Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Simon Woillet à Figaro Vox et consacré à l'infiltration de l'état par les cabinets de conseil, comme vient l'illustrer l'affaire McKinsey.
Doctorant en littérature comparée, Simon Woillet a co-écrit, avec Audrey Woillet, Eugène Favier-Baron et Adrien Saint-Fargeau le livre Consultocratie: les nouveaux mandarins (Fyp, 2022), préfacé par Benjamin Morel.
Cabinets de conseil : «Nous avons basculé dans la République des post-it»
LE FIGARO. - L'affaire McKinsey a mis en lumière le recours massif de l'État aux cabinets de conseil. Pourtant, ce phénomène ne date pas d'hier, écrivez-vous. Comment est-il apparu ?
Simon WOILLET. - Comme l'a montré le sociologue Philippe Bezès, spécialiste de la réforme de l'État, ce phénomène remonte aux années 1960 à partir desquelles le sujet de la réforme administrative devient central. Par vagues successives et sous l'effet de différents acteurs — experts, universitaires et hauts fonctionnaires — les impératifs d'efficacité et de performance s'imposent peu à peu dans l'élaboration des politiques publiques. Dans les années 1990, cette doctrine anglo-saxonne du New Public Management devient une référence pour penser et organiser l'administration. À partir de cette période, les réformes successives de l'administration n'ont cessé d'intégrer toujours plus les modes de management issus du secteur privé.
Si la Loi organique relative aux lois de finance (LOLF) de 2001 entérine véritablement cette logique, le véritable tournant se situe au moment de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), de 2007 à 2011. Dès l'élaboration de cette réforme, les cabinets de conseil sont consultés et interviennent dans les choix stratégiques de réorganisation de l'administration. En 2005, à l'occasion d'une réorganisation des agences de l'État dédiées à la modernisation de l'action publique, les crédits alloués pour recourir aux cabinets de conseil sont très nettement augmentés et c'est ce qui permet à des entreprises comme McKinsey de s'implanter au sein de l'administration française. Si les dépenses en la matière ont diminué sous François Hollande, elles ont repris avec une hausse très nette sous Emmanuel Macron. Selon le rapport de la commission d'enquête du Sénat, nous sommes passés de 379,1 millions d'euros en 2018 à 893,9 millions d'euros en 2021 pour les dépenses des ministères en matière de conseil. L'affaire McKinsey ne peut être comprise sans la resituer dans cette évolution plus générale.
Quand les compétences techniques lui font défaut, l'État n'a-t-il pas intérêt à faire appel à ces cabinets pour certaines missions ?
Cet argument est souvent mobilisé par les représentants des cabinets de conseil ou par le gouvernement lui-même, mais il cache une partie de la réalité. Depuis les années 1990, les réformes que nous avons mentionnées précédemment ont continuellement été associées à des règles budgétaires qui ont délibérément réduit le nombre d'emplois publics. La «fongibilité asymétrique» introduite en 2001 empêche par exemple de réattribuer des crédits de fonctionnement alloués au service d'une administration pour recruter de nouveaux postes.
Certaines compétences sont cependant bel et bien absentes des services de l'État. Les sociétés qui effectuent des prestations de support numérique représentent une part importante des dépenses auprès des cabinets de conseil, car nous n'avons qu'environ 20.000 informaticiens au sein même de notre administration. Pourtant, depuis le quinquennat de François Hollande la numérisation des services publics fait partie des grands objectifs des politiques publiques actuelles. Peut-on légitimement accepter que les logiciels qui nous permettent d'accéder à des services publics ne soient pas développés et contrôlés tout au long de leur fonctionnement par des services de l'État ? N'y a-t-il pas là une raison essentielle de réinternaliser un certain nombre des compétences nécessaires pour mener de telles politiques ?
Mais cet élément ne doit pas cacher le reste de l'activité des cabinets de conseil et certaines de leurs compétences qui semblent si indispensables que nous ne pouvons nous en passer. Dans son rapport, le Sénat révélait ainsi quelles sont les méthodes «disruptives» de transformation de l'action publique que nous achetons auprès de cabinets de conseil : une construction de legos en groupes pour «construire l'histoire qui donne du sens à son modèle». L'expression choisie par les sénateurs est particulièrement adéquate : nous avons basculé dans une «République des post-it».
