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ernst jünger - Page 2

  • Tour d'horizon... (257)

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    Au sommaire :

    - la reprise sur YouTube de l'émission « Mauvais Genres » sur France Culture, datée de 2017 et consacrée à Ernst Jünger, avec la participation de Julien Hervier, son traducteur et son biographe...

    Ernst Jünger, l'oiseau-tempête

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    - dans la revue Sociétés politiques comparées, Kathy Rousselet étudie les liens entre le poutinisme et la Révolution conservatrice allemande...

    Le paradigme de la révolution conservatrice à l’épreuve de la Russie poutinienne

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  • L’autodéfense, pour quoi faire ?...

    Nous reproduisons ci-dessous la troisième partie d'un entretien donné par Eric Werner au site de la revue Éléments à l'occasion de la parution de son essai intitulé  Prendre le maquis avec Ernst Jünger - La liberté à l’ère de l’État total (La Nouvelle Librairie, 2023).

    Philosophe politique suisse, alliant clarté et rigueur, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais essentiels comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015) De l'extermination (Thaël, 1993 puis Xénia, 2013) ou dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019). Contributeur régulier d'Antipresse, il publie également de courtes chroniques sur l'Avant-blog.

     

    Première partie de l'entretien : L'Etat est-il notre ami ou notre ennemi ?

    Deuxième partie de l'entretien : Vivons-nous en dictature ?

     

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    Prendre le maquis avec Éric Werner (3/4) L’autodéfense, pour quoi faire ?

    ÉLÉMENTS. Sommes-nous toujours dans les prolégomènes de l’« avant-guerre civile », une drôle de guerre qui aurait encore un « air de guerre », pour parler comme l’un de vos précédents ouvrages ? Ou avons-nous basculé dans quelque chose de nouveau où la frontière entre la paix et la guerre est plus brouillée que jamais ?

    ÉRIC WERNER. Quand on parle d’avant-guerre civile, on sous-entend qu’il y aurait d’un côté l’avant-guerre civile et de l’autre la guerre civile. Ce seraient deux réalités différentes. Mais peut-être se trompe-t-on en le disant, et en fait l’avant-guerre civile est-elle déjà la guerre civile. Nous ne nous en rendons pas compte, parce que nous nous faisons une idée préconçue de la guerre civile. Nous avons un certain nombre d’attentes à son sujet, attentes se nourrissant d’images héritées du passé : or ce qui se donne à voir ne leur correspond en rien, ou que très peu. Et donc nous en concluons que ce qui se donne à voir n’est « que » l’avant-guerre civile et non la guerre civile. Un jour ou l’autre, nous disons-nous, une frontière sera franchie, et l’on pourra alors parler de guerre civile. Mais pas avant. Sauf que ladite frontière ne sera peut-être jamais franchie ; ou tout simplement, même, n’existe pas. D’année en année, il est vrai, la violence intrasociale va s’accroissant, accroissement se reflétant, entre autres, dans les chiffres de la criminalité. Nous sommes dans un processus, et de temps à autre, même, ce processus s’accélère : comme, par exemple, tout récemment encore, à Crépol. On pourrait aussi citer la multiplication des home-jacking ou des agressions au couteau. Dans l’immédiat, les gens accusent le coup ; mais le premier moment de stupeur passé, l’événement est très vite ensuite intégré. Tout passe, tout coule, les gens en définitive s’adaptent. Crépol est presque aujourd’hui oublié. À partir de là, peu importe les mots qu’on utilise : guerre civile ou avant-guerre civile. C’est une avant-guerre civile, si l’on veut : mais sans après ; et donc, peut-être, pour l’éternité.

    Cela étant, la distinction conserve une certaine fonctionnalité. Mais elle est politique. Considérons les dirigeants. En elle-même, on l’a dit, l’insécurité ne les gêne en rien, ils y sont même assez favorables. Ils l’instrumentalisent en permanence, en application du principe : diviser pour régner. Mais dans certaines limites seulement : autrement ils se mettraient eux-mêmes en danger. C’est là le point. Convenons donc de dire que les limites en question sont celles séparant l’avant-guerre civile de la guerre civile. L’avant-guerre civile désigne l’état de choses se situant en-deçà. Dans cette optique, l’avant-guerre civile est étroitement liée à l’après-démocratie. C’est de cette dernière, en fait, qu’elle tire sa signification. Mais l’inverse est vrai aussi. Le propre de l’après-démocratie (respectivement de la dictature) est d’entretenir un état de choses poussant à la guerre civile, mais encore une fois dans certaines limites. Quelles sont au juste ces limites et par où passent-elles, il revient aux dirigeants de le préciser. C’est une décision politique.

    ÉLÉMENTS. L’État est dépositaire du monopole de la violence légitime. Soit. Mais s’il ne se sert pas de ce monopole pour protéger sa population, allant même à l’occasion jusqu’à se retourner contre elle (Gilets jaunes), que faire ? Comment défier l’État aujourd’hui, toujours plus suréquipé, surarmé ? Comment le faible peut-il mettre en échec le fort ; l’individu, l’État ?

    ÉRIC WERNER. Il ne faut évidemment jamais le défier. C’est l’erreur à ne pas commettre. La guerre du faible au fort possède ses propres règles, dont la première, pour le faible, est de toujours, autant que possible, éviter la confrontation ouverte, ou si l’on préfère le face à face. Le but à rechercher n’est pas la bataille mais la non-bataille. La stratégie mise en œuvre est donc une stratégie défensive, celle, classique, de la retraite flexible : on échange du temps contre de l’espace. On essaye de gagner du temps, et pour cela on cède du terrain : par exemple, dans le cas qui nous occupe, on obéit (ou fait semblant d’obéir) aux lois existantes, alors même qu’on les estime injustes, voire criminelles. Ce qui ne signifie bien sûr pas qu’on reste complètement passif. « La forme défensive de la guerre n’est pas un simple bouclier mais un bouclier formé de coups habilement donnés », dit Clausewitz. Mais justement : « habilement donnés ». Autrement dit, donnés à certains endroits seulement : là où l’on sait qu’on ne prend soi-même aucun risque en les donnant. Concrètement, il faut avoir la certitude que quand on fait quelque chose d’illégal, on ne se fera pas prendre. Autrement cela n’en vaut pas la peine. Le modèle en arrière-plan est celui de la « petite guerre » (ou guerre de guérilla), telle qu’elle est décrite au chapitre 26 du Livre VI de l’ouvrage de Clausewitz, De la guerre : mais appliqué à un contexte particulier : non plus, comme chez Clausewitz, celui d’une guerre d’invasion, mais d’une guerre très particulière, celle de l’État contre sa propre population. L’État nous ayant désigné comme son ennemi, nous nous adaptons à cette réalité-là en le traitant lui aussi en ennemi. Mais comme nous ne disposons pas des mêmes moyens, nous ne pouvons pas mener la même guerre que lui. Nous en menons une autre, à la mesure de nos possibilités propres. C’est une guerre asymétrique. Concrètement, l’objectif ne saurait être de renverser l’État, un tel objectif est irréaliste. Si déjà l’on réussit à se mettre soi-même hors de portée de l’État, en faisant un certain nombre de choses sans être inquiété, on pourra déjà dire que l’État a été mis en échec. Davantage encore que la guerre de guérilla, le modèle, ici, est celui de la résistance paysanne dans les sociétés traditionnelles : sauf, évidemment, que nous ne vivons plus dans de telles sociétés. Un certain nombre de transpositions s’imposent donc.

    ÉLÉMENTS. Sur la question de l’autodéfense : peut-on dire que, si l’État n’assure plus notre protection, c’est à nous de la prendre en charge ?

    ÉRIC WERNER. On peut évidemment ne pas la prendre en charge. Mais alors nous mourons ! En ce sens, effectivement, la prendre en charge n’est pas seulement un droit mais un devoir. Nous avons le devoir de nous maintenir en vie et pour cela de nous défendre quand nous sommes attaqués, puisque c’est ainsi que nous nous maintenons en vie. C’est à nous de le faire ! Ajouterais-je que nous n’avons pas à en demander la permission à l’État. Car l’autodéfense est un droit naturel. Il ne se discute donc pas. Il n’y a pas non plus à passer par une loi pour le faire reconnaître. Bien entendu non plus aucune loi ne saurait l’interdire. Prendre les armes pour se défendre quand on est soi-même attaqué et que par ailleurs l’État ne nous défend plus (soit parce qu’il est dans l’incapacité de le faire, soit, comme maintenant, parce qu’il ne le veut pas) fait partie des droits imprescriptibles. Il est donc criminel de vouloir le remettre en cause. Le droit naturel l’emporte ici sur le droit positif. Je me place ici au plan des principes : ceux-là même, au demeurant, dont se réclament les adeptes des idées contractualistes, qui sont au fondement de la théorie moderne de l’État. Hobbes lui-même reconnaissait que quand l’État n’assure plus sa fonction de protection des individus, ces derniers se retrouvent sui juris, libres donc de prendre les mesures qu’ils estiment nécessaires pour se protéger eux-mêmes. Il faut en revenir ici à Hobbes.

    ÉLÉMENTS. Objection : l’État châtie plus sévèrement ceux qui se défendent (autodéfense) que ceux qui agressent. Que répondre à cela ?

    ÉRIC WERNER. C’est un autre débat. Il faut en effet distinguer entre ce qu’on a le droit de faire et ce qu’il est concrètement possible de faire. Effectivement, l’État applique les châtiments les plus sévères à ceux qui se défendent quand on les attaque. L’autodéfense est son obsession. Tout est donc mis en œuvre pour dissuader les victimes d’agressions d’y avoir recours. C’est normal. L’État est en guerre contre sa propre population. On le verrait mal, dès lors, lui reconnaître le droit à l’autodéfense. Imaginons ce qui se passerait si les victimes de home-jacking se mettaient à tirer sur leurs agresseurs, les contraignant ainsi à la fuite. Ou encore les employés de certains magasins quand ils se font braquer par des voleurs armés. Le régime n’y survivrait pas. Quand donc l’État châtie plus sévèrement ceux qui se défendent que ceux qui agressent, il est pleinement cohérent avec lui-même. Au point de vue logique au moins, on ne peut rien lui reprocher.  De leur côté, ceux qui y ont recours savent les risques qu’ils prennent en le faisant. Ils ne pourront pas ensuite se plaindre. Cela étant, il existe une alternative à l’autodéfense : l’auto-justice. L’auto-justice n’est pas exactement l’autodéfense : c’est l’autodéfense différée. Dans l’autodéfense au sens strict, la défense est en lien direct avec l’attaque. Elle survient sur le moment même, en réponse à l’attaque. Là, au contraire, on attend pour agir qu’une occasion favorable se présente (en grec kairos). « Il faut traverser la vaste carrière du Temps pour arriver au centre de l’occasion », écrit Baltasar Gracian dans son Oraculo Manual y Arte de Prudençia. L’occasion vient ou ne vient pas. Mais en règle générale elle vient. Il suffit donc d’attendre. L’auto-justice, on le sait, est un des grands thèmes du cinéma américain. Citons entre autres La Nuit des juges de Peter Hyams, sorti en 1983. Ces phénomènes-là, effectivement, se produisent plutôt la nuit.

