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juan asensio

  • Autopsie de la littérature...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Juan Asensio, essayiste et critique littéraire officiant sur le blog Stalker, cueilli sur le site de la revue Éléments. Juan Asensio, qui a collaboré aux revues Nouvelle École et Krisis, a notamment publié  Le temps des livres est passé (Ovadia, 2019) et Maudit soit Andreas Werckmeister ! (Ovadia, 2024).

     

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    Autopsie de la littérature: entrez dans la « zone » de Juan Asensio !

     

    Spécialiste de l’œuvre de Georges Bernanos (il a mené une thèse de doctorat sur la figuration du diable dans ses romans ainsi que ceux de Julien Green et de François Mauriac, abandonnée en cours de route), Juan Asensio a publié en 2007 son premier recueil de chroniques avec La Critique meurt jeune, consacrées à des auteurs tels que Dantec, Nabe, Dostoïevski ou ce même Bernanos. En 2019 a paru Le temps des livres est passé qui regroupe le meilleur de ses analyses littéraires parues sur son blog, dans lesquelles il célèbre les œuvres de Malcolm Lowry, Ernesto Sabato, Joseph Conrad, William Faulkner ou encore László Krasznahorkai. Son travail a fait découvrir des auteurs méconnus, Édouard Estaunié, Loys Masson, Guillaume Gaulène, d’autres encore, à travers des analyses profondes et minutieuses de leurs œuvres. Juan Asensio est également connu pour ses diatribes contre la littérature actuelle, les pseudo-écrivains et pseudo-critiques. 

     

     

    ÉLÉMENTS : De Joris-Karl Huysmans à Paul Gadenne, vous avez disséqué l’œuvre d’une multitude d’immenses écrivains. Quelle est la mise en valeur dont vous êtes le plus fier ?

    JUAN ASENSIO. Je ne saurais vous dire, tant mes notes ont pu s’accumuler de façon plus ou moins erratique au cours de ces désormais plus de 20 années d’exploration patiente et surtout méthodique de la Zone. Ce n’est bien sûr pas à moi de pointer telle ou telle étude pour ses qualités réelles ou supposées, mais j’éprouve toutefois une certaine fierté d’être parvenu à créer des rapprochements inédits, en parvenant par exemple à montrer que Le Transport de A. H. de George Steiner s’inspirait assez directement de Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, comme Steiner en personne ne manqua pas de le reconnaître, ou bien lorsque j’ai souligné des parentés entre les images surprenantes employées par le génial et tonitruant Léon Daudet et Georges Bernanos, que j’ai rapproché encore le premier roman de ce dernier, Sous le soleil de Satan, de Moravagine de Blaise Cendrars ou que j’ai établi une filiation directe et, à ce jour, inédite, entre Le Grand Dieu Pan d’Arthur Machen et l’histoire de Mouchette telle qu’elle figure dans ce même premier roman qui marqua l’entrée fracassante du Grand d’Espagne sur la scène littéraire française, en 1926. J’ajoute, malicieusement, que c’est ce même rapprochement entre Machen et Bernanos qui me permet d’expliquer la mystérieuse mention de Paul-Jean Toulet qui traduisit en français l’œuvre la plus connue de Machen, dès la première ligne du roman Sous le soleil de Satan, mention sur laquelle plusieurs générations de bernanosiens se sont contentés de répéter de vagues truismes, affirmant que l’auteur du très inquiétant Monsieur du Paur, sorte de précurseur de Monsieur Ouine, était l’auteur de vers charmants, cette affligeante banalité figurant même, comme il se doit, dans l’apparat critique de la dernière édition, en deux volumes excusez-nous du peu, des romans de Bernanos dans La Pléiade, cette collection qu’allez savoir pourquoi, tous les ânes qualifient de « prestigieuse ». « Imbéciles ! », eût probablement dit Bernanos, pour caractériser la paresse intellectuelle de ces scribes méticuleux, capables d’ergoter sur la place d’une virgule dans un texte de plusieurs milliers de mots mais absolument pas fichus de voir ce qui pourtant s’étalait sous leurs yeux, et qu’ils n’auraient pu que très vite remarquer s’ils avaient lu plus loin que le bout de leurs lunettes ! Machen, Toulet, Bernanos, c’était pourtant une évidence, bon sang, non ?

    J’aime aussi faire revenir à la surface de bons vieux romans à peu près engloutis sous quelques millions de mètres cubes d’eau trouble, comme ceux de Loys Masson ou de Guillaume Gaulène, ne pas cesser de rappeler que Carlo Michelstaedter, Zissimos Lorentzatos ou encore Cristina Campo, Paul Gadenne, W. G. Sebald et Vincent La Soudière sont de grands penseurs, écrivains, épistoliers ; bien évidemment, je ne suis moi-même pas seul dans ce long travail d’excavation, d’exhumation de trésors littéraires, et je ne manque jamais de remercier publiquement ceux qui, au détour d’une simple phrase ou d’un propos plus ample, m’ont permis de découvrir tel ou tel nom. Je précise cela en ne manquant pas de faire un clin d’œil vers ceux qui, tout à coup, abandonnant soudainement leurs piètres lectures qui leur auront appris à ne pas savoir lire, se sont mis à ne plus citer que ces auteurs, en oubliant qu’ils n’en savaient strictement rien avant qu’ils ne croisent leurs noms dans la Zone ! Ainsi va la vie, me direz-vous…

    ÉLÉMENTS : Récemment vous avez mis en lumière – aidé en cela par un compagnon de route d’Éléments, le regretté Jean-François Michaud –, Les Français de la décadence d’un auteur totalement méconnu, André Lavacourt. Que pouvez-vous nous dire de cet auteur, de ce roman – malheureusement introuvable –, et pensez-vous qu’un jour Gallimard publiera des trésors qui dorment dans ses archives ?

