Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

tripoli

  • Une petite leçon de stratégie... et de realpolitik !

    Nous reproduisont ci-dessous un entretien éclairant avec le général Vincent Desportes, publié dans le Journal du Dimanche des 9 et 10 juillet 2011. Ce spécialiste des questions stratégiques, fidèle à sa réputation d'esprit libre, constate l'absence de stratégie de la France dans la guerre en Libye. Le général Desportes a récemment publié Le piège américain (Economica, 2011), une brillante réflexion sur la culture stratégique américaine. 

     

     

    vincent-desportes.jpg

     

    "La stratégie d’attente de Kadhafi pourrait être gagnante"

    Près de quatre mois après les premières frappes françaises contre les chars de Kadhafi, à Benghazi le 19 mars, où va la guerre en Libye? Saint-cyrien, le général de division Vincent Desportes a dirigé l’École de guerre de 2008 à l’été dernier. En juillet 2010, à 56 ans, il a été sanctionné par le ministre de la Défense pour avoir publiquement critiqué la façon dont était conduite la guerre en Afghanistan. Connu pour sa liberté de parole, le général Desportes estime que la guerre en Libye a été lancée dans des conditions hasardeuses et qu’il est "temps de trouver un compromis avec les autorités libyennes". Entretien.

    Près de quatre mois après le début de l’offensive en Libye, quel regard portez-vous sur la façon dont est conduite cette guerre ?


    On a cru que cette guerre serait une entreprise facile. Nous sommes partis en Libye comme les Américains en Irak en 2003, ou Israël face au Hezbollah en 2006, en estimant que notre puissance létale suffirait aisément à produire des résultats politiques… Je suis surpris par la difficulté qu’ont les nations à retenir les leçons de l’Histoire. Le pari risqué de gagner très rapidement, sans avoir à engager de troupes au sol (dont de toute façon nous ne disposons plus en nombre suffisant) ,n’a pas fonctionné. Depuis le début de cette guerre, on espère chaque jour que de simples actions supplémentaires de bombardement suffiront à faire tomber Kadhafi. Or, l’Histoire nous montre que ça ne marche pas. Nous avons à nouveau oublié qu’il est impossible de produire des effets politiques durables par le recours à la seule arme aérienne.

    Que s’est-il passé ?
    Les guerres sont souvent déclenchées sans analyse stratégique suffisamment approfondie, ce qui explique qu’elles échappent presque toujours à ceux qui les ont décidées. Dans le cas de la Libye, il n’est pas impossible que l’on ait confondu guerre et maintien de l’ordre. La puissance militaire a été utilisée comme une compagnie de gendarmes mobiles, en oubliant que la guerre obéit à des logiques très différentes des opérations de police sur le territoire national. L’objectif initial de la coalition (une zone d’interdiction aérienne et la protection des populations de Benghazi) était parfaitement réalisable. Mais dès lors que l’on s’est lancé dans une démarche de nature politique, à savoir la chute de Kadhafi, on s’est engagé dans un processus très ambitieux par rapport aux moyens que l’on pouvait déployer. Mon impression est que la réflexion stratégique initiale a été imparfaite : sur la finalité possible de l’intervention, pour le moins ambiguë ; sur les capacités politiques et militaires de la rébellion, que nous avons surestimées ; sur la force et la résilience des pro-Kadhafi, que nous avons sous-estimées ; sur cette insurrection générale que nous espérions et qui ne s’est jamais déclenchée. Je ne parle même pas de "l’après-Kadhafi", qui va être extrêmement compliqué et dont, forcément, nous allons être responsables pendant des années.

    Quand vous dites "insuffisance d’analyse", qui visez-vous ?
    Si l’analyse stratégique avait été conduite à son terme, plus de cent dix jours et plus de 110 millions d’euros après le début de l’offensive, nous ne serions pas dans une situation si délicate et incertaine. Il est évident que le souci de protéger la population de Benghazi a été déterminant dans la prise de décision. Mais il est aussi évident que les considérations de politique intérieure ont compté. Il semble subsister en France, parfois à très haut niveau, une méconnaissance de ce que sont vraiment la guerre et la stratégie.