    ÉLÉMENTS. L’avocat Thibault de Montbrial, bon connaisseur des questions d’autodéfense, fait remarquer : « S’il n’y a pas une reprise en main par la police et la justice, des bandes organisées vont se mettre en place pour protéger les fêtes, des gens avec leurs fusils. C’est le risque […] il faut tout faire pour l’éviter. » On n’en prend pas le chemin…

    ÉRIC WERNER. Je ne crois pas du tout à ces choses. Jamais de telles bandes ne verront le jour. L’État les fera disparaître avant même qu’elles n’apparaissent. Empêcher qu’elles ne voient le jour est au reste sa préoccupation première. La police est là avant tout pour ça. Par ailleurs, la population dans son ensemble a complètement intériorisé l’idée selon laquelle il était interdit de se substituer à la police pour effectuer des tâches de maintien de l’ordre. Elle n’y est donc pas préparée du tout. Ces fêtes vont donc assez probablement disparaître. Elles appartiennent à un temps révolu. On retrouve ici les problèmes généraux de l’avant-guerre et/ou de la guerre civile. Étant en guerre avec sa propre population, l’État ne saurait en même temps la protéger, ni en conséquence non plus admettre qu’elle en vienne à se protéger elle-même. Pour autant, si l’État est bien outillé pour empêcher l’émergence de bandes organisées, il ne peut en revanche pas grand-chose contre les initiatives individuelles. Les individus n’empêcheront bien sûr pas les fêtes de disparaître. Mais ils rendront la vie difficile à ceux qui les auront fait disparaître. On pourrait évidemment aussi imaginer une disparition de l’État. À ce moment-là toutes les cartes seraient rebattues. Une éventuelle disparition de l’État n’est de prime abord pas à l’ordre du jour. Mais tout est possible.  C’est en fait lui le problème.

    ÉLÉMENTS. « Je me révolte donc nous sommes », dites-vous avec Albert Camus. Mais pourquoi si peu d’hommes se révoltent. Pourquoi autant choisissent-ils d’obéir ? La question hantait déjà La Boétie. Vous répondez : l’homme obéit parce qu’il aime ça, en tout cas la majorité. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Vous reprenez à votre compte le poème d’Ivan Karamazov et sa « Légende du Grand Inquisiteur », géniale, mais terrible. Est-ce ainsi que vous voyez l’homme ? Il n’aime pas la liberté… Deux tiers des gens sont des consentants et des obéissants. Un peu comme dans l’expérience de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité.

    ÉRIC WERNER. Entre 60 et 70 % des gens sont effectivement des obéissants, mais pas seulement des obéissants. En plus, ils pensent que les autorités ont toutes les vertus. Ce sont donc des obéissants convaincus, parfois même enthousiastes. La servitude volontaire prend ici toute sa signification. D’autres obéissent, mais sans pour autant penser que les autorités ont toutes les vertus. S’ils obéissent, ce n’est pas parce qu’ils respectent les autorités mais plutôt les craignent. Ils ne veulent pas de problèmes. Entre 30 et 40 % de la population, je dirais. Quant aux désobéissants, on peut évaluer leur nombre à plus ou moins 5 % de la population. Là aussi, c’est une évaluation personnelle. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on entend par désobéir. La gamme des actes possibles de désobéissance est très large. Il y a mille et une manières de désobéir. Prendre le maquis n’en est qu’une parmi d’autres. Quel est le pourcentage des gens prêts à prendre le maquis ? Entre 0,05 et 0,1 % de la population, peut-être. Il faut bien avoir en tête toutes ces distinctions quand on parle d’obéissance et de désobéissance. L’obéissance et la désobéissance sont des catégories très générales.

    En arrière-plan, effectivement, on peut citer la Légende du Grand Inquisiteur. L’homme ne vit pas seulement de pain, dit Dostoïevski, reprenant à son compte une formule évangélique. Or une majorité des gens pensent le contraire, ils pensent que l’homme ne vit que de pain. Et donc cela leur est indifférent de renoncer à la liberté. Mieux encore, cela les soulage. Ils trouvent le fardeau de la liberté trop lourd. Le vrai problème est là, c’est l’asservissement aux biens matériels. Avant même d’être asservis à un maître (« Vive le maître quel qu’il soit »), les gens sont asservis à la matière. Le mot matière peut très bien être remplacé par le mot sécurité. Ce que dit en fait Dostoïevski, c’est que les êtres humains, dans leur très grande majorité, préfèrent la sécurité à la liberté. Lorsqu’ils ont à choisir entre l’une et l’autre, ils sont donc prompts à sacrifier la seconde à la première. Les despotes leur promettent souvent la sécurité en échange de la liberté. Ils acceptent donc cette offre. Sauf, le plus souvent, que les promesses de sécurité se révèlent être trompeuses. La sécurité n’est pas au rendez-vous. Et donc ils n’ont ni liberté, ni sécurité (en quelque acception qu’on l’entende). C’est un marché de dupes. Les hommes peuvent dès lors être tentés de se révolter. Mais alors se pose un autre problème, celui des risques encourus. Seul un très petit nombre d’obéissants sont prêts à prendre les risques qu’implique le fait de se révolter : risques souvent importants. On peut y laisser la vie. Une exception cependant : quand les obéissants ont faim. En ce cas-là ils n’ont alors plus rien à perdre. Mais c’est une situation exceptionnelle. Ils ne se révoltent d’ailleurs pas parce qu’ils veulent la liberté, mais parce qu’ils ont  faim et qu’ils veulent pouvoir manger. C’est, à la lettre, ce que dit Dostoïevski.

    ÉLÉMENTS. Aux fractures sociales, vous opposez d’autres lignes de fracture : entre autres, celle qui oppose ceux qui croient à ce qu’on leur dit dans les médias centraux et ceux qui n’y croient pas. C’est une ligne de fracture que la crise du Covid a creusée. Que s’est-il alors passé ?

    ÉRIC WERNER. Tout simplement beaucoup de gens sont morts. C’est une première réponse. Ensuite il est relativement facile de mentir quand on parle de choses abstraites ou lointaines. Beaucoup moins en revanche des autres. Là, les gens peuvent vérifier si ce que vous leur racontez est vrai ou faux. Ils comparent le récit officiel à leur propre vécu personnel, à ce que leurs propres sens leur donnent à voir et à entendre. Il ne faut pas non plus prendre les gens pour des idiots. Quand on impose l’obligation du masque sanitaire et qu’en même temps on lit sur l’emballage que le port du masque n’empêche pas la propagation du virus, forcément les gens en viennent à se dire que la véritable motivation de l’obligation du port du masque n’est pas d’empêcher la propagation du virus, mais une autre. Même chose pour la vaccination, le confinement, la mise à banc des montagnes et des forêts, etc. Une fois qu’on en est venu à ne plus croire à ce que racontent les autorités, il est très difficile ensuite de recommencer à y croire. La confiance perdue ne se récupère que rarement. Entendons-nous bien. Ce n’est pas toute la population qui a arrêté d’y croire : ni même une majorité. On ne parle ici que d’une minorité : mais une minorité quand même importante (entre 30 et 40 %, on l’a dit). En ce sens, effectivement, une ligne de fracture s’est creusée. Il y a toujours eu des gens qui n’ont jamais vraiment cru à ce que leur racontaient les autorités : sauf, désormais, qu’ils n’y croient plus du tout. Là est la nouveauté. D’où, en retour, une certaine évolution du régime. Les autorités ont été amenées, sinon à moins mentir, du moins à moins croire qu’il leur était possible de résoudre tous les problèmes en simplement mentant. On pourrait aussi parler de rééquilibrage. Les autorités ont été amenées à revoir leur dispositif organigrammatique, dispositif jusqu’alors articulé sur les médias centraux. Les médias centraux restent bien sûr très importants, mais l’accent est désormais mis plutôt sur le monopole de la violence physique légitime. Mentir ou ne pas mentir, en fin de compte, quelle importance. Ce qui compte, ce n’est pas ce que pensent les gens, ce à quoi ils croient ou ne croient pas, c’est qu’ils fassent ce qu’on leur dit de faire, de gré ou de force. Personnellement, je pense que, de plus en plus, à l’avenir, les autorités vont être amenées à jouer cartes sur table. Elles mentiront encore, mais de plus en plus mal, et à la fin s’arrêteront même complètement de mentir. En revanche, les effectifs de la police et des services spéciaux vont très probablement s’accroître en proportion. C’est déjà en fait ce qui se passe. Ainsi, entre 2018 et 2023, la DGSI a vu ses effectifs augmenter de près de 20 %, passant de 4 200 agents à près de 5 000 (Le Figaro, 21 décembre 2023).

    ÉLÉMENTS. Entre tous ces noms, lequel a vos faveurs ? Unabomber, Robin des bois, Henry David Thoreau ou Ernst Jünger ? Et pourquoi ?