    JUAN ASENSIO. Je regrette infiniment la disparition tragique de Jeff comme nous étions quelques-uns à l’appeler, qui m’a fait découvrir, en effet, Les Français de la décadence d’André Lavacourt, pseudonyme d’un certain Pierre Couturier, dentiste de son état, dont nous ne savons pas grand-chose, malgré quelques recherches d’un précédent lecteur qui fut, comme je l’ai été, frappé par la puissance phénoménale de ce roman monstrueux, et auquel je signale ma dette dans les deux articles que j’ai consacrés au texte de Lavacourt. Celui-ci est devenu introuvable depuis maintenant un grand nombre d’années, j’allais dire : depuis 1960 ou peu s’en faut, date de sa parution puisque lorsque Michel Déon le redécouvre quelques années plus tard, il se plaint déjà… de sa disparition ! J’ai remercié l’ami Jeff dans la préface que j’ai donnée (en fait, la réunion de mes deux notes parues dans la Zone) pour l’édition samizdat de ce roman qu’il a financée, et que nous sommes quelques-uns à posséder, à communiquer à de bons lecteurs (espérons-le du moins !), cet hétéroclite cercle de happy few réunissant une poignée de fanatiques qui se reconnaîtront.

    Ce texte me hante, c’est peu de le dire, cet auteur englouti me taraude, le terme n’est lui aussi pas trop fort, comme Benno von Archimboldi hantait et taraudait la poignée d’universitaires de différents pays que met en scène Roberto Bolaño dans 2666. J’ai poussé mes recherches tous azimuts, en essayant de retrouver la trace de la dernière personne ayant connu Lavacourt, mais son âge et la maladie neurodégénérative dont elle souffre l’éloignent hélas d’une demande d’entretien. Je me suis adressé à Gallimard, plusieurs fois, en commençant par tel sous-fifre qui ne m’a rien appris (moi, au moins, je lui ai appris l’existence d’un grand livre…) puis en envoyant une belle lettre de château à son grand manitou, Antoine Gallimard, qui m’a répondu brièvement par une série de monocordes évidences mais ne m’a jamais accordé la permission de fouiller dans ses archives, ne serait-ce que pour y découvrir un ou deux éléments qui ne sont quand même pas des secrets d’État et qui m’auraient permis de poursuivre mes recherches sur ce mystérieux météore qu’est presque toujours l’auteur d’un seul livre. J’ai tenté d’obtenir, par un ami lecteur, des informations en Algérie, où André Lavacourt a exercé plusieurs années ses talents de praticien dentaire, là encore sans grand succès et j’ai même contacté son Ordre, qui doit semble-t-il se réunir en mirifique conclave pour me livrer de rutilantes informations sur l’un des siens ! Autant vous dire que je n’avance pas du tout ! Mais il y aura du nouveau je l’espère, sous la forme d’un petit film qui est en cours de montage, suivant mes pérégrinations atrabilaires autour de ce livre et, il faut le souhaiter bien sûr, une réédition, car c’est véritablement un scandale que pareil roman ait tout bonnement disparu.

    J’espère quoi qu’il en soit ne pas quitter ce monde sans être parvenu, d’une façon ou d’une autre, à redonner vie à ce roman qui soutient la comparaison avec Les Décombres de Lucien Rebatet (qui salua le livre de Lavacourt de très belle façon, y reconnaissant sans doute un des siens !) et même – j’ose cette énormité en rappelant bien sûr que le seul et unique roman connu d’André Lavacourt comporte des défauts – avec le Voyage au bout de la nuit de Céline, ne serait-ce que par la puissance toute rabelaisienne de sa langue.

    ÉLÉMENTS : Dans vos articles et écrits publics, vous faites le constat d’un pays en état de quasi-mort cérébrale et de dégénérescence intellectuelle et littéraire. La décadence d’un pays est liée à la décadence de sa langue. Vous ne trouvez aucune qualité à Annie Ernaux, Le Clézio, ou Cécile Coulon ?

    JUAN ASENSIO. Non, en effet, je ne trouve aucune qualité à ces trois infâmes écrivassiers, si ce n’est la capacité à faire croire à tout un tas d’imbéciles, d’abord journalistiques, qu’ils ont l’ombre d’un quark de talent autre que celui de faire à la chaîne, comme on fait des boudins ou d’autres choses moins appétissantes, des rinçures.

    ÉLÉMENTS : Je n’ose vous demander ce que vous avez pensé de la rentrée littéraire…

    JUAN ASENSIO. Absolument rien, voilà ce que je pense de ces rentrées dites littéraires, et d’ailleurs je n’en lis pratiquement plus les produits, boudins et autres saucissons à l’aspect peu ragoûtant. Il me semble que je ne perds rien du tout d’ailleurs, si j’en juge par l’exemple très récent d’une bouse parfaitement sèche, sans même plus aucune mouche venant y pondre ses œufs, que l’équipe de Tocsin m’a mise sous le nez, me demandant de la renifler et même d’y effectuer quelques prélèvements, Le club des enfants perdus de Rebecca Lighieri faisant partie de la sélection du Goncourt des lycéens. C’est affreusement plat, y compris même lorsque surviennent des descriptions pornographiques donc cliniques, c’est incroyablement bête lorsque sont lâchés de consternantes conneries sur le monde tel qu’il ne va pas, c’est ignoblement accordé à l’air putride du temps par l’usage d’un peu d’écriture inclusive et autres bubons remplis de pus transgenre, mais surtout c’est très franchement tendancieux lorsque le message final clignote sous les yeux du lecteur, y compris, donc, ceux d’adolescents : « mes pauvres enfants si sensibles, suicidez-vous, comme Miranda, c’est encore ce qu’il vous reste de mieux à faire face à ces méchants adultes qui jamais ne vous comprendront ! ». On se désespère qu’une scène de rut ressemble à l’épopée gaillarde et invinciblement drôle telle qu’un José Lezama Lima a pu la figurer dans Paradiso (voir la première partie du chapitre 8, décrivant les prodigieux exploits sexuels de Farraluque) mais non, que nenni, c’est sujet-verbe-complément avec Rebecca Lighieri et encore, on sent que cette écrivassière a dû passablement se concentrer pour faire (comme on fait d’autres choses) une ligne maigre comme un filet d’eau déminéralisée. Tout cela, à de rarissimes exceptions qui finissent par se creuser un discret sillon, c’est de la merde lyophilisée, et j’essaie, en contenant une ou deux larmes de colère et de rage, de ne pas redonner vie artificielle à ces déjections.