    Il n’y a pourtant pas eu de débat au sein de la classe politique française…
    Je regrette qu’il n’y ait pas eu en France un débat comparable à celui qui, aux États-Unis, a vu s’affronter le Pentagone, qui s’opposait à la participation américaine, et le Département d’État. Puis le président Obama a tranché. Ce débat critique a manqué en France. Quant à l’opinion, elle perçoit mal la réalité de ce conflit. Elle ignore le coût et les répercussions que ces dépenses ont, et auront, sur l’outil de défense. Mais les Français risquent de se lasser de ce qui pourrait apparaître un jour prochain comme un bien onéreux enlisement. Certains officiers de haut rang expriment déjà leurs craintes : souvenez-vous des récentes déclarations de l’amiral Forissier, chef d’état-major de la marine *. Les circonstances et les choix politiques conduisent le gouvernement français à prendre de plus en plus souvent la décision d’engager les forces françaises à l’extérieur alors que le budget de nos armées est, lui, en diminution. Il faut choisir : si on décide de réduire l’effort de défense, il faut se résoudre à voir diminuer nos capacités d’influence sur les affaires du monde.

    La France pourrait-elle être toujours engagée en Libye au-delà de la fin 2011 ?
    Cette hypothèse me paraît ridicule.

    Combien de temps cette guerre peut-elle encore durer ?
    J’espère, comme tout le monde, que Kadhafi tombera demain. Mais je ne suis pas sûr que le temps joue en faveur de la coalition. La stratégie d’attente de Kadhafi pourrait finir par être gagnante. En particulier en raison du poids de notre effort de guerre. Nous faisons déjà appel à l’Allemagne pour compléter nos stocks de munitions, qui s’amenuisent. Je ne pense donc pas que la coalition – essentiellement franco-britannique – puisse poursuivre longtemps cet effort s’il ne produit pas au plus vite un effet politique clair. C’est l’affaire de quelques mois, tout au plus. Pour l’emporter rapidement, sauf coup de chance (le coup au but sur Kadhafi), il faudrait une offensive terrestre forte de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, ce qui est strictement impossible. On parle ici d’une guerre des villes, de combats rapprochés, une guerre de soldats forcément meurtrière, pas de raser Tripoli.

    La Libye, nouveau bourbier après l’Irak et l’Afghanistan?
    Nous aurions pu nous contenter d’arrêter les blindés à Benghazi puis entrer dans une phase de négociations : en Afghanistan, si nous nous en étions tenus à l’objectif fixé en 2001, nous n’en serions pas là. La plus grande coalition de tous les temps aura probablement du mal à empêcher les talibans de reprendre finalement le pouvoir. Nous sommes désormais en Libye dans une situation difficile et une démarche d’escalade; nous avons détruit presque tout ce qui devait l’être, puis nous avons engagé nos hélicoptères, puis livré des armes aux rebelles. Hélas, parachuter des armes, ce n’est pas former une armée capable de prendre Tripoli.

    Est-il temps de négocier avec Kadhafi?
    Je ne suis pas aux affaires mais je suis persuadé qu’il est temps de trouver un compromis avec les autorités lybiennes. Mais pas forcément d’arrêter immédiatement les bombardements. Cette possibilité devra faire partie des éléments de négociation.

    Arrêter la guerre, sans être parvenu à faire tomber Kadhafi?
    Voyez l’Afghanistan. Barack Obama a eu raison de reprendre les choses en main. La poursuite de l’escalade n’était ni raisonnable ni souhaitable. Le président américain a fait preuve de courage politique. Le principe même de la stratégie, c’est de réfléchir au deuxième coup au moment où vous tirez le premier.  J’ai le sentiment que le deuxième coup n’a pas été suffisamment préparé. Mais à l’heure qu’il est, nous ne pouvons plus attendre indéfiniment que le régime de Kadhafi tombe. Il est temps de trouver un compromis politique. 

    Général Vincent Desportes (Propos recueillis par Vincent Duyck pour le Journal du Dimanche, 9 juillet 2011)

     

    * Le 10 juin dernier, l’amiral Pierre-François Forissier, chef d’état-major de la marine nationale, a déclaré : "Nous consommons de façon intensive un potentiel qui aurait dû être consommé de façon régulière tout au long de l’année."

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Quelques arrière-plans d’une croisade au petit pied...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Pierre Le Vigan cueilli sur le site Voxnr et consacré à la guerre en Libye.

     

    lybie-le-colonel-kadhafi-prend-le-pouvoir-sur-un-coup-detatkad3-.jpg

    Guerre de Libye. Quelques arrière-plans d’une croisade au petit pied.

    Un entretien avec Pierre Le Vigan

    Où va la Libye, à feu et à sang depuis les manifestations qui ont débutées le 13 février à Benghazi ?

    La Libye est déchirée par la situation actuelle. Inutile de revenir sur les morts, des centaines ou des milliers. Visiblement Kadhafi ne veut pas finir lamentablement comme Moubarak ou Ben Ali. Il a de l’énergie, et un grain de folie, ce qui n’atténue pas la réalité de ses erreurs ou de ses crimes.

