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états-unis - Page 15

  • (In)dépendance(s)...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon, cueilli sur Geopragma et consacré à la question de l'indépendance nationale. Jean-Philippe Duranthon est haut-fonctionnaire et membre fondateur de Geopragma.

     

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    (In)dépendance(s)

    Au moment où certains, grâce à Joe Biden, découvrent l’évidence, à savoir que les États font prévaloir leurs intérêts sur les liens qu’ils ont noués avec leurs alliés, il peut être utile de réfléchir au concept d’indépendance nationale.

          La notion a bien sûr une connotation militaire : est indépendant le pays qui peut se défendre seul contre des attaques ennemies. A cet égard la France peut se prévaloir d’une armée aguerrie, de matériels modernes et d’un « parapluie » nucléaire : peu d’États peuvent en dire autant. Mais pour certaines opérations, la surveillance par drone par exemple, elle dépend de ses alliés américains ; par ailleurs, selon certaines études récentes elle ne serait pas en mesure de soutenir longtemps un conflit de haute intensité sans faire appel à eux [1] ; enfin, l’appartenance à l’OTAN, où les États-Unis ont clairement plus de poids que les autres membres, réduit singulièrement son autonomie. Notre indépendance militaire ne va donc pas sans une certaine dépendance.

          Mais le pays pourra-t-il continuer à maîtriser les technologies de pointe, à mener à bien les programmes de R&D et à se doter des matériels de dernière génération ? Cette question dépasse bien sûr le seul domaine militaire et concerne l’ensemble de l’économie, sous ses diverses composantes. La prospérité économique repose en effet sur  des grands programmes industriels nécessitant des investissements rarement à la portée d’un seul État et dont le temps de retour excède les attentes d’un marché de plus en plus court-termiste : la solution réside dans des conglomérats industriels multinationaux dont on ne sait plus bien s’ils sont dominés par une logique industrielle ou nationale-bureaucratique mais où l’on constate que chacun est sous la dépendance des autres ; l’impossibilité d’exporter des matériels français comportant des composants venant d’entreprises de pays faisant des choix différents en matière de contrôle des exportations (États-Unis, Allemagne) l’a clairement montré. Mais la prospérité économique suppose aussi des innovations qui sont souvent le fait de start up constituées autour d’entrepreneurs dynamiques, sachant maîtriser le fonctionnement dit « agile » et capables de séduire des investisseurs aimant le risque : il n’est pas certains que les efforts récents consentis pour transformer la France en une start-up nation suffisent à empêcher les jeunes pousses de se tourner vers des fonds américains, chinois ou moyen-orientaux qui les placent sous leur dépendance.

          Les choix industriels ont à l’évidence une importance capitale. A cet égard la décision de diminuer la part du nucléaire dans le mix énergétique au profit de celle du solaire et de l’éolien consiste à préférer des technologies aux mains d’industriels généralement asiatiques et dépendant de terres rares inconnues dans nos contrées à une filière dont nous maîtrisons toutes les étapes : cela ne va pas dans le sens d’une indépendance énergétique accrue. L’étrange abandon, en catimini de surcroît, du programme Astrid de réacteur à neutrons rapides, qui aurait permis de quasiment se débarrasser de la problématique des déchets nucléaires, concourt à la même évolution mettant l’approvisionnement énergétique du pays sous la dépendance de tiers.

          Mais le débat ne concerne pas que les pouvoirs publics : il est à cet égard frappant de constater que les grands capitalistes français investissent dans le luxe et l’art contemporain « globalisé » alors que leurs homologues américains investissent dans les technologies d’avenir, énergétiques, numériques ou spatiales. Or, s’il ne suffit pas d’acquérir un sac pour perdre son indépendance, être l’usager des GAFA, forcé de surcroît, faute de vraie concurrence, oblige à communiquer une foultitude de données qui placent les consommateurs européens sous la dépendance d’entreprises d’un pays étranger et peut-être, à travers elles, de leurs services de renseignement, le RGPD n’y changeant pas grand-chose.

          Un autre risque de dépendance technologique résulte des opérations de M&A réalisées à l’échelle mondiale qui découpent et redécoupent à l’envi les périmètres des entreprises pour générer de nouvelles synergies et des gains de structure ou d’échelle : il peut en résulter un transfert d’une entité stratégique. Les turbines Arabelle, qui équipent les centrales nucléaires terrestres ou embarquées et qui sont passées entre des mains américaines en 2014 lorsque GE a acheté la division énergie d’Alstom, sont emblématiques d’une telle perte d’indépendance, alors étrangement acceptée par les pouvoirs publics.

