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Une démocratie gangrenée par l'idéologie progressiste...

Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Laurent Fidès au Figaro Vox à l'occasion de la réédition en collection de poche de son livre Face au discours intimidant - Essai sur le formatage des esprits à l'ère du modialisme (Toucan, 2015). Laurent Fidès est agrégé de philosophie.

 

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« Notre démocratie est gangrenée par l'idéologie progressiste »

FIGAROVOX.- Votre livre déconstruit les ressorts de l'idéologie contemporaine dominante. De quelle «idéologie» s'agit-il? Et le terme n'est-il pas exagéré, ou trop lourdement connoté?

Laurent FIDÈS.- L'idéologie dont je parle est multiculturaliste, échangiste, déconstructiviste, elle nous promet un monde sans frontières, sans différences, atomisé, peuplé d'entités négociables et remplaçables. Plusieurs indices me font penser que nous avons affaire à une idéologie plutôt qu'à une doxa, même si elle n'est pas formalisée: le fait que ces idées soient présentées comme des vérités, voire comme des vérités scientifiques (portées par les «sciences humaines» qui jouent ici un rôle spécifique), le déni de réalité (l'idéologie est vraie, c'est le réel qui ment, comme lorsque vous croyez assister au changement de peuple qui se déroule sous vos yeux et que l'on vous explique que ce que vous voyez n'existe pas), la mobilisation de l'appareil idéologique d'État, de l'école primaire (qui inculque l'antiracisme dogmatique comme un catéchisme) à la Justice (qui criminalise les idées non conformes) en passant par l'Université et bien sûr les médias. Mais surtout cette idéologie, comme toute idéologie à toute époque, correspond aux intérêts de la classe dominante: cette hyperclasse d'affairistes et de financiers à laquelle s'agrègent tous les gagnants de la mondialisation ainsi que cette fraction de la petite bourgeoisie urbaine cultivée qui profite des retombées sociétales du système et y trouve en tout cas son compte.

Vous parlez d'une «dichotomisation interne» à cette idéologie: qu'est-ce que vous entendez par là?

J'appelle «dichotomisation interne» une technique de manipulation qui consiste à faire croire à un conflit en opposant simplement deux sensibilités prises au sein d'un même courant. En procédant ainsi, en faussant les lois de la symétrie et en marginalisant les contradicteurs sérieux, le système peut se reproduire à l'infini sans entorse apparente au principe du pluralisme.

En fait, les oligarques et les technocrates qui détiennent le pouvoir sans l'avoir conquis (leur pouvoir étant d'origine économique) ont besoin des formes de la démocratie pour asseoir leur légitimité. Le problème est donc pour eux d'infléchir la consultation démocratique dans le sens de leur politique, du moins quand le peuple est consulté, ce qui n'est pas toujours le cas (il y a aussi des cas où l'on ne tient pas compte du résultat de la consultation parce qu'il ne va pas dans le sens attendu, comme au référendum de 2005). Pour cela il existe différentes techniques que j'analyse dans le livre. La dichotomisation interne en est une parmi d'autre. Par exemple on s'arrange pour maintenir la fausse division entre deux partis dits «de gouvernement», l'un de droite, l'autre de gauche, qui poursuivent en réalité les mêmes objectifs et ne diffèrent que par les moyens de les atteindre. L'alternance droite-gauche en France, a longtemps fonctionné sur ce modèle. Les voix dissidentes sont marginalisées, comme on l'a fait aux dernières présidentielles en décrétant qu'il y avait de grands et de petits candidats, et que les petits ne méritaient pas un temps de parole équivalent à celui des grands, ce qui manifeste une bien étrange conception de la compétition démocratique. Le mouvement «populiste» actuel déjoue ce procédé dichotomique en renvoyant dos à dos droite et gauche «de gouvernement» pour installer un autre clivage, non plus horizontal, mais vertical, politiquement plus significatif.

Certaines idées, à l'inverse, sont «criminalisées»: par qui? Comment?

Oui, le discours intimidant est un discours culpabilisant, qui diabolise, criminalise, anathémise, déshonore toute pensée non-conforme en la désignant comme fasciste, négationniste, monstrueuse et pathologique. Le coupable doit en venir à se mépriser, à se regarder comme infâme, indigne d'appartenir à l'humanité, il doit se détester ou se repentir. Vous me demandez par qui les idées non-conformes sont criminalisées? Je vous répondrai: par les gardiens de la pensée unique, journalistes, enseignants, universitaires, bref, par ceux que vous trouvez à tous les niveaux de l'appareil idéologique d'État. Voyez par exemple comment les journalistes traitent du «grand remplacement»: il faut toujours qu'ils disent «la théorie délirante du grand remplacement» alors que son inventeur, Renaud Camus, dit lui-même qu'il ne s'agit pas d'une «théorie». Dans un autre genre, voyez l'affaire Sylvain Gouguenheim.