Sur le plan pratique, cela pose aussi un problème : l'État paie deux fois des consultants privés : pour lui faire faire des économies, puis pour suppléer aux carences de ces mêmes consultants…
À cet égard, il y a véritable une incohérence économique sur le long terme qui dénote la nature profondément idéologique des choix politiques qui ont été effectués ces cinquante dernières années en matière de réforme administrative. Dans ce livre, nous revenons notamment sur les écrits de Michel Crozier, sociologue des organisations méconnu du grand public, qui avait, en son temps, pignon sur rue et incarne parfaitement ce phénomène. Il était à l'interface du monde politique, du champ universitaire et avait énormément de contacts avec des parlementaires et des responsables politiques des deux côtés de l'Atlantique. Michel Crozier fut un acteur central du déploiement français de la nouvelle idéologie managériale que nous subissons aujourd'hui. Membre de la commission tricontinentale, sous l'égide de Samuel Huntington, il écrivait des notes dans lesquelles il théorisait le rôle du New Public Management au niveau international en expliquant qu'il fallait restreindre l'État social et les services publics des États de l'OCDE. Selon lui, l'enjeu, était de permettre une «marchandisation de l'État» - selon le terme du politologue Jon Pierre - qui permettrait en définitive l'ouverture des marchés publics et des transferts économiques avec les pays émergents dans le cadre d'une occidentalisation du monde, sous l'égide d'un modèle anglo-saxon. Une certaine élite technocratique, qu'incarne notamment Michel Crozier, voyait dans l'externalisation un outil géopolitique permettant d'assurer une sorte d'uniformisation technocratique du monde.
Au point, selon vous, de réaliser la promesse que Marx appelait de ses vœux : le dépérissement de l'État. N'est-ce pas exagéré ?
Cette intuition d'Alain Supiot montre très bien ce paradoxe idéologique : alors que les marxistes appelaient un dépérissement de l'État de leurs vœux, ce sont les néolibéraux qui l'ont accompli. Sous l'effet combiné des privatisations initiées en 1986 jusqu'à aujourd'hui et d'une externalisation de sa propre administration, l'État s'est non seulement amputé de sa capacité d'action et d'anticipation sur le monde économique, mais il s'est également délité de l'intérieur en affaiblissant toujours plus les moyens de ses administrations. Il y a là une forme d'asservissement volontaire de la puissance publique. Mais il ne faut pas perdre de vue qu'il s'agit d'une volonté politique, et pas d'un prétendu «sens de l'histoire».
Aujourd'hui, la doctrine en vogue dans une partie de l'administration et des responsables politiques est une héritière du New Public Management, c'est ce que l'on nomme la théorie de «l'État plateforme», mise en circulation par Tim O'Reilly, un éditorialiste américain. Inspiré par un membre éminent du Parti libertarien (Eric Raymond théoricien de «l'open source» dans le monde informatique), Tim O'Reilly considère qu'il est nécessaire de transformer les États-nations contemporains en les transformant en des «guichets centralisés de données». Les services publics sont ainsi réduits progressivement à des applications mobiles et sont modelés par des outils de gestion automatisés par des algorithmes, ce que l'on commence à percevoir de plus en plus quotidiennement, de la gestion algorithmique de la surveillance des dossiers de la CAF, mis en évidence récemment par la Quadrature du Net, à celles de la Poste par exemple. Au sein de nombreuses agences dédiées à la transformation des services publics et administrations telles que la DITP, les responsables sont animés par ces idées ; à tel point que le gouvernement français dispose désormais d'un site dédié à la vision française de l'État plateforme. Il y a sur ces sujets un manque de recul criant sur les tendances idéologiques et le «prêt à penser» qu'on vend – c'est le métier des consultants – aux hauts fonctionnaires.
Le scandale McKinsey tel qu'il a été exposé passe-t-il en partie à côté des questions les plus intéressantes, à savoir le passage des idées de performance et de retour sur investissements du privé vers le public ?
Précisément et c'est l'ambition de notre ouvrage que de permettre aux lecteurs de replacer ce scandale dans l'histoire longue de la réforme de l'État et de l'influence des cabinets de conseil. Cependant, il me semble que ce qui a choqué dans l'affaire McKinsey, documentée dans la presse et par l'enquête de Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron, c'est avant tout la force des liens personnels entre Emmanuel Macron et le cabinet McKinsey tout au long de sa carrière politique.
