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  • Immigration : La gauche face au réel...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Balbino Katz, le chroniqueur des vents et des marées, cueilli sur Breizh-Info et consacré à l'incapacité persistante de la gauche à ouvrir les yeux sur la réalité de l'immigration...

     

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    Immigration. La gauche face au réel, ou la noble impuissance de Philippe Bernard

    Le vent devait venir du sud-ouest, sans doute, car la mer se levait en nappes sombres et sonores tandis que je tentais de marcher sur la digue de Lechiagat. À chaque rafale, j’avais l’impression d’être soulevé par la bourrasque comme un brin de varech. Renonçant à cette entreprise héroïque, je me suis réfugié au café des Brisants, ce repaire de demi-silence où les pêcheurs observent la météo comme on consulte une oracle capricieuse. Dehors, un vrai temps de chiottes, un rideau de pluie comme un mur liquide. Dedans, un peu de chaleur, une odeur de café brûlant, et Le Monde posé sur le comptoir.

    C’est là que j’ai lu la chronique de Philippe Bernard, « Immigration : sortir la gauche du silence », publiée dans Le Monde du 22 novembre 2025 . Je ne lis pas souvent les chroniques du quotidien du soir sans y percevoir quelque gauchisme de confort, ce mélange de bonne conscience et d’aveuglement moral dont la gauche française s’est tant nourrie. Pourtant, il faut reconnaître ici à Bernard une qualité devenue rare : la probité. Il tente ce que si peu tentent encore, c’est-à-dire une critique interne, exigeante, presque douloureuse de son propre camp.

    Cela seul mérite d’être salué.

    En regardant les vagues heurter le musoir comme si elles voulaient en arracher les pierres, j’ai pensé que Bernard, lui aussi, frappe contre un mur dur, une fortification idéologique presque infranchissable : la gauche française et son incapacité quasi existentielle à regarder l’immigration en face.

    Son texte le dit à mots précautionneux, presque embarrassés, mais il le dit. Il note, par exemple, que les chiffres de l’immigration, qu’il récapitule avec honnêteté, hausse du taux d’étrangers depuis 1999, doublement des premiers titres de séjour entre 2007 et 2024  produisent dans une partie du pays un réflexe d’angoisse, de rejet, ou simplement de lassitude. Et il dit ce qui est insupportable à une partie de son lectorat: la gauche refuse de regarder ces données, et en refusant de les voir, elle abandonne les classes populaires à d’autres discours, parce qu’elles sentent déjà dans leur vie concrète ce que les rédactions parisiennes refusent d’admettre.

    Cette phrase pourrait être de Raymond Aron : « Ce n’est pas parce que les faits déplaisent qu’ils cessent d’être des faits. »

    Bernard ajoute, et c’est bien vu, que les responsables de gauche, au lieu de commenter sérieusement des enquêtes inquiétantes (par exemple, la proportion de musulmans jugeant que la loi religieuse prime sur la loi républicaine, page 3) , préfèrent répondre par des mantras, des messages de « fraternité », des incantations. C’est toute la politique française qui se résume là, en une scène minuscule : une question brûlante posée sur France Inter, et un député qui esquive, qui contourne, qui fuit, comme si le réel était un piège dressé par l’extrême droite.

    Ce réflexe révèle, plus profondément, une structure psychologique. La gauche française n’a jamais vraiment su penser la nation, encore moins sa continuité culturelle et historique. Jean Jaurès lui-même, que Bernard cite en évoquant sa phrase du 28 juin 1914 sur le « grave problème de la main-d’œuvre étrangère », avait dû composer avec cette tension interne entre internationalisme et responsabilité nationale. Sa clarté, aujourd’hui, n’est plus audible : ceux qui l’invoquent se gardent bien de lire réellement son œuvre.

    Je dois rendre à Philippe Bernard que son diagnostic est le bon. Il écrit avec une honnêteté presque mélancolique, dépouillée de ces indignations convenues qui servent d’habitude de feuille de vigne à la gauche morale. Il tente quelque chose qui, pour qui a lu l’histoire politique humaine, ressemble à une entreprise tragique : faire appel à l’intelligence d’un camp politique contre lui-même. Lui rappeler que nier le réel ne le dissout pas. Lui rappeler que refuser de nommer un phénomène l’amplifie. Lui rappeler que le silence n’est pas une posture, mais un abandon.

    C’est noble. Et c’est vain.