    ÉLÉMENTS : À toutes les époques des critiques ont prétendu que la littérature était morte et que les romanciers de leur temps n’avaient aucun intérêt. Olivier Maulin, Thomas Clavel, Jean-Pierre Montal, Patrice Jean – parmi d’autres – n’atténuent-ils pas votre diagnostic ? Le temps des livres est-il vraiment passé ?

    JUAN ASENSIO. Bien sûr qu’il est passé, et les honnêtes exemples que vous citez, quoi que je pense par ailleurs de leurs qualités et défauts respectifs, ne diraient pas, m’est avis, le contraire, puisqu’ils ne font après tout que survivre, alors que prospèrent les petits profiteurs, les sales malins, les lamentables écrivants pullulant sur la charogne, comme celle de Baudelaire, les quatre pattes en l’air et fumant sous le soleil, de la littérature française ! Est-ce donc le nombre réellement extraordinaire de livres qu’un pays en fin de partie comme la France parvient, par fallacieuse prodigalité, à produire qui vous fait croire qu’il a encore quelque chose à dire ? En fait, ce n’est pas tant que l’époque des livres est passée, puisqu’elle l’était déjà lorsque Ernest Hello et Léon Bloy le constataient, que l’évidence selon laquelle notre pays, qui n’a plus d’horizon géopolitique – et que dire d’une perspective plus haute ! –, n’a strictement plus rien à dire, je le répète. N’ayant plus rien à dire du tout, les écrivains français, ou plutôt ce qu’il en reste, continuent d’écrire pour se lamenter, dans le meilleur des cas, de n’avoir rien à dire ce qui est, au mieux vous me l’accorderez, un très ironique quoique douloureux paradoxe, les plus honnêtes d’entre eux allant même jusqu’à évoquer et invoquer des morts plus vivants que bon nombre des indigents crétins qui se reproduisent comme des mouches de cul de vache sur les plateaux trapenardiens.

    ÉLÉMENTS : Très souvent, les critiques – quand ils lisent le livre – se cachent derrière un résumé du roman, qu’ils agrémentent d’adjectifs, sans dire réellement ce qu’ils ont pensé du livre, comme s’ils craignaient de se tromper. Vous faites partie des quelques derniers critiques littéraires « véritables », « à cran d’arrêt » et qualifiez la critique journalistique trapenardisée de « communauté de nains » et leurs pratiques de « léchage de fion germanopratin » ; vous avez la dent dure contre vos collègues !

    JUAN ASENSIO. Pardon ? Mes « collègues » ? J’ai dû mal lire car, s’il y a bien un raout auquel je m’honore de n’avoir participé que de très loin – quelques piges rendues à Valeurs actuelles, à l’époque où y officiait l’excellent Bruno de Cessole, et non l’affligeant Laurent Dandrieu –, c’est bien celui du journalisme, une année passée au CELSA m’ayant, en la matière, ôté toute trace d’illusion sur cette corporation plus corrompue que les lupanars de l’antique Babylone ! Que voulez-vous que je vous réponde de moins anecdotique, si ce n’est que, fidèles miroirs d’une société qui ne sait plus lire, les journalistes, qui en d’autres temps savaient séparer la piquette des grands crus, se bourrent la gueule de vinaigre tout en parvenant encore à nous faire croire que quelque élixir coule dans leur gueule ! Il est après tout logique que l’effondrement du niveau minimal de maîtrise de la langue française, que l’on constate chez les lecteurs comme les auteurs ou les éditeurs, à tous les étages de la société française à vrai dire, ait aussi été largement anticipé par les journalistes, qui mourraient plutôt que de subir l’accusation de passéisme : les voilà donc à la pointe du progrès, car ils évoquent dans un français de graffitis de pissotière des livres pas même dignes d’y être proposés en guise de rince-doigts.

    ÉLÉMENTS : Récemment, Ovadia a réédité votre court ouvrage Maudit soit Andreas Werckmeister ! qui mélange le pamphlet et la création littéraire, où vous imaginez le dernier homme confronté à la mort de la littérature. Vous tissez la métaphore d’une littérature devenue mer morte, considérée comme un trou noir, aspirant tout ce qui se trouve à sa proximité. Pouvez-vous nous en dire plus ?

