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  • Le retour en force des néoconservateurs américains…

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il évoque la politique moyen-orientale de Donald Trump... Philosophe et essayiste, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017) et L'écriture runique et les origines de l'écriture (Yoran, 2017).

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    Alain de Benoist : « Donald Trump, ou le retour en force des néoconservateurs américains… »

    Le monde entier semble critiquer le retrait américain de l’accord sur le nucléaire iranien, oubliant qu’il s’agissait de l’une des promesses de campagne de Donald Trump. Emmanuel Macron, après avoir tenté de faire changer d’avis le président américain, s’est vu renvoyer dans les cordes. Quelles conséquences ?

    La décision délirante de Donald Trump ne peut avoir que des effets désastreux, puisque à court terme, elle va renforcer en Iran la position des plus « durs », qui y voient déjà la confirmation qu’on ne peut jamais faire confiance aux Occidentaux, et qu’à moyen terme, elle peut tout simplement déclencher une nouvelle guerre. (Souvenons-nous qu’en 1941, le Japon avait été poussé à l’entrée en guerre à la suite de l’embargo maritime américain sur son pétrole et son acier.) Trump a, en revanche, été applaudi par Israël, pays qui possède plus de 200 têtes nucléaires braquées en permanence sur Téhéran et qui prétend lui interdire tout accès à l’arme nucléaire alors qu’il s’en est doté lui-même de manière illégale et n’a jamais autorisé le moindre contrôle international de ses propres installations.

    Cette décision, qui confirme que la politique étrangère des États-Unis est à nouveau passée sous le contrôle des néoconservateurs, est aussi et peut-être surtout une véritable déclaration de guerre aux pays européens qui se voient intimer l’ordre de violer à leur tour un accord multinational qu’ils ont mis des années à négocier, et que l’Iran a jusqu’ici scrupuleusement respecté, sous peine d’exposer leurs entreprises à d’énormes sanctions. Les Américains montrent ainsi le mépris dans lequel ils tiennent leurs partenaires au sein de l’Alliance atlantique.

    Du coup, c’est l’heure de vérité pour une Europe dont les entreprises ont déjà massivement investi là-bas : peut-elle et a-t-elle la volonté politique de tenir le coup face au diktat de la Maison-Blanche ? Tout cela profitera-t-il finalement à Pékin, qui est déjà le premier partenaire commercial de Téhéran ?

    L’Union européenne a fait savoir qu’elle envisageait quelques timides mesures de rétorsion et qu’elle allait demander aux États-Unis de bien vouloir autoriser quelques « exemptions ». La vérité est qu’elle n’en fera rien ou que cela ne débouchera sur rien : PSA et Total se sont d’ailleurs déjà couchés, preuve que ces entreprises ne se font aucune illusion sur les dirigeants de l’Union européenne. La seule réponse efficace serait, pour les Européens, d’annoncer solennellement que, désormais, ils ne reconnaissent plus l’extra-territorialité des lois intérieures américaines. Mais personne n’osera le faire. L’affaire est donc pliée d’avance.

    La Chine sera sans doute la première à profiter du retrait des entreprises européennes en Iran, ce qui ajoutera encore à sa spectaculaire montée en puissance. En parité de pouvoir d’achat, son PIB est d’ores et déjà supérieur à celui des USA, dont elle est aussi le premier créancier étranger (1.200 milliards, sur les 20.200 milliards de dettes fédérales). La Chine dispose à la fois de l’étendue, du nombre, de la puissance et d’une très active diaspora. Déjà en guerre économique et technologique avec les États-Unis, son alliance avec la Russie est plus solide qu’on ne le dit généralement. Son projet de nouvelle « route de la soie », dit projet OBOR (One Belt One Road), témoigne de sa volonté de se désenclaver de son environnement montagneux et de sa façade maritime limitée pour renouer avec sa tradition d’expansion commerciale vers l’Europe et l’Asie.

    Avec Trump, nous assistons au renforcement de l’axe Washington-Riyad-Tel Aviv, à savoir trois capitales n’ayant lutté que de loin contre l’État islamique – quand elle ne le finançait pas, pour ce qui concerne la deuxième. C’est un fait nouveau ?