    ÉRIC WERNER. Il faut mettre à part les trois premiers noms. Chacun d’eux personnifie un mode opératoire particulier : assassinats ciblés pour le premier, grand banditisme pour le second, désobéissance civile pour le troisième. Le recours aux forêts chez Jünger est bien, si l’on veut, un mode opératoire particulier : en tant que variante de la « petite guerre ». Mais la « petite guerre » est un concept très général. Elle englobe toutes sortes de choses très différentes. Dans le Traité du rebelle, Jünger consacre quelques lignes à la figure du bandit sicilien Salvatore Giuliano, qui ressemble à certains égards à Robin des bois. Le Waldgänger n’est pas un bandit de grand chemin, mais il ne lui est pas non plus complètement étranger. Il y a évidemment aussi un lien avec la désobéissance civile. Sauf, justement, qu’en matière de désobéissance, Jünger va beaucoup plus loin que Thoreau. Thoreau reste un légitimiste, il ne conteste en aucune façon la légitimité de l’ordre légal existant : contestation, au contraire, qui est au cœur même de la démarche du Waldgänger. Lui, en effet, considère les institutions comme « suspectes » (Traité du rebelle, chapitre 30). Le cas d’Unabomber est plus délicat. Comme son nom l’indique, Unabomber fait exploser des bombes, ce qui à certains égards nous renvoie au tyrannicide. Jünger est opposé au tyrannicide. Il développe son point de vue dans les Falaises de marbre et aussi dans certaines pages de son Journal de guerre. Dans le Traité du rebelle, il n’aborde pas le problème. Mais on peut supposer qu’il n’a pas varié sur cette question.

    Je prends les exemples que vous me donnez. Mais on pourrait en citer d’autres : Julian Assange, par exemple, qui a éclairé l’arrière-boutique morale de l’État occidental en rendant publiques un certain nombre de vérités ignorées ou occultées à son sujet. Dire la vérité, l’arracher aux fausses apparences de la propagande et de la désinformation est aussi une modalité possible du recours aux forêts.

    Mais on n’épuise pas encore le sujet. Il revient à l’homme prudent de dire ce qu’il est préférable ou non de faire, quand, où, avec qui, en prenant quels risques, etc. C’est le niveau du mode opératoire. Mais le recours aux forêts est plus que simplement un mode opératoire. Le véritable enjeu ici n’est pas le comment mais le pourquoi : qu’est-ce qui me motive ? Qu’est-ce que je défends ? Le mot important, en l’espèce, est bien sûr le mot liberté. Ce qui caractérise au premier chef le recours aux forêts, c’est son rapport à la liberté. Jünger défend la liberté. Le reste, en définitive, est secondaire.

    ÉLÉMENTS. Il y a peut-être deux façons de comprendre l’autodéfense : dans son sens courant, celui de se défendre contre des agresseurs éventuels ; mais il y a aussi un sens nettement moins courant, qui n’en est pas moins possible, celui se prémunir contre d’éventuelles agressions en aménageant des refuges (la forêt par exemple) ? C’est cette deuxième méthode que vous recommanderiez aujourd’hui ?

    ÉRIC WERNER. Il faudrait, me semble-t-il, distinguer entre trois conceptions possibles de l’autodéfense : non pas deux mais trois. Trois conceptions correspondant à trois manières possibles de situer l’autodéfense par rapport à l’attaque. Il y a d’abord l’autodéfense au sens strict. L’autodéfense est ici concomitante à l’attaque (ou si l’on préfère immédiatement consécutive). On rend coup pour coup. Tout se passe dans l’instant présent. C’est la première conception de l’autodéfense. La seconde est l’auto-justice. J’en ai dit un mot tout à l’heure. C’est l’autodéfense différée. L’auto-justice ne prend donc pas place dans l’instant présent mais dans celui d’après. Après, ce peut-être le lendemain, mais aussi deux ans après. Cinq ans. On laisse passer un certain laps de temps, ensuite on agit. La vengeance est un plat qui se mange froid, dit-on parfois. C’est la deuxième conception. Et maintenant la troisième. De même que l’autodéfense peut prendre place dans le moment d’après, elle peut aussi prendre place dans celui d’avant : l’autodéfense précédant ici l’attaque. On se prépare doncà ce qui va arriver, mais qui, justement parce qu’on s’y est préparé (et bien préparé), n’arrivera peut-être pas. C’est le recours aux forêts. Encore une fois, on est dans la fuite, l’évitement. Le but n’est pas ici de rendre coup pour coup, mais bien d’éviter les coups. L’accent est surtout mis ici sur la survie : on cherche à se maintenir soi-même en vie. Pour cela, on peut faire ce que vous dites : s’aménager des refuges en forêt. Mais il faut l’entendre au sens large. Dans la conception que s’en fait de Jünger, le recours aux forêts prend place aussi en ville ! Telles sont les trois manières de penser l’autodéfense : pendant l’attaque, après l’attaque et avant l’attaque. Cela étant, laquelle privilégier ? Tout dépend du rapport de force. Si l’on est le plus fort, éventuellement la première. Autrement, incontestablement la troisième. La deuxième, en complément éventuellement de la troisième. 

    ÉLÉMENTS. Diriez que Henry David Thoreau c’est la manière de prendre la tangente à gauche et Ernst Jünger à droite ?

    ÉRIC WERNER. La désobéissance civile, effectivement, est plutôt de gauche. Pour autant, le recours aux forêts est-il de droite ? J’hésiterais personnellement à le dire. Il faut poser le problème autrement. L’opposition n’est pas ici entre la droite et la gauche mais entre deux attitudes contrastées à l’égard de la justice et plus fondamentalement encore de l’ordre légal existant. Dans la désobéissance civile, les gens ne contestent en aucune manière la légitimité des juges et de la police. Ils attendent tranquillement qu’on vienne les arrêter, sous l’œil des caméras et des observateurs des droits de l’homme. Certains se réjouissent même de passer par là. Cela leur fera de la publicité. Les condamnations, il est vrai, ne sont jamais très lourdes. On est presque dans la connivence, je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je dis presque. Les rôles sont répartis d’avance, chacun son rôle. La désobéissance civile n’est en fait désobéissance à rien, ou à pas grand chose. Elle désobéit, certes, à une loi particulière, en revanche elle obéit à toutes les autres. C’est un rituel bien rodé. Il en va différemment du recours aux forêts. Dans l’optique du rebelle tel que l’entend Jünger, la légitimité n’est pas du côté de l’ordre légal existant, mais bien de son propre côté à lui : c’est lui qui est légitime, non l’ordre légal existant. Il ne voit dès lors pas pourquoi il accepterait de passer en justice. La désobéissance acquiert ici sa vraie dimension, elle est révolte contre toute espèce d’assujettissement, en particulier à l’Etat illégitime. La désobéissance civile relève encore de la servitude volontaire. Ce n’est en aucune manière le cas du recours aux forêts.

    Eric Werner, propos recueillis par François Bousquet (Site de la revue Éléments, 26 janvier 2024)

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  • Vivons-nous en dictature ?...

    Nous reproduisons ci-dessous la deuxième partie d'un entretien donné par Eric Werner au site de la revue Éléments à l'occasion de la parution de son essai intitulé  Prendre le maquis avec Ernst Jünger - La liberté à l’ère de l’État total (La Nouvelle Librairie, 2023).

    Philosophe politique suisse, alliant clarté et rigueur, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais essentiels comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015) De l'extermination (Thaël, 1993 puis Xénia, 2013) ou dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019). Contributeur régulier d'Antipresse, il publie également de courtes chroniques sur l'Avant-blog.

     

    Première partie de l'entretien : L'Etat est-il notre ami ou notre ennemi ?

     

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    Prendre le maquis avec Éric Werner (2/4) – Vivons-nous en dictature ?

    ÉLÉMENTS : Qu’est-ce qui vous fait dire que nous vivons en après-démocratie, titre de l’un de vos livres ?

    ÉRIC WERNER. Je regarde la date de parution de L’après-démocratie : août 2001, juste un mois avant les attentats du 11 septembre ! Le livre n’en parle donc pas, pas plus, bien sûr, qu’il ne parle des lois qui ont été promulguées en réponse aux attentats en question : lois instaurant un régime de suspicion généralisée, sous couvert de lutte contre le terrorisme. L’État en a également profité pour renforcer considérablement son emprise sur la société. L’après-démocratie vient juste avant. Le livre reflète en revanche l’évolution antérieure, celle prenant place entre la chute du mur de Berlin en 1989 et le 11 septembre. La chute du mur de Berlin n’a pas seulement en effet été une date importante en politique extérieure, mais également intérieure. Comme le relevait à l’époque Alexandre Zinoviev, c’est le moment où les dirigeants occidentaux ont commencé à s’affranchir d’un certain nombre de contraintes qu’ils s’imposaient à eux-mêmes par souci d’image. Le miroir étant cassé, elles avaient perdu toute importance. Une évolution s’est ainsi amorcée, évolution qu’on peut, effectivement, décrire comme nous faisant passer de la démocratie à l’après-démocratie. L’expression est à mettre en parallèle avec celle d’avant-guerre civile : titre d’un autre de mes livres, paru deux ans plus tôt, en 1999. Dans L’après-démocratie, on parle de quelque chose qui vient après, dans L’avant-guerre civile de quelque chose qui vient avant. Mais dans un cas comme dans l’autre, on est dans un entre-deux : un interrègne, si l’on veut. Sauf que ce n’est pas un état de choses stable, mais évolutif : un processus, donc. On se dirige d’un point à un autre. Les années 90 du siècle dernier ont été pour le régime occidental une décennie de transition, au sens où l’écart entre son étiquetage officiel, la démocratie, et la réalité n’a cessé tout au long de cette période de croître et de se creuser. Aujourd’hui il est abyssal, et tout le monde sait que nous ne sommes plus en démocratie : nous avons basculé dans autre chose. Pas seulement, me semble-t-il, dans l’après-démocratie, mais dans l’après-après démocratie. On n’en était pas encore exactement là l’époque.

    ÉLÉMENTS : Vous dites que nous sommes face à une « nouvelle espèce de totalitarisme ». Quelle est sa nature ? Et sa nouveauté ? Peut-on parler comme Mathieu Bock-Côté d’un « totalitarisme sans le Goulag » ? Comment se manifeste-t-il ?

