essaie de m’expliquer mieux. Pour Marx, comme on le sait, « une formation sociale ne meurt pas tant que ne se sont pas développées toutes les forces productives auxquelles elle peut donner cours; des rapports de production nouveaux et supérieurs ne remplacent jamais les anciens, avant que ne soient arrivés à maturité, au sein de la vieille société, les conditions matérielles de leur existence »; ce qui est nouveau deviendra nécessaire exclusivement quand ce qui est ancien ne sera plus qu’« entraves et obstacles ». Un moment arrivera où, complètement développé, le capitalisme deviendra une limite à la productivité humaine, qu’il avait promue jusque là; et c’est alors que le prolétariat s’élèvera au rang de classe émancipatrice de l’humanité toute entière, et fermera le cycle historique de la société divisée en classes, en ouvrant les portes à la future société communiste.

    Mais si, ayant pris acte de ces erreurs qui invalident l’analyse marxienne, il est impossible d’envisager le moment précis où l’ancien devient « entraves et obstacles »; et si en outre le prolétariat s’avère affecté d’une « pittoresque et incurable subalternité », la scientificité de la conception matérialiste de l’histoire ne tombe-t-elle pas complètement à l’eau?

    Ce problème n’est pas marginal. La force et la fortune que Marx et le marxisme ont connues au XXe siècle procédaient en effet de la certitude même que le matérialisme dialectique pouvait avoir un caractère scientifique, une capacité de prévoir. Lorsque Marx oppose son socialisme, en tant que scientifique, au socialisme utopique d’Owen, de Saint Simon, et de Fourrier, il entend affirmer que son socialisme, à la différence de l’autre, est en mesure non seulement de dire comme vont les choses, mais encore d’indiquer qu’elles devront nécessairement suivre un cours déterminé. Faut-il donc conclure que le fameux « passage de l’utopie à la science » a été, en fin de compte, illusoire ; et que le communisme n’est pas du tout le mouvement réel qui abolit l’état présent des choses (ni l’horizon vers lequel conduit le mécanisme du mode de production capitaliste étudié scientifiquement), mais une utopie qu’on donne pour de la science ? Et dans ce tableau, ne deviendrait-il pas secondaire de discuter sur le statut philosophique de Marx (idéaliste ? ou matérialiste?), et plus nécessaire de rechercher une sortie de l’impasse dans laquelle a fini la critique marxienne ?

     

    C.P.: Il y a quelques années encore, j’avais gardé l’habitude de m’affirmer et de me définir moi-même « philosophe marxiste », mais il ne s’agissait souvent que d’une pure intentionnalité idéologique et politique, d’une fidélité opiniâtre à ma jeunesse et à mes amis défunts (comme Labica), d’un refus de l’approche libérale-démocratique et postmoderne des choses. Je comprends aujourd’hui que c’était une équivoque inutile, et j’ai rompu avec cette manière de m’affirmer.

    Il y a chez Marx une schizophrénie spécifique, qu’il faut caractériser et cerner avec précision. D’une part une philosophie de l’histoire d’origine idéaliste (à demi fichtéenne et à demi hégélienne), fondée sur un usage original du concept d’aliénation. D’autre part, une théorie de l’histoire d’un type positiviste, fondée sur une conception prévisionnelle (ou plus exactement pseudo-prévisionnelle) des lois de l’histoire, pensées comme homologues aux lois de la nature (d’où : matérialisme dialectique, et théorie gnoséologique du reflet).

    Cette schizophrénie ne permet en aucune façon de dégager une cohérence d’ensemble de la pensée de Marx, qui, de fait, n’est pas « cohérentisable ». Le marxisme postérieur d’Engels et de Kautsky n’en a dégagé aucune cohérence, mais a édifié, entre 1875 et 1885, une variante de gauche du néopositivisme, sur des bases gnoséologiques néo-kantiennes. Eh bien, mieux vaut tard que jamais. Quoiqu’il soit un peu tard, je suis désormais étranger tant à l’illusion d’avoir découvert le « vrai » Marx, qu’à toute déclaration identitaire d’appartenance à l’« école marxiste ».

    Quant à savoir si ce qui prévaut chez Marx est le matérialisme ou l’idéalisme, il s’agit d’un problème d’historiographie philosophique qui m’est désormais tout à fait indiffèrent. Je penche toutefois vers l’interprétation idéaliste, pour un ensemble de raisons qui ne sont ni historiographiques, ni gnoséologiques. Premièrement, le « matérialisme » est trop souvent un athéisme (avec le brillant résultat de ravaler la pensée de Marx au laïcisme nihiliste); ou bien un structura-lisme (ce qui conduit finalement aux conclusions « aléatoires » du dernier Althusser); ou encore une théorie du reflet (qui convient aux nécessités cognitives des sciences de la nature, mais non pas au double aspect de la philosophie, qui est connaissance et évaluation véritative). Deuxièmement, idéalisme signifie science philosophique (v. la Science de la logique de Hegel), et la science philosophique de l’accès à la liberté du concept-sujet (6) est l’unique alternative à la science positiviste de la prévision.

    Je pourrais développer, mais ce que j’ai dit peut suffire ici. Quoi qu’il en soit, Marx n’est plus pour moi le seul classique de référence, mais un parmi d’autres, et je place désormais devant lui Aristote et Hegel.

     

    3. A.M. Un de tes centres de réflexion est la négation que la dichotomie Droite/gauche reste pertinente aujourd’hui, en tant que critère d’orientation dans les grandes questions politiques, économiques, géopolitiques et culturelles.

    Tu as en effet affirmé plusieurs fois ta conviction que la globalisation née de l’implosion de l’URSS ne se laisse plus « interroger » moyennant les catégories de Droite et de Gauche, et requiert, au contraire, d’autres catégories d’interprétation. Dans un débat récent avec Domenico Losurdo, tu as écrit: « La boussole selon laquelle je m’oriente se base aujourd’hui sur trois paramètres interdépendants.

    a) Le principe de la plus grande égalité possible chez un peuple, en matière de droits, de revenus, de participation aux décisions. Centralité de la question de l’emploi: stabilité des postes de travail, préférable au travail temporaire, flexible et précaire. Droits égaux aux immigrés - ce qui ne signifie pas immigration incontrôlée (7). Mise sous contrôle du capital financier spéculatif de tout type. Préférence donnée au travail par rapport au capital. Défense de la famille et de l’école publique.

    b) Refus du colonialisme et de l’impérialisme, dont l’aspect principal est aujourd’hui l’empire des Etats Unis d’Amérique, et au Moyen Orient son sacerdoce sioniste, qui exploite pour commettre ses crimes le sentiment de culpabilité de l’Europe et de ses intellectuels pour le génocide commis par Hitler, que, naturellement, je ne songe pas le moins du monde à nier. Droit absolu au combat pour la libération patriotique (l’Etat national existe, j’y insiste; et il est un bien, et non un mal comme disent les disciples de Negri et du Manifesto) y compris pour L’Irak, l’Afghanistan, la Palestine. Soutien de tous les gouvernements « souverainistes » indépendants (Venezuela, Iran, Birmanie, Corée du Nord, Bolivie, etc.), ce qui n’implique pas nécessairement l’approbation de tous leurs aspects intérieurs et extérieurs.

    c) Considération de l’élément géopolitique et refus de son refoulement vertueux et infantile. A la différence de Losurdo, je ne crois pas que la nature sociale de la Chine soit « socialiste »; mais je la soutiens également, parce qu’un équilibre multipolaire est préférable à un unique empire mondial des Etats-Unis aux nombreux vassaux (dont l’Italie est le plus servile, à l’exception peut-être de Panama et des Îles Tonga). Qui soutient ces causes est à mes yeux du bon côté. S’il se déclare de droite ou de gauche, c’est son affaire, qui dépend de sa ‘biographie’ politique, de sa perception privée des valeurs. La perception des valeurs est une affaire privée, comme les goûts sexuels, littéraires, ou la croyance en un Dieu créateur ».

