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guy debord

  • La philosophie du travail des GAFAM...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de César Cavallère cueilli sur le site de l'Institut Georges Valois et consacré à la philosophie du travail des GAFAM...

     

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    Corporate Memphis et la philosophie du travail des GAFAM

    Art vectorisé, aplats de couleur pop, formes courbes, silhouettes minimalistes, personnages distordus. Vous avez sûrement déjà aperçu ce style graphique, puisqu’il était omniprésent sur l’internet grand public de ces dernières années. Un style qui ne ressemble à rien, et qui ne parle (presque) à personne.

     

    I. La naissance d’un style sans visage

    En 2013, Apple commence à déployer des visuels avec des personnages de profil en 2D, faisant un premier pas dans l’appropriation du style postmoderne. En 2017, l’agence média Buck livre à Facebook un écosystème d’animation alors nommé « Alegria ». La commande visait à rajeunir l’esthétique du réseau en perte de vitesse, déjà en proie au vieillissement de sa base d’utilisateurs. Dans les mois et les années qui suivirent, des dizaines et des centaines de marques copièrent le style graphique Alegria, jusqu’à ce que partout où l’utilisateur se promène sur la toile il tombe sur ce style impersonnel. Le « Corporate Memphis » était né.

    Google, Facebook, Apple, Indeed, Hinge, Slack, Spotify, Uber, AirBnB. Vous avez forcément aperçu ces personnages grossiers aux épaules et aux mains exagérément volumineuses et aux têtes minuscules. Là où le style postmoderne est abstrait, le Corporate Memphis, appliqué à une fonction particulière, représente des objets. Dans les saynètes déconstruites du Memphis Corporate, la technologie semble permettre la réunion d’individus en des communautés heureuses. Ce lien indépassable entre technologie, travail et bonheur nous rappelle que tous ces produits proviennent directement de la Silicon Valley.

    Cette esthétique qui paraît absolument neutre, avec des personnages asexués et aux origines indéterminées, est porteuse d’une idéologie. Nous sommes heureux quel que soit le genre que nous avons choisi, notre sang est sans importance, et le travail rend heureux.

    Dans La Société du spectacle (1967), Guy Debord écrit que « [t]out ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. » C’est ce que fait le Corporate Memphis : les personnages, les scènes de travail, les relations humaines ne représentent plus le réel. On ne cherche plus à figurer la vie ou les situations concrètes, mais à imposer une image : celle d’un monde sans conflit, éternellement pacifique.

    Et nous pensons tous à la même chose en voyant ce produit industriel apparaître sur les réseaux, comme une image rémanente se reproduisant jusqu’à la nausée derrière nos paupières. « Il n’y a pas d’alternative ». Il n’y a aucune échappatoire. Il n’y a pas d’alternative. C’est le récit de la réplication massive d’un mensonge que tout le monde sait faux, à moins d’être aliéné.

     

    II. L’utopie graphique et son idéologie cachée

    Avec cette esthétique, le but pratique recherché par les entreprises du privé est de combler des vides dans les diapositives, ou bien d’illustrer des documents internes et externes en utilisant une grammaire « positive ».

    Il se trouve que cette imagerie nous laisse une impression d’être sans âme et paresseuse, notamment parce que des entreprises grand public du secteur numérique (Adobe, Meta) proposent des générateurs de Corporate Memphis, qui ont permis sa large appropriation par les professionnels et les particuliers.

    Quel plaisir de travailler ! Nos personnages lisent des graphiques avec le sourire, préparent des diapo avec apaisement, le contentement général étant suggéré par une palette chatoyante. Il s’agit d’une tentative grossière de dépeindre un monde idéal, bien à l’opposé du monde qu’induit la vente massive des informations personnelles des utilisateurs des produits des GAFAM.

    Comme Nick Land l’anticipait, l’époque postmoderne est celle de la fusion de la culture et de l’économie : tout devient un contenu capitalisable. Le Corporate Memphis est une interface qui permet d’intégrer nos affects, notre parcours, nos pensées, et d’en faire un produit.

    Le Corporate Memphis est une promesse : celle d’un monde sans danger, sans conflit, dans lequel tous s’aiment et collaborent. Mais ce monde n’existe pas. Cette utopie graphique nous met mal à l’aise précisément parce qu’elle est une propagande qui ne dit pas son nom. Tous ces éléments visent à créer artificiellement une culture d’entreprise « positive ». Mais quelle culture, quelle identité pourrait émerger si toutes les entreprises se raccrochent aux mêmes valeurs et à l’exacte même imagerie générique ?

    Cette culture d’entreprise universelle était le parfait appeau pour les milléniaux (en principe progressistes) de classe moyenne-supérieure. Cette esthétique reprend les codes de la culture hipster : chemise à carreau, lunettes carrées, bretelles, pouf, baby-foot. Work hard and play hard. On sent d’ici le Starbucks et les chaises du bar branché d’afterwork pour cadres dynamiques faites en palettes. Le Corporate Memphis ne nous renseigne pas sur le produit vendu, mais seulement sur la sociologie visée par la marque : le millénial progressiste de classe moyenne-supérieure.

