Internet, la pieuvre américaine ?
Le fondateur et directeur de Skyrock, Pierre Bellanger, par ailleurs créateur du premier réseau social français (skyrock.com), expert en Internet et analyste des médias, signe un nouveau livre, La souveraineté numérique (Stock, 253 p.), qui est probablement l’analyse la plus originale et fouillée de la Toile – et de son futur – parue à ce jour. Au rebours de l’optimisme béat souvent de mise en ces matières, la thèse de l’auteur fait froid dans le dos. Il faut citer ici intégralement la quatrième de couverture : « la mondialisation a dévasté nos classes populaires. L’Internet va dévorer nos classes moyennes. La grande dépression que nous connaissons depuis cinq ans n’est qu’un modeste épisode en comparaison du cataclysme qui s’annonce. La France et l’Europe n’ont aucune maîtrise sur cette révolution. L’Internet et ses services sont contrôlés par les Américains. L’Internet siphonne nos emplois, nos données, nos vies privées, notre propriété intellectuelle, notre prospérité, notre fiscalité, notre souveraineté.
Nous allons donc subir ce bouleversement qui mettra un terme à notre modèle social et économique. Y a-t-il pour nous une alternative ? Oui. »
Comparant le réseau Internet à l’espace océanique trans-frontières, l’auteur fait un parallèle entre la thalassocratie anglo-saxonne et l’hégémonie américaine sur la Toile planétaire. Sans oublier de préciser que la Chine, puissance ascendante et sans scrupules, est comme un pirate en embuscade. Les Européens et les Français restent bras ballants, renonçant à utiliser leur énorme potentiel économique, à le transformer en puissance, voire même à le protéger. Face à ce que l’auteur appelle le « complexe militaro-numérique américain », l’Europe reste un nain, qui prend à peine conscience de ce qui lui arrive. Comme si nous ne savions pas que nous sommes au XXIe siècle et que le ”nomos de la Terre”, pour employer le concept schmittien, a changé de fond en comble. (1)
La question de la souveraineté numérique, de la maîtrise d’Internet, fait évidemment beaucoup de moins de buzz que des sujets nettement moins importants (je n’ai pas dit sans importance puisque j’en traite par ailleurs avec vigueur) tels que le mariage homo ou la théorie du genre.
Bellanger use d’un néologisme pertinent : les « résogiciels » c’est-à-dire les conglomérats numériques en réseaux qui tendent à maîtriser les processus et les flux économiques, d’amont en aval et inversement, pour l‘instant tous américains : Google, Apple, Amazon, etc. Espionnage, captation de toutes les données personnelles et collectives, maîtrise des leviers politico-économiques, contrôle des industries : la panoplie de puissance des géants américains de l’Internet, qui fonctionnent la main dans le main avec les super agences de renseignement et le Pentagone, ne cesse de croître, comme une vigne vierge ou une pieuvre.
La thèse de Bellanger est qu’il faut reconquérir une indépendance et une souveraineté abolies par l’Internet tel qu’il est aujourd’hui. Car pour lui, il ne s’agit pas de diaboliser Internet mais de se le réapproprier, d’y réintroduire des principes démocratiques mis à mal par une dérive orwelienne des maîtres américains oligopolistiques du web ; loin de fulminer avec rogne impuissante contre l’ ”impérialisme US”, l’auteur appelle à jouer le jeu de la vie, de la politique et de l’histoire, selon une logique au fond schumpeterienne : l’innovation compétitive et la reprise en mains de son destin en cessant d’accuser les autres par fulminations morales, coups d’épée dans l’océan.
En inventant le concept de « souveraineté numérique », Bellanger fait avancer la science politique en ce qu’il est le premier à formuler cette extension du domaine de la souveraineté – et partant celui du champ politique – au XXIe siècle. Il présente, dans la seconde partie de son essai, un véritable plan de bataille pour reconquérir (ou plutôt conquérir) en France et en Europe, cette souveraineté. En créant nos propres résogiciels, pour nous réapproprier Internet et ses innombrables synapses.
Car, pour les résogiciels et le complexe militaro-numérique US, l’Europe, démontre Bellanger, est le maillon faible, la proie principale, bien plus que l’Asie. En raison de son énorme PIB global et de son absence conjointe de volonté et de synergie.