    Abstraction faite de la critique, d’ailleurs pertinente, de Losurdo, qui estime que ce que tu chasses par la porte revient par la fenêtre, je te demande: que faut-il faire pour « traduire » politiquement la critique de la dichotomie Gauche/Droite, et surtout, qu’arrive-t-il si on l’applique ? Qu’est-ce qui distinguerait cela de la pure et simple proposition d’une nouvelle idéologie de « troisième voie » ?

     

    C.P. : Bien qu’on me considère souvent comme un penseur du dépassement du clivage Gauche/Droite – ce qu’évidemment, je ne nie pas le moins du monde – ce sujet est pour moi désormais dépassé, secondaire, et peu intéressant. Ce qui m’intéresse est plutôt le dépassement du présupposé ensemble historique et idéologique de cette dichotomie, qui est celle entre le Progrès (gauche) et la Conservation (droite). Pour moi, le progrès et la conservation ne sont que des opposés symétriques, en association antithétique et polaire, et je les refuse l’un et l’autre; ce qui m’oblige aussi à refuser leur concrétisation identitaire (ce clivage Gauche/Droite, précisément). Le prix à payer, en fait d’incompréhension et de diffamation, appartient à cette constellation qu’ Heidegger qualifie de « commérage » (Gerede). De même que je ne suis ni laïc, ni catholique, je ne suis ni progressiste, ni conservateur. Si j’ai à me définir positivement, je le fais tout seul, et je ne me laisse pas classifier par les autres, surtout s’ils sont malveillants, hostiles, et de mauvaise foi.

    Et à propos de « troisième voie », deux mots sur ce qu’on appelle les positions « rouges brunes ». Il y a là une équivoque à ruiner. Je ne me considère absolument pas comme un rouge-brun, je ne le suis pas, je sais que je ne le suis pas; et non seulement politiquement, car je n’ai pas même songé à appartenir à des groupes rouges bruns, mais surtout philosophiquement. Le « rougebrunisme » reste complètement enfermé dans le consentement idéologique à la dichotomie Progrès/Conservation, et cherche simplement à réunir les « bons côtés » des deux positions.

    C’est ainsi que l’on conjugue Marx et Nietzsche, Staline et Mussolini; et le résultat est non seulement une grande confusion, mais encore d’offrir sur un plateau d’argent aux idéologues du pouvoir (autrement dit, au fantôme légitimateur de la pseudo-démocratie) tout un répertoire de diffamation. Être rouge-brun est une chose, être au-delà du Rouge et du Brun en est une autre. Je n’aime pas devoir utiliser un vocabulaire à la Nietzsche/Vattimo (8), et tu sais qu’il n’est pas le mien; mais il est nécessaire d’insister sur le fait que chercher à être au-delà de cette dichotomie Rouge/Brun veut dire n’être ni Rouge, ni Brun, ni enfin rouge-brun.

    Comme l’a dit Dante, il faut « laisser parler les gens ». La capacité de raisonner est inversement proportionnelle à l’exhibitionnisme spectaculaire, que l’accès facile à Internet et le « dépassement » (selon Umberto Eco), de la séparation entre haute culture et culture de masse a porté aujourd’hui à des degrés socialement et culturellement intolérables.

     

    4. A.M.: La puissance propre au capitalisme de nuire à l’environnement global surpasse de très loin celle de tous les systèmes économiques et sociaux antérieurs, ce qui est inhérent à la propre logique de sa continuité.

    Le capital, loin d’admettre la communauté d’intérêt des générations présentes et futures touchant le bon état de la nature et de la société, convertit au contraire la nature comme les relations sociales en purs moyens d’exploitation, et d’accumulation monétaire.

    Or, un point d’appui essentiel de tes thèses philosophiques est ton insistance sur le fait que l’éthique communautaire des grecs se fondait sur le metron (c’est à dire la mesure, opposée à la démesure); et la mesure est pour toi « le coeur impérissable de l’enseignement de nos maîtres grecs ».

    Dans tes travaux, tu soutiens en effet la thèse que la démocratie de la polis antique était avant tout une technique politique tendant à limiter et à domestiquer la dynamique spontanée de l’enrichissement illimité de quelques-uns, qui mène infailliblement à la dissolution de la communauté; tu déclares aussi que la philosophie elle-même « trouve son origine sur la grande place (agora) de la cité grecque, où les citoyens partageaient publiquement (littéralement: mettaient au milieu - es meson) leur capacité de raison, de langage et de calcul (logos), partage communautaire qui tendait à apporter la mesure (metron) aux affaires publiques de tous (ta koina), de telle sorte qu’en accordant aux citoyens un accès égal et réglé à la parole publique (isegoria), pût se produire un nouvel équilibre (isorropia) et, par ce nouvel équilibre, la concorde (omonia) entre les citoyens ».

    A ton avis, Marx est lui-même, à la manière de Hegel, un adversaire de l’« infini indéterminé », et, à la manière d’Aristote, un ami de la mesure en fait de reproduction sociale. Pour le penseur de Trèves, la contradiction fondamentale du capitalisme serait donc celle qui oppose la richesse pour le capital, et la richesse pour les producteurs et leur communauté.

    Dans un entretien récent, tu as soutenu en outre que « le problème fondamental du capitalisme actuel est celui de la dynamique de développement illimité de la production capitaliste, et dans le fait que cet infini-illimité est le principal agent de désagrégation et de dissolution de toute forme de vie communautaire quelle qu’elle soit ». Il semble donc que tu aspires à une application renouvelée du concept normatif de metron au monde social (et à son environnement naturel). Est-ce bien cela ?

    Murray Bookchin soutenait que « le capitalisme ne saurait être ‘persuadé’ d’imposer des limites à son développement, pas plus qu’un être humain de cesser de respirer ». Partages-tu cette affirmation ? Et selon toi, se pourrait-il que le capitalisme dût disparaître parce qu’il se verrait contraint de se proposer une autre fin que le profit, autrement dit de sauvegarder l’environnement naturel, et par conséquent, social ?

     

    C.P : Murray Bookchin a génialement saisi le coeur philosophique de la question du capitalisme, mais je ne suis absolument pas optimiste quant à sa possibilité de réussir à se proposer une autre fin que le profit. C’est pourquoi il faut toujours la bonne vieille révolution, bien qu’on n’aperçoive pas de subjectivité individuelle (théorie) et collective (pratique) en mesure de reprendre sensément le projet révolutionnaire. Communauté politique et décroissance économique ne sont pour le moment que des idées-forces dépourvues de bases historiques réellement efficaces.

    En grec ancien, metron signifie mesure, mais ce terme n’a rien à voir au concept de mesure de la révolution scientifique moderne, et qui a permis de passer du monde de l’à peu près à l’univers de la précision (la formule est d’Alexandre Koyré). Il s’agit d’une mesure sociale et politique, liée au terme de logos, qui ne signifie pas seulement parole publique ou raison (logos opposé à mythos), mais surtout calcul social (le verbe loghizomai signifie calculer). L’union de logos (calcul politique et social) et de metron (mesure politique et sociale) est à la base de la théorie de la justice antique (dike), qui elle même n’a évidemment rien à voir aux théories modernes de la justice (v. Rawls, Habermas, Bobbio), qui toutes font abstraction de la question de la souveraineté démocratique sur la reproduction économique, laquelle est érigée en un Absolu qui a remplacé le vieil Absolu religieux chrétien - qui en comparaison, à mon avis, était meilleur, au delà de sa fâcheuse fonction de légitimation féodale et seigneuriale.