    Je regardais, en écrivant ces lignes, les gouttes de pluie fouetter sans relâche la vitre du café. Il y avait dans cette obstination quelque chose qui rappelait la chronique elle-même. Une sorte d’effort sincère, répétitif, butant contre un monde qui ne veut pas entendre. Un effort admirable chez celui qui l’accomplit, désespéré quant à ses effets.

    La gauche française ne souffre pas d’un déficit d’informations. Ni d’un manque de talents. Ni même d’un manque d’intelligence — il serait faux et injuste de le dire. Elle souffre d’une maladie plus grave : l’incapacité psychique à affronter la réalité lorsqu’elle contredit la vision morale qu’elle a d’elle-même. Hannah Arendt écrivait que « le mensonge est l’ultime refuge de ceux qui ne veulent pas affronter le poids du monde ». Le déni n’est pas une position politique : c’est une forme de fuite.

    Philippe Bernard a tenté d’ouvrir une fenêtre. Il n’est pas certain que quelqu’un, dans son camp, veuille s’en approcher.

    Dehors, le vent redoublait ; la mer aussi.

    Et la gauche, une fois encore, détournait les yeux.

    Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées (Breizh-Info, 24 novembre 2025)

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  • De James Watson à Jean-Eudes Gannat, la vérité devient un crime...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Balbino Katz, le chroniqueur des vents et des marées, cueilli sur Breizh-Info et consacré à la mort récente de James Watson, le biologiste américain, lauréat du prix Nobel pour avoir découvert la structure à double brin de l'ADN en 1953...

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    De James Watson à Jean-Eudes Gannat, la vérité devient un crime

    Au bar des Brisants, à la pointe de Léchiagat, le vent d’ouest entre comme un chat sauvage. Il pousse la porte sans frapper, fait vaciller les verres, tord les journaux. Par la baie, je devine le grand élévateur à bateaux, ce monstre bleu qui dresse dans le ciel sa carcasse métallique et semble soulever les chaluts comme des jouets d’enfant. C’est là, dans ce décor de sel et de rouille, que j’ai appris la mort de James Watson. Le vieil homme s’est éteint dans un hospice de Long Island, à quatre-vingt-dix-sept ans, dernier survivant du trio qui découvrit, en 1953, la structure de l’ADN.

    James Dewey Watson, fils de Chicago, enfant maigre et impatient, entra à quinze ans à l’université, obtint son doctorat à Indiana, puis rejoignit le Cavendish Laboratory de Cambridge. Là, dans un désordre de maquettes et de calculs griffonnés, il rencontra Francis Crick, Anglais hautain, dandy et lumineux. Ensemble, ils levèrent le voile sur la double hélice, le fil torsadé de la vie, cette architecture parfaite qui permet au vivant de se reproduire, de se copier, de durer. L’humanité, sans le savoir encore, venait de franchir le seuil du sacré.
    Watson avait vingt-cinq ans. Il entra aussitôt dans l’histoire des sciences, à la fois comme pionnier et comme trublion. Son livre The Double Helix, publié en 1968, fit scandale par son ton libre, presque insolent : on y sentait un jeune homme ivre de savoir et d’ambition, moquant ses rivaux, oubliant ses égaux. Il fut le premier biologiste à écrire comme un romancier, et c’est peut-être là que commença sa chute : il avait brisé la solennité du temple.

    Dans les décennies qui suivirent, il devint professeur à Harvard, dirigea Cold Spring Harbor, transforma ce laboratoire de Long Island en un centre mondial de génétique. On lui doit la découverte du rôle de l’ARN messager, des mécanismes de régulation des gènes, et plus tard la direction du Human Genome Project, qui déchiffra le code de notre espèce. L’homme aurait pu mourir comblé. Il mourut banni.

    Car Watson commit, à la fin de sa vie, le crime majeur de notre temps : dire le réel sans enrober ses aspérités morales. En 2007, dans un entretien au Sunday Times, il déclara, sur un ton de scientifique plus que de polémiste, qu’il doutait de « l’égalité des intelligences » entre groupes humains, constatant que les tests montraient des écarts persistants. Il n’affirmait pas une hiérarchie, il décrivait un fait. Ce fut assez pour que l’univers entier s’abatte sur lui.
    En quelques jours, il perdit ses conférences, ses fonctions, son prestige. La Royal Society annula sa venue, Cold Spring Harbor le suspendit, la presse mondiale le traîna dans la boue. À quatre-vingts ans, le découvreur de la vie fut transformé en pestiféré du progrès. Dix ans plus tard, interrogé dans un documentaire, il confirma calmement : « Mes vues n’ont pas changé. » Ce fut sa condamnation définitive.

