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communauté nationale

  • Lundi matin...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de la journaliste Natacha Polony, cueilli sur son blog Éloge de la transmission et consacré aux jours sombres qui nous attendent après l'élection présidentielle...

    Natacha Polony a récemment publié un essai sur l'école intitulé Le pire est de plus en plus sûr (Mille et une nuits, 2011).

     

     

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    Lundi matin

    L’épilogue est pour bientôt. Encore quelques jours de promesses et de proclamations, quelques jours d’invectives et d’indignations. Puis, le réveil. Quel que soit le résultat dimanche prochain – tant il est vrai que, même si les jeux semblent déjà faits, et les postes distribués, le suffrage universel peut parfois laisser surgir l’inattendu – les cris habituels des militants, les « on a gagné » aux accents pathétiques et revanchards, toute la geste habituelle ne suffira pas à masquer les nuages sombres qui barrent l’horizon français avec une implacable constance.

    Car le président que se choisiront les Français dimanche sera confronté, nous le savons tous, à une situation d’autant plus dramatique qu’elle balaiera les velléités de dépenses et les promesses d’emplois aidés. Le peu d’enthousiasme qui accompagne le vote des uns et des autres est déjà trop pour qui regarde lucidement au-delà des frontières, vers ces pays d’Europe qui s’effondrent autour de nous. Qui pourrait croire que la croissance se laisse convoquer à grand renfort d’incantations ?
    En 1997, Lionel Jospin, alors chef de file du parti socialiste pour les élections législatives, avait juré ses grands dieux qu’une fois au pouvoir, il renégocierait le traité d’Amsterdam, et ne ratifierait le « pacte de stabilité » que si y était ajouté l’impératif de croissance et d’emploi. Le pacte fut rebaptisé « de stabilité et de croissance », le Premier Ministre et l’ensemble du gouvernement se félicitèrent d’y avoir ajouté un volet sur l’emploi. C’était il y a quinze ans. La France a perdu depuis un million d’emplois industriels. La croissance qu’elle a connue à la fin des années 1990 et au début des années 2000 correspondait à un cycle international et ses bénéfices ne furent pas utilisés pour désendetter le pays.
    L’Europe, peu à peu, voit le chômage de masse ébranler son modèle social et réduire à néant les efforts constants demandés aux populations. Et c’est bien le sens des votes vers les partis extrêmes. Gloser à l’envi sur les « peurs » et les « réflexes de repli », pire, sur la « xénophobie », exonère d’une analyse politique de fond. Et quand Bernard-Henri Lévy explique sur CNN que « Marine Le Pen est entourée d’anciens nazis », que « 18% du peuple français a voté pour des anciens nazis », c’est non seulement la preuve la plus ahurissante des obsessions malsaines de l’auteur de « L’idéologie française », mais c’est surtout une faute morale puisque cela coupe court à toute véritable réflexion sur le sens de ce vote.
    Est-il donc si difficile d’admettre que toute une part du peuple français est attachée à ce modèle politique et social qui avait connu son apogée dans les années 60, et qu’elle ne comprend pas les raisons pour lesquelles il devrait être abandonné ? Ces gens-là trouvent que la sécurité sociale, le système de retraites, la politique fiscale et la politique familiale permettaient une solidarité entre les membres de la communauté nationale. Ils estiment que le principe de la méritocratie républicaine était le moyen le plus juste d’offrir à chacun la reconnaissance de son talent. Ils pensent que le mode de vie, fondé sur les plaisirs de la table et du vin considérés comme des éléments culturels, le rapport apaisé entre hommes et femmes symbolisé par la galanterie, et plus largement le polissage des relations humaines rendu possible par la diffusion d’une morale civique faisaient de la France un pays un peu plus plaisant que beaucoup d’autres, et que la vieille expressions « Heureux comme Dieu en France » reflétait une réalité profonde.
    Comment ceux-là pourraient-ils comprendre pourquoi les services publics doivent désormais déserter leurs villages, pourquoi une administration tatillonne doit faire fermer les artisanats et les exploitations agricoles, pourquoi leurs emplois disparaissent en même temps que les aides sociales, pourquoi il faudrait transiger avec un principe laïc dont ils pensent qu’il avait permis un certain apaisement, pourquoi ce que des siècles ont construit, quelques décennies suffisent à le détruire, et, leur semble-t-il, sans que personne ne leur ait demandé leur avis.