    Il croit à l’émergence de nouvelles formes de travail, il entretient un syndrome de Stockholm avec sa boîte malgré ses multiples burn out, il veut croire au mensonge qu’on lui sert, parce qu’il aime le reflet qu’il y voit, le récit qui justifie son salaire et son mode de vie. Les milléniaux sont une génération cobaye. Cobaye de l’idéologie du cool, de l’hyperconnexion, de l’injonction à l’inclusivité et de l’acceptation du bullshit job.

    Aujourd’hui, les marques les plus importantes ont purgé leur image de tout Alegria, tant le style est devenu impopulaire, et principalement auprès des zoomers.

    Inclusivité surjouée : l’imagerie de l’inclusion

    Cette dimension inclusive s’exprime par les proportions des personnages, qui sont volontairement distordues, avec une tête trop petite et un torse surdéveloppé. Nous pourrions dire que cette esthétique s’inscrit dans le « bodypositivisme » en mettant en valeur l’obésité et en déformant des personnages supposément normalement proportionnés au départ. Les personnes de toute ethnie ou race sont surreprésentées, mais les personnages peuvent être verts, jaunes ou violets. Il est souvent difficile de déterminer le sexe ou l’ethnie des personnages vus.

    Plusieurs critiques furent émises : saturation quant à l’omniprésence dans les contenus professionnels ou sur les réseaux sociaux. Ce style est aussi largement repris dans la bande dessinée marquée à gauche, notamment féministe et antiraciste. Cette utilisation accuse une collusion entre deux mondes : les GAFAM et la gauche libérale.

    L’inclusivité ne s’exprime pourtant pas vraiment dans les entreprises qui assurent avoir des « valeurs ». Par exemple, beaucoup ne garantissent pas de droit à la déconnexion, gardent d’importantes disparités salariales entre les postes, et sont peu enclins au dialogue social.

    Les « politiques d’inclusivités » sont d’ailleurs assez circonscrites sociologiquement. Ce n’est pas l’actionnariat qui va laisser la moitié des parts aux femmes, le paritarisme – quoiqu’on en pense par ailleurs – ne sera non plus jamais recherché pour la main d’œuvre non ou peu qualifiée, et enfin le PDG ne laissera pas sa place à une femme « pour le principe ». Seule la catégorie CSP+ sera concernée : il n’y aura pas de programme d’inclusivité pour le personnel de ménage.

    Cette proximité qui semblait évidente entre GAFAM et idéologie progressiste semble pourtant en reflux depuis quelques années, comme en témoignent les exemples de Musk et de Zuckerberg. Les marques affichent de moins en moins leur soutien au mois des fiertés, déjà devenu un vestige du passé. Le mouvement LGBT et le style Memphis sont tous les deux apparus pour le grand public vers 2016 et ont décliné ensemble dès l’aube de 2023.

    Réalisme capitaliste et recyclage du temps

    En 2009, Mark Fisher, professeur de philosophie britannique publie Le réalisme capitaliste. N’y a-t-il pas d’alternative ? Le terme d’abord forgé comme une parodie du « socialisme réaliste » a pris une autre consistance sous la plume de Fisher : « Le réalisme capitaliste tel que je le conçois ne peut être confiné à l’art ou au fonctionnement quasi propagandiste de la publicité. Il est plutôt une atmosphère généralisée, qui conditionne non seulement la production culturelle, mais aussi la réglementation du travail et de l’enseignement, et qui agit comme une sorte de frontière invisible contraignant la pensée et l’action. »

    Fisher dit encore : « Le réalisme capitaliste ne peut être attaqué que si l’on démontre d’une façon ou d’une autre son inconsistance ou son caractère indéfendable ; c’est-à-dire si ce qui est apparemment « réaliste » dans le capitalisme s’avère n’être rien de tel. » selon lui, le réalisme capitaliste est parvenu à imposer une pensée entrepreneuriale, qui s’étend à la société.

     

    III. LinkedIn : vitrine du capitalisme cool

    Ce n’est pas un hasard si LinkedIn a fait du Corporate Memphis l’horizon de son réseau social. Le Corporate Memphis et LinkedIn sont deux faces du même réalisme capitaliste : un présent perpétuel sans alternative, masqué par des images de bonheur et traversé par une injonction narcissique à afficher son contentement.

    Linkedin comme espace performatif

    Le CSP+ sous antidépresseur est content de se lever chaque matin à 5h30 pour donner une leçon de bullshit à ses collègues. La petite dinde diplômée est ravie de faire des teambuildings au lieu de passer du temps avec ses vrais amis ou avec sa famille. En tout cas le pensent-ils. C’est ce qu’ils disent sur LinkedIn, d’ailleurs.