Ce professeur de l'École normale supérieure de Lyon, spécialiste d'histoire médiévale, avait voulu montrer dans un ouvrage académique que les textes grecs s'étaient transmis non pas principalement par le truchement des savants arabes, mais aussi par une filière latine que les historiens avaient tendance à négliger. Aussitôt une cabale fut organisée contre lui, par voie de pétition, pour l'accuser d'islamophobie. En réalité, beaucoup des signataires n'avaient pas ouvert le livre, la plupart ne connaissaient rien au sujet, et certains d'entre eux publiaient régulièrement des essais engagés à gauche, en qualité d'universitaires, sans trop se soucier pour leur propre compte de «la nécessaire distinction entre recherche scientifique et passions idéologiques» qui figurait dans leur pétition.

Certaines voix pourtant se font entendre, et depuis plusieurs années déjà! Vous les citez: Zemmour, Lévy, Finkielkraut, Bruckner…

En effet, on assiste depuis quelque temps à une libération de la parole, y compris dans les grands médias. Je crois qu'il y a plusieurs raisons à cela. Peut-être d'abord certaines règles du CSA. Sans doute aussi la course aux parts de marché: Zemmour, c'est vendeur! Et puis les journalistes savent que les idées dominantes ne sont pas majoritaires dans le pays: donc il faut bien aller un peu dans le sens de la majorité, sinon on se coupe d'une grande partie du public. Enfin, simple hypothèse, il n'est pas impossible que certains sentent le vent tourner et se préparent à la suite. Quoi qu'il en soit, tout cela reste sous contrôle. Les intellectuels non-alignés ne sont pas si présents. On en voyait dans l'émission de Frédéric Taddéi, soigneusement programmée en fin de soirée pour en limiter l'impact, mais l'émission a disparu, sans explication bien claire. J'ai beau regarder assez souvent la télévision, je n'y vois ni Alain de Benoist, ni Olivier Rey, ni Chantal Delsol, ni Hervé Juvin, ni Michèle Tribalat, etc. etc. Ceux-là, vous les trouvez sur les médias alternatifs, que dans le Camp du Bien on appelle «la fachosphère». Tiens, voilà un bel exemple de discours intimidant, n'est-ce pas?

Vous dénoncez aussi un manque de rationalité, paradoxal puisque la plupart des débats de société sont pourtant assis sur des considérations qui se revendiquent de la plus parfaite objectivité scientifique… vous citez notamment, comme exemple, les discussions en matière de bioéthique?

D'abord, quand on suit les débats médiatiques, on est consterné par tant de confusions et de tant de mauvaise foi. Par exemple l'avortement est présenté comme un «droit fondamental»: ce droit, c'est celui qu'a la femme de disposer de son corps. Il est vrai que c'est un droit fondamental incontestable, mais il concerne essentiellement la contraception. Quand la femme est enceinte, la relation à son corps se complique d'une relation à autrui, autrui étant ce petit être qui est dans son corps mais qui n'y est pas comme une partie corporelle (un organe). C'est là qu'on attend les experts: leur rôle devrait être de poser les problèmes éthiques correctement, rationnellement, pour apporter aux citoyens l'éclairage nécessaire.

Au lieu de cela, ils s'alignent sur l'idéologie dominante. C'est pitoyable. En réalité, il ne faut pas se raconter d'histoires: le droit à l'avortement n'a rien à voir avec l'éthique, c'est un choix de société qui correspond au mode de vie contemporain de la classe moyenne éduquée, urbaine, dans lequel la femme travaille, exerce des responsabilités, aspire à faire carrière, etc. On peut concevoir que la société ne soit pas prête à faire un autre choix, mais de là à se cacher derrière un «droit fondamental», c'est vraiment donner dans la sophistique. On voit ici qu'il y a des tabous. Je pense que ce n'est pas sain. Les gens devraient être au clair sur des questions qui les concernent autant.

Comment la langue se fait-elle également l'instrument de ce «discours intimidant»?

Nous sommes un peu manipulés par les mots, mais c'est compréhensible. Il est difficile, quand nous utilisons de façon habituelle un cadre posé par convention, de ne pas croire à la réalité intrinsèque de cette convention. Les gens qui exercent le pouvoir connaissent toute l'importance de la sémantique. Il n'est pas innocent de dire «extrême-droite» tandis qu'on dit «la gauche de la gauche» pour éviter «extrême gauche». Personne n'a envie de se voir coller l'étiquette «extrémiste», parce qu'un extrémiste est un personnage violent, avec lequel il est impossible de discuter. On crée aussi des mots comme «europhobe» pour faire croire que ceux qui détestent la technostructure eurocratique sont des ennemis de la belle idée d'Europe, alors que c'est l'inverse qui est vrai: quand on aime l'Europe on est amené à détester cette organisation stérile qui l'affaiblit et la condamne à l'impuissance. Il y a bien d'autres mots piégés. Même le mot «français» est devenu trompeur puisqu'on parle de «djihadistes français», comme si le djihadisme et la francité ne s'excluaient pas mutuellement de manière flagrante. Il y a également une manière d'utiliser les mots qui vise à ce que les choses ne puissent pas être nommées. On parle ainsi des «jeunes» des «quartiers sensibles». C'est une sorte de langage crypté à la Orwell. Cela pourrait être assez drôle si ces manières de parler n'étaient pas aussi des manières de penser. De nos jours, l'enseignement fait beaucoup de dégâts en fabriquant une pensée stéréotypée, une «pensée par slogan» qui n'est pas du tout une pensée, mais qui relève par contre d'un authentique endoctrinement.