    L’histoire des sciences retiendra son nom pour la double hélice, mais la mémoire des hommes, plus courte, le retiendra comme un maudit. Dans un monde dominé par l’idéologie égalitaire, il avait osé rappeler que la nature n’obéit pas à la morale. Ce n’était pas un cri de haine, c’était une observation. Mais nous vivons à une époque où la réalité, quand elle déplaît, devient un délit.

    Watson n’est pas seul dans cette nuit. Avant lui, un autre Américain, Arthur Jensen, professeur à Berkeley, avait subi le même procès. En 1969, dans la Harvard Educational Review, il publia un article montrant que l’intelligence, mesurée par les tests, dépendait largement de facteurs héréditaires, et que les programmes d’égalisation sociale n’y changeaient rien. On le traita de raciste, on tenta de l’exclure, on fit exploser des bombes dans son université. Mais Jensen tint bon. Il mourut en 2012, respecté par ceux qui, malgré tout, continuent à chercher la vérité. Watson, lui, vécut assez vieux pour connaître l’époque où les chercheurs s’excusent d’exister.

    Aujourd’hui, la biologie moléculaire et la génétique confirment ce que Jensen pressentait : les différences cognitives ont des bases génétiques mesurables. Les polygenic scores permettent de prédire une part du quotient intellectuel, de même que la taille ou la couleur des yeux. Ces résultats, traduits et discutés en Inde, au Danemark, en Pologne, sont soigneusement ignorés en France. Nos universités, engluées dans l’idéologie post-lyssenkiste, interdisent toute recherche sur l’hérédité des aptitudes humaines. Ici, le dogme vaut pour science : il est interdit de penser ce qui est, obligatoire d’imaginer ce qui devrait être.
    On ne réfute pas les faits, on les efface.

    L’ostracisme de Watson leur sert d’exemple. Il est devenu la mise en garde silencieuse qui plane sur chaque thèse, chaque colloque : ne dis pas ce que tu vois, dis ce qu’il faut croire.
    Et cette consigne, naguère confinée aux laboratoires, s’étend désormais à la vie publique. Voyez Jean-Eudes Gannat, embastillé pour avoir simplement décrit ce qu’il voyait dans les rues de son village. Une vidéo de vingt-quatre secondes, tournée devant le supermarché de Segré, lui a valu une garde à vue, une mise en examen pour « incitation à la haine raciale », et une interdiction d’utiliser les réseaux sociaux. Il n’avait ni injurié ni appelé à la violence ; il avait filmé la présence de migrants afghans et exprimé le désarroi de voir son bourg se transformer. Pour ce regard sans apprêt, il fut conduit devant les juges.

    De Long Island à Segré, du prix Nobel au militant local, c’est la même mécanique : quiconque nomme ce qu’il voit, fût-ce sans colère, doit être châtié. Le savant et le citoyen subissent le même interdit : décrire le réel, c’est déjà le contester. Watson perdit ses titres, Gannat sa liberté ; l’un et l’autre eurent pour crime d’avoir dit : « voici ce qui est ».

    Nous sommes revenus au Lyssenkisme, cette épidémie soviétique qui tuait la science au nom du dogme. En Union soviétique, on marginalisait les biologistes qui affirmaient l’existence des gènes. Aujourd’hui, on efface les chercheurs qui rappellent la loi de l’hérédité, et l’on poursuit les citoyens qui témoignent du changement de leur rue. Même cause, même peur : celle que la vérité, lorsqu’elle se dresse, révèle la fragilité de l’utopie.

    La France, jadis patrie de Descartes et de Pasteur, se distingue désormais par son silence. Aucune maison d’édition n’ose traduire les grands travaux contemporains sur l’intelligence humaine ; aucun média ne traite de ces questions sans y mettre d’avance les mots d’anathème : « complotiste », « raciste », « pseudoscience ». Dans nos universités, le réel s’étudie à condition de ne rien contredire. Il faut plaire pour exister. Et ce réflexe servile, que Spengler eût appelé la sénescence des civilisations, scelle notre déclin.