    ÉRIC WERNER. Du régime actuel on peut effectivement dire que c’est un totalitarisme sans Goulag. Sauf que si, pour l’instant encore, il n’y a pas de Goulag, rien ne nous dit qu’il n’y en aura pas un demain (ou après-demain). Il y a quelques mois, le président tchèque, un ancien cadre militaire de l’OTAN, a dit que la police devrait accroître ses contrôles sur les citoyens russes vivant en Europe. Il a également établi un parallèle avec les citoyens japonais vivant aux États-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale. On n’a pas assez prêté attention à cette déclaration. Rappellera-t-on qu’en 1941, après Pearl Harbor, une grande partie des citoyens japonais vivant aux États-Unis ont été déportés dans des camps d’internement. Personne ne sait ce que les services occidentaux ont aujourd’hui dans leurs tiroirs. Mais ils ont l’habitude d’y mettre pas mal de choses, se réservant la possibilité, le cas échéant, de les en faire émerger. Rappellera-t-on le précédent du Patriot Act en 2001. L’expression de « totalitarisme sans Goulag » est donc à prendre avec des pincettes. On ne saurait dire par ailleurs que Guantanamo ou les prisons secrètes de la CIA n’aient rien à voir avec le Goulag : rien à voir, assurément non. Même remarque encore à propos des lois antiterroristes, qui ont pour particularité de faire entrer dans le droit ordinaire certaines caractéristiques de l’état d’exception, comme la répression préventive. Si demain le régime occidental devait ouvrir des camps d’internement, il n’aurait pas besoin de beaucoup légiférer dans ce domaine. Les bases légales existent déjà. Mais j’irais plus loin encore. Cela n’a pas de sens de parler de « totalitarisme sans le Goulag », car en lui-même déjà, le totalitarisme renvoie à l’idée de Goulag. Le Goulag est un totalitarisme en plus petit, tout comme le totalitarisme est un Goulag en plus grand. Qu’est-ce que la société de surveillance, sinon un Panoptikum à plus grande échelle : celle de la société tout entière ? On a de bonnes raisons d’ailleurs de penser que les technologies auxquelles ont aujourd’hui recours les autorités dans ce domaine ont été au préalable testées en milieu carcéral. On relira à ce sujet Technosmose, le roman d’anticipation de Mathieu Terence (Gallimard, 2007). L’auteur y décrit une prison du 3ème type, prison annonçant la société de demain (le demain de l’époque). Elle joue le rôle de laboratoire expérimental. « Imaginer la prison idéale, c’est rêver de la société idéale », dit son concepteur. Inutile de dire qu’on ne s’évade jamais de telles prisons. Il est très difficile également de s’évader de la société de surveillance.

    ÉLÉMENTS : « Lorsqu’on se rend compte qu’on est en train de basculer dans la dictature, en règle générale il est déjà trop tard pour réagir. Le point de non-retour est depuis longtemps dépassé », écrivez-vous. Serait-ce le syndrome de la grenouille appliqué à l’homme ? Plongée dans l’eau chaude, la grenouille s’échappe ; plongée dans une eau fraîche que l’on porte progressivement à ébullition, elle s’engourdit et meurt…

    ÉRIC WERNER. Quand je dis qu’il est trop tard pour réagir, je parle des gens qui croient qu’on est en démocratie. C’est ce que leur racontent les autorités, et ils le croient. Ils subissent donc le sort de la grenouille : ils meurent. Ce n’est bien sûr qu’une image. Cela étant, beaucoup de gens aussi résistent à la propagande, même s’ils ne sont qu’une minorité. Eux, en revanche, ne meurent pas. L’essentiel est donc de résister à la propagande, de ne pas se laisser engourdir par les violons officiels parlant de choses qui n’existent pas : État de droit, indépendance de la justice, grands médias objectifs n’ayant d’autre souci que la recherche de la vérité, etc. C’est très exactement le discours de Pangloss dans le Candide de Voltaire : nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Il n’en est évidemment rien. Au-delà, se pose la question des outils qu’on utilise. Quel sens cela a-t-il d’utiliser les outils de la démocratie quand il n’y a plus de démocratie ? On peut certes continuer à les utiliser. Beaucoup le font. Sauf qu’au minimum, ils se condamnent ainsi à l’impuissance. C’est perdre son temps et son énergie. Il importe donc, si l’on est raisonnable, d’en utiliser d’autres, mieux adaptés à la réalité. Plus fondamentalement encore, l’essentiel est de comprendre qu’on ne peut pas faire n’importe quoi à n’importe quel moment. Il y a des choses qu’on peut faire à certaines époques mais non à d’autres : à d’autres elles n’ont aucun sens, à limite, même, deviennent contre-productives. Il faut donc être attentif aux changements d’époque. Le recours aux forêts intervient dans un contexte de changement d’époque.

    ÉLÉMENTS : Le mot « dictature » n’est-il pas inadéquat ? On s’est souvent moqué de Mai 1968, révolution sans mort. Qu’en est-il d’une dictature sans Goulag (on l’a dit), sans condamnés à mort, sans camps de prisonniers politiques ? Jean-Yves Le Gallou a pu parler de « moulag », un goulag mou. D’autres de post-totalitarisme. D’autres encore de « globalitarisme ». Etc. Tout notre problème ne vient-il pas de notre incapacité à mettre un mot sur ce nouveau régime de surveillance et de répression ?

    ÉRIC WERNER. Toutes ces expressions sont sujettes à caution, celle de « totalitarisme sans goulag » en particulier, mais je viens d’en parler. L’expression de « goulag mou » me semble également inappropriée. Je ne pense pas que le régime actuel soit particulièrement mou : assurément non. Il peut au contraire se révéler d’une extrême férocité. On l’a vu en France lors de la répression du mouvement des Gilets jaunes, mais pas seulement. Il n’y a peut-être pas de « camps de prisonniers politiques » en Occident (pas encore), en revanche on ne peut pas dire que les gens ne sont pas persécutés pour leurs opinions. Ces persécutions sont bien réelles. Il faut être aveugle pour prétendre le contraire. Zinoviev distinguait entre le communisme comme idée et le communisme comme réalité. De même, à mon avis, il faut distinguer entre le régime occidental comme idée et le régime occidental comme réalité. En ce sens, peu importe les mots qu’on utilise. L’important, c’est de bien décrire la réalité, sans se laisser égarer par les fausses apparences, concrètement par la propagande nous disant, par exemple, que nous vivons dans un « État de droit ». Ce n’est en aucune manière le cas. Je ne dirais pas que le droit ne joue aucun rôle dans le régime occidental. Mais le droit est surtout aujourd’hui un instrument de pouvoir, plus exactement encore d’intimidation. Les autorités l’appliquent ou ne l’appliquent pas suivant l’intérêt qu’elles ont ou non à l’appliquer. Elles-mêmes, en tout état de cause, se considèrent comme au-dessus des lois : en témoigne, entre autres, leur recours de plus en plus fréquent aux services spéciaux pour gérer certaines situations (y compris d’ordre privé, comme on l’a vu récemment en Suisse). L’hybris, il est vrai, leur fait parfois perdre le sens des limites, en sorte qu’elles en subissent ensuite les conséquences. Mais on ne dira pas que cela ait un quelconque lien avec l’ État de droit. C’est juste lesdites limites se rappelant à leur bon souvenir. Il en va de même de l’utilisation du droit à des fins de règlements de compte et autres échanges de bons procédés (comme, bien sûr, cela n’arrive jamais). Plus fondamentalement encore, le droit est une épée de Damoclès. Il peut vous tomber dessus à tout moment, pour tout et à peu près n’importe quoi. Mais il ne tombe jamais par hasard. En ce sens, comme je viens de le dire, il a rôle d’intimidation.

    Ce qui précède va à l’encontre d’une thèse à l’heure actuelle très à la mode, celle du gouvernement des juges. Il y aurait ainsi trop de droit en Occident et pas assez de démocratie. Il n’y a en réalité pas plus de droit que de démocratie. Le gouvernement des juges n’a rien à voir avec l’État de droit. C’est un pouvoir comme les autres, à la limite même plus dangereux encore que les autres, car plus hypocrite. Certains me reprocheront peut-être mon manque de nuance. Mais je dis la réalité.

    Revenons-en maintenant à l’étiquetage. Le mot totalitarisme s’impose tout naturellement (« Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État »), mais il faut alors parler d’une nouvelle espèce de totalitarisme : la pierre angulaire en est les services spéciaux articulés aux NTIC, d’une part, au contrôle de l’information de l’autre. On pourrait aussi parler de tyrannie, mais en précisant bien que le tyran est aujourd’hui collectif : c’est la suprasociété (autre nom de la Nouvelle Classe). Dictature, pareil, sauf que la dictature actuelle n’a bien sûr rien à voir avec l’institution du même nom dans l’ancienne Rome. On parle d’autre chose, à certains égards même du contraire, puisque à Rome la dictature était instaurée pour six mois et qu’au bout de ces six mois le dictateur rentrait dans le rang : c’était un régime d’exception. Aujourd’hui, à l’inverse, l’exception est devenue la règle, comme on le voit avec les lois antiterroristes.

    ÉLÉMENTS : Savez-vous que sur la base de certains passages de votre livre, Prendre le maquis avec Ernst Jünger, Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur français, pourrait vous faire arrêter si jamais il vous prenait l’envie de venir en France ? Quand vous écrivez : « Cela va du simple non-consentement silencieux à la guerre de partisans, en passant par la résistance passive, la désobéissance civile, la grève, le sabotage, l’émeute, le refus de payer l’impôt, etc. » Il a fait interdire des réunions et dissoudre des mouvements pour moins que cela… Aujourd’hui il ferait condamner Ernst Jünger, là où Mitterrand rendait hommage à Jünger pour ses cent ans… C’est sûr, les libertés n’ont pas entretemps avancé.

    ÉRIC WERNER. Vous remarquerez qu’à aucun moment, dans mon texte, je ne parle de créer un mouvement : je ne crois pas du tout à ces choses, elles sont d’une autre époque. Pour le reste, si les autorités veulent me compliquer la vie, elles trouveront toujours un prétexte pour le faire : celui-là ou un autre. Dans ce passage, j’explique ce qu’est la résistance, quelles sont concrètement les choses qu’elle inclut en son concept. Je ne dis donc pas ce qu’il faut faire ou ne pas faire, je dis ce qui est. C’est une énumération factuelle. A priori cela n’a rien d’illégal. Mais effectivement les autorités peuvent très bien décréter le contraire. La dictature n’est pas un vain mot. À partir de là, la question de savoir si ce que l’on dit est légal ou illégal n’a plus tellement d’importance. On peut même complètement la laisser de côté. On est très loin également du débat wébérien sur le savant et le politique. Max Weber avait établi une ligne de séparation stricte entre la science et la politique : c’était la neutralité axiologique. En elle-même elle est très discutable. Il n’est pas aussi facile que ne le dit Weber de séparer jugements de fait et jugements de valeur. Mais elle a un rôle protecteur. Avait. Aujourd’hui elle ne nous protège plus de rien. Ce ne sont plus aujourd’hui seulement certains jugements de valeur qui sont criminalisés mais certains jugements de fait. Littéralement, il n’y a plus aucune limite.