    C’est surtout un éclaircissement des fronts. On a désormais, d’un côté, un axe Washington-Riyad-Tel Aviv (si le jeune prince saoudien n’est pas assassiné à court terme), de l’autre un axe Moscou-Damas-Téhéran. D’un côté les sunnites, de l’autre les chiites. Bien entendu, je simplifie. La Russie n’a pas l’intention d’affronter directement les Israéliens (avec plus d’un million d’individus, les Juifs d’origine russe constituent la première communauté juive en Israël), les intentions de la Turquie restent comme d’habitude labyrinthiques et, d’autre part, le maillon faible de l’axe n° 1 est de toute évidence l’Arabie saoudite. Mais géopolitiquement, cette confrontation a un sens. Dans de telles conditions, l’intérêt politique, stratégique et civilisationnel de la France et de l’Europe serait de toute évidence de se tourner vers l’Est, c’est-à-dire de rompre son allégeance aux États-Unis et de se solidariser de l’ensemble continental eurasiatique. Mais c’est, précisément, le moment que semble avoir choisi Emmanuel Macron pour multiplier les signes d’allégeance atlantiste – ce qui est dramatique.

    Le 4 octobre 2016, un mois avant l’élection de Donald Trump, le général Mark Milley, alors chef d’état-major de l’armée américaine, affirmait : « Une guerre future de haute intensité entre des États-nations de grande puissance est pratiquement certaine. Elle sera très hautement mortelle. » Et pour qu’on comprenne bien, il ajoutait : « Ne vous y trompez pas, l’armée américaine détruira n’importe quel ennemi, n’importe où, n’importe quand. » Nous voilà prévenus.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 14 juin 2018)

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  • Il y a toujours un ennemi !...

    Après une semaine largement consacrée à l'affaire Strauss-Kahn, revenons aux fondamentaux avec ce texte d'Alain de Benoist, consacré à la pensée de Carl Schmitt, paru en 1978 dans le Figaro magazine...

     

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    Il y aura toujours un ennemi

    La pensée de Carl Schmitt

    Peu de juristes et de politologues contemporains ont fait l'objet d'autant de jugements contradictoires que l'Allemand Carl Schmitt, disciple de Hobbes, de Max Weber et de Donoso Cortès, mais aussi grand lecteur de Proudhon et de Bakounine, qui fut en relations avec Jacques Maritain et René Capitant, et dont la Revue européenne des sciences sociales vient de saluer le 90e anniversaire – il est né le 11 juillet 1888 – avec un numéro spécial contenant une remarquable présentation de Julien Freund, professeur à l'Université de Strasbourg, et une érudite documentation rassemblée par le professeur Piet Tommissen, de Bruxelles.

    Tandis qu'en France son œuvre n'est encore guère connue que par des hommes comme Julien Freund (qui lui consacre de longs développements dans L’essence du politique, Sirey, 1965) ou Raymond Aron (qui a publié en 1972, dans la collection qu’il dirige chez Calmann-Lévy, deux de ses œuvres, La notion de politique et Théorie du partisan), Carl Schmitt n'en exerce pas moins aujourd’hui dans le monde entier une grande influence, que les critiques souvent absurdes qui lui ont été adressées n'ont jamais pu sérieusement entamer. (Tout récemment encore, Jean-William Lapierre, dans Vivre sans Etat ?, Seuil, 1977, allait jusqu’à le présenter comme un « ancien ministre de Hitler » !).

    Schmitt est d'abord celui qui a établi, de façon aussi définitive que possible, la réalité de l'autonomie du politique. Dans La notion de politique, texte datant de 1927, il montre que le politique ne saurait s’identifier ou être rabattue sur sur l’économie, l’esthétique ou la morale. L'État lui-même n’est pas synonyme de politique : « Le concept d'État présuppose le concept de politique ». Toute société humaine est en effet nécessairement dotée d'une dimension politique. L'homme est un être qui doit faire des choix collectifs pour trancher entre des aspirations et des projets différents. La politique est inévitable parce qu'il faut faire des choix. Certes, l’Etat représente l'instance du politique la plus courante, mais la substance de ce dernier est ailleurs. Si l'État vient à disparaître ou à démissionner de son rôle politique, la substance du politique devient en quelque sorte « flottante ». Elle est la proie des groupes de pression, tandis que les domaines précédemment réputés « neutres » cessent de l'être. Ces domaines « métapolitiques » (culture, art, religion, éducation, etc.) peuvent alors devenir autant de champs d'action de la politique réelle.

    Cela pose évidemment le problème de l'« essence » du politique. Pour Carl Schmitt, le critère d'identification de toute dynamique proprement politique n'est autre que l'aptitude à distinguer l'ami de l'ennemi (Freund-Feind Theorie). Cette distinction caractérise spécifiquement l'ordre politique, de même que la distinction entre le bien et le mal caractérise l'ordre de la moralité; celle entre le beau et le laid, l'ordre esthétique, etc. Le critère politique par excellence, c'est la possibilité pour une opposition quelconque d'évoluer vers un conflit susceptible de « monter aux extrêmes ». Est politique l'action qui implique, même indirectement, une telle distinction : « Dire d'une chose qu'elle est politique, c'est dire qu'elle est polémique » (Julien Freund). Corrélativement, toute politique implique l'exercice d'une puissance. Agir politiquement, c'est exercer l’autorité nécessaire aux conditions de formation de la puissance. La politique n'est pas un rapport d'intelligence, c'est un rapport de forces.

