Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré au retour des frontières.
Économiste de formation, vice-président de Géopragma, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Candidat aux élections européennes sur la liste du Rassemblement national, il a publié récemment un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).
Ces frontières qu’on n’attendait plus
Des peuples en quête de liberté, des Nations en quête de sécurité, redécouvrent la vertu de la frontière. Elle sépare de l’extérieur, elle unit à l’intérieur. Elle assure la liberté de mouvement dans le territoire qu’elle contrôle. Sans elle, pas de liberté politique, pas de souveraineté nationale, et pas de démocratie. Nous n’en sommes plus à « L’éloge des Frontières » (1) nous en sommes à l’urgence de définir, renforcer et défendre nos frontières nationales et européennes.
Le temps de la séparation
Barrières, murs, fossés, partout s’élèvent, se construisent ou se creusent, partout l’idéologie de l’ouverture, de la mobilité infinie et de l’unité planétaire bat en retraite, et partout vient le temps de la séparation. La frontière est la figure du monde de demain, un monde qui ne ressemble pas à ce qui nous était annoncé. Et tant pis pour qui répète les clichés hérités des années 1990, du temps où la « fin de l’histoire », le modèle de « l’open society » et la berceuse du multiculturalisme s’enseignaient partout, de l’ENA au festival de Cannes.
Il suffit d’ouvrir les yeux. Entre l’Inde et le Pakistan, entre l’Arabie Saoudite et le Yémen, entre Israël et la Palestine, la Tunisie et la Libye, partout les pays construisent des murs, des fossés, des barrières électrifiées pour se séparer de leurs mauvais voisins stratégiques, sans même parler du fameux mur que Donald Trump veut ériger pour contrôler la frontière avec le Mexique. Et partout, les citoyens découvrent que leur citoyenneté ne s’exerce que si les frontières sont tenues, et font d’eux autre chose que des individus dans leur Nation — des citoyens en charge d’un avenir commun.
L’Afrique elle-même, premier continent de migrations entre pays, voit se consolider les frontières, condition d’un modèle d’État Nation qui succéderait à la cohabitation de groupes ethniques et linguistiques. L’Ouganda fait appel aux experts occidentaux pour assurer la tenue de sa frontière avec la RDC, le Sud-Soudan et le Kenya, et la frontière a déjà mis fin aux interminables conflits tribaux entre Karimajongs (Uganda), Soudanais du Sud et Turkanas (Kenya). La Tanzanie travaille à reprendre le contrôle de sa frontière avec le Mozambique, un contrôle que des décennies de guerres civiles, de champs de mines et de trafics divers ont mis à mal. Loin de là, faute de frontières défendables, la Guyane voit des gendarmes français désemparés devant les opérations de guerre conduites par les chercheurs d’or brésiliens ou vénézuéliens.
Les États-Unis comme l’Allemagne aident l’Algérie à boucler sa frontière du Sahel. Israël propose dans tous les salons mondiaux ses outils éprouvés de protection des frontières contre les incursions hostiles et de surveillance électronique. Et la Chine entreprend de rendre hermétique le bouclage numérique de sa frontière ouest, du côté du Sin Kiang. Partout, sauf dans une Europe infectée par l’idéologie de la mobilité, hébétée par la propagande du multiculturalisme, hantée par l’ignorance de ce qu’elle est et de ce qu’elle se doit, et sous anesthésie lourde de la bien-pensance et des inquisitions morales. L’Union qui détruit l’Europe sera-t-elle la dernière à voir que le monde a changé de cours, sera-t-elle la dernière à voir qu’elle est à contre-courant de l’histoire ?
Notre problème n’est pas de voir, c’est de voir ce qu’on voit. Chaque année, depuis vingt ans, ce sont plusieurs milliers de kilomètres de frontières qui se délimitent, qui s’équipent et qui se contrôlent. Le mot de « fermeture » est trompeur ; la frontière n’interrompt pas les échanges, elle définit un dedans et un dehors. En séparant « nous » et « les autres », elle est une condition de l’unité nationale, de l’égalité entre citoyens et de leurs biens publics — ces autres qui, partenaires, clients ou fournisseurs, amis ou ennemis, obéissent à d’autres lois, suivent d’autres coutumes, vivent selon d’autres mœurs.