          C’est en fait la mondialisation qui est, de manière plus générale, en cause, même s’il ne s’agit pas ici de nier ses bienfaits, pour le pouvoir d’achat des consommateurs des pays clients comme pour l’emploi et le développement économique des pays producteurs. Les tergiversations et palinodies auxquelles la crise sanitaire a donné lieu pour de simples masques et tests, puis l’actuelle pénurie de semi-conducteurs, montrent les conséquences d’une division internationale du travail non construite ni maîtrisée et révèlent que l’interdépendance théorique entre pays n’est qu’un synonyme de la désindustrialisation et peut cacher une dépendance à sens unique. Aucune réflexion sérieuse n’a été menée pour déterminer les technologies et les produits qu’un pays doit conserver pour demeurer indépendant : le fait que la tâche soit malaisée ne la rend pas moins nécessaire.

          La diplomatie bilatérale ou multilatérale, bien sûr, n’a pas les mêmes conséquences puisqu’elle repose sur des bases volontaires. Mais la « démocratie planétaire », consistant à traiter de manière équivalente tous les États, indépendamment de leur population, leur richesse, leur poids géopolitique, place chaque pays sous la dépendance d’une « pensée mondiale » dont on ne sait pas trop qui la forme ou la manipule. A cet égard le poids pris par certaines ONG peu soucieuses d’avoir pour elles-mêmes la transparence qu’elles exigent des autres et dont on sait les liens avec certains intérêts publics ou privés, peut faire douter que les débats soient tous fondés sur une indépendance réelle de tous les intervenants.

          Dans ce jeu international, l’Europe tient une place particulière. Elle est une condition d’indépendance pour que ses pays membres puissent avoir un peu de poids face aux États-Unis et à la Chine. Mais elle est aussi un facteur de dépendance dont l’actualité récente fournit maints exemples. La difficulté à obtenir la prise en compte du nucléaire dans la « taxonomie » des activités « vertes » dans le même temps où le gaz, qui émet 40 fois plus de CO2, y serait inclus ressemble furieusement à une volonté de remettre en cause le modèle énergétique français et à faire de l’allemand, malgré les échecs de l’energiewende, désormais reconnus par tous, le parangon. Le Green Deal bruxellois revient à priver les États de la possibilité de définir eux-mêmes la politique énergétique qu’ils comptent mener pour atteindre les objectifs climatiques qu’ils se sont fixés conjointement. Dans un autre domaine, l’arrêt rendu le 15 juillet dernier par la Cour de Justice de l’Union Européenne interdit aux États de décider la durée de travail de leurs militaires, remettant en cause un élément basique de leur souveraineté, voire de leur légitimité.

          Le problème est que, si les États ont accepté de se placer ainsi sous la dépendance des institutions européennes, il n’en est pas résulté le gain attendu : l’Europe n’a toujours aucun poids dans les débats internationaux, et le récent pied de nez offert par la nouvelle internationale anglo-saxonne dévoilant l’AUKUS au moment où l’Europe annonçait sa stratégie pour la région indo-pacifique en est une illustration lumineuse.

          L’indépendance, les ados le savent, est aussi une question financière. Or l’endettement de la France est élevé, proche de 120 % du PIB, et croissant ; le besoin de financement de l’Etat sur les marchés sera l’an prochain de peu inférieur à 300 Md€, ce qui place le pays à la merci d’une remontée des taux et de modifications des marchés financiers rendant plus malaisés les refinancements. D’autre part, les créances sur l’État français sont, selon l’Agence France Trésor, détenues pour 51 % par des non-résidents : le pays est donc sous la dépendance, au moins partielle, d’étrangers. Enfin, l’accroissement de notre déficit extérieur fait qu’en vingt ans notre position extérieure nette, c’est-à dire la différence entre la valeur de ce que les Français détiennent à l’étranger et celle de ce que les étrangers détiennent en France, est passée de – 40 à – 695 Md€ ; cela signifie que, « ne vendant pas assez de produits à l’export pour payer ses importations, (la France) se vend pour maintenir son train de vie » [2] ; se vend, donc se place sous la dépendance des détenteurs de capitaux étrangers, publics ou privés.

          De même, avec le quantitative easing aux États-Unis puis en Europe, les politiques économiques nationales dépendent désormais entièrement du bon vouloir des banques centrales qui, en achetant des titres publics et privés, permettent le financement des divers « quoi qu’il en coûte » nationaux. Dès lors, si la BCE bénéficie d’une indépendance que son statut lui reconnaît expressément, les gouvernements européens sont dans la dépendance de la même BCE dont l’action, voire seulement les déclarations, conditionne leur politique.

          Par ailleurs, la part du dollar dans les transactions internationales est telle que les États-Unis ont pu en faire le support, ou le prétexte, d’une extra-territorialisation de leur règles juridiques aboutissant à ce que leurs choix politiques, les embargos notamment, s’imposent aux entreprises étrangères et à ce que celles-ci sont justiciables des tribunaux américains, dont elles dépendent désormais au moins autant que de ceux de leur pays.