    Dès lors, l'acte politique fondamental devient la désignation de l'ennemi. Un État qui, par « pensée de ruse » ou par simple naïveté, croit pouvoir ignorer ses ennemis, a toutes chances de succomber à l'action organisée de ceux qui, eux, n'ignorent pas qu'il est le leur. Un tel État, qui se refuse à manifester de la puissance pour devenir, par exemple, un simple lieu de concertation ou une instance d'arbitrage à l'image d'un tribunal civil, cesse d'être politique. Et du même coup, la politique passe ailleurs. « En politique, écrit encore Julien Freund, on ne saurait échapper à la décision, sous peine de tomber dans l'irrésolution du libéralisme classique qui refuse tout choix ».

    De là, une théorie nouvelle de la souveraineté. « Est souverain, écrit Carl Schmitt, celui qui décide sur le cas d’exception (ou en cas de situation exceptionnelle) – c'est-à-dire celui qui, lorsqu’éclate une situation de crise rendant obsolètes les règles antérieures, peut effectivement instaurer ou rétablir l'ordre et la sécurité. Ce « souverain » n'est pas nécessairement l'État.

    Carl Schmitt a toujours combattu les théories juridiques normativistes, qui tendent à universaliser ou absolutiser certaines règles formelles. Sa position tend plutôt vers le décisionnisme d'un Hobbes : Auctoritas, non veritas, facit legem (« l'autorité, non la vérité, fait la loi »). Mais il tempère cette position en développant aussi une théorie de l'ordre concret, dont l'idée principale est que l'ordre ne se définit pas par une norme ou une somme de règles, mais que la règle n'est qu'un des moyens de maintenir un ordre historique global dans lequel la pensée juridique peut se développer pleinement. C'est seulement en effet par rapport à cet « ordre concret » global que les normes ont un sens et que l'on peut distinguer entre ce qui est juste et ce qui est arbitraire.

    Critiquant sur le fond tout totalitarisme, Carl Schmitt souligne que la loi ne s'identifie pas à la force. Il y a une autonomie du droit par rapport à la puissance, tout comme il y a une autonomie du politique par rapport au droit. Le droit appartient à la sphère des normes, la force à celle de la volonté. L'État garantit le droit, mais il ne le fonde pas. Ce qui permet de répondre à la question : quand peut-on dire d'une décision de justice qu'elle est juste ? Carl Schmitt récuse l'interprétation légaliste du positivisme juridique, selon laquelle une sentence juste est simplement une sentence conforme à la loi (auquel cas la légitimité se confondrait avec la légalité). Il recherche un critère interne à la pratique juridique : « Seule est juste la décision qui est explicable par la pratique juridique en tant qu'elle est une activité autonome ».

    Il faut souligner que la distinction entre « ami » (public) et « ennemi » (public), distinction dynamique s'il en est, et donc liée aux circonstances, n'implique aucune détestation particulière. L'« ennemi » n'est pas nécessairement mauvais dans l'ordre de la moralité, nuisible ou concurrent sur le plan économique, ou spécialement laid du point de vue esthétique. Il suffit, pour définir sa nature, qu'il soit autre de façon telle qu'un conflit avec lui puisse devenir possible. Mais en même temps, dans ses travaux sur le droit international, Schmitt dénonce avec force le fait qu'aujourd'hui, les guerres idéologiques ayant pris le relais des guerres de religions, la « moralisation » de la guerre aboutit en réalité à des cruautés jamais vues : dans une perspective « morale », pour combattre un adversaire, il faut que celui-ci devienne l'incarnation même du Mal ; en ce cas, tous les moyens sont bons pour le détruire. D’où son refus de criminaliser l’ennemi, qui, chez lui, n’est jamais une figure du Mal, mais bien plutôt un adversaire qui peut un jour se transformer en allié.

    L'État est aujourd'hui contesté parce que déclaré « envahissant ». Une lecture attentive de Carl Schmitt permet de comprendre qu'il n'est envahissant que dans la mesure où, s'occupant de tout, il abandonne sa spécificité propre, qui est l'action strictement politique. Et que la meilleure façon de le remettre à sa place n'est pas de le détruire, mais de recréer les conditions dans lesquelles il pourra se réapproprier pleinement la substance du politique.

     Alain de Benoist (Le Figaro magazine, 29-30 juillet 1978

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