L’auteur explique, contrairement aux clichés, que la puissance US (et bientôt chinoise par un étrange paradoxe de l’histoire) dans la sphère numérique – et dans toutes les autres, d’ailleurs – repose sur une étroite collaboration, patriotique au fond, entre l’État, le système militaro-industriel et le mercantilisme privé. C’est la logique de l’économie organique, telle qu’elle avait été décrite par François Perroux, qui n’a absolument rien de ”libéral” au sens d’Adam Smith. (2)
Refuser de reconquérir et de maîtriser la sphère numérique aujourd’hui, c’est comme si jadis on avait renoncé à contrôler l’imprimerie, à posséder une flotte hauturière ou à construire des chemins de fer, laissant ce soin à d’autres.
Sur le plan strictement économique, outre le champ politico-stratégique, Bellanger ouvre une autre piste, une autre interrogation : et si l’économie numérique (Internet au premier chef) était fondamentalement destructrice d’emplois, notamment dans les pays qui ne la maitrisent pas ?
Bellanger, qui ne néglige pas la science-fiction réaliste, nous brosse un monde dominé par le soft-totalitarisme des réseaux numériques. Ses prédictions sont parfaitement impensables et horriblement possibles. Il est comme le médecin qui vous dit : ”vous voyez ce petit bouton sur votre fesse gauche ? C’est une tumeur. Si vous n’y prenez garde, elle vous emportera ”.
Contrairement à la tradition de la critique pure (qui est hémiplégique et hélas très française), Bellanger propose des solutions argumentées pour reconquérir l’indépendance numérique. Ces dernières sont, à proprement parler, gaullistes. C’est-à-dire l’alliance synergique de la puissance publique et de l’économie privée. Dans ses propositions, il essaie aussi de surmonter les handicaps des institutions européennes, par des solutions innovantes. Il prône, pour la France et l’Europe la liberté individuelle et l’indépendance collective : n’était-ce pas déjà la leçon d’Aristote, il y a de cela des milliers de révolutions circumsolaires ?
Guillaume Faye (J'ai tout compris, 3 février 2014)
NOTES
(1) La révolution d’Internet, extrêmement véloce, qui marque le début du XXIe siècle et se caractérise par la constitution d’un ”nouvel espace” (en sus de la terre, de l’océan et de l’atmosphère/ espace proche) peut se comparer à ce qui s’est produit à la charnière XVe/ XVIe siècles par l’irruption de la dimension océanique post-méditerranéenne.
(2) L’idée selon laquelle l’économie américaine serait ”libérale” et anti étatiste est d’une prodigieuse fausseté, comme je l’ai montré dans plusieurs de mes essais. Les USA refusent l’État Providence social mais ont totalement adopté le modèle de l’État-pilote du colbertisme, évidemment avec d’énormes variantes. Mais cela mériterait un autre article.
NOTE LIMINAIRE
Pour le philosophe Martin Heidegger, l’innovation technique (à l’image de l’évolution naturelle), intégralement liée à sa diffusion par l’économie, est un mécanisme aveugle et tâtonnant, dont il est impossible de prévoir les conséquences. Il parle de « processus sans sujet ». Et de fait, depuis des siècles, les progrès de la technoscience produisent des effets imprévus sur les plans sociologiques, économiques, anthropologiques, politiques ; des effets qui n‘avaient jamais été planifiés mais qu’on découvre ”quand il est trop tard”. Et auxquels il faut s’adapter a posteriori. Il en fut ainsi de l’agriculture de jachère, comme de l’imprimerie, des métiers à tisser, de la poudre, du chemin de fer, de l’automobile, du télégraphe et du téléphone, de la radio et de la télévision, de l’aviation, des antibiotiques, du nucléaire, etc. Il en est aujourd’hui de même avec l’informatique, le numérique et Internet. Pour paraphraser Heidegger, l’homme invente un procédé supranaturel (”technique”, du grec technè, qui signifie à la fois ”art” et ”fabrication”) qui produit une réalité augmentée, laquelle agit en retour sur la société humaine de manière imprévue. L’artéfact technique « arraisonne » l’écosystème naturel et humain. C’est l’allégorie juive du Golem : la poupée qui échappe à son créateur et devient autonome. Néanmoins, un pilotage a posteriori de l’innovation est possible, mais il faut faire très vite, être hyper réactif : c’est ainsi que procèdent les ”résogiciels” dont parle Bellanger, pour maîtriser un système économique devenu extrêmement fluide.