    Polanyi a bien fait de revenir au concept des méthadones (9), et à la distinction aristotélicienne entre économie et chrématistique (sur laquelle le philosophe Luca Grecchi fonde sa reconstruction de l’humanisme grec). Tous ceux qui, par contre, ne retiennent (en les exagérant) que deux significations du terme de logos: discours public, et raison (comme par exemple Hannah Arendt), oublient que sa signification principale est celle de calcul social, opposé à la double et fatale démesure du pouvoir et de la richesse (dont l’illimité – apeiron – d’Anaximandre est selon moi la métaphore); et ils nous représentent une grécité normalisée et « décaféinée » (pour reprendre un terme spirituel de Slavoj Zizek).

    Mais une grécité correctement interprétée serait bien plus actuelle que la démocratie libérale du XIXe siècle, et que la tradition marxiste elle-même – en répétant que ce qui, généralement, est pris pour du « marxisme » n’est qu’un positivisme de gauche dont la base gnoséologique est néo-kantienne.

     

    5. A.M.: Je voudrais m’arrêter encore un peu sur ce point. Tu affirmes qu’il est « d’une importance capitale » de maîtriser le concept de la genèse de la philosophie (et de la démocratie) en tant que « rationalisation logique (logos) et dialogique (dialogos) » des conflits sociaux en termes d’opposition entre Mesure (metron) et Démesure (apeiron), « parce que cela permet de confirmer la centralité du conflit social sans plus recourir au concept de Progrès ».

    Il semble donc que tu envisages qu’il soit possible de critiquer toute apologie inconditionnelle du progrès « illimité » en reprenant ce principe grec de metron; est-ce bien cela ?

    De plus, tu as récemment affirmé que le principe idéologique du progrès et le principe philosophique de l’émancipation doivent être non seulement distingués, mais séparés, et tu as mis en évidence la nécessité d’abandonner le premier sans renoncer à une perspective d’émancipation. Peux-tu développer un peu cette idée ?

     

    C.P.: Ceux qui critiquent le principe idéologique du progrès sont aussi très souvent sceptiques quant à la possibilité de réaliser concrètement le principe philosophique de l’émancipation (pensons à la dialectique négative d’Adorno, au pessimisme radical du dernier Horkheimer, et au fameux « Seul un dieu peut encore nous sauver » de Heidegger). A l’inverse, on trouve aussi des partisans du principe philosophique de l’émancipation qui demeurent attachés au principe philosophique du progrès (pensons à l’ontologie de l’être social de Lukacs, ou à l’utopisme eschatologique de Bloch). Il s’agit donc de comprendre s’il peut y avoir une troisième voie, qui diffère autant de celle d’Adorno, de Horkheimer et de Heidegger, que de celle de Lukacs et de Bloch. Le principe idéologique du progrès et le principe philosophique de l’émancipation sont-ils indissociables et inséparables ?

    Je ne le crois pas, et c’est là une de mes principales thèses philosophiques, une de celles auxquelles je tiens le plus. Si le principe du progrès est « idéologique », c’est qu’il est né pour servir à la légitimation idéologique de la bourgeoisie européenne du XVIIIe siècle, qui édifia une philosophie progressiste de l’histoire universelle, qui fut systématisée ensuite sous des formes mécanistes, déterministes et finalistes par le positivisme du XIXe siècle, et par son petit frère cadet, le marxisme historique. Cependant, l’idéaliste Fichte, par exemple, fonde déjà sa théorie de l’émancipation non pas sur une idéologie du progrès, mais sur une interprétation radicale du droit naturel. Quant à Hegel, qui est sans aucun doute un penseur progressiste, son « progressisme » est bien davantage une théorie de l’acquisition d’une libre conscience de soi, qu’une théorie de la succession nécessaire de « stades » dans l’histoire - comme il en a été plus tard du marxisme, doctrine intégralement « progressiste ». Georges Sorel fut un des très rares penseurs qui tâchèrent de séparer le principe du progrès de celui de l’émancipation, et je considère qu’il allait dans la bonne direction, bien que son code théorique fort méritoire fût affaibli par une compréhension insuffisante de la pensée grecque et de la pensée idéaliste. Et il s’agit de reprendre, un siècle après lui, le juste programme de Sorel, en le radicalisant par un retour explicite à la pensée des grecs, que je définirai en deux mots: pensée de la justice sociale et politique, bien que dépourvue d’une philosophie de l’histoire au sens moderne du terme.

     

    6. A.M.: Dans plusieurs de tes livres, tu as soutenu la thèse que le système dans lequel nous vivons est en réalité celui d’une oligarchie, ou, plus précisément un système oligarchique contrôlé conjointement par un cirque médiatique et un réseau de marchés financiers: « un système de pouvoir périodiquement légitimé par des référendums électoraux de façade, qui a incorporé en soi des résidus constitutionnels de la tradition libérale classique ».

    La démocratie serait en réalité un fantôme de légitimation, tout comme l’étaient le christianisme des sociétés chrétiennes du Moyen-âge européen, ou la référence même à Karl Marx dans le communisme historique réel du XXe siècle. Peux-tu préciser ta pensée sur ces sujets, dans la perspective que tu as esquissée dans Le Peuple au Pouvoir ?10

     

    C.P. : Comme je l’ai déjà fait sur deux thèmes (l’interprétation à contre-courant de la pensée philosophique de Karl Marx, et la reconstruction à contre-courant de la philosophie occidentale depuis les grecs jusqu’à nos jours), je vise une réorientation gestaltique explicite de la philosophie politique moderne, dont la théorie de la démocratie est une partie intégrante. La théorie moderne de la démocratie insiste sur une dichotomie vertueuse, le clivage Démocratie/Dictature: la démocratie est de bon côté, la dictature (sous toutes ses formes: fascistes, communistes, populistes, fondamentalistes religieuses, etc.) du mauvais côté. Je considère cette dichotomie comme un fantôme de légitimation. Un « fantôme », parce que le peuple, qui est le fondement de la démocratie, doit être, d’une manière ou d’une autres, souverain sur la forme essentielle de sa reproduction sociale. Mais cette souveraineté n’existe pas, puisqu’elle est entre les mains d’oligarchies que personne n’a élues. La dichotomie n’est donc pas aujourd’hui Démocratie/Dictature, mais Démocratie/Oligarchie. Je parle d’aujourd’hui, et non des années 1930.

    Si l’on accepte cette réorientation gestaltique, il ne s’agit plus d’un problème de forme, mais de contenu; mais cette réorientation est refusée par toute la pensée universitaire, médiatique, politique, de droite, du centre, ou de gauche. Or, le contenu consiste dans la souveraineté militaire (pas de bases atomiques étrangères sur le territoire national) et économique (pas de délocalisations industrielles, ni donc de travail précaire et flexible, etc.). Quand cette souveraineté est perdue, dégringolent l’une après l’autres toutes les souverainetés, médiatiques, culturelles, linguistiques, etc.. Il est absolument évident que n’existent plus aujourd’hui les moindres éléments de cette souveraineté; c’est pourquoi la démocratie présumée n’est qu’un fantôme de légitimation.