    :emoji fusée : Chacun a une histoire de succès professionnel ou personnel inspirante (« avant j’étais en fauteuil roulant mais depuis j’ai réussi à me faire pousser de nouvelles jambes »). À la manière du Memphis Corporate, ce réseau a comme mot d’ordre le même principe qu’une règle implicite de LinkedIn : ne montrer que le positif. Les utilisateurs savent bien qu’ils doivent montrer au reste du panier de crabes à quel point ils sont des winners. Un profil LinkedIn vise à améliorer sa crédibilité vis-à-vis de ses collègues, et au regard des autres entreprises. Comment les utilisateurs pourraient être honnêtes alors même que le seul moyen pour se mettre en avant, c’est de travestir la réalité ?

    Alors ils publient, pour raconter à quel point leur motivation a fait la différence, combien ils ont travaillé dur, comment ils ont réussi à sacrifier leur vie personnelle et à ne prendre aucun temps de loisir. Un junior qui ne raconte pas sa success story à la pause midi a-t-il seulement sa place dans la boîte à bullshit ? Le rêve américain est devenu le quotidien du petit cadre du tertiaire, qui romantise sa carrière chaotique à coups de ChatGPT.

    Le narratif « girlboss » suit le même schéma : si une femme est dans une situation professionnelle précaire, alors c’est la faute au manque d’inclusivité. Si au contraire elle atteint une place enviable (fusse au titre de quotas et moyennant des politiques d’inclusivité), elle est la seule actrice de son succès. Et d’ailleurs, grâce à ces 5 conseils, toi aussi tu vas pouvoir atteindre tes objectifs comme moi.

    Le Cadre aura à peu ou prou le même discours que le « coach » perdu dans sa réorientation et sa cinquantaine après un burn out, ou de celui de l’influenceur vous vendant un obscur Ponzi. Tout le monde souhaite nous « accompagner vers la réussite » ; à se demander pourquoi tout ce beau monde nous harcèle plutôt que de réussir lui-même. Ces personnages de Houellebecq, d’une post-modernité qui implique de décréter le cool et de manifester son contentement en dépit des calmants ingérés, vivent pour et à travers leur travail, et ce en dépit de l’absence cruelle de sens.

    La fusion du privé et du professionnel :

    Plus inquiétant encore, les utilisateurs parlent maintenant de leur intimité : la maladie d’un proche, leur mariage ou l’arrivée d’un nouveau né… Le privé s’est invité dans un espace professionnel, brouillant encore la frontière entre les deux grandement, grandement fragilisée depuis le temps du confinement. Nick Land parlait de «fusion postmoderne de la culture dans l’économie ».

    La technologie est la pierre angulaire de cette intrusion, brouillant les habitudes, comme le capitalisme a pour habitude de brouiller nos repères temporels, comme a pu le faire remarquer justement Jameson. Nous utilisons les mêmes application pour prévenir d’un retard au travail que pour annoncer nos fiançailles sur le groupe familial. Refuser chaque pénétration insidieuse de l’environnement professionnel dans notre vie est suspect. Nous sommes supposés être amis si nous sommes collègues, non ? Et si l’on ne veut pas manger, jouer et dormir avec ses collègues, a-t-on vraiment sa place dans l’équipe ? Ça n’est pas la valeur de notre entreprise.

    L’idéologie managériale a intoxiqué les réseaux sociaux, au même titre que la pub. LinkedIn, par sa forme, la présentation des profils, des expériences professionnelles, est en lui-même porteur d’une idéologie. Le problème de l’utilisation de ce réseau ? La concurrence. Il faut générer de l’engagement, et ce régulièrement pour ne pas passer à la trappe. Comme s’il s’agissait d’une extension de notre travail.

    L’envers du décor : frustration et soumission

    Le travailleur ne vend plus seulement sa force de travail, mais devient lui-même marchandise. Il est une marque, avec un récit motivationnel aussi original qu’une lettre de motivation.

    Depuis quelques années, il est possible de remarquer une multiplications des comptes de « bots » et des publications par IA. En début 2024, la plateforme a supprimé 70 millions de faux comptes. Ce n’est pas sans rappeler la théorie de l’internet mort, qui postule qu’après avoir atteint un certain stade dans le développement des machines-outils, la plupart des actions seront menées par des robots. Aujourd’hui déjà, sur la plateforme, la plupart des interactions sont le fait de bots, et cela ne semble pas inquiéter, et le problème pourrait être facilement réglé. Ils font exactement ce qu’attend d’eux la plateforme, à savoir répliquer les schémas de publications, comme un utilisateur normal le ferait. L’IA standardise les contenus. Pourquoi utiliserais-je mon précieux temps pour écrire une publication inspirante alors même que ChatGPT peut faire une chimère des milliers de posts similaires ?