    Watson mourut seul. Mais ceux qui l’ont condamné verront leur mémoire ternie par cette lâcheté collective. Ils seront jugés, non par les tribunaux, mais par la postérité, qui n’a pas de morale et ne garde que les faits. Un jour viendra où l’on rougira d’avoir censuré un savant pour avoir constaté une différence, comme on rougit d’avoir brûlé Giordano Bruno pour avoir parlé d’autres mondes.

    Je songe à lui, ce soir, en regardant la mer du Guilvinec se retirer lentement. Le bleu du grand élévateur se reflète dans les flaques, pareil à un vitrail de métal. Je me dis que Watson, au fond, n’a jamais appartenu à son siècle. Il était de la race des chercheurs qui croient encore que le savoir doit dire la vérité, et non la servir.
    Son nom rejoindra la lignée des bannis glorieux, des Jünger de la biologie, des hérétiques sans autel.

    Et quand l’histoire, lassée des mensonges pieux, rouvrira les dossiers de la vérité, elle retrouvera ses mots, sobres et terribles : « C’est un fait. »

    Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées (Breizh-Info, 10 novembre 2025)

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  • Entre Moscou et Washington, l’illusion eurosibérienne...

    Nous reproduisons ci-dessous  un point de vue de Balbino Katz (chroniqueur des vents et des marées !...), cueilli sur Breizh-Info et consacré à la question des rêves divergents entre les partisans de l'empire en Europe et en Russie...

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    Entre Moscou et Washington, l’illusion eurosibérienne

    Se rendre au bar de l’Océan, au , un dimanche midi est une épreuve, non seulement car il est souvent bondé, mais parce qu’il est fort malaisé d’y accéder par la rue de la Marine, changée en marché et noire de monde où l’on avance au pas. Pour y parvenir, je choisis les quais, longeant les chalutiers à l’arrêt. Je savais qu’à cette heure mon amie Paule, cette dame sinisante d’esprit sagace, serait sans doute là. J’avais grand intérêt à l’entretenir de cette rencontre à Washington où le président Zelensky, escorté d’une cohorte d’Européens, allait implorer auprès de Donald Trump quelque esquisse de cessez-le-feu.

    Discuter de la Russie avec mon amie est toujours profitable. Elle ne l’envisage pas comme un simple État, mais comme un empire de glaces, dont la capitale, Moscou, a trop longtemps été perçue comme une copie imparfaite de l’Occident, alors qu’elle puise ses rites et sa majesté jusque dans l’héritage de Pékin. Qui se souvient encore que le protocole de la cour impériale russe s’inspirait de celui des empereurs chinois, fruit lointain des chevauchées asiatiques qui avaient pénétré jusqu’au cœur de l’Europe orientale ?

    En marchant, mes pensées s’envolèrent vers Bruxelles, dans ces années 1980 où j’avais rencontré Jean Thiriart. Il avait façonné une partie de l’imaginaire de la droite radicale par sa vision d’une Europe euro-sibérienne. Je m’étais laissé séduire par cette logique de projection continentale, qui promettait à l’Europe un destin impérial de Vladivostok à Dublin. Je me souviens encore du manifeste que j’avais rédigé sous le titre « Pour que la France et l’Allemagne rejoignent le pacte de Varsovie », texte que Guillaume Faye avait relu et encouragé. Placardé sur les murs de la péniche à Sciences Po, il avait désarçonné les communistes, qui nous haïssaient, autant qu’il intriguait la droite libérale, qui nous croyait des leurs. Ce fut un instant d’ambiguïté délicieux, presque schmittien, où l’ami et l’ennemi échangeaient leurs masques.

    C’est dans ce climat intellectuel que j’avais adhéré à l’association France-URSS. Le premier article que je publiai dans leur revue éponyme fut une chronique anodine sur l’exposition d’un peintre russe à Paris, mais pour moi il signifiait un pas de plus : j’entrais dans l’âge adulte avec la conviction d’un destin euro-sibérien, nourri par Thiriart, par la mouvance de la Nouvelle Droite, et par une franche hostilité à tout ce qui portait l’empreinte américaine.