    Une fois que l’on aura bien répété que ce n’est pas dans les communes où l’on trouve le plus d’immigrés que se concentre le vote Front National, peut-être consentira-t-on à admettre qu’il n’est pas là question de racisme ou de xénophobie. Des électeurs du Front National à ceux du Front de gauche, des abstentionnistes à ceux qui s’apprêtent à voter Hollande dans un absurde mouvement de balancier, c’est bien une majorité de Français qui attend un changement profond, mais ne le voit jamais venir.
    Lundi matin, la destruction progressive du modèle politique et culturel de la vieille Europe suivra son cours. Lundi matin, les attaques spéculatives contre des pays affaiblis par des dettes abyssales et une monnaie surévaluée continueront de faire peser sur les peuples le risque de l’effondrement économique. Le système né de l’acte unique européen et du traité de Maastricht poursuivra sa lente agonie, malgré l’acharnement thérapeutique de médecins refusant d’anticiper la fin et de préparer l’après, et les peuples constitueront une fois de plus la variable d’ajustement pour maintenir ce qui n’est plus que la fantomatique incarnation d’une idéologie.
    La France est un pays de guerre civile. César le souligna, jouant lui-même des haines entre Eduens et Arvernes. Ici plus qu’ailleurs, les guerres de religions furent atroces, comme le furent la Terreur et l’écrasement de l’insurrection vendéenne. Et le débat politique aujourd’hui n’est pas guéri de ce mal. Ici, l’on est d’un camp parce qu’il incarne le Bien et que l’autre incarne le Mal. D’où la capacité sans cesse renouvelée à s’inventer des ennemis, à convoquer l’hydre du fascisme pour se parer des plumes de la résistance. Ici l’on plaque sur le présent les vieux schémas du passé pour s’exonérer d’y décrypter les prémisses de l’avenir. Et pendant ce temps l’avenir se joue, sans que nous ne l’ayons pensé ni choisi.
    La mort de l’école républicaine et le triomphe du consumérisme s’accompagnent d’un réensauvagement de la société et d’un isolement des individus par la perte de leur mémoire collective. Le flux des séries américaines et des jeux vidéo mondialisés qui abreuvent une majorité d’enfants les coupe peu à peu de la culture et des modes de vie qui caractérisaient ce pays, mêlant l’idéal républicain et la haute civilité. L’entassement dans des banlieues qui sont des non lieux de populations que leur nombre interdit de fondre dans la communauté nationale produit, à la génération suivante, des jeunes Français qui ne se sentent aucun lien avec ce pays qui est pourtant le leur, mais devient l’objet de leur ressentiment.
    A tous ces bouleversements, nous n’opposons que quelques vieilles solutions qui ont déjà échoué, que quelques mots usés dont on peut se parer sans jamais leur donner un sens. Nous parlons d’école, de jeunesse et de laïcité, nous parlons d’emploi ou de pouvoir d’achat, nous inventons des « contrats de génération » ou rêvons de « réciprocité », mais avec cette impression confuse que tout nous échappe, et que sans un sursaut, notre destin ne nous appartiendra plus. Aliénés à des lobbys, dont quinze mille personnes servent les intérêts à Bruxelles, à des puissances non élues, à des idéologies que les démentis du réel n’atteignent plus. La France, en tant que civilisation, s'effacera peu à peu, parce qu'on a décrété sans demander leur avis aux intéressés qu'elle ne devait plus avoir cours. Parce qu'on a décrété que son existence et son souvenir empêchaient de nouveaux venus de se sentir chez eux. Alors que c'est la France, en tant que civilisation, qui permet aux uns et aux autres de constituer une Nation et de partager un destin.
    Lundi matin, l’enthousiasme sera de courte durée. Sauf pour les présomptueux qui croiront avoir gagné, et qui se feront fort de le faire savoir aux coupables divers et variés. Mais espérons que les optimistes auront raison, que cette violence, cette radicalité, ce nihilisme que l’on sent ronger notre cher vieux pays s’éteindront d’eux-mêmes. Espérons que la France puisera dans ses ressources pour dépasser les tensions et inventer un nouveau pacte social. Mais Cassandre est rarement écoutée. Et rarement démentie.
     
    Natacha Polony (Eloge de la transmission, 1er mai 2012)
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