          Enfin, l’indépendance suppose une certaine autonomie de la vie intellectuelle, une capacité à ne pas suivre aveuglément les modes étrangères, la volonté de défendre les principes qui fondent la communauté nationale et de montrer ses acquis. Or le Global art fait la part belle aux artistes anglo-saxons et désormais chinois et l’idéologie woke ainsi que la cancel culture, bien qu’elles n’aient pas grand-chose à voir avec la tradition intellectuelle française et qu’elles ne concernent guère les principaux problèmes auxquels le pays est confronté, irriguent désormais les débats dans les universités françaises et s’invitent dans celui de l’élection présidentielle.

          Ces quelques réflexions montrent que :

    • l’indépendance est loin de n’être qu’une question militaire ; s’en soucier suppose une réflexion de plus grande ampleur et devrait mobiliser non seulement les pouvoirs publics mais aussi les détenteurs de capitaux, voire les intellectuels et « influenceurs » de toutes natures ;
    • il est illusoire de rechercher une indépendance absolue et générale ; l’important est de choisir ses dépendances, de déterminer dans quels domaines les dépendances sont acceptables, et de qui l’on accepte de dépendre.

          Si l’on rapproche cette analyse de nos récents malheurs à Kaboul et à Cambera, la morale de l’histoire est que l’Histoire n’a pas de morale. Les relations internationales ne sont pas guidées par les grands sentiments, mais par les intérêts et par la capacité des différents protagonistes à défendre leurs intérêts respectifs. La France, depuis bien des décennies, et à part quelques moments de lucidité, veut l’ignorer. Puissent les évènements récents lui ouvrir les yeux et la faire agir avec moins de naïveté.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 27 septembre 2021)

    Notes :

    [1] Voir “A strong allied stretched thin, an overview of French defense capabilities from a burdensharing perspective”, Rand Corporation, juin 2021.

    [2] Jean-Marc Daniel, Les Echos du 15 septembre 2021.

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  • Une déroute américaine...

    Dans l'émission Fenêtre sur le monde, en date du 10 septembre 2021, Jean-Baptiste Noé et Meriadec Raffray de la revue Conflits recevaient le général Vincent Desportes pour évoquer avec lui les causes et les conséquences de la déroute américaine en Afghanistan.

     

                                           

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  • Afghanistan : une débâcle militaire et idéologique qui doit nous faire réfléchir...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à la débâcle américaine en Afghanistan.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Quand le dernier avion américain quitte l'aéroport de Kaboul...

     

    Afghanistan : une débâcle militaire et idéologique qui doit nous faire réfléchir

    Beaucoup a été dit sur le retrait désastreux des forces américaines d’Afghanistan, après 20 ans d’une présence massive et dispendieuse qui a échoué à construire, ou même à ébaucher, un État, des institutions, une armée afghane, moins encore à homogénéiser une société civile autour de valeurs et pratiques occidentales avec lesquelles la structure tribale et clanique du pays comme sa géographie cloisonnée sont par essence incompatibles. Le « cimetière des empires » porte décidément bien son nom.

    Mais l’Amérique, qui depuis des années déjà, sentait le vent tourner et la nécessité croissante de concentrer ses efforts sur la zone indopacifique – épicentre de sa confrontation avec Pékin – préparait sa reddition déguisée en changement de pied. Ses émissaires discutaient plus ou moins discrètement avec les Talibans. Elle se retire aujourd’hui dans un savant désordre, sans aucun scrupule ni gêne « morale » particulière vis à vis du peuple afghan dont la « libération » n’aura, comme ailleurs, été qu’un prétexte à une ingérence aux objectifs infiniment plus vastes et concrets.

    En effet, la grande question que personne ne pose jamais, c’est : pourquoi les USA sont-ils restés 20 ans en Afghanistan ? Pas pour les femmes afghanes ni pour le Nation building, ni même pour la traque de Ben Laden (auquel on laissa néanmoins, comme à son beau-père le Mollah Omar, chef des Talibans d’alors, un bon mois pour s’échapper …)

    Ce retrait chaotique est un écran de fumée qui permet, en mettant le focus sur l’aspect humanitaire certes préoccupant, de faire passer les Américains pour les (anciens) garants de l’évolution sociale et de la libération des femmes, escamotant du même coup le caractère profondément illégitime de cette ingérence occidentale et ses motivations éminemment prosaïques parmi lesquelles :

    • Étendre le spectre d’intervention de l’OTAN en Asie centrale avec pour une fois un vrai mandat puisque les membres de l’Alliance avaient alors pour la première fois, invoqué l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord après les attentats du 11 septembre ;
    • Gêner la Russie en favorisant l’éparpillement djihadiste en Asie centrale ;
    • Gêner l’expansion de l’influence iranienne (qui a déjà plus de 3 millions d’Afghans sur son sol et dont on peut gager que la cacophonie actuelle risque de projeter une nouvelle masse vers le territoire iranien, contribuant à aggraver la crise économique) ;
    • S’appuyer sur le Pakistan contre l’Inde soutenue par la Russie ;
    • Contrôler la production de Lithium (alors indispensable à la croissance chinoise via la fabrication des smartphones).