    JUAN ASENSIO. Ce sont les grands romans qui ressemblent à des trous noirs, bien davantage que la « littérature devenue mer morte » qui, elle, n’est que le résidu, fantomatique, d’une évidence, j’allais parler, sur les brisées de George Steiner, d’une « réelle présence » ou d’une « pesanteur, avec Carlo Michelstaedter, l’une et l’autre à peu près acceptée par tous, sur lesquelles ne s’exerçaient pas encore les si patientes termites de la déconstruction derridienne. Les trous noirs, que les astronomes du XIXe siècle appelaient encore du beau nom d’astres occlus, un terme tout de même beaucoup plus poétique que l’appellation anglo-saxonne devenue hélas définitive, nous apprennent je crois bien des choses, ne serait-ce que d’un point de vue métaphorique, sur le fonctionnement de certains romans qui paraissent s’effondrer sous leur propre masse, et trouent alors le tissu de l’espace-temps. Ces astres pour le moins exotiques, tels que les astrophysiciens actuels en comprennent le fonctionnement, engloutissent de la matière comme de véritables ogres stellaires, la lumière elle-même ne parvenant pas à leur échapper. Tout ce qui tombe dans leur disque d’accrétion est ainsi inexorablement digéré au-delà de l’horizon des événements ou event horizon, qui a donné son titre à un film d’horreur spatiale ma foi assez réussi et surtout à un récent réseau de télescopes disséminés dans le monde entier, qui a naguère réussi la réelle prouesse technique de parvenir à en photographier deux d’entre eux. Mais, voyez, le mystère est que, de cette monstrueuse déglutition – nous ne savons rien de leur digestion, et encore moins de ce que devient la matière avalée après cette dernière ; réapparaît-elle dans quelque très conjecturel trou blanc ? – naissent des quantités prodigieuses d’énergie : de même les grands romans tels que je les entends, au centre desquels se tapit un Minotaure comme le pensait José Bergamín, et qui absorbent tout ce qui les entoure, comme une noria dont les colossales forces effriteraient, disloqueraient leur proche banlieue, mais qui n’en délivreraient pas moins quelque mystérieuse bouteille sauvée, ainsi que le narre le conte de Poe, du maëlstrom. Dans cette bouteille figure… le texte que l’on est en train de lire ! De quelles œuvres suis-je en train de parler ? J’en ai cité au moins une, Monsieur Ouine de Georges Bernanos, dernier roman du grand écrivain et roman terminal de l’Occident devenant de plus en plus bavard à mesure qu’il tombe dans l’aphasie, comme j’ai tenté de le montrer dans de nombreux textes, au sens où ce livre aussi déroutant que génial tente une plongée incomparable dans le puits sans fond du nihilisme annoncé par Jacobi, Dostoïevski ou encore Nietzsche. D’autres monstres romanesques figurent dans la partie que je leur ai consacrée dans Le temps des livres est passé.

    Juan Asensio, propos recueillis par Anthony Marinier (Site de la revue Éléments, 30 octobre 2024)

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  • Maudit soit Andreas Werckmeister !...

    Les éditions Ovadia viennent de rééditer Maudit soit Andreas Werckmeister !, une méditation de Juan Asensio sur la mort de la littérature. Critique littéraire et essayiste, Juan Asensio est le créateur et l'animateur du remarquable et torrentiel blog Stalker. Il a également publié plusieurs ouvrages dont Le temps des livres est passé (Ovadia, 2019).

     

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    " Tout n’est pas perdu, s’il est vrai que c’est dans le danger que croît ce qui sauve. Il ne faudra dès lors pas craindre de fixer cette orbite vide qui effraya Jean Paul. Il faudra que nous soyons sans peur au moment d’escalader la montagne morte de la vie, qu’importe même si nous perdons nos forces en nous approchant de ses flancs. Il faudra encore que nous osions regarder ce qui se tient au fond du cratère, une fois que nous serons parvenus au sommet de la montagne, presque paralysés. Nous ne pourrons éviter de contempler, fascinés et horrifiés, ce qui se tient au fond du cratère. Nous ne pourrons nous empêcher de nous y jeter et d’y tomber sans fin. "

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  • A propos de Georges Sorel...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien de Baptiste Rappin avec Rodolphe Cart, cueilli sur Stalker et consacré à l'ouvrage que ce dernier a consacré à Georges Sorel.

    Partisan d'un nationalisme social et populaire  et collaborateur occasionnel d’Éléments, Rodolphe Cart est l'auteur de deux essais Georges Sorel - Le révolutionnaire conservateur (La Nouvelle Librairie, 2023) et Feu sur la droite nationale ! (La Nouvelle Librairie, 2023).

     

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    Entretien entre Rodolphe Cart et Baptiste Rappin à propos de Georges Sorel, Le révolutionnaire conservateur

     

    «La démocratie ayant pour objet la disparition des sentiments de classe et le mélange de tous les citoyens dans une société qui renfermerait des forces capables de pousser chaque individu intelligent à un rang supérieur à celui qu’il occupait par sa naissance, elle aurait partie gagnée si les travailleurs les plus énergiques avaient pour idéal de ressembler aux bourgeois, étaient heureux de recevoir leurs leçons et demandaient aux gens en réputation de leur fournir des idées.»
    Georges Sorel, Les Illusions du progrès (1908).

    «Le sublime est mort dans la bourgeoisie et celle-ci est donc condamnée à ne plus avoir de morale.»

    Georges Sorel, Réflexions sur la violence (1908).

     

    Baptiste Rappin : Cher Rodolphe, vous venez de publier aux Éditions de la Nouvelle Librairie un livre (215 pages) en forme de synthèse de la pensée de Georges Sorel. D’où vient l’impulsion qui vous poussa à commettre cet ouvrage ?

    Rodolphe Cart : Au-delà de Sorel, c’est véritablement l’époque de ce dernier qui m’intéresse (fin XIXe – début XXe). Pour moi, elle représente une période d’interrègne au sens où Grasmci l’entendait. Comme il l’expliquait dans ses Cahiers de prison : «La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés». C’est cette entrée dans la politique moderne – avec ces balbutiements, ces retours et ces bonds conceptuels comme historiques – qui m’a toujours fasciné. Avènement de la société industrielle, métamorphose des institutions politiques, ébranlement de la science et transformations des peuples et des nations, tous ces événements s’influencent et se mélangent dans un chaos européen qui déterminera tout le XXe siècle. Concernant la France, une expérience sans commune mesure – sauf peut-être en Allemagne – avait retenu mon attention : le Cercle Proudhon (1911-1914). Cette tentative de coalition entre le monarchisme et le syndicalisme révolutionnaire – contre un régime républicain devenant de plus en plus une ploutocratie organisée et verrouillée par la bourgeoisie – m’avait poussé à m’intéresser à Proudhon. À la suite de la lecture du Franc-Comtois et des principaux acteurs de cette «association» (notamment Georges Valois et Édouard Berth), le nom de Sorel avait attiré mon attention par la récurrence de son emploi. Je me mis donc à lire ce penseur originaire de Normandie qui m’enchanta tout de suite. Peu après j’avais pris ma décision : il fallait que je fasse découvrir à ma génération (j’ai 30 ans) cet homme qui n’a pas la place qu’il mérite au panthéon des penseurs politiques français.