Avec l'ouverture des procédures judiciaires actuelles, dont nous ne pouvons guère connaître par avance les conclusions, l'affaire McKinsey continue de rythmer l'actualité politique. L'inquiétude qui en découle chez une partie de la population, pensant qu'il s'agit d'une sorte de règne des entourages, est légitime Tout cela contribue à entretenir un climat de défiance à l'égard des institutions et des administrations qui ne peut être que dangereux si l'on songe aux périodes de crises, sanitaires notamment, que nous venons de traverser ainsi qu'aux niveaux de l'abstention lors des dernières élections.
Cette interrogation sur les collusions possibles entre le pouvoir politique et la sphère privée élude cependant le fond du problème : les décisions politiques qui ont permis cet état de fait, et le rôle historique, bien documenté par la recherche académique, que les cabinets de conseil ont joué dans leur élaboration. Quand nous voyons aujourd'hui l'état de délabrement de l'hôpital et des services publics ou encore le manque de fonctionnaires dans des secteurs aussi stratégiques que l'informatique administrative ou la police, il est plus que nécessaire d'initier une véritable discussion de fond à propos de notre architecture budgétaire et de la vision que nous souhaitons collectivement partager de l'État.
J'ai, dans cet ouvrage, particulièrement travaillé à partir des recherches de Suzanne Keller. Cette sociologue américaine déploie la notion très éclairante pour notre société d'« élites stratégiques ». À travers ce concept, Keller montre que certains types d'élites, dont les cabinets de conseil sont aujourd'hui l'un des avatars les plus évidents, agissent à la manière de poissons pilotes : ils s'introduisent dans les sphères administratives, politiques et économiques en passant complètement sous les radars du débat public ou des institutions de contrôle parlementaire, puis diffusent une idéologie et des modes de travail qui formatent de façon imperceptible l'action publique. De nombreux cabinets travaillent behind the scene, c'est-à-dire sous forme de personnel intégré aux équipes administratives en camouflant au maximum les traces de leurs interventions (notamment en utilisant les sigles des ministères au lieu de celui de leur firme dans les livrables), ce que la proposition de loi sénatoriale récente vise précisément à interdire. Caroline Michel-Aguirre et Mathieu Aron ont parfaitement montré les risques politiques que cela pose quand il s'agit de politiques publiques impliquant directement la responsabilité des personnes qui l'exécutent, comme cela fut le cas avec la politique de vaccination contre le Covid-19.
Mais ce n'est pas le seul élément qui interroge dans les manières d'agir des consultants et le contrôle que l'État exerce sur eux. Pendant la commission d'enquête du Sénat, la Secrétaire générale du gouvernement, avouait ainsi qu'en dépit de l'existence de la Direction Interministérielle de la transformation publique (DITP) et de ses «accords-cadres», il n'existe pas de «tour de contrôle» (sic) de l'ensemble des prestations de conseil à l'échelle de l'État tout entier. Le niveau de complexité atteint par ces politiques d'externalisation des compétences est aujourd'hui un phénomène qui pose des questions démocratiques et plus seulement logistiques ou techniques.
Ces phénomènes de complexification ingérable des réseaux de prestataires nous les observons déjà au niveau des grandes entreprises. La sociologue Isabelle Berrebi-Hoffmann montre que dans la plupart des très grandes entreprises privées, il y a souvent des plateformes de projets qui se créent avec plusieurs cabinets de conseil dans le but de piloter ces ensembles de cabinets de conseil et de prestataires déjà embauchés. Le recours à ces prestataires est exponentiel par nature et nous n'avons, jusqu'à maintenant, par les moyens démocratiques de le réguler.
Pour caricaturer, sommes-nous passés d'une république des professeurs et des hauts fonctionnaires à une république des managers ?
Cela fait écho à la situation que je décrivais précédemment. Nos élites administratives ont délibérément laissé de côté l'attachement à l'État qui constituait auparavant l'essence de la haute fonction publique pour le remplacer par des méthodes managériales ineptes sous prétexte d'efficacité et de rentabilité. Il y a un véritable problème dans le système de valeurs du personnel politico-administratif actuel et l'affaire McKinsey n'en est que le symptôme.
La difficulté vient du fait que nous vivons aujourd'hui sous une forme de «perfusion idéologique», pour reprendre les termes du sociologue Fabien Gélédan. Dans le répertoire des postures professionnelles actuelles de la haute-administration et de la classe politique, les principes issus du New Public Management ne sont même plus appliqués de manière consciente. Cette tendance est liée aux parcours de formation de nos élites, dans lesquels ces pratiques et discours ont une importance considérable (rappelons-nous à titre d'exemple que l'ex-vice-président de McKinsey France a été dans les responsables du comité de gestion de l'école d'affaires publiques de Sciences Po, où il a également enseigné le «management de la transformation publique»).