    La crise actuelle n’est donc pas qu’une opération de retrait mal préparée et précipitée. C’est avant tout la démonstration grandeur nature du cynisme total de la politique étrangère américaine.

    Cela rappelle d’ailleurs furieusement la politique américaine en son temps au Kosovo : à partir de l’été 1998, les États-Unis avaient, sans crier gare, rayé l’UCK (armée révolutionnaire albanaise du Kosovo) de la liste des organisations terroristes alors que celle-ci était aux mains de véritables criminels qui semaient la terreur dans la province serbe (Hacim Thaci et ses sbires Ceku, etc..). Soudainement légitimes et fréquentables, les leaders de l’UCK furent institués par les Américains en interlocuteurs privilégiés à même de discuter des conditions de la paix (c’est-à-dire de la guerre contre la Serbie récalcitrante et soutenue par Moscou) qui seront plus tard imposées à toutes les autres chancelleries occidentales. Ça a donné les pseudo « Accords de Rambouillet », évidemment inacceptables pour Belgrade, et le prétexte au lancement des frappes de l’OTAN en mars 1999. Le cynisme de la manœuvre américaine est plus manifeste encore dans le cas Afghan, si l’on considère que le retrait a été négocié en contrepartie de l’abandon aux Talibans d’une quantité impressionnante d’armements, vestiges des 85 milliards de dollars d’équipements déversés dans le cadre des programmes US « train, advise and assist » de l’armée et de l’administration afghanes durant 20 ans. Un ancien responsable américain du « Procurement program » mentionnait récemment (certes à visée partisane) les 75 000 véhicules légers et lourds (60 chars légers, 12 lourds), les 50 canons ou mortiers lourds, les 7 drones militaires, les 200 avions et hélicoptères (24 dont nombre de Black Hawk et les 600 000 armes légères abandonnés aux nouveaux maitres de Kaboul). Mais le pire est ailleurs. Les Talibans se sont vu concéder les technologies (lunettes de vision nocturne, de Scanners des yeux et d’empreintes digitales) et les bases de données biométriques et biographiques américaines dernier cri leur permettant de cibler et réprimer tous les Afghans (et ils sont des centaines de milliers) qui ont de près ou de loin collaboré avec les Américains depuis 20 ans ! Les USA leur donnent ainsi ni plus ni moins les clefs de la maitrise et de la surveillance de la population, la liste de tous ceux qu’il faut éliminer ou marginaliser !

    Le Nation building est une utopie une fois encore consacrée dans les faits. Il n’y a plus rien à gagner pour Washington à demeurer dans ce pays et à risquer un nouvel enlisement humiliant… si ce n’est à favoriser désormais la déstabilisation du pays en comptant sur les forces de résistance diverses au pouvoir Taleb (cf. le fils du commandant Massoud et d’autres) et en s’appuyant parallèlement sur le Pakistan. Il s’agit désormais pour Washington de gêner Russes, Iraniens et Chinois qui ont, eux, tout intérêt à stabiliser le pays (donc le pouvoir Taleb) afin de contrôler les agissements des groupuscules islamistes (EI-Khorassan et Al Qaida) pour éviter les transferts de djihadistes en Asie centrale (pour Moscou),  de contrôler l’instrumentalisation des Ouighours (pour Pékin) et de limiter l’afflux de réfugiés chiites afghans (pour Téhéran). Ces considérations sécuritaires nourrissent le pragmatisme de ces puissances régionales.

    Le fiasco humanitaire sur lequel les médias mondiaux se sont concentrés n’est donc que l’arbre qui cache une forêt profonde et dangereuse : celle des influences multiples, convergentes ou parfois antagonistes de voisins qui jouent dans ce pays et à ses dépens ultimes, une partie mondiale.

    Il est remarquable de constater que Iraniens comme Russes, Chinois, et même Turcs et Qataris (qui ont accueilli les Talibans à Doha depuis des années), entretiennent des relations éminemment pragmatiques avec les Talibans.

    Tandis que la Russie renforce son contrôle sécuritaire régional dans une stratégie d’interdiction sur sa façade occidentale, en réponse aux manœuvres militaires de l’OTAN , ainsi que de réassurance de ses alliés centre asiatiques comme en témoignent les manœuvres militaires Zapad et Rubezh en cours, L’Iran est sans doute le principal bénéficiaire du retour des Talibans au pouvoir en terme d’influence régionale mais aussi dans le cadre de son alliance de plus en plus structurante avec Pékin qui d’ailleurs renforce singulièrement la main du nouveau président, à l’heure actuelle, dans le cadre de la renégociation voulue par les USA du JCPOA.

    Dans ce contexte, les déclarations fracassantes de John Bolton au Washington Post, qui appelle désormais à frapper préventivement le Pakistan car il craindrait qu’ils ne se servent des 150 têtes nucléaires, … que les USA leur ont permis d’acquérir, semblent une mauvaise farce, à moins que ce ne soit le comble du cynisme.