    En dépit de ce constat d’un fonctionnement absurde, le Cadre peut se sentir obligé d’assumer régulièrement ce masque social en postant régulièrement. Parce qu’il a déjà un compte, parce que c’est ce que fait sa classe, par peur de se retrouver sans rien, par compensation d’une vie personnelle sans intérêt.

    Cependant, ce Cadre aura rencontrera des difficultés pour moralement supporter la mise en concurrence avec les winners du monde entier, et encore plus après qu’ils aient très favorablement embelli leur histoire. De plus, il s’agit de se vendre soi-même dans une dimension intime. Cette auto-objectivisation a de quoi rendre dépressif plus d’un aliéné.

    Pour cette raison, Linkedin est tout à fait à l’image de l’idéologie actuelle du management.

    « Ici on est comme une grande famille »

    L’idéologie managériale s’exprime aussi par le refus de la verticalité. Le N+1 va se comporter comme l’égal de l’employé pour lui donner les directives de façon détournée. « ce serait bien que tu fasses ça », signifie « fais ça ». Ce qui est d’autant plus pernicieux. Le manager ne supporte pas d’assumer l’autorité, il est obligé d’être ton « pote » et de ramener des croissants pour le petit déjeuner (si tu n’es pas sage, seras-tu privé de goûter ?). Si tu travailles bien, peut-être auras-tu la chance de siroter une IPA avec lui après le travail. Les rapports de force semblent absents, mais ce n’est qu’en apparence. Ils existent réellement, et la domination n’en est que plus forte.

    Impossible de parler de LinkedIn sans parler de la sémantique et du vocabulaire. Certains mots jargonneux sont associés à une idée positive, même (et surtout) s’il ne veulent rien dire. Les mots sont utilisés pour l’apparence qu’ils donnent, comme un signe de reconnaissance. Si je dis être assertif, motivé, etc. Évidemment, les anglicisme sont des mets de choix, en particulier pour ceux qui ne maîtrisent pas la langue de Shakespeare. Lorsque le vocabulaire est français, il y a toujours le risque qu’on se rappelle que ça ne veut rien dire. Les anglicismes et les néologismes se transforment en jargon.

    Jameson l’avait bien vu dans Postmodernisme et société de consommation : « un monde dans lequel l’innovation n’est plus possible, [où] on ne peut plus qu’imiter des styles morts, parler avec des masques, en empruntant la voix des styles, dans le musée imaginaire ».

    Une bombe à retardement

    L’esthétique du Corporate Memphis et la rhétorique LinkedIn ne représentent pas la réalité, elles la masquent pour pacifier la conflictualité sociale. Mais cette idéologie, en étouffant toute colère, favorise-t-elle vraiment la résolution des conflits ? Les paroles et les représentations mielleuses sont supposément censées neutraliser l’accès de violence. Mais sans échappatoire à la frustration, elle ne peut que s’accumuler, jusqu’à l’explosion ou la folie.

    César Cavallère (Institut Georges Valois, 19 octobre 2025)

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  • Une encyclopédie des nuisances...

    Les Éditions de l'Encyclopédie des nuisances viennent de rééditer en un volume les quinze numéros de la revue L'Encyclopédie des nuisances publiée entre 1984 et 1992 sous la direction de Jaime Semprun.

    Traducteur et éditeur, influencé par Guy Debord et le situationnisme, Jaime Semprun (1947-2010) a notamment publié L'abîme se repeuple (Encyclopédie des nuisances, 1997), Défense et illustration de la novlangue française (Encyclopédie des nuisances, 2005) et, conjointement avec René Riesel, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable (Encyclopédie des nuisances, 2008).

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    " A l'initiative de Jaime Semprun qui en fut le maître d'oeuvre et le principal rédacteur, le projet d'une Encyclopédie de nuisances devait contribuer à "redonner tout son emploi historique à la négation passionnée des chaînes de la superstition et de la hiérarchie" qui animait les encyclopédistes du XVIIIème siècle. Renversant leur perspective, ce Dictionnaire de la déraison dans les arts, les sciences et les métiers se donnait pour but de réarmer la critique de la superstition techno-scientifique devenue hégémonique, ainsi que la révolte contre toutes les hiérarchies qui en procédaient, unifiées dans un nouvel absolutisme bureaucratique, synonyme de progrès. Le lecteur pourra juger sur pièces que ce qui pouvait alors sembler excessif aux esprits timorés est devenu, en ces sombres jours où la déraison menace sans équivoque la vie sur terre, d'une évidence éclatante et a rendu d'autant plus impérieuse la nécessité de s'y opposer. Ce volume regroupe les quinze numéros de la revue Encyclopédie des Nuisances, parus entre 1984 et 1992, et les prospectus annonçant respectivement la publication du premier tome en novembre 1984 et celle du second en novembre 1989. Nous y avons adjoint un index des noms cités. "

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  • Vide à la demande...