    Par conséquent, il n’y a aujourd’hui de « démocratie » (au sens grec, comme au sens populaire du XIXe siècle), que si l’on est en présence de véritables mouvements sociaux et politiques d’un type anti-oligarchique, et qui ne se laissent pas intimider par le guignol de l’accusation de « populisme ». Le populisme est une catégorie fourre-tout, qui a remplacé le vieux monstre totalitaire à deux têtes Fascisme/Communisme, aussi obsolète aujourd’hui que les Guelfes et les Gibelins. Benedetto Croce et Norberto Bobbio ont fait leur temps, et l’on s’en apercevra tôt ou tard, si l’on réussit à perforer la croûte de la dictature idéologique des marchés financiers, des politiciens, et des politologues universitaires.

     

    7. A.M.: Ces dernières années, tu as accompli un travail considérable, et donné le jour à des dizaines d’essais importants, dont beaucoup sont encore inédits. Avant que nous ne nous séparions, voudrais-tu nous informer un peu de tes actuels projets éditoriaux ?

     

    C.P.: Pour ce qui est de mon travail des trente dernières années, je peux me dire aussi insatisfait que satisfait. J’éprouve une satisfaction modérée de la quantité, et surtout de la qualité de mes nombreux ouvrages (mais pas de tous). Il est vrai que ce ne serait pas à moi de le dire, mais je crois qu’un auteur doit avoir une certaine conscience subjective de la nature de son propre travail. Quant à la reconnaissance sociale, elle a été à peu près nulle, mais je suis porté à croire que la raison en est, au fond, l’absolue nouveauté des solutions que j’avance, qui sont inacceptables et irrecevables pour la caste des « intellectuels de gauche ». Il serait possible, mais je le crois peu probable, qu’il y ait une certaine reconnaissance posthume. De toute façon, quand on est devenu poussière, on ne se soucie plus d’être plus ou moins reconnu.

    J’en éprouve aussi une insatisfaction modérée, pour au moins deux raisons. Premièrement, mon incroyable retard à me délester, même formellement, d’une « identité » qui me rattachait à la tribu marxiste officielle ou officieuse, quand bien même j’étais devenu un philosophe tout à fait indépendant. Deuxièmement, le fait que, d’une part, j’ai toujours reproché à Marx de n’avoir pas rendu sa pensée cohérente, sans, d’autre part, avoir réussi à rendre la mienne cohérente. Je considère que c’est une lacune très grave.

    Cela dit, il appartiendra à d’autres, plus jeunes, de juger ma pensée, s’ils le veulent bien. Je considère cependant que mes travaux les meilleurs et les plus importants sont ceux encore inédits, et j’en indique ici le contenu à quelques dizaines d’amis dont j’ai conquis l’estime.

    J’ai écrit beaucoup de monographies sur Marx, mais une dernière reste inédite, que je crois plus importante que les autres (11). Dans celle-ci, j’ai explicité sans laisser aucun doute possible mon interprétation de Marx en tant que penseur traditionnel, et non progressiste, et philosophe idéaliste, et non matérialiste; et sur toute chose en tant qu’élève d’Aristote et de Hegel, mais moins grand qu’eux. Rien n’est définitif tant qu’on est vivant, mais j’estime que cette interprétation est mon bilan « définitif provisoire » de la pensée de Marx.

    Mais le travail auquel je tiens le plus est ma propre histoire de la philosophie, dont j’ai rédigé une variante brève, de 250 pages, et une variante longue, d’environ 600 pages (12). Il s’agit d’une reconstruction de l’histoire toute entière de la philosophie occidentale, et qui n’a pas de précédents, du moins à ma connaissance; parce que, d’une part, elle utilise systématiquement la méthode « matérialiste » de la déduction historico-sociale des catégories de la pensée philosophique avancée au XXe siècle par Alfred Sohn Rethel, tout en l’insérant d’autre part dans une conception pleinement véritative de la pensée philosophique, qui s’inspire non point des sociologues marxistes, mais des grecs et de Hegel. C’est ce travail que j’estime le plus significatif de ma vie.

    Il y a encore quelques essais monographiques inédits, qui ne sont pas des écrits de circonstance, mais se conjuguent selon un dessein cohérent. Premièrement, un essai sur Althusser, où j’examine sa pensée, et m’en distancie de façon décisive sur un point essentiel (13) : tandis que pour Althusser, la pire des équations philosophiques est celle qui s’écrit: (Sujet=Objet)=Vérité, cette équation est tout au contraire pour moi la meilleure qu’on puisse poser. Deuxièmement, un essai sur Adorno, où je me distancie décidément de la dialectique négative, que je considère comme une apologie idéologique sophistique de l’adaptation au capitalisme, travestie en opposition radicale. Troisièmement, un essai sur Sohn-Rethel, qui d’une part est un éloge de sa déduction sociale des catégories, et d’autre part un rejet de sa critique de l’idéalisme et de son sociologisme relativiste. Quatrièmement, un essai sur Karel Kosik, en qui je vois un des très rares philosophes marxistes du XXe siècle qui n’ait pas eu honte d’écrire un chef d’oeuvre de philosophie pure, sa Dialectique du Concret, sans se soucier de la travestir en idéologie. Cinquièmement, un retour médité sur l’Ontologie de l’Être social de Lukacs, que j’estime toujours et que je loue, mas dont je critique plus profondément, cette fois, les insuffisances.

    Il y a aussi d’autres études encore inédites sur le communautarisme, et des articles ou entretiens sur des revues, que tôt ou tard on publiera peut-être en recueil. Mais ce qui compte le plus chez un philosophe, c’est ce que les allemands appellent Denkweg: son itinéraire de pensée.

    En approfondissant radicalement le marxisme, et en appliquant au marxisme lui-même la critique marxienne des idéologies (ce que généralement les marxistes ne font pas, ne démontrant ainsi que leur misère), je suis finalement venu à redécouvrir la pensée grecque et ce qu’on appelle la métaphysique classique. Et je ne l’ai pas fait par conversion ou repentance, mais assurément sur la propre base de la critique immanente, méthode dialectique s’il en fut.

    Et c’est par là que je peux conclure.

    Traduit de l’italien par Yves Branca

     

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    Notes du traducteur

    1. Costanzo Preve et Eugenio Orso, Nuovi signori e nuovi sudetti, Petite Plaisance éd., Pistoia, 2010

    2. En français dans le texte.

    3. Alain de Benoist, Le troisième âge du capitalisme, in Eléments, Paris, 98, mai 2000, pp. 25-36 (texte repris dans Critiques – Théoriques, 2003, pp. 180-195). Cet article a été traduit en italien, en allemand, en espagnol et en russe.

    4. Au sens de «Dispositif technique».

    5. C. Preve fait couramment un usage néologique de ce terme technique du transport des marchandises (on assure un transport intermodal, ou combiné, en empruntant successivement différents modes de transport), pour signifier que selon le « marxisme classique », le prolétariat comme sujet historique peut non seulement passer d’un mode de production à un autre, mais « créer » le « mode de production socialiste ».

    6. Cette science « apparaît comme un connaître subjectif, dont la fin est la liberté, et qui est lui-même la voie pour se la produire ». (V. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, Troisième partie, Troisième section, C.: L’Esprit absolu. Paris, Vrin éd. ,1967). V. plus loin, réponse 5:

    « Quant à Hegel, qui est sans aucun doute un penseur progressiste, son ‘progressisme’ est bien davantage une théorie de l’acquisition d’une libre conscience de soi, etc. ». Ce point est fondamental.

    7. Dans notre situation de crise et d’urgence, il faut rappeler une évidence, pour prévenir toute vaine « polémique »: Preve formule un principe éthique, et non pas un programme de salut public. Il s’agit des immigrés qui travaillent vraiment et sont assimilés au moins socialement. V. aussi la note 8 sur les méthadones.