    Quand on l’entend aujourd’hui oser s’insurger contre le Pakistan, sembler découvrir le pouvoir tenu par les services secrets pakistanais et l’armée, s’inquiéter de la bombe pakistanaise et appeler à des frappes préventives, on croit rêver. « The Chicken Hawk » (surnom donné par Trump à Bolton car « planqué » pendant le Vietnam mais fana de toutes les guerres) exploite l’ignorance et la mémoire de poisson rouge des opinions et leaders occidentaux. C’est juste inaudible !  Il vient nous expliquer aujourd’hui qu’il aurait « découvert et enfin compris que les Pakistanais étaient de dangereux extrémistes, que le pays était aux mains de l’ISI (Services de Renseignement pakistanais) et des militaires, et jouait un double jeu !!!! Ce n’est pas un scoop !

    Soit cet homme est affligé d’une cécité meurtrière soit « Il nous prend pour des truffes ». C’est lui-même, alors au Département d’Etat en charge des questions de désarmement qui poussa George Bush junior, quelques semaines après le 11 septembre, à quasi effacer la dette pakistanaise, poussant les membres des Clubs de Paris et Londres à en « restructurer » une partie considérable, à inonder le pays d’aides multiples notamment bilatérales à hauteur de 6 milliards de dollars au prétexte d’en faire un « allié stratégique » de l’Amérique dans sa « War on Terror » …. Alors que le Pakistan était le sanctuaire de croissance et de protection des Talibans (et l’est resté jusqu’à aujourd’hui), à coopérer étroitement avec l’ISI (les Services secrets pakistanais), et last but not least, à trouver normal que le pays soit devenu atomique avec l’argent de son allié saoudien et l’appui indirect des technologies occidentales (depuis des années déjà pour gêner à l’époque Moscou qui appuyait Dehli.). L’imposture est énorme. Mais nul ne se risque naturellement à en piper mot dans les médias européens, et « ça passe crème ».

    La réalité, c’est que les USA ont bloqué la Russie et l’Iran depuis 40 ans en se servant notamment de l’extrémisme sunnite partout dans le monde, c’est qu’ils sont les concepteurs et les auxiliaires (avec l’argent Saoudien et la CIA) du djihadisme mondial depuis les Freedom fighters afghans des années 80, mais que cela ne peut durer éternellement. Ils ont désormais mieux à faire, et partent en essayant indirectement de montrer au monde combien leur départ est un drame pour la population afghane…dont ils n’ont jamais eu rien à faire ! Le sort tragique des femmes afghanes est un leurre finalement peu coûteux qui cache sans vergogne la forêt d’un accord parfaitement assumé avec les Talibans. Cette déroute humiliante n’en est donc que partiellement une. Les US s’en vont et changent de braquet tout simplement, ils lâchent leurs alliés comme ils l’ont fait partout ailleurs. Car l’idée de la manœuvre US de retrait en désordre n’est autre que de laisser s’égailler les islamistes en Asie centrale pour gêner Moscou et Téhéran. « ISIS-K » est le nouveau monstre, en fait de la résurgence de l’EI dans les provinces afghanes.

    Comme nous l’avons vu, Les gagnants sont, au plan stratégique, les Russes, les Iraniens et les Chinois, qui vont remplir le vide laissé par les États-Unis, et qui vont pouvoir monitorer de près les islamistes locaux.  Mais les gagnants de second rang sont aussi les Turcs et Qataris (qui ont hébergé et financé les Talibans depuis toujours).

    Au-delà, Cette déroute est aussi celle, magistrale, de l’occidentalisme déjà mis à mal et lourdement décrédibilisé par les ingérences désastreuses, sous la bannière cynique d’une modernité ignorante, présomptueuse, aveugle et violente en Syrie, en Libye et jusqu’au Yémen.

    Même si, sous l’effet d’un sortilège puissant, l’humilité et le remords saisissaient aujourd’hui les politiques américains et leurs vassaux européens, le mal semble fait, et la bascule des forces et des influences s’est produite. Le vide moral, éthique, politique et désormais militaire, laissé par l’interventionnisme américain a ouvert de vertigineux espaces aux influences iranienne, russe, et chinoise. Il est bien trop tard pour battre notre coulpe et demander pardon aux peuples martyrisés au nom de « la guerre contre la terreur » et contre une engeance islamiste sous ses divers avatars dont nous avons été les concepteurs et les parrains.