    Les éditions L'échappée viennent de publier un essai de Bertrand Cochard intitulé Vide à la demande - Critique des séries. Agrégé et docteur en philosophie, Bertrand Cochard enseigne la philosophie esthétique et a récemment publié Guy Debord et la philosophie (Hermann, 2021).

     

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    " Depuis qu’elles sont disponibles « à la demande », sur tous les écrans, les séries ont colonisé nos vies. Accessibles tout le temps et partout, elles remplissent les moindres temps morts et nous permettent de « déconnecter » après une journée de travail, tout en s’invitant dans nos conversations et en construisant nos imaginaires.
    Ce phénomène, qui touche toutes les classes sociales, tous les âges, tous les niveaux culturels et toutes les sensibilités politiques, est indissociable d’une infrastructure numérique qui dégrade nos manières de vivre et de penser : diminution de l’attention et du temps de sommeil, surcharge informationnelle, surexcitation, consumérisme, etc. Si les séries sont à ce titre l’objet et la forme de notre époque, elles sont pourtant restées sous le radar de la critique – les « intellectuels » préférant réhabiliter ce genre supposé mineur, le parant de toutes les vertus, et non des moindres : instrument d’émancipation politique, refuge de la création esthétique et même outil thérapeutique.
    Cet essai prend l’exact contrepoint de ces discours et développe une critique radicale des séries. En croisant réflexions sur le temps libre, la fiction, l’imaginaire, l’histoire et l’économie de l’attention, il rend compte des effets délétères de ce « passe-temps » sur nos existences, trop pleines, ou plus exactement vides à craquer. "

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  • Tour d'horizon... (235)

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    Au sommaire cette semaine :

    - dans le cadre du Collège International de Philosophie, Stéphane Zagdanski évoque la pensée de Guy Debord...

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     - sur le site d’Égalité et Réconciliation, Laurent Guyénot évoque l'importance du culte des ancêtres...

    Éloge du culte des ancêtres

    Stéphane Zagdanski, Guy Debord, spectacle

     

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  • Guy Debord et l'histoire...

    Les éditions L'échappée viennent de publier un recueil de notes de lectures de Guy Debord intitulé Histoire. Figure de proue et principal penseur du mouvement situationniste, Guy Debord est l'auteur de La société du spectacle et des Commentaires sur la société du spectacle. Il est également l'inventeur d'un jeu de réflexion stratégique, dont les règles ont été publiés dans Le jeu de la guerre (Gallimard, 2010).

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    " Ces fiches de lecture de Guy Debord sont la preuve irréfutable que l’histoire est un pivot essentiel du processus d’élaboration de son œuvre. Elles font le lien entre le « lyrisme humain », thème qui lui est cher, et la lecture philosophique des phénomènes qui déterminent la vie des hommes par l’adjonction d’une analyse socio-historique dont le grand mérite est de contraindre à ne se satisfaire ni de sa pensée ni de ses sentiments. L’étude de l’histoire invite en effet à prendre la hauteur que requiert notre appartenance à un mouvement global de l’humanité dont il importe de comprendre les rouages.
    On mesure à travers ce livre à quel point cette étude de l’histoire fut une matière importante pour Debord, à la fois pour son contenu, mais aussi pour les méthodes d’investigation mises en œuvre. Il s’intéresse ainsi par exemple à ce qui fonde les analyses d’Ibn Khaldoun et de Thucydide. Cet intérêt pour la méthode ne peut que nous renvoyer à sa réflexion sur les meilleurs moyens à mettre en œuvre dans son travail de critique sociale.
    Par ailleurs, ces fiches indiquent une phase de lecture plus intensive des livres d’histoire à partir de la fin des années 1960. Cette hypothèse peut se trouver confortée par le fait que s’y lit aussi à plusieurs reprises un regard critique et rétrospectif sur l’idée de révolution, en lien avec les événements de Mai 1968. "

     

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  • Guy Debord, penseur de la dépossession de l'homme moderne...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Emmanuel Roux à Figaro Vox et consacré à Guy Debord. 

    Agrégé de philosophie, Emmanuel Roux, qui est notamment l'auteur de Michéa, l'inactuel (Le Bord de l'eau, 2017), avec Mathias Roux, vient de publier Guy Debord - Abolir le spectacle (Michalon, 2022).

     

    Guy Debord.png

    « Guy Debord est le penseur de la dépossession de l'homme moderne »

    FIGAROVOX. – Au début de votre livre, vous constatez, en parlant de la société du spectacle, que «rarement un tel concept aura connu une diffusion proportionnelle à la mesure de l'oubli de son sens originel». Comment expliquez-vous cette évolution de la pensée de Guy Debord ?