    Baptiste Rappin : Vous inscrivez Sorel dans son temps. Mais alors, justement, quelles relations entretenait-il avec les philosophes et écrivains de l’époque ? Les Péguy, Maurras, Bergson, etc. ? Pouvez-vous brosser à grands traits l’univers intellectuel de Sorel ?

    Rodolphe Cart : Les échanges épistolaires qu’a entretenus Sorel sont nombreux. Et effectivement, pas moins de mille cinq cents lettres envoyées par l’auteur des Réflexions sur la violence ont été retrouvées. Ces échanges sont capitaux pour bien comprendre sa trajectoire intellectuelle et son influence sur le débat public. La première chose qui nous marque quand on se penche sur ces conversations, c’est la diversité des interlocuteurs. Il est l’exact contraire de l’homme de caste et de parti. Comme disait Michael Freund, l’un de ses biographes, Sorel est demeuré toute sa vie conservateur mais aussi marxiste (1893-1897), révisionniste (1898-1901), syndicaliste révolutionnaire (1898-1911), nationaliste (1911-1913) et même bolchevique (1917-1922). Ces différentes «facettes» rendent l’étude de son cas d’autant plus intéressante, car il nous apparaît comme un penseur à la croisée des chemins de tous les courants et de toutes les disciplines de l’époque. Lire Sorel et sa correspondance, c’est avoir accès au large panorama intellectuel d’une époque fondamentale pour comprendre tout le XXe siècle. Sorel n'hésite pas à débattre avec Bergson des sujets «métaphysiques» tout en s'opposant aux vues de Pareto sur des questions d'économie politique. Aussi faut-il préciser d’emblée qu’il ne se cantonne pas à la France. Il a une correspondance riche avec de nombreux auteurs étrangers – notamment italiens comme Pareto, Michels ou Croce. Un exemple de cet ancrage dans son temps : Sorel fut un habitué, avec Péguy, des cours du philosophe auteur de Bergson au Collège de France. C’est pour cela que l’un des traits appréciables de ce penseur réside dans son absence de crainte d'être accusé de dilettantisme intellectuel. Il était en perpétuelle recherche de la pluralité politique et se riait bien des gens qui désiraient le «mette sur la touche» pour ses revirements. Sans a priori ni préjugés, il allait constamment là où il sentait une émulsion intellectuelle et politique – que ce soient aux niveaux des hommes, des idées et des événements historiques. Sur son cas, il note : «Les dialecticiens peuvent s’amuser à établir doctement que j’ai énoncé durant une période d’environ dix ans des opinions peu conciliables sur les moyens qu’il conviendrait d’employer pour résoudre les questions ouvrières… En constatant que je n’ai rien dissimulé des variations de ma pensée, ils ne pourront faire autrement que d’admettre (je l’espère du moins) que j’ai toujours apporté une entière bonne foi dans mes recherches… La multiplicité des opinions que j’ai successivement adoptées ne manquera pas d’attirer l’attention des métaphysiciens qui y trouveront la manifestation particulièrement frappante de la liberté dont jouit l’esprit quand il raisonne sur les choses produites par l’Histoire.» On comprend ainsi mieux pourquoi il passa du syndicalisme révolutionnaire au bolchévisme en passant par le nationalisme (monarchiste). Il se fiche de sa marginalisation en France (pas en Italie), et il revendique même le fait de n'appartenir à aucune institution académique ou politique. Cela ne fait pas de lui non plus un ermite, reclus dans sa bibliothèque de travail. On sait qu’il occupe, depuis l'affaire Dreyfus jusqu'à 1906, un poste d'administrateur à l'École des Hautes Études sociales, mais aussi qu’il assiste aux rencontres mensuelles du dimanche chez Lagardelle, avenue Reille, à Paris. Pendant plusieurs années (probablement entre 1903 et 1907), ces rencontres regroupent des intellectuels français et étrangers autour du Mouvement socialiste avec quelques leaders de la CGT, dont Griffuelhes, Merrheim et Delesalle. Autre lien capital pour comprendre son cheminement intellectuel : sa relation à Péguy. Sorel fut l’un des premiers abonnés aux Cahiers de la Quinzaine – même si des tensions apparaîtront par la suite avec le milieu péguyste. On le compte parmi les grands fidèles des jeudis de la boutique de l’auteur de Notre jeunesse, où il occupe une place de maître. C’est là qu’il rencontre un grand nombre de rédacteurs des Cahiers qui s’associeront plus tard à la revue L’Indépendance. C’est en effet dans la boutique des Cahiers que Sorel et Jean Variot se rencontrent, le premier jeudi d’octobre 1908. En outre, c’est à cette époque qu’il se sépare petit à petit du syndicalisme pour tenter un rapprochement avec le mouvement nationaliste. Cette convergence, Sorel l’esquissa, dès juillet 1909 dans le texte intitulé La déroute des mufles, lorsqu’il affirme que l’Action française était en position pour détruire le pouvoir parlementaire : «On peut espérer que grâce à eux, le règne de la bêtise et de la goujaterie sera promptement terminé.» Ayant pris acte de la mauvaise tournure de l’aventure syndicale (réformisme, emprise du parti intellectuel, essoufflement des grèves), Sorel reconnaît alors la pugnacité des jeunes Camelots et la force du renouveau catholique dans la jeunesse qui s’illustre dans les fameux mercredis de Thalamas. Le symbole de ce rapprochement est la naissance de la revue L’Indépendance, dont le premier numéro paraît le 1er mars 1911. S’adressant à «des hommes sages et de bonne culture», L’Indépendance entend défendre les traditions françaises. On compte parmi les collaborateurs les plus connus, dont Sorel en tête : Variot, Élémir Bourges, Barrès, Bourget, Maurice Donnay, Francis Jammes, Halévy, Claudel, le poète Paul Fort, Gustave Le Bon, Dom Besse, Pareto et Berth. Cette brève aventure finira par le départ de Sorel qui regrettera la dérive nationaliste et traditionaliste de la revue.