    Que fait et qu’a d’ailleurs fait la France dans cette galère ? Rien, comme dans les autres ! Le Nation building est idiot, illégal et illégitime. Il ne fait que nourrir la dynamique terroriste. Pour la France, il est grand temps d’ouvrir les yeux sur notre politique étrangère suiviste, dépourvue de vision et de prise en compte de nos intérêts stratégiques et sécuritaires propres. Elle est un désastre pour notre crédibilité et notre influence. L’ingérence militaire ne produit plus d’influence, tout au contraire. L’OTAN va se redéployer en fonction du nouvel agenda de sécurité US orienté vers la Chine et la Russie. Qu’avons-nous à faire et à gagner dans ces impasses ? Rien. Juste une marginalisation accrue sur la scène mondiale et une incapacité à mesurer et gérer l’enjeu sécuritaire d’un afflux de réfugiés afghans sur le territoire national, qui n’est pas négligeable. Comme on l’a déjà vu depuis quelques semaines, il y a des djihadistes en puissance parmi ceux qui sont récupérés et sans doute aussi des « crypto-Talibans » habilement mêlés, sous couverture de « réfugiés », à ceux qui voulaient fuir le pays (employés locaux de notre ambassade, d’ONG, interprètes). N’oublions pas que ce sont les Talibans qui faisaient le tri à l’entrée de l’aéroport en vertu d’un accord avec les USA… ! Ils peuvent avoir mis des « bombes à retardement-cellules dormantes » en France et en Angleterre notamment. Il est probable que nous soyons à la veille d’une campagne d’attentats en Europe et même aux USA. La campagne présidentielle en France constitue à cet égard une sanglante fenêtre d’opportunité. L’Afghanistan va redevenir un vivier de terrorisme islamiste et de renaissance de l’Etat-islamique version locale. L’ONU estime que 15 des 34 provinces afghanes sont infestées par Al Qaida ou ISIS-K.

    Enfin, et plus largement encore, la nullité spectaculaire des Américains pour organiser un retrait pourtant prévu depuis des mois, est de bon augure du point de vue chinois en cas de crise à Taiwan : si Taiwan était envahie ou prise par Pékin, comment voudrait et pourrait réagir Washington ? Tous les alliés africains et asiatiques des États-Unis doivent se poser la question en ce moment.

    Nous assistons à une bascule considérable des rapports de puissance et d’influence, en germe depuis déjà 20 ans mais qui s’accélère dangereusement. Ce n’est pas Berlin en 1989, mais on n’en est pas si loin non plus. Avec la démonstration inverse : la déroute occidentale s’aggrave. Le déni aussi. Et la France doit d’urgence recouvrer sa souveraineté de pensée et de décision pour ne pas être embarquée dans cette chute vertigineuse.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 6 août 2021)

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  • Géopolitique et cinéma...

    Les éditions L'Harmattan viennent de publier un essai de Maxime Didat intitulé Géopolitique et cinéma - Image(s) de la puissance et puissance des images. Juriste et politologue, Maxime Didat enseigne à l'Université libre de Bruxelles et est également conseiller au ministère de la Défense de Belgique.

     

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    " Davantage que des objets de divertissement ou des produits culturels consommés à l'échelle mondiale, les films sont aussi des porte-étendards de valeurs, des outils de propagande utilisés tant dans des démocraties confirmées qu'au sein de régimes autoritaires. Cet ouvrage analyse les moyens dont disposent les industries du cinéma pour aider les États à exercer des moyens de domination dans les relations internationales, qu'il s'agisse d'une domination « concrète » ou plus « symbolique » démontrant ainsi que les films ne sont pas « juste » des produits de divertissement, mais bien un instrument stratégique à part entière. "

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  • Qui veut faire la peau aux Européens ?...

    Les éditions de La Nouvelle Librairie viennent de publier, dans la collection de l'Institut Iliade, un essai de Georges Guiscard intitulé Le privilège blanc - Qui veut faire la peau aux Européens ? , avec une préface de François Bousquet. Georges Guiscard est étudiant en sciences politiques et est auditeur de l’Institut Iliade, promotion Don Juan d’Autriche (2015 – 2016).

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    Georges Guiscard est étudiant en sciences politiques et est auditeur de l’Institut Iliade, promotion Don Juan d’Autriche (2015 – 2016).

    " Privilège blanc, racisme systémique, appropriation culturelle, micro-agressions… Voilà quelques-uns des concepts à la mode qui submergent les États-Unis et l’Europe depuis plusieurs mois. Que cachent-ils ? Un projet d’effacement de nos peuples et de nos cultures, avec une « chasse au Blanc » désormais ouvertement revendiquée. Pour le comprendre, il faut se plonger dans cette pensée « décoloniale ». C’est à cela que s’attelle ce livre avec une grande clarté.
    Outre de multiples contre-vérités, ce qui est démasqué est une idéologie de nature religieuse, le « wokisme » et ses prophètes, ses martyrs – saint George Floyd –, ses dogmes, ses excommunications. Une idéologie pleine de ressentiment qu’appuie, pour diverses raisons, une partie croissante de l’élite occidentale. Face à l’offensive dont ils sont la cible, aux Européens de réaffirmer avec fierté leur héritage. "

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  • L’Afghanistan, éternel « tombeau des empires »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Philippe Conrad, cueilli sur le site de l'Institut Iliade et et consacré à la défaite américaine en Afghanistan.