Les Français n'ont pas voté pour qu'on substitue les consultants aux fonctionnaires. Le recours à McKinsey pose-t-il aussi des questions démocratiques ? Que préconisez-vous ?
L'ambiguïté provient du fait que ce mode de fonctionnement du pouvoir est à la fois issu de la fréquentation des cabinets de conseil tout au long de la vie des responsables politiques et administratifs, mais également d'un phénomène lié à l'émergence du présidentialisme, et une forme de mimétisme volontaire par rapport aux systèmes anglo-saxons.
En 1936, Theodore Roosevelt convoque ainsi le Brownlow Committee ou Committee on Administrative Management pour mener sa refonte des institutions et donner plus de marges de manœuvre au président américain face aux institutions de contrôle parlementaire afin d'initier rapidement des politiques sociales ambitieuses. Cela aboutira à deux projets de lois en 1937 puis en 1939, où ces réformes institutionnelles sont enfin adoptées. L'un des membres de ce comité est un précurseur du conseil en organisation et en management moderne. Il s'agit de Luther Gulick, co-fondateur avec le consultant Lyndall Urwick, de l'acronyme PODSCORB (Planning, Organizing, Staffing, Directing, Coordinating, Reporting and Budgeting) qui sert à désigner le rôle du dirigeant d'entreprise moderne, le CEO actuel.
Le renforcement historique du pouvoir exécutif face au parlement, observable de bon nombre de démocraties européennes, hérite en partie de cette collusion entre la figure du président de la première démocratie du monde et celle du dirigeant d'entreprise. L'une des conséquences importantes des lois découlant de ce comité tient à la possibilité pour le président Roosevelt, en sus de toutes les myriades d'agences dont dispose spécifiquement la Maison-Blanche, de pouvoir recruter six collaborateurs personnels choisis librement. C'est la naissance des «conseillers spéciaux» du président, qui doivent lui permettre d'agir avec efficacité et technicité face à un parlement réputé trop lent et encombrant. Le président du Brownlow Committee lui-même, Louis Brownlow, fustigeait déjà ce goût de Roosevelt et de ses successeurs pour les conseillers de l'ombre ayant la «passion de l'anonymat» (selon sa formule restée célèbre dans l'histoire politique américaine).
Bien après Roosevelt, au début des années 1990, Bill Clinton place quant à lui la National Performance Review (chargée de contrôler l'efficacité des services publics et administrations) sous l'égide du consultant et auteur de best-sellers managériaux David Osborne, qui donne son visage au New Public Management tel que nous le connaissons aujourd'hui et, par son action au sein de l'OCDE comme l'a démontré Denis Saint-Martin, va très fortement contribuer à la diffusion internationale de cette doctrine.
Dès lors, il peut sembler impossible de retrouver un contrôle démocratique sur ce phénomène aussi profondément inscrit dans nos administrations. Nous ne partageons pas ce point de vue et c'est pour cette raison que nous reprenons, à la fin de notre ouvrage, un certain nombre de propositions issues des travaux de Benjamin Morel, qui nous a fait l'honneur de préfacer notre ouvrage. Après lui, nous insistons sur la nécessité de redonner davantage de poids au parlement dans notre régime politique. Il est nécessaire d'élargir les pouvoirs de contrôle des assemblées en matière de dépenses budgétaires pour bénéficier d'une plus grande lisibilité des choix effectués en matière d'externalisation.
Plus que jamais nous observons les excès d'un présidentialisme excessif. Une modification des institutions en faveur des assemblées ne serait pas un frein à l'action de l'exécutif, mais bel et bien une garantie d'un meilleur contrôle et, par conséquent, d'une plus grande efficacité de son action. Ce changement institutionnel ne serait pas uniquement un geste démocratique, mais pourrait également modifier le comportement de bon nombre de nos élites. À cet égard, il n'y a qu'à constater l'annonce de McKinsey sur son retrait volontaire des marchés publics en France face au risque réputationnel engagé pour saisir l'effet considérable que peut avoir une commission d'enquête sénatoriale sur notre vie politique. Une telle modification du fonctionnement de nos institutions serait salutaire.
Simon Woillet (Figaro Vox, 1er décembre 2022)