    ÉLÉMENTS : Y a-t-il un pilote dans l’avion ? Autrement dit : peut-on envisager une dictature sans dictateur, pilotée par ce que Marx appelait dans un autre registre un « sujet automate » ? Ne consacrez-vous pas votre premier chapitre à « l’automatisme ». Qu’est-ce qu’il faut entendre par ce terme ? L’asservissement de l’homme par la technique qui nous « encerclerait » ? Automatisation, atomisation, anomie ?

    ÉRIC WERNER. Les trois mots sont importants. Commençons par le premier. L’automatisation est aujourd’hui associée aux NTIC, en lesquelles on peut raisonnablement voir le point d’aboutissement de la civilisation technique. Tout, ou à peu près tout, fonctionne aujourd’hui automatiquement, y compris, au moins en apparence, l’homme lui-même. Ce n’est pas exactement nouveau comme tendance. La division industrielle du travail, théorisée au début du XXe siècle aux États-Unis, relevait déjà de la robotisation. Elle s’était heurtée à l’époque à une forte opposition ouvrière. Christopher Lasch en parle dans son livre, Le seul et vrai paradis. Mais elle a fini par triompher. Les syndicats eux-mêmes ont fini par s’y rallier. Comme le montre Christopher Lasch, ils ont préféré se battre sur les salaires et le niveau de vie plutôt que sur les conditions de travail. À tort, d’après lui. Aujourd’hui, les mêmes problèmes réapparaissent, mais en pire. D’où les burn-outs et autres symptômes d’épuisement au travail. C’est très bien étudié par les psychiatres et les spécialistes de la médecine du travail. Plus les cancers en constante augmentation, en particulier chez les moins de cinquante ans (+ 80 % en trente ans). C’est en fait une vie d’esclave, mais sans le nom. Certains font de la résistance passive, comme le héros de la nouvelle de Melville, Bartleby. Mais ils ne sont pas la majorité. La plupart s’essoufflent à suivre. Maintenant, y a-t-il un pilote dans l’avion ? Bien sûr qu’il y en a un. Il y en a toujours un. Il n’y a rien non plus de mystérieux dans ses motivations : c’est la recherche du profit, et pour cela des gains de productivité. La volonté d’asservissement est elle aussi une motivation. On voudrait faire croire que les robots ont pris le pouvoir ou s’apprêteraient à le prendre : il n’en est évidemment rien. Les robots font ce qu’on leur dit de faire, c’est tout. Il en va de même des humains utilisateurs. Sauf que les humains ont la possibilité de se révolter, possibilité que n’ont pas les robots. Mais c’est bien la seule différence. Autrement ils ressemblent beaucoup aux robots. C’est pourquoi, justement, on parle de robotisation. La robotisation, comme métaphore de l’asservissement.

    ÉLÉMENTS : Et l’atomisation ?

    ÉRIC WERNER. Aristote explique dans la Politique que le propre d’un régime tyrannique est d’« employer tous les moyens pour empêcher le plus possible tous les citoyens de se connaître les uns les autres » (1313 b 4-5). Ne se connaissant plus les uns les autres, il leur est dès lors difficile de se révolter. C’est en soi déjà une forme d’atomisation. L’atomisation est aussi un produit de la civilisation technique. C’est très bien décrit par Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme. L’atomisation est le terreau même du totalitarisme. Mais ce que dit aussi Arendt, c’est que le totalitarisme fait aller l’atomisation jusqu’au bout d’elle-même. Beaucoup de traits du régime actuel se laissent interpréter sous cet angle. On l’a vu par exemple avec les mesures de confinement liées au Covid-19. Sous couvert de lutte contre la pandémie, le régime a testé son aptitude à contrôler les allées et venues des citoyens et surtout à les isoler les uns des autres. Ce n’est pas en vain, par ailleurs, que les dirigeants se sont fixé pour objectif la déconstruction de la famille traditionnelle, en fait de la famille tout court : le but étant que rien ne fasse plus écran entre la multitude des individus et l’État. La cancel culture et la destruction de l’école traditionnelle pourraient aussi s’interpréter sous cet angle. En règle générale, le lien social passe par le partage d’une culture commune. Si le but est d’« employer tous les moyens pour empêcher le plus possible tous les citoyens de se connaître les uns les autres », la liquidation de la culture ne peut pas ne pas apparaître comme un objectif souhaitable. L’asservissement passe ici par l’analphabétisme de masse.

    ÉLÉMENTS : Reste l’anomie…

    ÉRIC WERNER. L’anomie est l’absence de loi. Par absence de loi, il ne faut pas entendre la tendance à s’affranchir des lois existantes (il y a un lien avec l’anomie, mais le problème ici qui se pose est surtout celui de la dualité du juste et du légal), mais bien la remise en cause d’un certain nombre de barrières de séparation, celles, en particulier, rendant possible la construction de soi au cours des premiers âges de la vie : comme la distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, la différence des générations, des sexes, etc. On ne dira pas, là encore, que les pouvoirs en place ne sont pour rien dans cette évolution. « Avec le totalitarisme, observe Ariane Bilheran (Psychologie du totalitarisme, Guy Trédaniel, 2023, p. 177), ce sont ces garde-fous qui sautent et nous font régresser dans la vie psychique la plus archaïque, marquée par le primat d’un état pulsionnel. » Les autorités voient tout cela plutôt d’un bon œil, car avec la construction de soi c’est la capacité même de résistance de l’individu qui disparaît. L’individu n’existe pour ainsi dire plus, il s’est transformé en molécule docile et malléable, le cas échéant robotisée. Autant dire que les autorités ont désormais le champ libre, rien ne s’oppose plus à leurs entreprises. L’état pulsionnel réserve, il est vrai, parfois certaines surprises. Mais il y a la police. L’anomie d’un côté, la police de l’autre. Ce sont les deux faces d’une même réalité : le totalitarisme. La police ne remplace évidemment pas la construction de soi. Elle est juste là pour veiller à ce que les effets liés à la non-construction de soi restent sous contrôle. C’est l’équivalent en politique de la gestion des flux tendus en économie. On pousse le système à ses extrêmes limites en intervenant le cas échéant pour empêcher qu’il ne tombe en panne.

    ÉLÉMENTS : Comment résister à l’automatisme ? Par la culture, dites-vous. La résistance par le livre. Quelle est la fonction des grands textes, littéraires ou philosophiques ?

    ÉRIC WERNER. Les grands textes sont le complément intellectuel du recours aux forêts. S’en nourrir est une manière aussi de se ré-enraciner. Cela étant, il ne faut pas les fétichiser. Ils ne prennent sens qu’au travers d’un travail d’appropriation personnelle ne s’arrêtant jamais vraiment. L’effort visant à en tirer la « substantifique moelle » doit en permanence être recommencé, approfondi. Dire aussi que les grands textes offrent une alternative à la propagande officielle, celle déversée 24 heures sur 24 dans l’espace public, et qu’à ce titre ils ouvrent un espace de liberté. Ils montrent qu’il y a une autre manière de poser les problèmes que la manière officielle. En soi déjà c’est très subversif. Rien d’étonnant dès lors à ce que les autorités les tiennent en suspicion. De fait, ils sont de moins en moins enseignés dans les établissements d’enseignement public, écoles et universités. En beaucoup d’universités américaines, ils ont même tout simplement été écartés du plan d’études. Un universitaire américain le déplore en ces termes : « D’ici à quelques années, il n’y aura plus personne pour transmettre l’héritage intellectuel classique » (Le Figaro, 9-10 décembre 2023). La censure littéraire est également un problème. Au cours de l’année universitaire 2022-2023, 3 362 références de livres ont été interdites et retirées des établissements publics aux États-Unis, parmi lesquelles le roman de George Orwell, 1984. Dans certains Etats, les bibliothécaires qui ignorent ces interdits s’exposent à des peines d’amendes et de prison (Le Figaro, 21 décembre 2023). Censurer George Orwell, d’un point de vue totalitaire, cela me paraît logique. Personnellement je pense que cette tendance n’en est encore qu’à ses débuts. On est habitué depuis toujours à avoir un accès facile aux classiques et à la culture. C’est encore dans une certaine mesure le cas. Mais moins aujourd’hui déjà qu’hier. Cela le sera probablement moins encore demain. C’est le pendant laïc de la sécularisation. Après la sortie de la religion, la sortie de la culture. Tant la culture que la religion font obstacle à l’automatisme, partant aussi à la domination totale. Il est donc normal que l’État total cherche à les supprimer. Il ne sera vraiment tranquille que quand toute trace en aura été effacée. À partir de là, on voit bien qu’on ne peut pas se contenter de dire que le livre nous aide à résister. Il nous aide, certes, à résister, c’est un adjuvant aux forces morales, mais lui-même est aujourd’hui très exposé. C’est l’autre aspect de la question. Les grands textes nous fortifient moralement, mais nous-mêmes, en sens inverse, avons à prendre leur défense, car l’époque ne leur est guère favorable. On pense en particulier aux mesures de protection qu’il conviendrait de mettre en œuvre pour les soustraire à la censure, et à terme aux autodafés appelés très probablement à se multiplier ces prochaines années. Elles aussi, ces mesures de protection, relèvent du recours aux forêts.

    Ajouterais-je que, pour utiles et importants qu’ils soient, les grands textes ne permettent pas à eux seuls de répondre à toutes les questions que nous nous posons sur nous-mêmes et sur la conduite à tenir en l’époque troublée qui est la nôtre. Il en faudrait d’autres reprenant certes les textes en question mais les complétant en même temps, un peu comme ont su si bien le faire les humanistes à l’époque de la Renaissance lorsque, s’inspirant de la sagesse antique et s’appropriant les préceptes des moralistes stoïciens et épicuriens, ils ont écrit leurs propres ouvrages pour répondre aux questionnements spécifiques de leur temps. Car ce n’étaient pas ceux de l’Antiquité ! De même, « faire bien l’homme », comme on le disait au XVIe siècle, ne se décline assurément plus aujourd’hui dans les mêmes termes qu’au XVIe siècle. Entre-temps, beaucoup de choses ont changé : non pas peut-être l’homme lui-même, mais à coup sûr la société, et par voie de conséquence aussi la politique. Le livre de Jünger nous montre à cet égard la voie à suivre. Il dessine les contours d’une sagesse adaptée à notre temps. Mais lui-même, ce livre, date déjà de plus d’un demi-siècle ! Qu’est-ce que « faire bien l’homme » en 2023 ? Concrètement ? Même si le Traité du rebelle laisse entrevoir certaines réponses, il ne peut pas répondre complètement à notre place. Nous seuls, sur la base de notre propre expérience personnelle, en même temps que des expériences vécues avec d’autres, pouvons apporter une réponse sinon complète, du moins relativement appropriée.