    Je dois ici dire combien j’ai aussi subi l’influence de la revue Elements comme celle d’Alain de Benoist dont la phrase provocatrice qu’il avait lancée : « je préfère porter la casquette de l’Armée rouge plutôt que manger des hamburgers à Brooklyn » m’avait fortement marqué. Jean-Yves Le Gallou s’en est souvenu dans sa contribution au Liber amicorum Alain de Benoist – 2 :  « Quel tollé ! On criait alors au scandale, au moment même où les chars soviétiques semblaient à une étape du Tour de France. Imprudence pour un journaliste de Valeurs actuelles, assurément pas le meilleur moyen de faire fortune, d’être décoré de la Légion d’honneur et d’entrer à l’Institut. Mais quelle lucidité, quand on mesure, quarante ans plus tard, les ravages de l’américanisation du monde ! L’empire, l’empire américain, l’empire marchand fut ensuite et reste encore au centre de ses critiques. Cette condamnation du « système à tuer les peuples », selon le titre d’un livre de Guillaume Faye paru aux éditions Copernic, garde aujourd’hui une pertinence absolue.»

    Puis vint la fin du monde communiste. La désillusion fut rapide, brutale. Ce que nous avions rêvé comme un titan politique n’était qu’une société en ruine, minée de contradictions. Et l’arrivée, dans mon horizon, d’Alexandre Douguine m’obligea à mesurer l’abîme. Ses paroles révélaient que la Russie ne pensait pas comme nous, qu’elle ne voulait pas ce que nous voulions.

    Thiriart, que j’avais tant admiré, restait un rationaliste. Son Eurosibérie était une construction géopolitique, laïque, matérialiste, où l’Europe et la Russie devaient fusionner pour rivaliser avec l’Amérique. Douguine, lui, parlait un autre langage. Là où Thiriart ne voyait qu’un équilibre des puissances, il voyait une mission quasi divine. Là où Thiriart rêvait d’un État continental centralisé et moderne, Douguine convoquait l’orthodoxie, la métaphysique et la mémoire impériale.

    Les différences étaient béantes. Thiriart voulait dépasser les petits nationalismes pour bâtir un peuple continental, rationnel et uniforme. Douguine, lui, affirmait la singularité russe et son rôle messianique, au cœur d’un empire pluriel, bigarré, tourné vers l’Orient. Thiriart voyait l’ennemi principal dans l’atlantisme américain, tandis que Douguine désignait la modernité occidentale tout entière comme l’adversaire à abattre. L’un était stratège, l’autre prophète. L’un citait Schmitt, l’autre Evola.

    Alors j’ai compris que ces deux visions ne se rejoindraient jamais. L’Eurosibérie de Thiriart ne trouverait pas son ciment en Russie, et l’eurasisme de Douguine n’admettrait jamais l’Europe comme partenaire, mais seulement comme province sous tutelle. C’est là que s’est brisée pour moi l’illusion eurosibérienne. Douguine, en s’imposant comme la voix d’une Russie redevenue impériale, a mis fin à ce rêve pour toute une génération européenne. Il a révélé, par sa vigueur même, que notre projet n’était qu’une chimère née sur le papier.

    J’avais cru que nos deux demi-continents pouvaient s’unir dans un même élan. J’ai découvert que les Européens, concentré de faiblesses intellectuelles et morales, sont incapables de ce grand dessein, et que les Russes, enfermés dans leur univers mystique et tragique, ne songent qu’à eux-mêmes.

    En dépassant le kiosque des balades en mer de Soizen, juste en face du bar, la conclusion m’était venue naturellement : nous, Européens d’extrême Occident, sommes coincés. Coincés entre un empire russe auquel nous ne sommes pas compatibles, et un voisin hyperpuissant, les États-Unis, qui représentent tout ce que nous ne sommes pas. Dans notre faiblesse intellectuelle, morale et militaire, nous n’avons d’autre recours que de tendre la main, tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre, pour obtenir le droit de survivre.

    J’ai compris ce jour-là que Douguine, par la vigueur de son verbe et la certitude de sa foi, avait clos un cycle. Il était le fossoyeur du rêve eurosibérien, celui qui révélait que la Russie n’avait jamais voulu partager notre destin mais seulement nous absorber. En l’écoutant, j’ai reconnu la fin d’un monde, le nôtre, et Spengler n’avait pas tort : l’Europe chancelle, elle se recroqueville comme un vieil arbre dont les racines pourrissent sous terre.

    Et pourtant, tout n’est pas perdu. Notre péninsule, aussi malade qu’elle paraisse, n’est pas encore tout à fait morte. Elle ressemble à ce corps fiévreux que la médecine croit condamné mais qui attend, peut-être, l’électrochoc qui réveillera son pouls. Le souffle peut revenir, si la volonté renaît.

    Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées (Breizh-Info, 19 août 2025)

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