    Baptiste Rappin : Voici donc Sorel situé dans son temps. Mais il est également un héritier et, de ce point de vue, s’il est un nom à retenir, c’est celui de Proudhon. Quelle est donc l’influence de ce dernier sur la pensée de Sorel ?

    Rodolphe Cart : Proudhon est le penseur qui va donner les grands axes de la pensée sorélienne. «Sorel, énigme du XXe siècle, semble une greffe de Proudhon, énigme du XIXe», observait judicieusement Daniel Halévy. Sorel va même jusqu’à dire de Proudhon qu’il est «le plus grand philosophe du XIXe siècle». Et jusqu’à la fin de sa vie (il meurt en 1922), il conserva toujours ce désir d’écrire un livre sur le franc-comtois – il insista même auprès de Berth pour qu’il le fasse à sa place à cause de son état de santé. Il n’y a par conséquent aucun abus à parler de Proudhon, pour Sorel, comme d’un maître. Dans nombre de ses écrits se suivent les hommages à l’auteur de Qu’est-ce que la propriété ? : il qualifie L'Introduction à l’économie moderne de «livre inspiré de principes proudhoniens»; en 1906, L'organisation de la démocratie est un article totalement consacré à Proudhon; en 1908, les Réflexions sur la violence sont marquées par une «inspiration si proudhonienne» selon la formule de Pour Lénine en 1919. Même si la découverte de Marx (1892-1900) atténue momentanément cette influence, il demeure l’étoile polaire qui guida Sorel tout au long de sa carrière politique. Parmi les œuvres proudhoniennes qu’il chérit, on retrouve en tête De la Justice suivie de La guerre et la paix. Contre certains socialistes de l’époque qui se laissent aller à des théories nouvelles, Sorel choisit le parti de Proudhon le «Romain», l’homme qui doit constamment chercher à ne pas se laisser prendre dans ces dérives de la consommation, de la passion et de la débauche en tout genre – en clair, tout l’exact contraire de l’individu moyen des démocraties modernes. En 1906, la République de Proudhon est l'idéal auquel adhère Sorel : «Dans ces conditions, le principe d'autorité tend à disparaître; l'État, la chose publique, res publica, est assis sur la base à jamais inébranlable du droit et des libertés locales, corporatives et individuelles, du jeu desquelles résulte la liberté nationale. Le gouvernement, à vrai dire, n'existe plus; [...] c'est cette impersonnalité, résultat de la liberté et du droit, qui caractérise surtout le gouvernement républicain». Mais pour qu’un tel gouvernement soit possible, il faut aussi un certain type d’homme. C’est pour cela qu’il insiste si fortement sur la caractéristique morale. Pour témoigner de cette vision, il suffit de voir à quel point le «sentiment proudhonien de la pauvreté» est important. Sorel affirme que l’économie et le droit doivent servir à la conversion éthique de l’homme, et il ajoute que «tout le monde est d'accord pour regarder comme les plus belles pages de Proudhon celles où, racontant des épisodes de son existence de travailleur, il nous montre le fond de son cœur de vieux Français». Sorel connaît la vie de Proudhon et il sait qu’il est le fils d’un tonnelier et d’une cuisinière, garçon de cave puis garçon vacher jusqu’à l’âge de douze ans. Il sait aussi qu’il fréquenta l’école mutuelle puis bénéficia d’une bourse d’externat au Collège royal de Besançon; mais surtout qu’une fois sa famille ruinée, il fut contraint, en 1826, d’abandonner ses études. C’est cette adéquation entre la vie et les idées que respecte Sorel : «Nous voilà bien près de Proudhon qui, lui aussi, a célébré les vertus guerrières et qui a prescrit à l'humanité les lois du travail, de la pauvreté ou de la chasteté». Ces lois que Sorel fait siennes, elles sont celles à partir desquelles l'homme parvient à s'élever au-dessus de l'animalité et de la vie biologique – tout en lui conférant l’idéal du statut d’individu libre. Bien qu’il ne fût pas anarchiste, cette dimension chez Proudhon – ainsi que sa sensibilité libertaire – va largement l’influencer. Sorel rappelle que, pour Proudhon, la propriété individuelle est liée à la liberté politique. Il en fait l’assise de la souveraineté du citoyen contre la souveraineté collective. C’est aussi Proudhon qui fait naître chez lui cette méfiance contre toutes les formes de «gouvernement providentiel» ou totalitaire. Il devient une référence dans le refus sorélien du mythe de l'unité démocratique : «En posant ainsi sous une forme parfaitement claire le problème de la volonté générale, Proudhon réduit à l'absurde le dogme unitaire que la démocratie oppose constamment à la doctrine de la lutte des classes». Même chose pour le fédéralisme car Sorel pense, contre toute une partie des marxistes, que l’extension du fédéralisme, tant au domaine des institutions politiques que culturelles, permet de lutter contre la domination de l’État ou des intellectuels sur la classe ouvrière. Une autre notion proudhonienne qui le sépare des marxistes : celle qui suppose que seule une politique pragmatique – qui ne détient aucune solution scientifique préalable, ni une philosophie de l'histoire – est bonne. L’histoire est donc ouverte, et cela permet justement à Sorel de construire sa vision de la violence et du mythe mobilisateur pour contrer la décadence dans laquelle toute l’Europe est engagée. Tout cet ensemble d’idées reprises fait même dire à Sorel que la renaissance de la pensée proudhonienne serait un acte salutaire pour le socialisme : «Je crois que le moment est venu où les idées proudhoniennes après avoir exercé une grande action sur la pensée bourgeoise contemporaine vont devenir considérables pour l'avenir du socialisme. La question fondamentale qui est posée actuellement [...] est la question du socialisme d'État [...]. On a déjà signalé ici le danger que représente le réveil de l'esprit saint-simonien parmi les intellectuels venus au socialisme». Outre les principes idéologiques, l’immense gain que permet Proudhon réside dans l’acquisition, par Sorel, d’une sorte de méthode. Toute question politique doit être appréhendée sous trois angles obligatoirement liés : l’aspect moral, juridique et économique des éléments qui composent le champ social.

