Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le politologue Dominique Reynié, cueilli sur le site Atlantico et consacré à la montée en puissance de Marine le Pen dans l'électorat...
Les 30% d'électeurs "d'accord avec les idées" du FN sont un nouveau Tiers état
Ils sont de plus en plus nombreux, ces Français qui envisagent de voter FN. Dangereux ? Antidémocratiques ? Ils cherchent surtout à rompre avec un système politique qui n'a cessé de les décevoir. Et si, en pleine crise, l’inacceptable était finalement devenu envisageable et politiquement correct ?
Atlantico : Les intentions de vote pour Marine Le Pen augmentent tandis que le rejet de son parti s'affaiblit. Une enquête TNS Sofres vient de montrer que 31% des Français sont « d’accord avec les idées du FN ». Qu’est ce qui séduit de nouveaux électorats et les amène à se tourner vers le Front national ?
Dominique Reynié : Je crois que c'est directement lié à des éléments de structure et de conjoncture. La situation économique et financière depuis 2008 laisse penser que la thèse d’une non viabilité du système peut sortir renforcée. Il est beaucoup plus facile de porter un discours très critique à l’encontre de l’Union européenne dans un contexte de crise de l’euro que lorsque les choses fonctionnent correctement.
Les Français commencent à regarder le Front national et Marine Le Pen comme n’étant pas uniquement porteurs d’un discours protestataire. Le discours parait moins déraisonnable. L’écart entre l’intensité de la critique et la réalité du monde se réduit. Il n’y a pas de modération dans le discours du Front mais il y a une dégradation de la situation générale qui le rend plus audible.
Est-ce qu’un Français peut, aujourd’hui, voter FN et le dire dans une discussion sans que cela paraisse politiquement incorrect ?
L’impossibilité d’annoncer une intention de vote pour le Front national ou pour Marine Le Pen ne concerne plus que des milieux très particuliers qui ne sont pas du tout représentatifs de la population française. Depuis des années, les Français ont installé le Front dans les choix possibles. C’est notamment le cas depuis 2002. Une famille politique qui atteint le second tour à la présidentielle est forcément une famille politique qui est entendue par la population, même s’il s’agit d’un accident. Il y a une familiarité du public avec cet interlocuteur.
Par ailleurs, il y a une grande différence rhétorique entre le père et la fille. Le discours de cette dernière est beaucoup plus populaire, on s’y retrouve beaucoup plus facilement. Elle ne s’est d’ailleurs pas rendue coupable des petites phrases qui créaient le scandale par le passé.
Qui sont ces 30% de Français qui ne rejettent plus catégoriquement l’idée d’un vote pour le Front national ?
Je pense que le vote Front national est le résultat de plusieurs démarches différentes. La première est le fruit d’une pensée très batailleuse, presque anti-républicaine et anti-démocratique. C’est le socle historique en quelques sortes.
Mais il y a aussi une motivation protestataire. L’intention n’est pas nécessairement de construire un pouvoir alternatif mais de déstabiliser le pouvoir présent et de manifester ainsi sa propre colère. Cet électorat est une sorte de « hacker » politique qui cherche à « planter le système », sans avoir de vraie illusion. Du fait d’un sentiment d’impuissance face au système politique actuel, cet électorat, sans réellement croire au Front national, instrumentalise son offre. C’est une manière de faire payer aux responsables politiques les souffrances du quotidien. Il y a une forme d’amusement aussi dans la vision de l’affolement qu’entraîne l’arrivée possible de Marine Le Pen au second tour.
Il y a aussi un vote de conviction au sens gouvernemental du terme d’électeurs qui pensent que le Front peut faire au moins aussi bien que les partis de gouvernement actuels. Cette frange-là progresse : plus les partis de gouvernement sont en difficulté face à la situation et plus l’écart entre leurs performances et l’incapacité supposée du FN se réduit. On ne peut pas dire aussi facilement qu’hier que le Front n’est qu’un parti protestataire incapable de diriger la France aussi bien que des partis comme l’UMP ou le PS. L’argument de la compétence et de l’expérience joue de moins en moins alors que la crise s’aggrave.
Les derniers sondages montrent que les intentions de vote augmentent. Un tiers d’électeurs « d’accords avec les idées du FN », 30% d’électeurs qui ne rejettent pas l’idée de ce vote. Ces chiffres sont impressionnants mais sont-ils réellement supérieurs à ceux de 2002 ?
Cela ne fait aucun doute. Il y a bien un tiers de la société française qui regarde en direction du Front national. C’est un nouveau Tiers-Etat. Cette France en difficulté ne comprend pas comment l’Europe pourrait l’aider et cherche une nouvelle puissance publique de référence.
Les chiffres ne sont pas surprenants. Ils sont supérieurs à 2002. Le discours du Front national était alors encore peu audible. La dénonciation d’une incapacité financière ne trouvait pas l’écoute qu’elle a aujourd’hui en pleine crise. L’impuissance publique actuelle alimente l’ouverture d’une attention nouvelle au Front national.
Il y a une population plus nombreuse capable de s’intéresser aux thèses du Front national, voire d’y adhérer et de les soutenir. Depuis le premier succès aux municipales de 1983 jusqu’aux cantonales de 2011 au cours desquelles il a fait son meilleur score, le Front national a obtenu une vraie victoire : le nombre d’électeurs qui a voté au moins une fois FN a augmenté. S’il fait tantôt 15%, tantôt 20%, il attire surtout des électeurs différents à chaque fois. Il y a bien un quart des Français qui ont voté au moins une fois FN dans leur vie.
Lorsque médias et politiques dénoncent le « danger » FN, un parti « antirépublicain », quel est l’impact sur les électeurs ?
J’ai tendance à penser que plus nous avançons, moins ce discours atteint le public intéressé par le Front national. Il y a une rupture entre ces électeurs et les avertissements de personnalités perçues comme impliquées dans le monde qui est rejeté. Typiquement, la critique normative morale et politique atteint difficilement lorsqu’elle vient d’émetteurs considérés comme impliqués dans l’échec systémique. « Que me dites-vous du Front national, vous qui n’êtes pas capables de me rassurer sur mon avenir ? »
Il y a, à minima, une ignorance de ces discours et au pire, une amplification du phénomène FN. Une partie de l’électorat refuse d’entendre ces avertissements qu’elle trouve illégitime. En réponse, comme en 2002, ce discours peut valider la notion de vote de rupture.
Par ailleurs, depuis quelques années, les médias ont pour habitude de donner une place croissante à la dérision dans la présentation de la sphère politique qui affecte de manière asymétrique les différents partis. Les partis et les personnalités qui gouvernent ou peuvent gouverner sont systématiquement moqués à la moindre promesse non tenue ou à la moindre phrase de travers. Cette habitude épargne paradoxalement les partis populistes, installant un travail de sape qui décrédibilise de facto les partis de gouvernement plutôt que les partis protestataires de type Front national.
Dominique Reynié, propos recueillis par Romain Mielcarek (Atlantico, 13 janvier 2012)