    Preve a plusieurs fois cité Au bord du gouffre, d’Alain de Benoît (2012), et loué ce livre. Ses positions sur « l’immigration, arme du capital » étaient identiques à celles d’Alain de Benoist.

    8. Giovanni Vattimo, né en 1936, est un auteur qui a tenté une synthèse de Marx, Nietzsche, Heidegger et Gadamer. Il a été membre du groupe « Radical de gauche » au parlement européen, et, en 2009, élu au Sénat italien sous l’étiquette de l’Italie des valeurs ». Aux yeux de Preve, c’est un emblème du progressisme postmoderne en Italie.

    9. Les méthadones: désigne ici tous les remèdes artificiels proposés par le système marchand et financier à la dégénérescence anthropologique qu’il a lui-même produite. Par ce seul raccourci métonymique, Preve rappelle un aspect essentiel de la thèse du principal ouvrage de Karl Polanyi La grande transformation (1944, Gallimard, 1983), dont il s’est inspiré: le « désencastrement » (desembeddedness) de l’économie, qui à partir de l’Angleterre, depuis la fin du XVIIe siècle, a échappe en Occident au cadre et au contrôle de la société et de la politique, dans lesquels elle avait jusqu’alors été « encastrée » (embedded). C’est la chrématistique, déjà identifiée par Aristote. «Inclure le travail et la terre dans le mécanisme de marché – écrit Polanyi –, c’est subordonner aux lois du marché la substance de la société elle-même, etc.». A notre époque, c’est non seulement le travail, la terre et la monnaie qui sont inexorablement liquidés par le néolibéralisme financier, mais toute la sociabilité elle-même, toutes les activités ludiques, artistiques, intellectuelles, et jusqu’aux relations affectives amoureuses et familiales. Cet émiettement et liquidation de toutes les relations sociales naturelles et communautaires a produit chez l’individu moderne isolé et « réifié » des conduites aberrantes ou faussement « normales » d’addiction, récupérées par le système marchand lui-même (alcoolisme, drogue, perversité, gangstérisme, sectes, musiques dissonantes et cacophoniques, « hyperactivité » par obsession du travail productif, etc.), par l’effet de la « dislocation socio-affective » des personnes brutalement arrachés aux formes antérieures d’existence communautaire (paysans déracinés, travailleurs et populations émigrées, etc.).

    Dans les années quarante, Polanyi a sans doute raisonné un peu vite sur le passage de l’économie libérale au « fascisme », mais il est indéniable que des phénomènes analogues de réification de l’existence humaine se sont manifestés dans les régimes totalitaires de « gauche » ou de « droite », qui produisent des formes particulières d’individualisme – fort bien analysés d’ailleurs par Preve, en ce qui concerne l’Union Soviétique, dans l’Eloge du communautarisme (Krisis éd., 2012.). (La molécule calmante et analgésique de la méthadone fut synthétisée dès 1937, en Allemagne, pour la substituer aux opiacés et à la morphine).

    10. Il Popolo al Potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti storici e filosofici, Arianna ed., Casalecchio, 2008.

    11. Karl Marx.Un interpretazione. Essai, hélas, encore inédit, qui était achevé en 2009. C’est l’interprétation d’ensemble la plus synthétique de la pensée de Marx par Preve. Il y éclaircit enfin d’une manière décisive sa conception du rapport de Marx avec la pensée des Lumières, avec Hegel, avec la tradition qui est celle de la philosophique européenne et de la grande philosophie classique allemande, avec le messianisme eschatologique d’origine religieuse, avec l’utopie, et propose un retour critique à un concept de droit naturel opposé à l’usage idéologique des « Droits de l’homme ».

    12. Le Testament philosophique de Costanzo Preve, paru en février 2013: Une nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie. (Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia, Petite plaisance éd. Pistoia. 538 pages de grand format in 4° couronne 17/24). La variante brève, d’exactement 250 pages dactylographiées, est encore inédite.

    13. Edité en 2012 sous le titre « Lettre sur l’humanisme »: Lettera sull’umanesimo, Petite plaisance éd., Pistoia.

     

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  • Costanzo Preve, un Italien libre !...

    Après avoir rendu un hommage amical au philosophe italien Costanzo Preve, Yves Branca, qui a traduit en français deux de ses ouvrages, nous a adressé ce texte qui constitue un hommage intellectuel à la pensée de cet esprit libre...

     

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    Au revoir, Costanzo !    
      Un très grand philosophe italien s’est éteint à l’aurore du 23 novembre dernier.
     
      C’est par le dossier « Délivrons Marx du marxisme » de la revue Éléments (hiver 2004-2005), que je l’avais découvert. Émerveillé de trouver dans sa pensée quelque chose comme l’accomplissement de certaines idées qui me hantaient après mai 68, mais à peine ébauchées, et dont j’ai cru longtemps me libérer en m’abandonnant à des rêveries, j’ai décidé de contribuer à la faire connaître. Toute modeste que soit cette contribution, je m’en fais un honneur. Je dois remercier Alain de Benoist de m’y avoir encouragé à la fin de 2008. Les lecteurs des revues du GRECE et de Krisis ont déjà eu un aperçu de son originalité, de son audace, de sa liberté d’allure ; ainsi que de la richesse de son œuvre par la bibliographie très complète qu’Éléments en avait donnée en 2005. Mais on s’adresse ici à des lecteurs nouveaux ; et bien que Preve  ait beaucoup écrit depuis, et que son œuvre philosophique soit sans doute destinée à s’affirmer comme l’une des plus fondatrices de ce début du troisième millénaire, trois des ouvrages qui exposent ses derniers développements viennent seulement d’être traduits en français(1) . En Italie même, ses travaux sont isolés par un mur de silence, depuis qu’en 1999, une « gauche » de convention ralliée aux forces du « Nouvel Ordre Mondial » les a frappés d’un ostracisme auquel il répondit par Le bombardement éthique (Il bombardamento etico), brûlot contre l’« interventionnisme humanitaire » en Serbie. Avant de présenter cette pensée en quelques mots, il faut donc parler un peu de lui.
        