    Baptiste Rappin : Venons-en alors à présent à la pensée de Sorel. S’il est bien une expression que l’on retient de lui, c’est celle de «mythe de la grève générale». Pourriez-vous nous commenter cette expression ? Que faut-il entendre ici par mythe ? Et pourquoi la «grève générale» plus que, par exemple, la lutte des classes ?

    Rodolphe Cart : L’un des objectifs de la pensée sorélienne est de mettre les acteurs sociaux en mouvement, de les dresser contre le régime en place. Lorsque Sorel dénonce le parlementarisme et les compromissions de la gauche réformatrice, il ne le fait jamais de manière gratuite mais toujours dans le but que cette dénonciation trouve un certain écho dans le corps prolétarien. Or, Sorel se rend bien compte que tous les mouvements de révolte de l’histoire n’ont été possibles que lorsque les individus étaient plongés, et cela avant même la mise en action, dans un univers mental qui les poussait à prendre telle ou telle décision. Il ne peut y avoir de changement d’envergure sans une ferveur et un enthousiasme qui enivrent les cœurs, et donc qui créent en amont cette «scission» morale et des valeurs entre deux camps clairement identifiés. Toutes les révolutions comportaient une sorte de lien entre mystique et politique, entre élan et organisation, entre force et forme. Gramsci, dans le quotidien Avanti !, en décembre 1917, fit aussi une remarque similaire : «Le socialisme est une vision intégrale de la vie : il a une philosophie, une mystique, une morale». C’est en se penchant sur l’histoire des révolutions – notamment celle des chrétiens à l’époque antique – que Sorel met le doigt cette importance du concept de «mythe». Il entend démontrer que la violence est indissociable du processus de mythe et de régénérescence morale. Pour le cas du socialisme prolétarien – qu’il défend –, la perspective eschatologique d’une révolution finale est remplacée par celle, plus réaliste, de la grève générale. Cette dernière ne consiste pas dans la valorisation de la révolte ouvrière qui découlerait d’une fascination pour la destruction et le chaos, mais au contraire d’un espoir dans sa capacité à régénérer la société de son temps. Le syndicat doit remplir son rôle pour la préfiguration de la société socialiste : détachement «religieux» par rapport à l’ancien monde et construction «juridique» de l’ordre nouveau sont deux aspects de la même réalité. Concernant ce mythe de la grève générale, Sorel mesure, à son époque, que le développement des syndicats les oppose directement, et de manière de plus en plus violente, au cadre de la IIIe République. Tous les «ingrédients» d’une révolte sont présents : une violence qui s’accentue, deux camps qui s’opposent et une fracture qui ne cesse de s’agrandir. En clair, il ne manque plus qu’une idée directrice pour ce conflit désormais inévitable. Pour Sorel, c’est le concept de grève générale insurrectionnelle qui, seul, était capable de mettre en place le paradigme dans lequel le mouvement ouvrier français pouvait se projeter. Le but de ce mythe fut proprement de soutenir la lutte du prolétariat industriel associée aux valeurs positives d’héroïsme et de puissance. C’est par le combat quotidien des petites gens que pouvait se maintenir, sur le long, cet espoir de résistance pour sauver une civilisation menacée par la modernité libérale. En revanche, Sorel était trop respectueux de l’autonomie des syndicats et des travailleurs pour prétendre jouer le rôle d’«intellectuel organique». Il a pris toujours position en faveur de la branche la plus radicale du mouvement syndicaliste : refusant tout compromis avec la bourgeoisie, il souhaitait que le prolétariat entre en état de sécession avec les intellectuels et les représentants socialistes.

    Baptiste Rappin : Nous arrivons, cher Rodolphe, à la fin de notre entretien. Je vous pose par conséquent une dernière question : quelle est la postérité et/ou l’actualité de la pensée de Sorel ? Quelles traces, fussent-elles modestes, a laissées le penseur du mythe de la grève générale ?