Le paradoxe actuel est que la globalisation renforce la demande de différence et de séparation, comme le fédéralisme de Bruxelles renforce la demande de Nations ! À court terme, elle ébranle la Nation et l’unité nationale ; à long terme, elle crée les conditions de ce renouveau national qui balaie l’Europe. La suppression de la distance par le numérique, de l’éloignement par les transports à bas prix, entraîne une confusion générale qui appelle la frontière, comme condition de toute expérience politique ; se compter et se nommer. La séparation que la géographie, le relief et la distance n’assurent plus seuls, la frontière va l’assurer. Notre problème est d’accepter que la frontière est une modalité vitale de la liberté politique dans la globalisation, c’est-à-dire de la capacité de collectivités humaines à décider elles-mêmes de leurs lois et de leur destin.
L’idée de l’ouverture des frontières reste au cœur d’une Union européenne incapable de se donner des frontières extérieures, faute de s’accepter comme une partie du monde dont la singularité n’a aucune chance de s’étendre indéfiniment, mais est vécue comme une menace par tous ses voisins stratégiques, de la Turquie à Israël, de la Russie à la Grande-Bretagne, et maintenant de Varsovie à Belgrade. L’universalisme frelaté de l’Union européenne, tel qu’il était arrimé à la décadence démocrate américaine, était porteur de guerre mondiale ; car ce qui est dit « universel » ici est dit « occidental » partout ailleurs. Les États-Unis ne l’ont pas voulu, l’Union européenne ne le peut pas. Qui le regrette ?
La frontière interroge notre conception de la société politique
Les sottises accumulées depuis des années ne manquent pas à cet égard ; les plumitifs qui font prononcer à un Président de la République les mots de « souveraineté européenne », savent – ils de quoi ils parlent, et ont-ils conscience qu’en l’absence d’un peuple européen, là où les peuples sont allemands, français, italiens, grecs, etc., ils plaident simplement pour la remise des affaires de l’Europe à un proconsul américain, ce à quoi les pensionnés des agences américaines s’emploient effectivement ? La frontière est au corps politique ce que la membrane est à la cellule, la peau à un corps vivant ; elle permet de recevoir de l’extérieur ce qui nourrit, de rejeter ce qui nuit. Comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss (2) toute société connaît un optimum d’ouverture, selon les époques et les circonstances.
Force est de constater qu’une Union européenne incapable de sortir de la crise du crédit américain de 2007-2008, incapable de répondre à la souffrance identitaire qui se répand, a besoin de se concentrer sur elle-même et de conforter le « nous » des Nations qui la composent, plutôt que de poursuivre les fantasmes d’une ouverture que les Européens paient si cher — et pas seulement en argent ; la récente attaque terroriste de Strasbourg est là pour le rappeler. Selon la forte phrase de Rémi Brague (3), « L’Europe se fera bien plus en se séparant de ce qui n’est pas elle qu’en détruisant les Nations qui la composent ». Voilà qui pourrait utilement servir de base à la politique européenne que définira le nouveau Parlement européen, et voilà qui permettrait un début de réponse à celles qui ceux qui souffrent chaque jour de l’indétermination européenne et de la submersion démographique en cours.
La découverte que la globalisation non seulement n’abaisse pas les frontières, mais les requiert, appelle une autre prise de conscience ; le temps est venu de renouer avec la géographie, avec le climat, avec les territoires (4), et ce temps de redécouverte des limites de l’établissement humain sur cette planète est aussi le temps de retrouver les vertus de la séparation. Nous sommes bel et bien « prisonniers de la géographie », ce qui est une autre manière de répéter qu’« on ne vainc la nature qu’en lui obéissant » (Francis Bacon).
L’individualisme juridique qui prétend attribuer des droits égaux à chaque individu, indépendamment de ses origines, de sa nationalité, donc des sociétés seules capables d’honorer ces droits, est la pire menace contre la survie de l’humanité — et, accessoirement, contre les mutualités nationales qui ont permis le très haut niveau de prestations assuré par les systèmes sociaux européens entre les citoyens de chaque Nation. Le monde ne résistera pas à l’uniformisation des modes de vie et des modèles imposés. L’uniformisation des désirs que porte la globalisation et que subit l’individu de droit n’est rien d’autre que la promesse de la guerre de tous contre tous.
Ces organisations qui prônent les sociétés ouvertes
Le sale petit secret caché derrière les ONG sans frontiéristes et les Fondations qui promeuvent l’individu universel contre le citoyen, c’est que l’ouverture des frontières est la plus sûre ressource du capitalisme criminel qui rêve que plus rien, ni lois, ni normes, ni impôts, ni États, n’entrave la hausse illimitée des profits.