        Costanzo Preve est né en 1943 près d’Alessandria en Piémont. Son père, issu d’un milieu piémontais de militaires et de fonctionnaires, était employé des Chemins de fer, sa mère issue d’une famille arménienne orthodoxe de Grèce, d’abord réfugiée en France. Après un début d’études sans conviction de droit et de sciences politiques à Turin, il se prend de passion en 1963 pour la philosophie (avec option de philosophie grecque classique), l’allemand, et le grec (ancien et moderne), qu’il étudie respectivement et successivement à Paris, Berlin, et Athènes, toujours avec le statut de boursier, obtenu par concours. A Paris, assidu aux séminaires de Louis Althusser, tout en fréquentant Gilbert Mury, et Roger Garaudy, il avait pu approcher toute la mouvance communiste française, depuis les staliniens ralliés au vaisseau de Pékin jusqu’aux tenants de la politique de la « main tendue » aux chrétiens progressistes. A Athènes, en 1967, il soutient une thèse en grec moderne sur le thème des Lumières grecques. Rentré à Turin en 1967, il y enseigne aussitôt jusqu’en 2002 l’histoire et la philosophie au lycée, qui en Italie sont associées, ayant obtenu sa titularisation par concours en 1970. Il adhère au Parti Communiste Italien entre 1973 et 1975, avant de militer dans plusieurs groupes de la gauche extraparlementaire, avec un bref passage au Partito della rifondazione comunista (Parti de la Refondation communiste), tout en collaborant, depuis 1977, à la revue romaine « nationalitaire » Independanza, et en poursuivant une recherche philosophique très personnelle, qui partait d’une critique de la tradition italienne et plus spécialement turinoise de l’internationalisme ouvriériste (travaux parus en 1982).
       Sa première étude importante, en tant que proposition d’une reconstruction du marxisme contemporain, La philosophie imparfaite (La filosofia imperfetta), paraît en 1984. Il se distancie de Louis Althusser, qui l’avait fort influencé,  renoue avec les idées d’ Ernst Bloch sur l’utopie et les thèses de la dernière période de l’œuvre de Georges Lukacs sur l’Ontologie de l’être social, aborde déjà la question de « l’impensé » philosophique de Marx(2). En 1991, il délaisse toute tentative pratique de « refondation  communiste », pour engager, sur les  causes profondes de la fin de l’Union Soviétique et du « socialisme réel » et les principes d’une «refondation anthropologique générale » du communisme, une réflexion d’où il résulte : qu’après l’implosion de l’URSS, la globalisation mondialiste ne peut plus être analysée et comprise selon les anciens schémas d’opposition « droite/gauche » et de «lutte des classes», mais selon une conception « sobre et désabusée » de la géopolitique (3); et qu’une nouvelle forme de société communautaire est à définir, aussi éloignée du collectivisme que de l’organicisme social réactionnaire. Preve a rejoint, en 2004, le Campo Antiimpetialista (Camp anti-impérialiste), en précisant bien qu’il n’adhérait par là qu’au soutien qu’apportait ce mouvement à la résistance irakienne. Il était devenu rédacteur régulier aux revues Eurasia et Comunismo e comunità, et collaborait librement, pourvu qu’elles donnent vraiment à penser, à des revues tant de la «gauche alternative » comme Bandiera rossa (Le Drapeau rouge), que de la droite radicale traditionaliste, comme Italicum. Depuis 2006, il était membre du comité éditorial de la revue Krisis d’Alain de Benoist.

     

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       Après 1999, la fécondité de Costanzo Preve fut extraordinaire : mentionnons seulement, pour la seule année 2006, avec l’Eloge du communautarisme, que j’ai traduit et présenté, Il popolo al potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti storici e filosofici (Le peuple au pouvoir. Le problème de la démocratie sous ses aspects historiques et philosophiques); Verità e relativismo (Vérité et relativisme); Religione, scienzia, filosofia e politica nell'epoca della globalizzazione (Religion,science, philosophie et politique à l’époque de la globalisation); Il paradosso de Benoist (Le paradoxe Alain de Benoist), et Storia della dialettica (Histoire de la dialectique). Ce dernier ouvrage introduisait à ceux de l’année suivante, tous consacrés à préciser le principal, une Histoire critique du marxisme, parue en français en 2011. L’année 2008 voit paraître sa première analyse historique et politique concrète, La Quatrième guerre mondiale (dont ma traduction annotée vient de paraître aux éditions Astrée), sur ces nouveaux fondements étendus à la géopolitique depuis 2005 (Filosofia e geopolitica : Philosophie et géopolitique); et en 2009, où il achève de replacer le marxisme dans la tradition européenne (Il marxismo e la tradizione culturale europea - Le marxisme et la tradition culturelle européenne), il travaille « à quatre mains » avec Eugenio Orso, jeune et brillant économiste, à un premier essai d’analyse concrète du système de « gouvernance » de l’oligarchie mondialiste, et de sa « religion du politiquement correct », qui paraît en 2010, sous le titre de Nuovi signori e nuovi suditti (Nouveaux seigneurs et nouveaux sujets)(4); depuis, sa santé déclinant de plus en plus, Preve s’était surtout consacré à parachever sa critique d’Althusser dans une Lettera sull’umanseimo (Lettre sur l’humanisme), et un monumental testament philosophique, sur lequel je conclurai, il éclairait et explicitait sa pensée par des articles, conférences, et entretiens, publiés par écrit et surtout en vidéos saisissantes, tout en passant le relais à un petit cercle de brillants disciples et amis, pour la plupart de la nouvelle génération, comme Alessandro Monchietto, Andréa Bulgarelli, Orso déjà cité, Carmine Fiorillo, leur aîné, son ex-collègue Giuseppe Bailone, et quelques autres, tous remarquables.    
        On aura peine à bien suivre la démarche des deux œuvres de Costanzo Preve que j’ai traduites si l’on perd de vue qu’il s’agit avant tout de manifestes  philosophiques militants. Un mixte de pédanterie, de préciosité, et de verbalisme, qui procède de l’étiolement de la vie et de la pensée dans notre ruine sociale et communautaire, a en effet rendu presque insolite ce genre où Preve excellait, que Fichte appelait « philosophie populaire », qui n’a rien à voir à la « vulgarisation ». Preve ne s’y est d’ailleurs pas limité ; son Histoire critique du Marxisme est un exemple d’une manière encore plus brillante, et par excellence, son testament philosophique, de cinq cent pages in quarto (dont le chapitre IV de l’Eloge du communautarisme est d’ailleurs un résumé partiel); mais, de même que Fichte, dont Critique de toute révélation ou La destination de l’homme s’adresse à « tout lecteur capable de penser et de bien lire un livre», Preve « fait un pari sur des lecteurs nouveaux, des gens nouveaux, des esprits ouverts, des têtes libres et pleines de questions ». Tant s’en faut, par conséquent, que ses « manifestes militants » soient les partis pris d’un intellectuel «engagé», ou «organique »; ils ne sont rien moins que l’exercice même de ce que Spinoza  regardait comme « la libre puissance de l’esprit ». Bien que Preve s’en rapporte assez peu au platonisme, sa distinction du philosophe et de l’intellectuel équivaut pour lui à celle du philosophe et du sophiste pour Platon. « Au résumé – écrit Preve dans Marx inactuel -, seule la pratique constante et explicite de la connaissance philosophique (dont le présupposé socratique est non seulement celui de savoir que l’on ne sait pas, mais de placer au centre [es meson] cette conscience de ne pas savoir) peut ou pourra peut-être, ou peut-être aurait pu, éviter au marxisme d’osciller entre les deux extrêmes vicieux et convergents, opposés et complémentaires, antithétiques et solidaires, de la pseudoscience et de la quasi-religion. Le statut authentique de la religion et de la science ne peut être recherché que par un tiers, c'est-à-dire par le philosophe. (…) Aussi bien, la philosophie serait utile parce qu’elle est non pas l’arbitre qui devrait décider qui a raison (illusion que je me garderai bien de favoriser), mais le tiers interlocuteur qui, à la manière de Socrate, invite à la rationalité dialogique. Or, celle-ci est impossible si l’on ne s’expose pas totalement à la discussion ». Preve précisait encore, au début d’une Autoprésentation de 2007, que « Monsieur Costanzo Preve a été longtemps un ‘intellectuel’ [qui se voulut engagé, puis organique] (…), mais aujourd’hui il ne l’est plus. Et en outre, il demande à être jugé, non plus sur la base d’illusoires appartenances à un groupe, mais sur celle, exclusivement, de ses acquis théoriques ».
      