    Eric Werner, propos recueillis par François Bousquet (Site de la revue Éléments, 16 janvier 2024)

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  • Ernst Jünger : les journaux de guerre du plus Français des écrivains allemands...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Claude Bourrinet à François Bousquet dans Ligne droite, la matinale de Radio Courtoisie, à l'occasion de la sortie de son essai Ernst Jünger - Dans le ventre du Léviathan (Perspectives libres, 2023).

    Ancien professeur, Claude Bourrinet est déjà l'auteur de L'Empire au cœur (Ars Magna, 2013) ainsi que d'un Stendhal (Pardès, 2014) dans la collection " Qui suis-je ? ".

     

                                             

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  • L’État est-il notre ami ou notre ennemi ?...

    Nous reproduisons ci-dessous la première partie d'un entretien donné par Eric Werner au site de la revue Éléments à l'occasion de la parution de son essai intitulé  Prendre le maquis avec Ernst Jünger - La liberté à l’ère de l’État total (La Nouvelle Librairie, 2023).

    Philosophe politique suisse, alliant clarté et rigueur, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais essentiels comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015) De l'extermination (Thaël, 1993 puis Xénia, 2013) ou dernièrement Légitimité de l'autodéfense (Xénia, 2019). Contributeur régulier d'Antipresse, il publie également de courtes chroniques sur l'Avant-blog.

     

     

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    Prendre le maquis avec Éric Werner (1/4) – L’État est-il notre ami ou notre ennemi ?

    ÉLÉMENTS. Difficile de résumer votre œuvre, publiée pour l’essentiel aux éditions L’Âge d’Homme, puis aux éditions Xenia. Le titre de vos livres est puissamment évocateur – j’en cite quelques-uns : L’Avant-guerre civile (1999), L’Après-démocratie (2001) ; La Maison de servitude (2006) ; Douze voyants, Les penseurs de la liberté (2011) ; Le Début de la fin & autres causeries crépusculaires (2012) ; Le Temps d’Antigone (2015) ; Un air de guerre (2016) ; Légitimité de l’autodéfense, Quand peut-on prendre les armes ? (2019) ; Prendre le maquis avec Ernst Jünger, La liberté à l’ère de l’État total (2023). S’en dégage une remarquable cohérence. Peut-on dire que vous êtes d’abord un penseur de la liberté, non pas seulement politique mais aussi existentiel ?

    ÉRIC WERNER : Je ne sais pas si je suis un penseur de la liberté, mais c’est vrai que j’aime la liberté. Et donc je n’aime pas trop ce qui lui porte atteinte : aujourd’hui, par exemple, un certain nombre de lois à juste titre qualifiées de liberticides, comme les lois anti-Covid, antiterroristes, anti-ceci ou cela (elles débarquent en continu). Je suis né sous ce signe, cela fait partie de moi. Mais il faut aussi voir l’envers de la médaille. J’ai retrouvé une lettre de mon père datant de l’année de mes 13 ans (écrite à ses propres parents à lui, mes grands-parents), me décrivant comme « réfractaire à la vie de communauté ». C’est l’envers de la médaille. Je me verrais volontiers un peu plus sociable que je ne le suis : juste un peu. Je ne suis pas exactement un marginal, mais me tiens le plus souvent sur les bords. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je dis « le plus souvent ». Je devrais dire « toujours ». Je ne me suis jamais retrouvé au milieu ! Et je pense que si, par accident, cela devait m’arriver, j’en éprouverais quelque embarras : je ferais mon possible pour regagner les bords. Je dois aussi reconnaître que je ne me suis que très peu investi dans mon activité professionnelle. Je m’en fais parfois le reproche. Tout ce que j’ai fait d’à peu près valable dans la vie, je l’ai fait pendant mes loisirs, en dehors, donc, de ma vie professionnelle. Quand je parle de loisirs, je prends le mot au sens de loisir studieux (en latin otium). Rien à voir, ou à peine, avec la leisure class (pour citer un titre célèbre). Autant dire que je mène une existence anonyme. Je ne l’ai en rien choisie, elle s’est pour l’essentiel créée toute seule. Pour autant elle me convient bien, je ne voudrais pas en mener une autre. Je participe d’une certaine manière à la vie publique en écrivant des textes, mais autant que je puisse en juger mes lecteurs me ressemblent beaucoup : ils se tiennent sur les bords. À partir de là, on comprendrait mal que je ne dise pas du bien de la liberté. Cela étant, je ne l’absolutise pas. Je suis complètement de l’avis de Freud quand il dit (dans Malaise dans la civilisation) que le développement de la civilisation impose à la liberté certaines restrictions. Sauf qu’il dit aussi que si ces restrictions deviennent trop importantes, l’individu aurait de la peine à les supporter. La question, comme toujours, est donc de savoir jusqu’où il ne faut pas aller trop loin. Je navigue à vue. Comme tous ceux de ma génération, j’ai été marqué par la guerre froide et la résistance au totalitarisme, un peu aussi par mai 68. J’ai également eu une éducation protestante. La référence chrétienne reste pour moi importante, mais je ne me définirais pas comme croyant. Je distingue également soigneusement entre le christianisme et les Églises. Pour moi le christianisme n’a pas besoin des Églises pour exister. Il pourrait si nécessaire s’en passer. J’ai relu récemment le beau livre de Christopher Lasch intitulé Le seul vrai paradis, livre qu’on pourrait résumer en disant que la vraie religion réside dans l’acceptation des limites. Je me retrouve bien dans cette pensée des limites (ou de la finitude). Il y a la liberté mais aussi les limites de la liberté. Christopher Lasch rappelle ce que dit Machiavel dit à ce sujet mais aussi des théologiens protestants comme Reinhold Niebuhr.

    ÉLÉMENTS. Certes, mais la liberté tend aujourd’hui à se réduire comme peau de chagrin, en raison des empiètements de l’État, dites-vous. L’État serait-il aujourd’hui l’ennemi prioritaire ? Jadis, on cherchait à s’en emparer (révolutions, insurrections). C’était le but que se fixaient tous les libérateurs et tous les révolutionnaires. Aujourd’hui, à vous lire du moins, on a le sentiment qu’il importe de mettre le plus de distance possible entre l’État et nous… Pourquoi ?

    ÉRIC WERNER : L’État est toujours beaucoup plus fort après une révolution qu’avant. On renvoie ici à Tocqueville et à son livre sur l’Ancien Régime et la Révolution. Il montre bien comment la Révolution française, loin d’affaiblir l’État, a eu au contraire pour effet d’accroître sensiblement la puissance et les droits de l’autorité publique. C’est pourquoi, si l’on aime la liberté, il ne faut pas trop s’occuper de faire la révolution. Une autre raison encore de ne pas s’en occuper est que quelque chose de ce genre n’a que très peu de chance, en 2023, de se concrétiser. L’État est beaucoup trop fort et le peuple de son côté beaucoup trop faible. Il faudrait ici parler du Sud global. Le Sud global est désormais bien implanté dans nos pays (le Nord global), et l’État s’en sert comme force d’appoint dans son rapport de force avec le peuple. Il joue certes avec le feu en le faisant. Mais il n’en a cure, et jusqu’ici au moins cela ne lui a pas trop mal réussi. Si le rapport de force avec le peuple lui est aussi favorable, c’est entre autres et en particulier pour cette raison. À partir de là, que faire ? Je ne suis pas a priori contre l’État. Il y a parfois de bons gouvernements. Ils protègent les frontières, s’occupent du bien commun, etc. En ce cas-là on ne peut naturellement pas être contre l’État. Mais qui prétendrait que l’État, aujourd’hui, protège les frontières, etc. ? Non seulement il ne le fait pas, mais il considère qu’il n’a pas à le faire. C’est, de sa part, complètement assumé (et même théorisé). Et donc, forcément, on est amené à prendre ses distances. Certains vont même plus loin encore et disent qu’ils ne veulent « plus rien à voir avec l’État ». C’est bien sûr illusoire. On ne peut pas « ne plus rien à voir avec l’État ». Mais on peut essayer de réduire sa dépendance. C’est déjà ça. Encore une fois, cela n’a pas de sens, en 2023, de vouloir faire la révolution. Mais entre faire la révolution, d’une part, et ne rien faire du tout de l’autre, l’éventail des possibilités reste assez large.

    ÉLÉMENTS. Allons au cœur des choses : quel est le problème avec l’État ? Celui de ne plus nous protéger, comme vous le dites? Ou pire : de se retourner contre nous ? C’est le pacte cher à Hobbes – obéissance contre protection – qui serait ainsi rompu…

    ÉRIC WERNER : Il faudrait d’abord se demander ce qu’il y a derrière l’État. De quoi l’État est-il le nom ? L’État, on l’a souvent dit, n’est qu’un instrument. L’instrument en lui-même est certes important, mais ce qui compte avant tout c’est l’utilisateur. Louis XIV dit : l’État c’est moi. Qui donc, aujourd’hui, pourrait dire : l’État c’est moi ? Inspirons-nous ici de Zinoviev : L’État, dirions-nous, c’est la suprasociété. La suprasociété s’est appropriée l’État, et donc c’est elle qui pourrait dire : l’État c’est moi. Elle ne le crie naturellement pas sur les toits, mais assurément le pense. Quand donc on parle de l’État, on parle de la suprasociété. Ce n’est pas lui, l’État, qui prend les décisions, mais bien elle, la suprasociété. Lui, l’État, ne fait que les exécuter. C’est une courroie de transmission. À partir de là, il ne faut pas s’étonner si l’État ne protège pas (ou plus) ses citoyens. Effectivement, il n’est pas (ou plus) là pour ça. S’il y a une illusion qu’il convient de dissiper, c’est bien celle selon laquelle l’État aurait cette pensée-là en tête : nous protéger. Elle lui est tout à fait étrangère. L’État se serait-il retourné contre nous ? Une chose en tout cas est sûre, c’est qu’il n’est pas notre ami. Chacun sait qu’il n’en faut pas beaucoup aujourd’hui pour être placé en garde à vue. Les techniques d’humiliation utilisées dans ce cadre-là ont souvent été décrites. Je cite cet exemple mais on pourrait en citer d’autres. Max Weber définit l’État « comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé […] revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Il ne dit pas en revanche ce qu’il entend par légitime. Zinoviev relève de son côté qu’il n’est que rarement question chez les criminologues de la criminalité d’État. Comme chacun sait, la police politique et les services spéciaux n’ont que des amis et pas d’ennemis. Voilà, je crois avoir fait le tour du problème. On pourrait aussi parler de la répression en France des manifestations de Gilets jaunes en 2018-2019, mais les spécialistes diraient que je suis hors-sujet.