La suppression des séparations entre les hommes comme l’ouverture des frontières sont un idéal en trompe-l’œil, efficace pour faciliter l’avènement de la société de marché qui se joue en arrière-plan. Car la société de l’individu, la société de la mobilité obligée et du déracinement systémique ne crée pas seulement un homme hors sol, elle fait de l’argent la seule séparation légitime entre les hommes. Il est plaisant d’entendre les mêmes humanistes soucieux que plus aucune différence ne fasse de différence (selon le slogan stupide qu’ânonnent les DRH bien formatés ; « ni l’âge, ni le sexe, ni l’origine, ni la foi religieuse » ne font une différence entre les CV des candidats) accepter fort libéralement que l’argent décide du lieu de résidence, de l’accès aux loisirs, du statut social, et pour finir, de la singularité de chacun — que seul l’argent discrimine ceux que rien d’autre ne peut discriminer.
Nous refusons toutes les discriminations, pour mieux laisser s’instaurer la discrimination par l’argent. Nous condamnons toutes les différences de traitement sur la base du lieu de naissance, de la langue, de la religion, de la citoyenneté, pour mieux célébrer les différences que fait l’argent (5). Le cosmopolitisme est-il autre chose que la face cachée d’une ploutocratie qui ne supporte aucune limite ?
Là où les origines familiales, les parcours professionnels ou publics, la notabilité reconnue faisaient effectivement des différences, établissaient des distinctions dans lesquelles l’argent n’avait pas sa part, élevaient des hiérarchies subtiles impénétrables à l’étranger de passage, et dressaient ces limites que les rites et l’étiquette imposaient au désir humain (6), seul l’argent joue ce rôle — et dispense en effet de toutes les limites. Montrez-moi la couleur de votre carte de crédit, et je vous dirai qui vous êtes !
Dans l’inconscience générale, un nouvel apartheid se crée, dont le prix de l’immobilier, le coût et l’accessibilité des transports, le niveau des prix à la consommation, tiennent les clés.
La multiplication des frontières
L’idéal de la chute des frontières produit des conséquences inattendues, et à vrai dire désastreuses pour quiconque les regarde en face — mais les croyants ne croient pas ce qu’ils voient ! Le refus de toutes les séparations nationales aboutit à la multiplication des frontières intérieures. Tout se passe comme si ceux qui refusaient la frontière nationale étaient les premiers à appeler, à requérir des millions de frontières intérieures, subtiles, parfois tout à fait invisibles et pourtant efficaces. Pour ne plus être nationale, la frontière est partout. Quel progrès !
Décrire la journée ordinaire d’un employé, d’un cadre ordinaire, c’est énumérer une suite sans fin de numéros de code, de badges, de cartes à puce et de mot de passe, d’identifiants et de documents à présenter, qui sont chacune et chacun l’équivalent d’une petite frontière exigeant des preuves de soi pour être dépassée. Le badge d’entreprise remplace le passeport, le code d’entrée le certificat de domicile ou le livret ouvrier, mais la logique est la même ; plus un pas, plus un geste, sans contrôle. Ne parlons même pas de prendre l’avion, ou désormais de monter dans un train !
Et oublions ces caméras de surveillance et ces dispositifs d’identification qui en finissent avec toute notion d’intimité ou de secret ! À l’intérieur des pays aux frontières bien gardées, chacune et chacun jouissait d’un anonymat préservé et d’une totale liberté de mouvement dans l’espace public national. Ils sont aujourd’hui inconcevables ; de combien d’heures d’attente, de combien d’obligations et de soumissions quotidiennes se paie cette utopie européenne ; la suppression des frontières nationales ? L’ouverture des frontières nationales se traduit par la création de milliers de frontières chez soi, au bureau, dans la ville, sur les routes, partout. La liberté de mouvement des hommes aboutit à cette réalité partout à l’œuvre ; la paix, la confiance et la sécurité s’achètent au prix de l’heure sur la plage, du droit d’entrée dans la forêt parc régional, du parking en centre-ville. Ceux qui ne peuvent pas payer n’entrent pas. Est-ce vraiment l’idéal de ceux qui refusent toute discrimination ?
L’échec de l’espace de Schengen et du grand marché intérieur européen appellent ces fracturations de l’espace commun et cette surveillance omniprésente. Société ouverte, société de l’obéissance, société du formatage individuel, même combat ! Le citoyen libre et confiant parmi les siens devient l’individu isolé en proie à la suspicion généralisée dans la société ouverte — dans une société qui ne vante son ouverture que pour mieux contrôler, formater et dominer les atomes qui s’y agitent. Ce n’est pas par hasard si l’oligarchie mondiale finance toutes les opérations de destruction des frontières européennes ; la clé de sa domination mondiale sans partage se trouve là, dans la répudiation de tout ce à quoi la citoyenneté donnait droit comme égalité, comme liberté, et comme droit à l’insurrection !