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        Entre ces « acquis théoriques », le concept (au sens hégélien du terme(5)) de communauté est absolument central; et ce que Preve appelle communautarisme est non seulement la théorie de la communauté, mais encore la communauté comme concept. Mais disons d’abord ce que n’est pas le communautarisme, dans cette perspective. Bien que Preve fasse très clairement raison des formes de communautarisme à rejeter, et des acceptions du terme à réfuter, il importe tout particulièrement de préciser en France, nation formée autour d’un Etat que nos rois appelaient déjà, à la romaine, République (respublica), qu’il ne s’agit pas le moins du monde de « l’utilisation du communautarisme ethnique [ou religieux, ou tribal postmoderne, ou tout cela ensemble], pour ruiner aujourd’hui la souveraineté des états nationaux » (Eloge du communautarisme, Introduction, et chapitre VI). Preve y comprend le  multiculturalisme « emballage pittoresque de la totale américanisation du monde ». La crise de l’Etat-nation selon le modèle français, qui paraît aujourd’hui m’être plus « producteur de socialité », comme l’écrit Alain de Benoist, a fait en France du communautarisme un monstre effrayant, mais il n’y a pas de fumée sans feu… En Italie, c’est une autre acception du terme qui produit des « réactions pavloviennes », qui affectent le mot « communautarisme » d’une connotation « d’extrême droite » se rapportant  principalement au fascisme, au nazisme, aux prétendues « métaphysiques » contre-révolutionnaires et traditionalistes (Chamberlain, Guénon, Evola) qui assez confusément s’y sont mêlées. Pour élégantes qu’elles puissent être, comme chez Evola, ces « métaphysiques » ont en commun d’être des reconstructions qui mythifient d’anciennes formes d’autorité par nostalgie d’une communauté hiérarchique « naturelle », en remontant toujours plus « haut », de l’« Idée impériale gibeline » jusqu’à l’âge d’or de la «Tradition primordiale », en passant par les Hyperboréens, ou les Mages d’Orient, ou le Chakravartin. Les formes d’autorité politique qui en sont issues dans l’Europe du XXe siècle n’ont vu le jour que par la vertu d’un organicisme plus ou moins teinté de naturalisme romantique, mais qui ne pouvait échapper au modèle rigoureusement matérialiste et individualiste du Léviathan de Hobbes, et a produit des « régimes à Parti unique interprète des secrets de l’histoire »(6), sous un Conducteur suprême. Le collectivisme issu du marxisme a pris une forme analogue (du « petit père des peuples » au « conducator »), moins par la sécularisation d’idéaux religieux, que par un déjettement théorique scientiste et positiviste, qui est en soi d’essence religieuse : « Le communisme historique du XXe siècle (1917-1991) et en particulier sa première période stalinienne furent en tout point et intégralement des phénomènes religieux » (Histoire critique du marxisme, IV,10); et Preve a merveilleusement cerné la parenté secrète de l’organicisme social réactionnaire et du collectivisme stalinien : « Le matérialisme dialectique est une variante positiviste tardive d’un code conceptuel primitif, fondé sur l’indistinction et la fusion du macrocosme naturel et du microcosme social »(7). Mercantilisme ultra-libéral « multiculturel » d’aujourd’hui, organicisme social ou collectivisme d’hier: Preve en traite comme de « pathologies du communautarisme », dont le diagnostic conduit négativement à la définition même de ce dernier, puisque toutes nient en pratique, ou en théorie, « la constitution irréversible, et historiquement positive, de l’individu moderne responsable de choix éthiques, esthétiques, et politiques »(8).
        Pour Costanzo Preve, la « communauté » est la société même, et le «communautarisme », la communauté pour-soi, et/ou sa théorie, laquelle est une correction des idées marxiennes et marxistes de communisme. Cette correction s’opère par une critique  du « matérialisme dialectique », auquel il tente de substituer un idéalisme méthodologique qui implique un retour, qui est un recours, à la philosophie grecque antique et à Aristote : « Comme on le voit, il n’est pas possible même en grec moderne de différencier sémantiquement la ‘société’ de la ‘communauté’ (respectivement: koinotita, koinonia). Cela ne doit pas nous surprendre, puisque la vie sociale des Grecs était la vie communautaire de la polis, et le mot qu’utilise Aristote pour définir l’homme, politikon zoon (animal politique) pourrait être traduit sans forcer par ‘animal social’ ou ‘animal communautaire’(…). Il est bon d’avoir clairement à l’esprit cette origine sémantique et de ne pas penser que le débat commença avec la distinction de Tönnies entre ‘société’ (Gesellschaft) et ‘communauté’ (Gemeinschaft) »(9). L’histoire toute entière de la tradition philosophique occidentale peut être reconstruite sans rien d’outré sur la base de la catégorie de communauté, que Preve voit aussi d’ailleurs à l’origine de la philosophie chinoise ; mais cette reconstruction intellectuelle suppose ce qu’il appelle un changement de perspective, une véritable  « réorientation gestaltique », que j’éclairerai à la fin.
        Cette réorientation reprend la tentative d’ontologie de l’être social de Georges Lukacs, en insérant la pensée de Marx « métaphysiquement », selon le sens original, ici, du mot « métaphysique » qui ne désigne aucune mystagogie, mais une réflexion sur l’être et ses catégories les plus générales. Et puisque l’«être social » est celui de l’homme en tant qu’« être générique », qui produit sa propre existence sociale, un socialisme communautaire ne peut être conçu que comme  « agir téléologique conscient » : « Le socialisme n’est pas analogue ou symétrique au capitalisme, lequel résulte d’une somme d’actes utilitaristes certes individuels et conscients, mais caractérisée par un mécanisme automatique de reproduction, anonyme et impersonnel » (Histoire critique du marxisme, V, 12). Il s’agit par conséquent de libérer le développement des forces productives de leur soumission et  incorporation à la reproduction capitaliste, tout en libérant la constitution de l’individu moderne de son incorporation à l’anomie individualiste et atomique des derniers siècles ; et la question essentielle et capitale est celle des fondements d’une nouvelle « anthropologie culturelle », qui oriente cette libération et éclaire sa voie. Preve a montré en effet que la  Quatrième Guerre mondiale en cours, celle du capitalisme absolu contre les nations et les peuples, n’est rien de moins que « la première guerre culturelle globalisée de l’histoire de l’humanité »; d’où le premier chapitre de l’Eloge du communautarisme,  qui situe clairement le problème du communautarisme dans « l’époque des guerres pour le Nouvel Ordre mondial ».

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         Ce nouveau cycle de guerres correspond à une phase de privatisation et de financiarisation sauvages du capitalisme, qui piétine la légitimité du droit international entre Etats issus des traités de Westphalie de 1648, pour ouvrir un nouveau cycle de guerres de religions à l’échelle mondiale, au nom d’une nouvelle religion militante des Droits de l’homme et de la démocratie, produite par sécularisation et manipulation « atlantiste » et « euratlantiste » des religions monothéistes, hormis l’orthodoxie ( c’est l’un des points par où Preve rejoint l’eurasisme d’Alexandre Douguine ; voir en particulier le terrible chapitre V de La Quatrième Guerre mondiale ), et qui vise à mettre en tutelle la souveraineté des états et des nations. A cet égard, Preve, qui considère l’Etat national souverain comme « une forme de communauté », estime, qu’« en présence d’une puissance idéocratique américaine cannibale fondée sur le pouvoir de ‘l’air’, comme le dirait Carl Schmitt (…), la fonction des états nationaux en Europe n’est pas encore finie (…). S’il est logique de penser en termes d’ensembles continentaux (…), et qu’une Europe unie d’une manière impériale et fédérale se serait mieux opposée à l’invasion américaine de l’Irak en 2003 que n’ont pu le faire des Etats nationaux incapables au surplus d’un pouvoir géopolitique de coalition, ceci est un discours utopique pour l’avenir, et non pour aujourd’hui »(10). Pour le présent, Preve préconise « un Etat national fortement démocratisé, où une culture communautaire puisse remplacer progressivement la culture individualiste dominante ».(11)
        Dans ce seul cadre peuvent aujourd’hui se rencontrer, en Europe, la liberté et la solidarité: « Une liberté sans solidarité est une illusion narcissique destinée à s’évanouir lorsque l’humaine fragilité matérielle contraint à des relations avec ses semblables l’individu qui y répugne le plus. Une solidarité sans liberté est une contrainte humanitaire extrinsèque; elle rentre en fait dans la typologie, que l’on a rappelée plus haut, de l’organisation politique de l’atomisation sociale. La solidarité et la liberté sont l’une et l’autre nécessaires : ce qui est la conclusion logique de tout éloge du communautarisme. »(12)
        