    Emmanuel ROUX. - Dans ce livre j'ai voulu m'écarter du «mythe» de Debord, qui tient en partie à la légende du personnage et à la vie radicalement libre d'un homme qui a été, seul ou avec ses amis situationnistes, de bout en bout dédié à la négation de l'ordre existant. Or, c'est à partir de cette figure que Debord est devenu petit à petit un mythe spectaculaire, récupéré, et assimilé (par exemple avec une reconnaissance officielle à la Bibliothèque nationale de France en 2013 autour d'une exposition, «Debord: un art de la guerre» qui a présenté une version assez dépolitisée de son œuvre). Debord est un grand styliste certes, ses textes sont littérairement très beaux, mais ce style est au service d'une puissance spéculative toute entière tournée vers la contestation, ce qu'il a appelé le «travail du négatif».

    De plus, quand on le lit, je pense notamment à ses Commentaires sur la société du spectacle, on est absolument sidéré de la puissance prophétique de Debord. Il a publié ce livre en 1988, on dirait que cela a été écrit maintenant. Relisant toute l'œuvre, voyant ou revoyant tous ses films, j'ai été frappé par la puissance de sa critique de la société capitaliste moderne qui me semble toucher si juste avec la notion de «spectacle» et de «spectaculaire». Cette puissance, je crois aussi qu'on la doit à la capacité de Debord à se situer au carrefour de trois courants majeurs de la pensée moderne: le dépassement de l'art par la création de «situations», la critique de la marchandise et de la valeur d'échange, la tradition civique du conflit et de la vie libre. Il est passé en quelque sorte de Breton à Marx et de Marx à Machiavel tout en gardant son inspiration première, rimbaldienne, celle de «changer la vie».

    Quel est le véritable sens de «la société du spectacle» chez Guy Debord ?

    Pour Debord, le monde est condamné pour avoir planifié la négation de la vie à travers l'extension illimitée de la valeur d'échange, c'est-à-dire du devenir monde de la marchandise. C'est la première signification du «spectacle»: l'homme se dépossède de ce qu'il produit à travers le primat de la valeur d'échange, il contemple passivement le monde dont il est dépossédé et de plus en plus séparé. Le spectacle est ainsi un processus total de dépossession, de passivité et de contemplation. Le monde que je produis m'échappe et, plutôt que d'agir dessus, je ne fais plus que le contempler ; il n'est plus que spectacle. Fondamentalement la dynamique du spectacle est de passer de la dépossession du travailleur qui contemple la marchandise qu'il a créée à la dépossession de l'homme qui contemple le monde en tant que devenir de la marchandise.

    Le développement de cette logique initiale enclenche une fuite en avant à la fois par les forces conjuguées de l'économie et de l'État et par la neutralisation progressive de toute pensée critique et de toute action de contestation. Car le spectacle, ce «soleil qui ne se couche jamais sur l'empire de la passivité moderne», n'est pas que le monde résultant de l'extension illimitée de la valeur d'échange, il est aussi un système de gouvernement et de domination.

    Car le spectacle ne veut pas être critiqué, il entend persévérer dans l'être. Il nous rend de plus en plus impuissant face à la destruction du monde mais il n'autorise qu'une action à la marge. Il faut éventuellement ajuster et réparer les choses mais sans jamais remettre en cause le fait qu'il entend être la seule radicalité, celle de la transformation permanente. Au nom de quoi ? On ne sait pas.

    Or il est alarmant de constater que c'est au moment où les effets destructeurs du spectacle sur le monde se lisent à ciel ouvert (destruction du vivant, subversion climatique, dégradation des conditions de vie, épuisement et saccage des grands lieux historiques et naturels par la surexploitation touristique, etc.) que la contestation intellectuelle et politique du spectacle devient inaudible, invisible ou alors détournée de son objet.

    Car la grandeur de la modernité a été et est sa capacité à contester l'ordre existant, sans laquelle il n'y a plus de politique, donc plus d'édification collective d'un monde humain. Or cette contestation a toujours pris les formes d'un processus de limitation et d'exténuation de la domination du plus grand nombre par le petit nombre. En ce sens Debord s'inscrit dans une grande tradition civique qui commence avec Aristote, s'est continuée avec Machiavel, Spinoza, et même Tocqueville, et s'est poursuivie au vingtième siècle avec Orwell et Simone Weil. La radicalité de Debord est d'avoir à la fois renforcé cette tradition en lui donnant une forte dimension de critique économique et culturelle tout en lui conférant aussi une dimension pratique par l'action d'éliminer la séparation et de mettre fin à la domination des bureaucraties. Cela a été le moment 68.

    Guy Debord a justement critiqué la façon dont une partie des soixante-huitards ont été absorbés, récupérés, par le système qu'ils prétendaient combattre…

    68 est l'événement majeur de la pensée et de l'œuvre de Debord et des situationnistes. En 1967 paraissent d'ailleurs les deux «arcs-boutants» de la contestation «in situ»: La société du spectacle de Debord et le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, deux textes puissants, exigeants, magnifiques, dont l'impact sur les événements de mai, et au-delà, a été majeur.