    Au-delà de la période actuelle et des crimes des gouvernementaux et des soutiens de Kadhafi – et peut-être pas seulement des crimes d’un seul coté -, qu’a représenté Kadhafi dans l’histoire de la Libye ?

    Il faut effectivement ne pas réagir « à chaud ». La politique n’est pas la morale. L’essentiel n’est pas de « s’indigner » mais de comprendre et ensuite de faire des choix politiques. Il faut d’abord rappeler ce qu’est la Libye : moins de 7 millions d’habitants, dont 2 millions à Tripoli et 650 000 à Benghazi (en fait plus d’un million avec la banlieue), la deuxième ville du pays. 90 % d’Arabes et moins de 5 % de Berbères (arabisés pour la majorité), à l’ouest, près de la Tunisie. Beaucoup d’immigrés aussi : ils constituent 20 % de la population et 50 % de la population active. Une population essentiellement concentrée sur la zone côtière. Et trois régions, la Tripolitaine à l’Ouest, la Cyrénaïque à l’est, le Fezzan, presque désert, au sud.

    La vérité c’est que la Libye moderne est née avec Kadhafi. Romanisée sous l’Antiquité, normande quelques années au XIIe siècle (!), colonie turque conquise par les Italiens en 1911-12, évacuée par ceux-ci début 1943, la Libye devient indépendante en 1951 sous un roi, en fait l’ancien émir de Cyrénaïque, chargé implicitement de la maintenir dans l’orbite anglo-saxonne. Il n’y a alors qu’un million d’habitants en Libye. C’est à l’époque le principal pays africain producteur de pétrole, avec un gros essor à partir des découvertes de 1958. En 1969 le coup d’Etat du capitaine Mouammar Kadhafi et d’un groupe d’ « officiers libres », - la terminologie est la même qu’en Egypte -, est un coup de tonnerre anti-occidental.

    Qui était Kadhafi ?

    Kadhafi est alors jeune : il est né en 1942. Il est issu d’une famille de bédouins, du coté de Syrte, en Tripolitaine. L’aspect des liens tribaux est important en Libye et surtout l’était avant l’urbanisation massive. Le capitaine, devenu colonel, Kadhafi, fait évacuer les bases anglo-américaines de Libye, et nationalise les compagnies pétrolières en 1973. C’est un proche de Nasser. Kadhafi tente une fusion avec l’Egypte et la Syrie en 1971. Elle éclate 2 ans plus tard. En 1974 c’est avec la Tunisie qu’une tentative de fédération est menée. Elle avorte aussi. Kadhafi publie en 1976 son Livre Vert sur la troisième voie. Il y critique l’enrichissement personnel incompatible avec la justice, et prône la démocratie directe, en fait une démocratie plébiscitaire, à la place de la démocratie parlementaire occidentale. C’est la « Jamâhîriyya », l’Etat des masses, l’équivalent de ce que les nationalistes révolutionnaires français ont parfois appelé l’Etat du peuple tout entier. Il en est le Guide, et c’est encore aujourd’hui son seul titre officiel.

    Comment a évolué le régime du colonel Kadhafi ?

    La radicalisation anti-américaine et anti-israélienne de Kadhafi, son soutien présumé (par ses adversaires) à des groupes terroristes amène les Américains à essayer de l’assassiner en avril 1986 par des raids meurtriers sur Tripoli et Benghazi. La fille adoptive de Kadhafi est tuée. A partir de là l’évolution dictatoriale et erratique de Kadhafi s’accentue. Ses sorties médiatiques s’orientent vers une certaine clownerie involontaire, même si, en France ou avec G-W Bush nous avons parfois été confrontés à ces décalages entre l’être et la fonction. Un jour, il annonce que William Shakespeare est en fait un Arabe («Cheikh Spir »), un autre jour il plante sa tente bédouine à coté de l’Elysée. Le Kadhafi de maintenant n’est plus le Kadhafi des années 70.
    Jusqu’à la fin des années 90 la Libye est mise au ban de l’ONU et soumise à un embargo militaire. La détente s’amorce à partir de 2003-2004 avec la fin de l’embargo militaire (« Le nouveau Kadhafi », Le Monde, 7 janvier 2004). Kadhafi se rapproche des Occidentaux, démantèle son programme nucléaire, et se présente comme un rempart contre le terrorisme. Et aujourd’hui encore il prétend que les émeutes sont manipulées par Al-Qaida Maghreb, la prétendue AQMI.

    Pourquoi ce tournant occidentaliste de Mouammar Al-Kadhafi ?