         Dans son bel « Adieu à Costanzo » du 28 novembre 2013, son collègue et ami Giuseppe Bailone n’a pas évoqué ses livres, ce « don qui nous reste », mais les très rares qualités de l’homme et de l’ami. « Il n’est pas difficile de rencontrer la philosophie par l’intermédiaire de la chaire et des livres -a- t-il dit - Il est beaucoup plus difficile de trouver un ami de la philosophie qui sache aussi se faire ton ami, s’intéresser à ton humanité ; qui soit disposé à mettre ses idées à l’épreuve vivante de la relation d’amitié, à discuter, longtemps, habituellement, sans te presser de te convertir ; qui ait la patience de faire attention à la manière dont tu les accueilles, à l’effet qu’elles produisent sur toi, à ta disponibilité à les faire tiennes, à les habiter. Cette sorte d’amitié, j’en ai bénéficié de toi… ».  Je puis moi-même en témoigner;  j’ai le bonheur de pouvoir m’unir fraternellement aux paroles de Bailone.

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         Il reste à dire quelques mots de ce testament philosophique signalé plus haut, que Preve vit enfin imprimé en février 2013, et qu’il appela dès lors, (Bailone l’a évoqué dans son dernier adieu, et Costanzo me l’avait dit lui-même au téléphone): « le livre de ma vie » .     
        Costanzo Preve considérait avec Fichte que nos temps de « péché consommé » (vollendete Sündhaftigkeit)  comportent enfin les prémisses des conditions sociales où puisse naître une nouvelle conscience. Il croyait que la génération de ses amis de vingt à trente ans en serait peut-être l’accoucheuse, et il lui a légué un monument : Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia (Une nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie, Editions Petite Plaisance, Pistoia, 2013): plus de cinq cent pages de format in quarto, la somme d’une recherche de quarante ans, écrite de 2007 à 2009, sans ralentir en rien sa production de deux ou trois livres par an: fructification prodigieuse d’une singulière « vertu » dans l’art hégélien du « travail du concept ».
        Ce testament, loin d’être un nouveau « catalogue » des grands moments de la philosophie européenne, consiste en leur exposition approfondie, selon la vision du chemin cyclique de cette pensée, depuis les grecs jusqu’à la grande philosophie classique allemande de Fichte et de Hegel - dans laquelle Preve inclut Marx, délivré de tout « marxisme ». Sa  vision est en effet le fruit d’une primordiale transformation gestaltique, dont il m’exposa l’essentiel en 2009: « Passer d’une conception ‘futuriste’ de Marx, selon laquelle il aurait projeté Hegel dans le futur en lui ajoutant le futur communiste, à une conception ‘traditionaliste’, selon laquelle Marx est un épisode d’une tradition, née avec les présocratiques, et qui oppose cycliquement, aux tendances dissolutives et destructrices de l’accumulation déréglée et anomique de la richesse individuelle, des tendances contraires de retour à l’association et à la communauté »(13). Ces cycles sont retracés selon une méthode de déduction historico- sociale génétique des catégories de la pensée, élaborée en partant, principalement, des derniers travaux de Georges Lukacs (le plus grand à ses yeux des « marxistes libres du XXe siècle ») sur l’ontologie de l’être social.
         L’axe de ce grand livre est la reconstruction du cycle antique de ce qui devint « l’empire gréco-romain », et du cycle des douze siècles du « communautarisme hiérarchique » féodal et seigneurial « sacralisé » (par le christianisme greffé sur l’Europe), si rapidement dissout par l’idéologie chrématistique anglaise au siècle des Lumières. Son concept-clef (au sens hégélien) est celui de la philosophie comme ontologie de l’être social, dont la conscience se peut aliéner, ou rétablir à un degré supérieur, selon les vicissitudes sociales du divorce, ou de la réconciliation des « catégories de l’être », et des « catégories de la pensée ». Chez Kant est le paroxysme bourgeois de ce divorce; la lutte fichtéenne du Moi et du Non-moi en amorce la réconciliation ; Hegel, l’Aristote de ce second cycle, l’accomplit idéalement, en repartant de Spinoza, dont l’idée de Substance, écrit-il, « est la même chose que ce qu’était le on (l’être) chez les Eléates (…) : la libération de l’esprit et sa base absolue ». Et le mot-clef de l’ouvrage figure dans son titre: si cette histoire de la philosophie est « alternative », ce n’est pas qu’elle serait « autre », comme on parle de cinéma « alternatif »; mais qu’elle entend poser les fondements de l’unique option de salut, face à la « mort spirituelle » du nihilisme post-moderne.
      
       Ces dernières lignes donnent à peine une idée d’un tel monument, mais les trésors qu’il contient se révéleront, en dépit de tout. C’est pourquoi j’ose dire: « Au revoir, Costanzo ! ».                                                         
                                                           

    Yves Branca. Le  23 décembre 2013.



    NOTES
    1: Histoire critique du marxisme, de 2007, traduction de Baptiste Eychart, Préface de Denis Collin, postface d’André Tosel, Armand Colin, Paris, mai 2011.
       Eloge du communautarisme, traduction, présentation et notes d’Yves Branca, KRISIS, Paris, septembre 2012.
        La Quatrième Guerre mondiale, traduction, préface, et notes d’Yves Branca, Astrée, Paris, novembre 2013.
        Par ailleurs, deux études de Preve avaient été traduites en français: Vers une nouvelle alliance. Actualité et possibilités de développement de l’effort ontologique de Bloch et de Lukacs, 1986, Actes sud ; et une étude critique d’ Althusser : Louis Althusser. La lutte contre le sens commun dans le mouvement communiste «historique», 1993, PUF. Signalons aussi quelques articles publiés dans la revue Actuel Marx, et le recueil Marx après les marxismes, sous la direction de Jean-Marie Vincent, L’Harmattan, 1997.
    2: Voir ma préface (« Costanzo Preve ») à l’Eloge du communautarisme; et l’Histoire critique du marxisme, chapitre II. 
    3 : Voir l’essai de Preve La lutte des classes, une guerre de classe ? paru dans la livraison « La guerre I » de la revue Krisis, n° 33, juin 2010. 
    4: Preve et Orso avaient d’abord pensé au titre Nouveaux seigneurs et nouvelles plèbes.
    5. Pour Hegel, le concept (Begriff) n’est pas ce qui est déterminé par son objet, mais ce qui se détermine comme objet, en passant par « le travail du négatif ». 
    6, 9: Voir C. Preve, Communautarisme et communisme, in Krisis, livraison « Gauche/droite ? » , n° 32, 2009 ; et sur la philosophie politique de Hobbes, Eloge du communautarisme, chap. IV, 27.

    10,11 : Il paradosso de Benoist, (Le paradoxe Alain de Benoist), chap. VII.

    12 : Eloge du communautarisme, chap. V, 18.

    7, 8,13: Costanzo Preve : Lettre ouverte à un traducteur français (2009), sur le site Internet esprit européen.fr, et celui de la revue Rébellion de Toulouse (rebellion.hautefort.com).

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