    ÉLÉMENTS. Le drame de Crépol a révélé quasi à nu les choix de l’État, le « deux poids deux mesures » : d’une part une incapacité à traiter (sinon même un refus) le problème d’une délinquance meurtrière au cœur des territoires perdus ; d’autre part une vélocité à réprimer ceux qui s’y opposent pacifiquement, comme on a pu le voir lors de la manifestation, samedi 25 novembre, dans le quartier de la Monnaie, à Romans-sur-Isère, où une centaine de manifestants qualifiés d’« ultra-droite » a été violemment chargée par les CRS…

    ÉRIC WERNER : Il y a effectivement « deux poids deux mesures », mais cela est normal. Il est normal que l’État traite ses ennemis autrement qu’il ne traite ses amis. Chacun voit bien qui sont les ennemis de l’État, plus exactement encore qui il considère comme étant ses ennemis : on le voit justement à la manière dont il les traite. Ses amis, pareil. Vous dites que l’État refuse de traiter le problème de la délinquance au cœur des territoires perdus. Il faut à mon avis poser le problème autrement. La délinquance est d’abord un outil de pouvoir. L’État fait semblant de la combattre, en réalité il est très content qu’elle existe. Non seulement il ne la combat pas, mais il n’a aucune raison de le faire, car elle lui est d’un bien trop grand rapport. Il faut partir de là. On ne va pas ici énumérer tous les avantages qu’elle lui procure. Mais ils sont nombreux. L’État s’en sert en particulier pour diviser la population (divide ut impera) et ainsi renforcer encore son pouvoir. La délinquance fait également diversion. Quand les gens ont peur (peur pour leur santé en particulier) ils songent moins à critiquer le monde comme il va (et surtout ne va pas). Par ailleurs, l’État peut jouer la comédie du père bienveillant toujours prêt à intervenir pour voler au secours de ses enfants en danger. Et ça marche. En ce sens, les délinquants ne sont en rien des adversaires de l’État, mais au contraire des alliés précieux : l’État aurait peine à s’en passer. Il est donc très normal qu’il les ménage, voire les encourage (ce qu’il fait maintenant presque ouvertement). Les adversaires de l’État ne sont pas les délinquants, mais bien ceux leur tenant tête, par exemple en ayant recours à l’autodéfense. L’État ne laisse rien passer dans ce domaine. Plus fondamentalement encore, les adversaires de l’État, c’est l’ensemble des non-délinquants : comme on le voit avec les lois antiterroristes, qui font de tous les non-délinquants des délinquants potentiels (d’où la légalisation de l’espionnage intérieur). On pense à la loi des suspects sous la Révolution française.

    Une remarque encore à propos de la délinquance. J’utilise ce mot parce que vous-même l’utilisez. Mais il est vague. On a peut-être affaire à des délinquants, mais surtout à des gens qui font la guerre. Dire qu’on se propose de « planter des Blancs », c’est faire la guerre. La guerre est poursuite de la politique par d’autres moyens, dit Clausewitz. On est sur ce créneau-là. L’intention est ici conquérante, c’est un conflit de territoire. On est très au-delà de la délinquance.

    ÉLÉMENTS. Mais alors qui fait la guerre à qui ? Cela devient très compliqué…

    ÉRIC WERNER : Ce qu’il faut éviter surtout de penser c’est que l’État nous aime et nous protège. C’est ce que, sans doute, pensaient les gens qui sont venus manifester à Romans-sur-Isère. Ils ont été très surpris quand ils se sont retrouvés en face de la CRS 8, l’unité d’élite des forces de maintien de l’ordre en France. Certains d’entre eux ont ensuite été condamnés à plusieurs mois de prison ferme (dix pour l’un d’eux), sur réquisition du procureur. Ils ont ainsi appris quelque chose. Qui fait la guerre et à qui, me demandez-vous ? J’aurais envie de répondre : tout le monde aujourd’hui fait la guerre, hormis ceux qui la subissent, autrement dit la population dans son ensemble. Il y a clairement aujourd’hui des gens qui font la guerre : ceux qui veulent « planter les Blancs », par exemple. Eux, incontestablement, font la guerre. Ou alors il faudrait dire que ceux qui crient « Allah Akhbar » ne la font pas. De même, quand les forces de sécurité en France gazent des manifestants pacifiques ou les éborgnent, il est difficile de prétendre que la situation ainsi créée n’ait rien à voir avec la guerre. C’en est une bien réelle, même si les donneurs d’ordre s’épanchent à la télévision sur leurs rêves de concorde et de paix civile. Vous ne vous attendez quand même pas à ce qu’ils disent le contraire. C’est une guerre de l’État contre sa propre population. On dit volontiers que la pire des situations est celle en laquelle on est obligé de se battre sur deux fronts. Il faudrait tout faire pour l’éviter. Sauf qu’une telle situation n’est pas toujours évitable. On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans la vie. Schématiquement la situation est la suivante. Nous sommes pris en étau entre l’État total, d’un côté, le Sud profond de l’autre. À partir de là se pose la question de l’ennemi prioritaire. À mon avis il n’y a pas d’ennemi prioritaire. On a affaire à deux ennemis aussi prioritaires l’un que l’autre. C’est ici peut-être que le recours aux forêts peut se révéler utile. Revenons-en à la guerre. Faire la guerre peut vouloir dire livrer bataille, mais aussi le contraire : ne pas livrer bataille. Beaucoup de gens, aujourd’hui, cherchent à livrer bataille, plus exactement acceptent la bataille que leur offre l’État total (en lien ou non avec le Sud global : à Romans-sur-Isère, par exemple, le lien était évident). Le risque, en l’espèce, c’est de prendre dix mois de prison. Mais on peut aussi se retrouver éborgné et/ou handicapé à vie. D’autres conspirent en direct sur Internet, au vu et au su de tous. On peut certes le faire, mais ce n’est pas nécessairement ce que recommanderait « l’homme prudent » (Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1107 a1). Le recours aux forêts trouve ici sa place. On pourrait aussi parler de retraite flexible. C’est aussi un choix possible. Il tient compte du rapport de force. On préserve ainsi l’avenir.

    ÉLÉMENTS. Revenons-en à la question de la « délinquance ». Vous dites que les gens qui veulent planter les Blancs (et le font) ne sont pas des délinquants mais des gens qui font la guerre, au sens où la guerre est poursuite de la politique par d’autres moyens. Le créneau est politique. Mais n’en est-il pas toujours ainsi ?

    ÉRIC WERNER : Dans son livre sur les hybrides (Théorie des hybrides : Terrorisme et crime organisé, CNRS Éditions, 2017), Jean-François Gayraud relève que les terroristes sont pour la plupart d’anciens délinquants ayant basculé dans la politique. Il utilise l’image du Rubicon. « Nous sommes en présence de gangsters ayant franchi le Rubicon de la politique. » Le mot Rubicon est peut-être excessif. Comme vous le dites très bien, la délinquance à l’état pur n’existe pas. Vous parlez des « territoires perdus ». Les phénomènes de délinquance dans ces territoires ne se comprennent bien que si on les rattache aux particularités propres de ces territoires, particularités les différenciant des autres (non perdus). En soi déjà cela renvoie à la politique. On remarquera par ailleurs que l’ancienne frontière entre guerre et délinquance tend aujourd’hui à devenir très floue. Le directeur de la Police judiciaire parisienne relève ainsi : « Nous assistons à la montée en puissance d’équipes à “tiroirs”, composées de délinquants interchangeables, très jeunes et hyperviolents, qui multiplient les vols par effraction et les braquages à domicile dans les beaux quartiers de Paris, de la banlieue ouest mais aussi de la grande couronne. Issus des cités, armés et éprouvant les pires difficultés à se maîtriser quand la situation dérape, ils s’attaquent à des cibles repérées au préalable par des organisateurs, plus expérimentés et qui restent à distance » (cité in Le Figaro, 7 décembre 2023). Ce sont des scènes de guerre : de « petite guerre », si l’on veut, mais de guerre quand même. Avec en prime une dimension territoriale (ici relevée). Mais il y a le plus et le moins. La ligne de partage, me semble-t-il, passe moins entre la politique et l’absence de politique qu’entre relativement peu de politique, d’une part, et au contraire beaucoup de l’autre. Dans son livre précédemment cité, Jean-François Gayraud parle d’hybridation : les terroristes seraient un mélange de délinquance et de politique. Je me demande en fait si ce n’est pas le contraire exactement qui se produit. Au lieu de parler d’hybridation, il faudrait parler de dés-hybridation. C’est le voyou de banlieue qui est un hybride, non le terroriste. Lorsque le voyou de banlieue se transforme en terroriste, loin de s’hybrider, au contraire il se dés-hybride. La politique a tout envahi. Voilà comment je verrais les choses.  