Récemment, on a vu Marc-Olivier Fogiel, qui pourtant a eu des enfants par GPA alors même que ce procédé est interdit en France, faire le tour des médias avec la bienveillance des journalistes. Mehdi Meklat vient à présent aussi de faire part de sa rédemption, avec l'indulgence du public… quand on est dans le bon camp, tout est permis?

Qu'il puisse y avoir deux poids, deux mesures, cela ne fait aucun doute. Mais je suis favorable par principe à la plus grande liberté d'expression et j'approuve donc que Marc-Olivier Fogiel puisse donner son avis. Ce que je regrette, c'est plutôt l'absence de vrai débat. On parle beaucoup de la GPA et moins de la PMA. Or, voyez-vous, il me semble que le principe de la PMA est au moins aussi discutable. En effet dans «procréation médicalement assistée», il y a le mot «médical».

Que je sache, la médecine a pour rôle de soigner et les homosexuels ne sont pas assimilables à des malades, sinon quelque chose m'a échappé. Quand je dis «soigner», j'inclus la palliation des défaillances de la nature, comme l'infertilité. Mais dans le cas d'un couple homosexuel, je pense qu'on a en vue autre chose: un droit à l'enfant, vu comme un droit au bonheur familial. Je me demande alors comment on peut justifier le glissement du «désir d'être heureux» vers le «droit au bonheur», un droit que la société aurait nécessairement à charge de satisfaire. En fait, l'institution du «mariage pour tous» entraîne l'application du principe d'égalité juridique à des situations qui sont par essence dissemblables ; d'où les problèmes philosophiques et éthiques que cela soulève. Mais qui pose ces questions dans le débat public? En tout cas je crois que sur des sujets aussi sérieux, nous ne pouvons pas nous contenter de témoignages émouvants. Nous avons besoin d'une pensée construite et argumentée. Nous avons besoin de rationalité. Nous souffrons beaucoup, en démocratie, du triomphe du pathétique sur la pensée méthodique, patiente, construite, démonstrative.

Ce «camp dominant», et les vérités qu'il impose à la collectivité, a-t-il définitivement eu raison de notre modèle de civilisation?

Je dirais plutôt que le discours intimidant affaiblit nos défenses immunitaires. Plus nous l'intériorisons, plus nous devenons vulnérables. Beaucoup de gens admettent aujourd'hui qu'il faut respecter les religions, toutes les religions, comme si l'irrespect dans ce domaine n'était pas un des marqueurs de notre civilisation. Une difficulté majeure, que ne connaissent pas les pays d'Europe de l'Est, est la confiance naïve dans notre dispositif de citoyenneté. C'est un dispositif inclusif, au sens de l'inclusion politique, mais point du tout au sens de l'inclusion culturelle. Or on voit bien qu'aujourd'hui le problème majeur est d'ordre culturel. On se trompe pareillement sur la fonction de la laïcité: la laïcité n'est pas du tout interventionniste culturellement, c'est simplement un principe de neutralité dans la sphère publique qui est elle-même autre chose que l'espace de la société civile. En revanche, la neutralité qu'elle impose peut parfois se retourner contre nos traditions culturelles, comme les crèches dans les écoles, etc. En réalité, rien de ce qui est propre à la citoyenneté ne s'applique directement aux problèmes culturels, c'est ce qu'il faut bien avoir à l'esprit. Ma thèse là-dessus est que nous avons une conception juridique et formelle de la citoyenneté qui n'est plus adaptée aux problèmes que nous rencontrons - pas seulement d'ailleurs au niveau de la pression migratoire, mais à d'autres niveaux également. À cette conception juridique et formelle, j'oppose la politique au sens fort du terme, qui concerne l'action efficace, la «décision qui institue», la souveraineté territoriale, etc. Je pense d'ailleurs qu'il y a dans le populisme une espèce de revanche du politique sur le juridique, qui prend la forme d'une contestation de «l'État de droit». Je ne dis pas que c'est forcément une bonne chose, mais je l'analyse comme un phénomène assez remarquable.

Laurent Fidès, propos recueillis par Paul Sugy (Figaro Vox, 23 novembre 2018)

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