    Vous aurez remarqué que 2003 c’est la deuxième guerre du Golfe et l’agression américaine contre l’Irak. Cela donne à réfléchir. Surtout quant on voit que l’Irak, pays de 30 millions d’habitants, à réelle tradition militaire, n’a rien pu faire contre les envahisseurs alors que la Libye ne compte qu’un peu plus de 6 ou 7 millions d’habitants.

    Quel est le rapport de Kadhafi à l’Islam ?

    La Libye est sunnite mais Kadhafi écarte en fait la sunna (la tradition) comme seconde source de l’Islam. Il ne reste donc que la première source, le Coran, ce qui exclut la possibilité de la charia puisqu’il n’y a de charia qu’avec la prise en compte de la sunna et des hadiths (paroles du prophète). Pourtant tout en luttant contre les « Frères Musulmans », Kadhafi, pour leur couper l’herbe sous le pied, adopte une version de la charia dans son pays en 1994. C’est l’une des contradictions et des dérives anti-laïques et post-nasseriennes habituelles chez les dirigeants comme Kadhafi dont l’élan modernisateur et populiste s’essoufflait.

    Que restera t-il de Kadhafi quand on pourra poser un regard distancié sur son action politique ?

    La modernisation du pays, un formidable effort d’éducation qui fait de la Libye le pays du Maghreb où il y a le plus haut niveau d’éducation, l’accession des femmes à l’enseignement – elles sont actuellement majoritaires dans l’enseignement supérieur -, le recul de l’âge du mariage des femmes, la mixité jusqu’à l’équivalent du collège, en fait, globalement on retiendra une modernisation-occidentalisation accélérée tout en étant jusqu’aux années 1990 un ennemi déterminé des politiques impérialistes de l’Occident. Il est clair que les 15 dernières années du régime de Kadhafi, années décadentes et sans souffle tendent à faire oublier ce qu’a été l’élan de Kadhafi, le révolutionnaire nassérien à l’origine.

    Ce que nous montre la géographie des émeutes, c’est que l’est de la Libye semble particulièrement hostile à Kadhafi tandis que ce dernier parait encore en mesure de contrôler l’ouest, du coté de la capitale Tripoli. Dés lors, la Libye n’est-elle pas appelée à disparaitre, à éclater ? N’est-elle pas un Etat artificiel ?

    La Libye n’est pas plus artificielle que la France, c’est une construction historique. Libye désignait sous l’Antiquité tout ce qui est à l’ouest de l’Egypte en Afrique du Nord. Il y eut le royaume de Cyrène des VI et Ve siècle av. JC, habité par les Libous (Libyens), et la Marmarique, entre Egypte actuelle et Libye. La capitale de la province de Libye était Barqa, à 100 km à l’est de Benghazi. Il se trouve que la Libye a déjà – ce n’est pas rien – une identité négative : elle n’est pas l’Egypte, elle n’est pas non plus la région de Carthage. C’est sans doute néanmoins avec la Tunisie qu’il y aurait le plus de raisons pour la Libye – et réciproquement pour la Tunisie - de se rapprocher. D’autant que le poids démographique des deux nations est proche et que de ce fait aucun n’a à craindre d’être absorbé par l’autre.

    Et l’intervention occidentale ? Où en est-elle ?

    La situation est d’autant plus complexe que militairement rien n’aurait été possible pour la France et la Grande Bretagne sans l’appui américain, et que en même temps il n’est pas exclu que Sarkozy ait un peu forcé la main aux Américains, en tentant de reprendre en Libye des positions que la France a perdu en Tunisie, au profit justement des Américains.

    Nous avons une politique de gribouille. D’ores et déjà les Occidentaux vont bien au-delà d’une simple zone d’exclusion aérienne, ils lancent de nombreuses attaques au sol. Nous n’en sommes pas encore à l’engagement au sol et à son préliminaire que serait l’emploi d’hélicoptères mais nous n’en sommes pas loin. L’idée des Occidentaux est bien sûr plutôt d’armer les rebelles de Cyrénaïque que d’envoyer nos soldats en direct dans des combats des rues contre les pro-Kadhafi.

    La situation n’est pas sans évoquer les bombardements de l’OTAN contre la Serbie en 1999 qui avaient fini par la faire plier mais avait duré 78 jours. Inutile d’insister sur le fait que cette guerre occidentale amènera plus de morts qu’une négociation que Kadhafi se disait prêt à faire et qu’il n’a en fait cessé de faire entre les différentes tribus et factions libyennes. Quand à la « sortie de crise », comme on dit pudiquement, c'est-à-dire la paix, difficile d’en dire plus dans cette affaire où la France n’a pas - c’est le moins qu’on puisse dire – ni un coup d’avance ni un plan B.

    Pierre Le Vigan (Voxnr, 25 mars 2011)

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Points de vue 0 commentaire Pin it!