    Debord a vécu cette abolition de la séparation à travers un moment d'unité profonde de la vie de la pensée, de la théorie et de la pratique de cessation de la coupure entre les gouvernants et les gouvernés, entre les bureaucrates et les producteurs, etc. C'est un moment fondateur pour Debord, le surgissement d'une occasion politique dans laquelle s'incarner, un peu comme la Fronde avait révélé le cardinal de Retz à lui-même.

    Mais cette ouverture a été vite refermée. Debord l'a discerné extrêmement rapidement puisque la dissolution de l'Internationale situationniste en 1972 actait qu'il y avait dans le mouvement une forme d'opportunisme politique, un développement de la posture situationniste complètement insincère qui faisait que la révolution était devenue en quelque sorte une marchandise: on pouvait la consommer. Guy Debord visait donc une forme d'insincérité du militant «pro-situ», dont la rhétorique pseudo-radicale masquait une volonté d'arriver en substituant un capitalisme «hédoniste» à un capitalisme «à la papa», en cassant le patriarcat tout en préservant la valeur d'échange, etc. Pasolini et Michéa ont parfaitement expliqué tout ça.

    Il faut dire ainsi que cette critique n'a rien à voir avec la critique de mai 68 par la droite conservatrice qui s'en prend aux boomers d'avoir expédié les «valeurs». Cette critique oublie que le capitalisme post-68 s'est construit sur un imaginaire hédoniste et festif, totalement soluble dans la nouvelle consommation. C'est comme si on contestait les effets d'un système sans en discuter jamais les causes. Or, il n'y a rien de plus étranger au capitalisme que les valeurs morales, relisons Mandeville !

    Pour Debord, le «vrai» mai 68, c'est le comité d'occupation de la Sorbonne, le CMDO installé rue d'Ulm, composé de toux ceux qui ont œuvré à la jonction de la révolte estudiantine et la révolution sociale, de l'étudiant, l'ouvrier, le paysan. Mais cette jonction a été rendue impossible par les appareils staliniens, le PCF au premier chef, qui s'est empressé de mettre fin à la contestation au moyen de hausses de salaires rapidement annulées par l'inflation.

    Les «vrais» soixante-huitards, ce sont ceux qui ont essayé de faire cette jonction et ne se sont jamais remis de cet échec (d'où la tristesse amère et la colère froide du film de Debord In girum imus nocte et consumimur igni) tout le contraire des Cohn-Bendit, July, Goupil qui étaient là pour gouverner le spectacle et non le renverser (et qui ont réussi sans doute au-delà de l'espérance de leurs vingt ans).

    En quoi la société du spectacle conduit-elle au règne de l'économie, et des experts ?

    Debord analyse la mise en place de l'État moderne comme étant précisément la structure politique qui permet au marché de conquérir en permanence de nouveaux espaces d'extension, mais avec la complexité que Karl Polanyi a bien vue: plus l'État fait la courte échelle au marché, plus il doit assumer les effets négatifs de cette extension. L'État renforce au bout du compte ce qu'il est censé limiter, un peu comme à chaque crise financière lorsque la socialisation massive par l'État des pertes créées par le marché permet à ce dernier de repartir de plus belle. C'est pourquoi il ne faut jamais opposer l'État d'un côté et l'extension illimitée de la valeur d'échange. Sur le long terme, le premier est l'instrument de la seconde. C'est ce que Debord appelle la «fusion économico-étatique». Or, le règne de l'économie ne se réduit pas à l'économie. Il est aussi politique et culturel.

    D'ailleurs, nous-mêmes sommes de plus en plus obligés de faire progresser la part spectaculaire en nous pour acquérir une identité sociale. Nous devenons entrepreneurs de nous-mêmes, nous entretenons notre capital à travers les images de nous-mêmes que nous produisons. Nous sommes sommés de cultiver notre valeur d'échange, de devenir bankable. C'est le nouvel âge de la conscience séparée !

    Ce règne de l'économie, vous avez raison, s'accompagne de celui de l'expert pour plusieurs raisons. D'abord parce que tout devient fonctionnel. Dans le monde dépolitisé du spectacle il n'y a plus de choix de valeurs. Il y a ce qui marche et ce qui ne marche pas. Or, dans tout choix qui concerne la vie en société, il y a un choix sur le genre de vie qu'on veut mener. C'est la grande leçon des Grecs contre tous ceux qui expliquent que la politique est affaire de technique, qu'il n'y a pas de droite et de gauche mais que des bonnes et des mauvaises recettes. La politique, c'est en permanence des choix: comment veut-on éduquer ses enfants ? Préfère-t-on les emmener au musée ou à Disneyland ? Préfère-t-on qu'ils fassent une école de commerce, aillent vivre à Singapour et empochent de gros bonus ou deviennent maraîchers ou apiculteurs dans le Perche ? (Ou les deux, pourquoi pas?) Dans toute décision qui engage notre vie il y a un choix qui met en jeu des préférences et ces préférences se réfèrent à des visions de la vie. Mais quand on évacue la question des finalités, tout devient technique et requiert un expert.