    ÉLÉMENTS. Le philosophe politique Julien Freund disait qu’on ne choisit pas son ennemi, c’est l’ennemi qui nous choisit. Ce fut manifestement le cas à Crépol. Mais si l’ennemi nous désigne comme étant son ennemi, il nous est interdit de lui retourner la politesse. Justice, presse et politique se pincent le nez pour ne pas avouer l’origine des agresseurs. Bref, on a le droit de dire que ce sont des « barbares », mais pas des Barbaresques, c’est-à-dire des gens originaires d’Afrique du Nord venus « pour tuer du Blanc »…

    ÉRIC WERNER : Le problème que vous posez est celui de la censure. Personnellement je pense qu’il est toujours possible de tourner la censure, étant entendu aussi qu’il est toujours possible aux autorités de faire condamner quelqu’un pour ses écrits si elles le souhaitent vraiment. Les lois actuelles dans ce domaine leur en donnent la possibilité. Ce sont des lois rédigées en termes volontairement imprécis, qu’on peut donc interpréter de façon extensive. Les juges sont rompus à cet exercice. Lois-caoutchouc, ou attrape-tout, comme on voudra. Pour autant, les écrivains ont toujours su écrire entre les lignes, je parle des bons : Machiavel, Montaigne, etc. Le lecteur lui aussi a appris à lire entre les lignes. Le vrai problème, à mon avis, se situe au-delà. Comme l’a bien montré Hannah Arendt dans les Origines du totalitarisme, l’idéologie, en tant que logique de l’idée, est l’équivalent d’une bulle à l’intérieur de laquelle la pensée (en l’espèce, plutôt la non-pensée) enchaîne les idées les unes aux autres : passant des prémisses aux conséquences, de là aux conséquences des conséquences, etc., sans autre souci que celui de la cohérence interne du discours. Elle se coupe ainsi de la réalité. Mais plus encore que cela : lui en substitue une autre à la place, fictive, certes, mais que tout le monde s’imagine être elle la réalité. On l’a vu autrefois avec le marxisme-léninisme, on le voit aujourd’hui avec le wokisme. C’est surtout ça le problème. La censure a beau être ce qu’elle est, elle ne parvient jamais à masquer complètement la réalité. Il y a toujours des échappées. Là, en revanche, il n’y a plus d’échappées. Les gens sont enfermés dans leur bulle sans plus le moindre contact avec la réalité. Sauf que la réalité sait très bien, lorsqu’elle le juge utile, se rappeler à notre bon souvenir : les gens se cassant alors le nez dessus.

    ÉLÉMENTS. Question qui me turlupine : quel est votre rapport aux institutions (et pas seulement à la première d’entre elles : l’État) ? L’un des auteurs chers à votre cœur, Ivan Illich, voyait le mal dans les institutions et dans la première en date d’entre elles en Occident, chronologiquement parlant, l’Église, lui qui était pourtant prêtre. Et vous ?

    ÉRIC WERNER : J’ai longtemps appartenu à la fonction publique en Suisse, et donc je ne vais pas dire du mal des institutions. Je n’ai d’ailleurs pas à m’en plaindre, elles m’ont plutôt bien traité dans la vie. Mais je parle de choses déjà anciennes. Pour le reste, je n’ai que très peu affaire à l’État. Je paye mes impôts, et ça s’arrête là. « Rendez ce qui est à César », etc. Vous me demandez quel est mon rapport aux institutions. Il m’est arrivé une ou deux fois d’adhérer à des associations, mais cela n’a jamais été pour très longtemps. Je suis effectivement, comme le disait mon père, « réfractaire à la vie de communauté ». Mais il m’arrive aussi parfois de penser contre moi-même. Je n’identifie naturellement pas les institutions avec le bien. En ce sens je ne suis pas « romano-canonique » (Pierre Legendre). Mais avec le mal non plus.  Je ne suis pas gnostique. Les institutions ne sont ni le bien ni le mal, mais un mélange des deux, avec tantôt un peu plus de bien que mal, tantôt l’inverse. Aujourd’hui, je dirais, plutôt l’inverse. Je pense en particulier à l’État wokiste. Mais l’État wokiste est un cas extrême. Il n’y a en lui, effectivement, que du mal.

    ÉLÉMENTS. Que faire alors ? Voter ? Mais voter sert-il à quelque chose ? Diriez-vous « Élections, pièges à cons » ?

    ÉRIC WERNER : On associe volontiers les élections et la démocratie, en réalité il peut très bien y avoir des élections sans démocratie. Dans toutes les dictatures, en fait, il y a des élections. Leur raison d’être est assez claire : faire croire, justement, qu’on est en démocratie. En ce sens, elles sont un élément important dans le fonctionnement de la dictature, contribuent utilement à son renforcement. À partir de là on peut se demander si cela sert encore à grand-chose d’aller voter. Il y a le pour et le contre. Certains continuent d’aller voter en prenant en compte l’argument du moindre mal : on vote pour le moins mauvais des candidats (le moins bête, le moins incompétent, le moins inculte, le moins sectaire, le moins corrompu, etc.). J’ai longtemps moi-même été sensible à cet argument : aujourd’hui, beaucoup moins. Il y a un nivellement par le bas qui fait qu’on ne voit plus tellement de différences entre les candidats. Pour autant je continue d’aller voter, en partie par routine, en partie aussi parce que même si les candidats sont tous plus ou moins interchangeables, il n’est pas complètement indifférent que tel parti obtienne plus de suffrages qu’un autre. Cela ne changera bien sûr rien à ce qui va se passer, de toutes les manières les décisions se prennent à un autre niveau, mais, ce qui est compréhensible, les dirigeants préfèrent donner l’impression d’avoir une grande majorité du peuple avec eux plutôt qu’une autre un peu moins grande. Il ne faut donc pas leur donner cette satisfaction. Mais on peut très bien aussi raisonner autrement et dire que toute participation aux élections contribue à les légitimer : ce qu’on aurait de bonnes raisons de trouver regrettable. Il vaudrait donc mieux dans ces conditions s’abstenir. Les deux raisonnements se tiennent.

    ÉLÉMENTS. « Je suis mon propre État », disait Alexandre Zinoviev, cité par vous. N’est-ce pas là une proposition purement autoréférentielle, anarchisante ou libertarienne ?

    ÉRIC WERNER : C’est un oxymore, une figure de style. Mais recelant, me semble-t-il, une part de vérité. Personnellement je suis sur une ligne aristotélicienne, je pense que l’homme est un animal politique. La cité est un fait de nature. Sauf, justement, que la cité, aujourd’hui, est en train de se défaire. Il n’y a plus de cité. On dira qu’il n’en va pas de même de l’État. L’État, au contraire, est plutôt en train de se renforcer. En certains domaines, même (police, services spéciaux), il n’a jamais paru aussi fort. Mais il ne nous protège plus de rien. D’une certaine manière, donc, c’est comme s’il n’existait plus. Ajoutons qu’il est peut-être plus fragile qu’il n’en a l’air. On ne va pas ici se lancer dans des spéculations. Mais l’hypothèse d’une possible disparition de l’État n’a rien en elle-même d’inenvisageable : à la suite, par exemple, d’un collapsus économique, d’une guerre, etc. À ce moment-là, effectivement, il ne reste que l’individu : la multitude des individus. Et donc, comme le dit Zinoviev, chacun est son propre État. La question n’est pas de savoir si cela nous plaît ou non : la question n’est pas là. La question est de savoir si l’on s’adapte ou non à la réalité. Quand il n’y a plus d’État, de facto je suis mon propre État. Soit, dès lors, je m’adapte (« Je suis mon propre État »), soit je ne m’adapte pas, mais alors moi aussi je disparais : normalement c’est ce qui se passe. C’est une question de survie. La thématique du Waldgänger de Jünger doit aussi se comprendre dans cette perspective. Le Waldgänger est une figure de l’après-disparition de l’État.

    ÉLÉMENTS. L’homme peut-il se passer des institutions ? Ou, pour le dire avec Pierre Legendre, que vous citiez, un monde désinstitué est-il pensable ? L’institution, c’est l’instance de médiation. Retirez-la : il n’y a plus rien entre l’homme et l’homme, entre le loup et le loup… N’est-ce pas ce qui nous menace aujourd’hui ?

    ÉRIC WERNER : Encore une fois, je ne suis pas pour un monde désinstitué. Je sais tout ce que la civilisation doit aux institutions. Elles contribuent à l’éducation de l’individu, d’une manière générale à le faire grandir, devenir ce qu’il est. C’est dans le cadre de la famille que l’enfant accède à l’autonomie, apprend par ailleurs à distinguer le vrai du faux, le bien du mal, etc. C’est très bien décrit par les anthropologues, les psychanalystes, etc. Tous insistent sur l’importance de l’autorité dans la construction de soi, au sens où une telle construction ne va pas sans une limitation/stabilisation des pulsions individuelles, limitation/stabilisation elle-même liée à l’existence de contraintes institutionnelles. Sauf que les institutions ne doivent pas devenir à elles-mêmes leur propre fin. C’est une première chose. Ensuite et surtout, il ne faudrait pas que l’institution se retourne contre elle-même en en venant, comme c’est aujourd’hui manifestement le cas, à déconstruire ce qu’elle a su originellement construire et maintenir tout au long des siècles. Car, à ce moment-là, elle devient elle-même une menace. Un monde désinstitué est assurément en soi une menace, mais une institution travaillant ouvertement à l’effacement de la civilisation en est une autre presque plus grave encore. Je vois mal dès lors pourquoi je verserais la moindre larme si l’État wokiste actuel passait un jour à la trappe.

    Eric Werner (Site de la revue Éléments, 14 décembre 2023)

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  • Ernst Jünger, dans le ventre du Léviathan...

    Les éditions Perspectives Libres viennent de publier un essai de Claude Bourrinet intitulé Ernst Jünger - Dans le ventre du Léviathan. Ancien professeur, Claude Bourrinet est déjà l'auteur de L'Empire au cœur (Ars Magna, 2013) ainsi que d'un Stendhal (Pardès, 2014) dans la collection "Qui suis-je ? ".

     

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    " En lisant les Journaux de guerre d’Ernst Jünger, l’on découvre un auteur d’une autre nature que l’image qu’on se fait du maître de guerre des Orages d’acier. Se dessine devant nous un humaniste chrétien, ou christianisant, relisant la Bible, s’interrogeant sur la nature humaine, et prenant le contre-pied du nietzschéisme qui sévit en Allemagne. On est frappé de constater que sa vision est encore d’une actualité brûlante. Il se livre à une auscultation du nihilisme contemporain d’un point de vue conservateur. Les idéologies mortifères et la destruction universelle dues au technicisme triomphant, qu’il nomme l’américanisation, sont engendrées, comme des monstres-Léviathans, par un monde liquéfié, démantelé,
    ruiné, où l’être indifférencié impose son vide, qu’il faut absolument emplir hystériquement du culte perverti de l’Homme autocentré. A cet arasement de la personne, il oppose l’intériorité, et son prolongement naturel et religieux, le Cosmos, unis dans la vision sacrée de l’Être. "

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