    Rodolphe Cart : Tout d’abord, ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées sociales et politiques françaises se doivent de connaître Sorel. Je ne suis pas le seul à penser cela puisque le penseur du politique, Julien Freund, voyait en lui «probablement le plus grand théoricien politique français depuis la fin du XIXe siècle». Et effectivement, comment ne pas remarquer, à travers ses différents écrits, que son regard critique sur la société de son temps trouve dans notre époque des résonnances ? Chaque jour le fonctionnement du système parlementaire, la légitimité de la classe dirigeante et le rôle des intellectuels organiques du système sont remis un peu plus en cause par le peuple. Et que dire de la résurgence, dans nos sociétés, de la violence sous toutes ses formes (sociale, ethnique, économique) ! Sorel est l’un des grands esprits qui peuvent nous permettre d’avoir un autre point de vue que l’unique condamnation apportée par la philosophie des Lumières, le système républicain actuel et l’idéologie libérale. C’est lui qui nous permet d’opposer la violence à la force de l’État : «La force a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l’État par la violence». Il renverse l’opinion commune qui tend à admettre que la violence n’est que le résultat de la barbarie sans retenue, de la sauvagerie cruelle. Comme le remarque pertinemment Alain de Benoist : «Les choses s’éclairent dès que l’on met en rapport cette dichotomie avec un autre couple-clé : les notions de légalité et d’illégitimité. L’autorité étatique est assise sur la loi. Elle est légale, mais n’est pas toujours légitime. La légitimité est du côté des opprimés. Loin que la violence soit à regarder comme une forme illégitime d’usage de la force, c’est elle au contraire qui incarne la légitimité, tandis que la force n’a que la légalité pour elle». Aussi il y a un autre élément de la pensée sorélienne qu’il serait intéressant de reprendre à notre compte : sa critique de l’idéologie du progrès. Sorel nous donne les clés d’une critique profonde de cette doctrine «bourgeoise», qui dénonce l’optimisme de ceux qui s’imaginent que le mondialisme et le grand métissage de l’humanité représentent l’aboutissement naturel et nécessaire des progrès de l’esprit humain. La pensée sorélienne contredit cet axiome établissant que les idées de justice sociale et de progrès se confondent l’une avec l’autre. Si l’idée de progrès est une sécularisation de la notion biblique d’une histoire linéaire globalement orientée vers le meilleur, l’idée de justice sociale «résulte de l’exploitation du travail et de la misère créée dans les classes populaires par une révolution industrielle que cette même bourgeoisie libérale n’a cessé d’encourager» (Alain de Benoist). Et enfin, son enseignement (peut être le plus intéressant) est que Sorel est un maître qui nous pousse à l’action et à la rigueur – qu’elle soit morale, physique ou politique. Aucune collaboration, entente ou négociation avec le système dominant ne doit être acceptable. Il faut constamment chercher à «consolider» la fracture entre le peuple et les élites. Dans tous les cas, il s’agit de rechercher les conditions d’une scission permettant aux classes moyennes et populaires de se prémunir contre tout compromis, toute récupération, en se plaçant en état de sécession par rapport au reste de la société. Voilà les enseignements que nous pouvons garder d’un «professeur d’énergie» – la formule est de Barrès – comme Georges Sorel.

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  • Déconstruction ?...

    Le numéro 55 de la revue Krisis, dirigée par Alain de Benoist, avec pour rédacteur en chef David L'Epée, vient de paraître. Cette nouvelle livraison est consacrée à la déconstruction...

    Vous pouvez commander ce nouveau numéro sur le site de la revue Éléments.

    Bonne lecture !

     

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    Au sommaire :

    Yannick Jaffré / Misère de la déconstruction. Deleuze, Foucault, Derrida : valets gauchistes du capital

    Francis Venciton / Vivre avec un humanisme déconstruit

    Pierre Le Vigan / Derrida, Lévinas, Sartre : trois figures de la déconstruction

    David L’Épée / Résister au wokisme

    Pierre-André Taguieff / Le déconstructionnisme : une illusion politico-philosophique inébranlable et ses avatars

    Baptiste Rappin / Société industrielle, management et déconstruction

    Entretien avec Lucien Cerise / « Tout le monde fait de l’ingénierie sociale sans le savoir, comme M. Jourdain avec sa prose »

    Le document : Jean-François Mattéi / Déconstruction et dévastation

    Michel Lhomme / Des précieux à visage radical à la nouvelle religion industrielle des voleurs d’étoiles

    David L’Épée / À la recherche de l’homme déconstruit

    Entretien avec Renaud Camus / « Il ne s’agit plus tant de déconstruction que de fonte, de fusion, de broyage universel »

    Entretien avec Jean-Paul Brighelli / « Le constructionnisme est l’addition létale de bonnes intentions et d’utopie généralisée »

    Juan Asensio / « La Route » de Cormac McCarthy contre la déconstruction

    Le texte : George Orwell / La déconstruction du langage

    Les auteurs du numéro

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  • Les snipers de la semaine... (230)

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    Au sommaire cette semaine :

    - sur Radio Courtoisie, François Bousquet sort la sulfateuse et s'occupe de Manuel Valls, le traître absolu...

    Manuel Valls, cinquante nuances de trahison

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    - sur Causeur, Jean-Paul Brighelli dézingue la gauche écolo-gauchiste...

    Qu’est donc la gauche devenue?

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    - sur Stalker, Juan Asensio se paie Michel Houellebecq et son roman anéantir...

    Anéantir de Michel Houellebecq ou le dernier stade du devenir-Ehpad de la littérature française ?

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  • Sous le soleil du Management...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Baptiste Rappin au Cercle Jean Mermoz pour évoquer ses travaux.

    Philosophe, maître de conférence à l’Université de Lorraine, Baptiste Rappin a concentré sa réflexion sur les implications de la révolution managériale dans nos sociétés contemporaine et est l'auteur de plusieurs essais sur le sujet, dont De l'exception permanente (Ovadia, 2018). Il vient de publier un Abécédaire de la déconstruction (Ovadia, 2021).

     

                                            

    Au sommaire :

    Chapitres

    00:00:00 - 00:06:52 ( Armature philosophique de Baptiste Rappin )

    00:06:52 - 00:16:46 ( La condition de l’homme moderne )

    00:16:46 - 00:36:47 ( Retour sur les termes : Management, performance, cybernétique )

    00:36:47 - 00:55:33 ( Ré-enrôlement dans l’Ordre managérial : la figure du Coach )

    00:55:33 - 01:05:16 ( Un Autre management possible ? )

    01:05:16 - 01:11:34 ( L’impossible Civilisation Industrielle )

    01:11:34 - 01:19:56 ( “L’essence proprement apocalyptique du management )

    01:19:56 - 1:24:37 ( Quel recours aux forêts ? )

    1:24:37 - Fin ( Si la France était un Livre ? )

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