    Ensuite parce que le spectacle est fondé sur la succession des images du réel en lieu et place de notre rapport direct au réel, (Debord dit à ce sujet que dans le spectacle «le vrai est un moment du faux»), parce que le spectacle va produire le réel dont il a besoin pour persévérer dans son être, de là vient l'incapacité de savoir et vérifier par soi-même. Quand on vous montre quelque chose à la télévision, vous ne disposez plus des éléments qui permettent à votre raison de faire une idée juste des choses, et donc vous avez en permanence besoin que l'expert arrive et vous explique ce qu'il faut penser. La pandémie a été de ce point de vue un exemple de cette comitologie expertale permanente dans une sorte de remake du film de Pierre Richard «Je ne sais rien mais je dirai tout»…

    La pandémie a aussi montré que le spectacle est illogique en ce sens qu'il peut dire sans broncher le contraire que ce qu'il disait la veille. Le vrai et le faux oscillent sans qu'aucune continuité discursive rationnelle ne soit assurée. Orwell avait aussi vu cela: il n'est pas nécessaire de démentir un propos, il suffit juste de ne plus en parler. C'est ainsi que le règne de l'expert va occuper le vide et l'incapacité de la raison humaine à vérifier quoi que ce soit par elle-même.

    La phase dans laquelle on est aujourd'hui est marquée par la perte de la confiance en l'expert: le système arrive à un point où il n'y a même plus d'instance de la raison ou de la vérité à laquelle on pourrait se référer. Le règne de l'expert est à la fois la conséquence logique du développement de la société du spectacle et en même temps le signe que cette société va droit dans le mur.

    De là je pense la montée en puissance de la thématique du «complotisme». Lorsque la raison n'a plus d'endroit pour se tenir, lorsque les institutions du logos ne tiennent plus leur place ni leur rang, toutes les «théories» les plus farfelues ou délirantes poussent comme dans le désert après la pluie. La mode est à déconstruire le conspirationnisme mais il faudrait aussi s'interroger sur les raisons pour lesquelles notre système sécrète son propre conspirationnisme et aussi pourquoi d'aucuns voient des conspirationnistes et complotistes partout. Je crains que quiconque cherche à cerner les causes politiques du réel ne soit à terme suspecté de «complotisme». Debord sera sans doute tôt ou tard qualifié comme tel.

    Quel lien entre la «société du spectacle» chez Debord et son usage dévoyé pour désigner la «politique spectacle» ?

    L'expression «politique spectacle» a un lien très ténu avec ce que pense Debord. De tout temps la politique a été l'espace des signes, de la visibilité, de la mise en scène, des apparences. Hobbes a utilisé la métaphore de l'auteur et de l'acteur pour penser le pacte social ; pour le cardinal de Retz, agir politiquement implique d'entrer sur la scène du théâtre. Pour Debord, la politique, c'est-à-dire l'art de gouverner, a été profondément transformée par le spectacle.

    Je dirai d'abord qu'il a radicalisé l'art machiavélien de la production des apparences. D'ailleurs on peut observer la grande mutation du journalisme politique, qui ne parle plus des idées, des alliances, de la manière de gouverner mais qui commente la politique comme si elle n'était qu'affaire de communication, comme si les idées politiques et les rapports de force qui les sous-tendent n'avaient plus cours, comme évacuées par le spectacle. Or quand la communication prime, on peut dire et faire à peu près n'importe quoi du moment qu'on en acquiert de la visibilité, qui est un nouveau capital politique. De là ce qu'un bon auteur a appelé la «tyrannie des bouffons»: la politique devient une bouffonnerie, un jeu de rôle, des petites phrases, des postures, des effets d'annonce, quelque chose de complètement auto-référent. Debord disait que l'homme politique devient ainsi une «vedette».

    Mais le spectacle fait muter la politique en autre sens, assez inquiétant. Ici, je ne peux m'empêcher de mentionner le lien profond entre Orwell et Debord. Je renvoie à ce que j'ai écrit dans le livre sur le spectacle comme nouveau régime de gouvernabilité ou d'ingouvernabilité. Plus le spectacle envahit la totalité de la vie sociale, moins il tolère d'être contesté, plus il entend être aimé. Il me semble que la puissance de Debord, notamment dans les Commentaires, est certes d'avoir affiné la description des transformations du spectacle mais d'avoir surtout anticipé ce que seront les techniques de gouvernement lorsque les effets mortifères du spectacle sur la vie commenceront à devenir visibles et éprouvés, comme si la tautologie du spectacle (il est bon parce qu'il est, il est parce qu'il est bon) devenait un pur argument d'autorité annonciateur d'un nouveau régime autoritaire. Telle est mon sens la question dont il faut se saisir.

    Emmanuel Roux, propos recueillis par Martin Bernier (Figaro Vox, 19 août 2022)

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