Et cette logique des frontières intérieures trouve son paroxysme dans ces immeubles de bureaux où la nature du badge permet ou non à son porteur l’accès à tous les étages, à un groupe d’étage, à un étage seulement, voire à un ou à des bureaux seulement dans cet étage. Une autre illustration, tout aussi frappante, est donnée par ces projets qui se multiplient ; virtuelles ou réelles, des barrières (à l’entrée des grandes villes et de leurs quartiers du centre exigeront paiement d’un péage d’accès. Un nouveau dispositif de ségrégation dans l’espace se met en place, dans la relative indifférence générale.
La fin du rêve du monde sans frontières
C’en est bel et bien fini du rêve de mobilité, de fluidité généralisée, d’accélération permanente. Nous en sommes loin ! La vitesse moyenne de déplacement diminue, partout dans le monde. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre sa voiture. Les accès aux centres-ville se ferment ou deviennent payants, les ralentisseurs se multiplient à l’entrée des villages, des chicanes organisent le passage des voitures sur une seule voie dans de larges rues, et les radars comme les contrôles embarqués font de la route un lieu dangereux pour celles et ceux qui avaient seulement plaisir à rouler.
Le propos de tout maire, de toute « communauté de communes », n’est plus de fluidifier, de faciliter, d’accélérer, c’est le contraire. De 60 km/h en ville, nous sommes passés à 50, puis à 30, et certains parlent de limiter à 20 km/h la vitesse en « hyper centre » — un concept d’autant plus intéressant que les mêmes ont depuis longtemps rendu désert et mort le centre-ville en autorisant et l’ouverture d’hypermarchés en périphérie, et la multiplication de lotissements résidentiels par conversion d’anciennes terres agricoles… Le jeu d’élus inconscients, servi par les fonctionnaires qui n’ont pas fini de multiplier les ronds-points qui défigurent les entrées de villes, est de faire de chaque traversée de village un parcours du combattant, avec ralentisseurs, passages surélevés, chicanes, décrochements, passages sur une seule voie, etc.
La question ne porte pas sur la sécurité routière et la protection des piétons, sujets légitimes s’il en est. Elle porte sur l’inversion inaperçue de la logique de la modernité. Elle était à l’accélération, elle est au ralentisseur. Elle était à la fluidité, elle est au blocage. Et de même, elle était à l’ouverture infinie, elle est au contrôle des entrées et au suivi biométrique des entrants. Tout indique que le mouvement n’en est qu’à ses débuts, et qu’il va se poursuivre. Les indicateurs les plus pertinents sont l’insurrection ou la révolte des indigènes de Barcelone, de Venise, de Dubrovnik, contre l’invasion des touristes qui fait d’eux des Indiens dans leur réserve — ou des singes dans leur cage.
L’essentiel est ailleurs ; que veut dire encore être citoyen quand c’est le statut professionnel, la carte de crédit, le badge, qui décident de l’accès ? Que veut dire être citoyen quand l’espace public se privatise et quand les biens communs disparaissent ? Et le plus décisif se joue là, dans la capacité d’être de quelque part, des siens et de son territoire, d’y être bien, avec les siens, libre de ses mouvements comme de ses opinions, capables de ce bonheur simple de dire « nous ». L’idéal nomade congédie la sûreté de l’être que la Nation avait généreusement assurée à tous ; quand la frontière n’est nulle part, la frontière est partout, et chacun doit partout et en permanence donner des preuves de soi. Et les promesses de la « société ouverte » aboutissent à ce cauchemar orwellien de la juxtaposition d’individus isolés, de communautés fermées et hostiles, un cauchemar qui fait crier haut et fort ; vite, qu’on nous rende nos frontières ! Vite, que le citoyen reprenne le pas sur l’individu et que la Nation refasse l’unité perdue !
Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 18 mars 2019)
Notes :
1 –« Eloge des Frontières », Régis Debray, Grasset, 2014
2 — « Race et histoire », Claude Lévi Strauss, Folio, 1956
3 — « Europe, la Voie Romaine », Rémi Brague
4 — “Prisoners of Geography”, Tim Marshall, Eliott and Thompson, 2015
5 — « La Grande Séparation », Hervé Juvin, Gallimard, « Le Débat », 2015
6 — “La civilisation des Mœurs ”, Norbert Elias, Folio,1992