    Agrégé d'histoire et professeur à l’École de guerre, successeur de Dominique Venner à la tête de la Nouvelle revue d'histoire, Philippe Conrad est l'auteur de nombreux ouvrages dont Histoire de la Reconquista (PUF, 1999), Le Poids des armes : Guerre et conflits de 1900 à 1945 (PUF, 2004), 1914 : La guerre n'aura pas lieu (Genèse, 2014) et dernièrement  Al-Andalus - L’imposture du «paradis multiculturel» (La Nouvelle Librairie, 2020).

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    L’Afghanistan, éternel « tombeau des empires »

    « Combattre en Afghanistan est très dur pour des raisons géographiques, nationales et religieuses. Avant de lancer une opération militaire, il faut tenir compte de nombreux éléments et prendre une décision mûrement réfléchie, la tête froide. » Auteur de ces lignes, le général Boris Gromov commandait, en février 1989, le retrait soviétique d’Afghanistan. En 2001, au moment où, en réponse aux attentats du 11 septembre, l’Amérique chassait le pouvoir taliban de Kaboul, il avertissait les responsables américains des difficultés qu’ils allaient rencontrer face au régime islamiste installé depuis 1996.

    Ces hautes terres enclavées forment une région difficile que les envahisseurs successifs n’ont jamais pu maîtriser totalement. Voie d’invasion en direction du subcontinent indien et carrefour placé aux périphéries de plusieurs grands espaces de civilisation – l’Inde au sud-est, le monde des steppes d’Asie centrale au nord, le plateau iranien à l’ouest – l’Afghanistan a été convoité par tous les grands empires qui tentèrent de contrôler l’Asie centrale et méridionale.

    Le pays ne fut généralement conquis que de manière éphémère. Les puissances mondiales qu’étaient l’Angleterre au XIXe siècle, l’URSS au XXe et les États-Unis au XXIe y ont même subi de sanglants échecs.

    Une voie de passage et d’invasions depuis la nuit des temps

    Quinze siècles avant notre ère, les Aryens ouvrent la voie. Ils seront suivis par les Perses, les Macédoniens d’Alexandre, les Saces, les Huns hephtalites, les Arabes, les Mongols de Gengis Khan, les Turco-mongols de Tamerlan puis de Bâbur…

    L’Himalaya et les jungles de Birmanie barrant au nord et à l’est l’accès terrestre à l’Inde, c’est par l’ouest que les envahisseurs, les marchands ou les pèlerins bouddhistes chinois se dirigeaient vers les grandes et riches cités du bassin indo-gangétique. À certaines époques, la région – où se développera, au IVe siècle, le royaume d’Avagana (qui donnera leur nom aux Afghans) – apparaît même comme le centre de gravité de la puissance dominante du moment.

    Voie de passage, le pays sera aussi une base de départ pour les envahisseurs qui constitueront, à partir d’elle, des empires plus ou moins durables. Le sultan Mahmoud fait ainsi de Ghazni, au début du XIe siècle, une capitale musulmane rivale de Bagdad. Il peut ainsi lancer depuis l’Afghanistan des razzias répétées et dévastatrices vers l’Inde toute proche.

    Après lui, Bâbur se prétend l’héritier de Gengis Khan et de Tamerlan : il s’empare de Kaboul en 1504 avant de se lancer sur l’Inde pour y anéantir le royaume de Delhi. Repliés un temps sur leur refuge afghan, ses descendants bâtissent le brillant empire moghol. Au XVIIIe siècle, quand s’effondre la puissance de la Perse safavide, c’est Ahmed Shah qui construit le « grand Afghanistan » étendu de l’Iran à l’Inde.

    Vaincre par la terreur et le massacre

    Ce monde difficile fut le théâtre de l’un des épisodes les plus remarquables de l’épopée d’Alexandre. Parvenu dans la région de Kaboul, le conquérant macédonien fait remonter à son armée la haute vallée du Panshir jusqu’au col de Khawak (3548 m). Il le franchit en taillant son chemin dans la glace. En Transoxiane, six jours sont nécessaires pour traverser l’Oxus (l’actuel Amou Daria) en crue. Lors de la marche vers Maracanda (Samarcande), la capitale de la Sogdiane, Alexandre réussit la « pacification » par le massacre systématique des populations rebelles. Faute de pouvoir livrer des batailles rangées, les Macédoniens s’organisent en colonnes mobiles qui traquent et affament l’adversaire pour éradiquer la guérilla. Quand Alexandre marche vers l’Indus en juillet 327, il « nettoie » tout ce qui peut constituer une menace pour ses arrières.

    Seize siècles plus tard, Gengis Khan établit sa domination avec les mêmes méthodes. Balkh, Bamyan, Ghazni et Hérat sont alors rasées. Toute leur population est méthodiquement massacrée. Isolées, les formidables forteresses qui se dressent à proximité de Bamyan sont finalement prises en 1222. Elles étaient pourtant jugées inexpugnables. Un siècle et demi plus tard, Tamerlan sera le digne successeur du conquérant des steppes. Envahi en 1380, l’Afghanistan sort exsangue de ce nouveau cataclysme.

    Échec anglais puis russe aux XIXe et XXe siècles

    Solidement installés aux Indes au XVIIIe siècle, les Britanniques entendent protéger l’ensemble du subcontinent de toute menace venant du nord-ouest et doivent pour cela contrôler la passe de Khaïber (Khyber). Inquiets des visées russes sur la région et soucieux d’interdire aux tsars l’accès aux mers chaudes, les Anglais installent l’un de leurs protégés à Kaboul en 1839, mais une grande révolte éclate deux ans plus tard et le général Elphinstone doit négocier une humiliante retraite.

    L’Armée anglaise va connaître, une semaine durant, un véritable calvaire. Dans l’impossibilité de manœuvrer, elle subit le feu d’adversaires embusqués sur les hauteurs des points de passage obligés. Les pertes sont terribles : sur les seize mille cinq cents hommes (dont douze mille auxiliaires indigènes indiens) partis de Kaboul le 4 janvier 1842, un seul, le chirurgien Brydon, arrivera à Djalalabad une semaine plus tard ! La lenteur de la progression dans la neige épaisse, le froid terrible et les embuscades à répétition des Afghans ont eu raison de l’armée anglaise d’Afghanistan. Les Britanniques reviendront à Kaboul à la fin de la même année mais l’échec reste cuisant. Ils n’en ont pas fini avec les Afghans. Deux autres guerres les opposeront en 1878-1892 et en 1919.

    En décembre 1979, l’intervention soviétique a pour objectif la liquidation d’une fraction du parti communiste local au profit d’une autre, jugée plus apte à maîtriser l’insurrection islamiste qui gagnait de nombreuses régions. L’opération « Bourrasque 333 » va en réalité déboucher sur un terrible enlisement, annonciateur de l’effondrement de l’empire soviétique.

    L’Armée rouge avait choisi de ne contrôler que l’Afghanistan « utile » soit 20% du territoire correspondant  aux zones les  plus riches et les plus peuplées : les régions du nord frontalières de l’URSS (qui exploitait le gaz naturel local pour financer « l’aide » fournie aux Afghans), le tunnel de Salang, la région de Kaboul et les principales autres villes de la route contournant la masse d l’Hindou Kouch et conduisant de Kandahar à Hérat. Des régions entières furent donc abandonnées à l’ennemi. Ce choix facilita la vie et les déplacements de la résistance. Les occupants russes commirent aussi l’erreur de vouloir occuper le terrain avec un contingent permanent de cent vingt mille hommes (environ six cent mille furent ainsi, au fil des années, engagés en Afghanistan). Après dix ans d’occupation, ils auront perdu quatorze mille hommes et compteront trente cinq mille blessés.

    Plusieurs offensives lancées dans la vallée du Panshir contre les troupes du commandant Massoud échouèrent, les unités blindées et mécanisées soviétiques se révélant mal adaptées au combat en montagne. L’emploi des hélicoptères pour contrôler les hauteurs et y déposer des unités d’élite et pour appuyer les colonnes blindées dans les vallées ne connut pas plus de succès. Les bombes à effet de souffle, le napalm, les munitions chimiques, la dispersion massive de mines antipersonnel ne vinrent pas davantage à bout des moudjahidines. La répression mise en œuvre par le Khad (la police politique du régime de Kaboul) dressa encore davantage la population contre les envahisseurs et leurs collaborateurs locaux. L’aide américaine (quinze milliards de dollars d’armements) acheva l’Armée rouge, grâce notamment aux redoutables missiles sol-air Stinger.

    Et les Américains pour finir…

    L’échec subi à l’époque par les Soviétiques aurait dû donner à réfléchir aux responsables américains quand ils décidèrent d’intervenir au sol en 2001 pour favoriser l’émergence locale d’un système démocratique des plus hypothétiques.

    Pour parvenir à leurs fins, ils auraient dû se garder de s’installer au sol pour une longue durée. Ils savaient qu’ils avaient intérêt à faire combattre les Afghans par d’autres Afghans et à tenter de rallier certains chefs de tribus pachtounes pour s’opposer au pouvoir taliban, largement perçu comme étranger par certaines populations.

    Une connaissance insuffisante du terrain et des réalités afghanes, tout comme les illusions entretenues par le projet de nation building auront eu raison des plans concoctés par les officines néo-conservatrices de Washington. Dès 2001, le colonel russe Franz Klintsevitch – qui avait combattu en Afghanistan de 1986 à 1988 – prévenait :

    « En cas d’intervention des troupes terrestres, qu’il faut retarder le plus longtemps possible, les États-Unis doivent s’attendre à une guerre de plusieurs décennies, sauf à supprimer toute la population… »

    N’ayant rien voulu comprendre ni apprendre, comme toujours, les États-Unis subissent aujourd’hui une humiliation majeure.

    Vae victis.

    Philippe Conrad (Institut Iliade, 25 août 2021)

     

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