Nous reproduisons ci-dessous un billet d'Eric Werner, cueilli dans le n°92 d'Antipresse, lettre d'information gratuite de Slobodan Despot, disponible par abonnement et financée par les dons de ses lecteurs.
Penseur subtil et profond, Eric Werner est l'auteur de plusieurs essais marquants comme L'avant-guerre civile (L'Age d'Homme, 1998 puis Xénia, 2015) L'après-démocratie (L'Age d'Homme, 2001), Douze voyants (Xénia, 2010), De l'extermination (Xénia, 2013) ou Le temps d'Antigone (Xénia, 2015) et de recueils de courtes chroniques comme Ne vous approchez pas des fenêtres (Xénia, 2008) et Le début de la fin et autres causeries crépusculaires (Xénia, 2012). Il vient de publier dernièrement Un air de guerre (Xénia, 2017).
On peut également suivre les chroniques de l'auteur sur L'avant-blog - Chronique de la modernité tardive.
Résilience
Pourquoi nous exhorte-t-on désormais à «apprendre à vivre avec» le terrorisme, l’insécurité et autres fléaux, plutôt que de les combattre comme on l’a toujours fait?
On associe volontiers la tendance actuelle à l’effacement des frontières à la dérégulation néolibérale, avec à la clé un certain nombre de phénomènes qui, aujourd’hui, se sont banalisés: délocalisations, jungles de Calais et d’ailleurs, précarisation sociale, etc. Les débuts de la dérégulation néolibérale remontent aux années quatre-vingt du siècle dernier, et l’on peut dire aujourd’hui qu’elle a atteint son rythme de croisière. Sauf que certains voudraient l’accélérer encore. C’est le cas par exemple du président Macron quand il dit que le «monde ancien» fait de la résistance. Cela le gêne. Le «monde nouveau» dont il appelle l’avènement de ses vœux ne saurait trop attendre. En Suisse, une ministre socialiste a déclaré récemment que les gens devraient désormais s’habituer à devoir changer cinq ou six fois de métier dans leur vie. La tâche de l’école est d’aider les enfants à intérioriser cette idée dès leur plus jeune âge.
Dans son livre, L’Insécurité du territoire, paru il y a un quart de siècle, l’urbaniste et géopolitologue Paul Virilio écrivait: «En supprimant les frontières, la guerre totale abolit les franges protectrices des réalités nationales; ce qui se passait sur les fronts linéaires se passe à l’intérieur» [1]. Il se référait aux bombardements de masse de la Seconde guerre mondiale, bombardements, effectivement, qui avaient eu pour conséquence d’abolir la distinction entre «l’intérieur» et «l’extérieur». Personne, à l’époque, ne parlait encore de l’OMC. Sauf que, dans un cas comme dans l’autre, on assiste à l’effacement des «franges protectrices des réalités nationales». Les frontières disparaissent, et avec elles la protection qu’elles offraient autrefois aux populations.
En ce sens, loin de s’inscrire en rupture avec la période précédente, la dérégulation néolibérale en est un prolongement normal et naturel. Paul Virilio le précise en relevant qu’à notre époque, «paix et guerre s’identifient: elles sont toutes deux des systèmes de ruine» [2].
L’actuel ministère des armées, en France, s’appelait autrefois le ministère de la défense. Ce changement de nom n’est pas anodin. Chacun sait en effet que l’État ne nous protège plus aujourd’hui de rien. Et non seulement cela, mais qu’il n’entre même plus aujourd’hui dans ses intentions de le faire. Il ne le veut même plus. Car, selon lui, il n’est ni possible, ni partant raisonnable de le faire. Tel est le message qu’il cherche aujourd’hui à faire passer, aussi bien directement qu’au travers des grands médias qu’il contrôle. Rien ne sert, dit-il, de vouloir s’opposer au cours naturel des choses. Tout ce qu’on peut faire, c’est de l’accompagner. On peut éventuellement retarder certaines évolutions, non les empêcher. A quoi bon dès lors les frontières? Les frontières sont des barrières artificielles, autant donc les supprimer. Et c’est ce que fait l’État: il les supprime. Bien évidemment elles se reconstituent ensuite sous une autre forme à l’intérieur: aux limites, par exemple, de certaines zones de non-droit. Mais c’est un détail.
La sécurité ne se pense donc plus aujourd’hui en termes de protection, mais de résilience. Montrez-vous résilients, chers concitoyen(-ne)s, autrement dit acceptez la réalité telle qu’elle est (après suppression des frontières). Soit, ce n’est pas toujours très drôle. Mais essayez quand même. De toute manière vous n’avez pas le choix. On ne peut pas, par exemple, empêcher le terrorisme. Le terrorisme est quelque chose d’inéluctable. Il faut apprendre à vivre avec. Cela étant, des psys sont à votre disposition, ils vous aideront, si nécessaire, à récupérer après un attentat. A vous «reconstruire», comme ils disent. Vous aurez droit également à une aide financière. De même, nous ne pouvons pas empêcher les délocalisations. Elles sont dans l’ordre des choses. Nous avons signé des accords internationaux, il faut les respecter. Pour autant, personne, en France, ne mourra jamais de faim. Il y a le Samu social, les restos du cœur, etc.
C’est tout cela, la résilience. La résilience n’empêche donc rien, ne nous protège non plus de rien, en revanche elle nous aide à surmonter certaines épreuves, à leur survivre (physiquement et/ou psychiquement). Elle nous aide aussi à réparer certains dégâts. Si quelque chose de grave survenait aussi bien dans notre vie personnelle qu’autour de nous (attentat, catastrophe naturelle, invasion, je dis n’importe quoi), nous ne mourrions pas nécessairement. C’est toujours ça. De plus, l’État serait à nos côtés (ne serait-ce que pour veiller à ce que nous ne cédions pas à la tentation de nous défendre).
Traitant du marché unique européen et de sa «soumission», effectivement totale, à l’OMC, un spécialiste du développement local, Bernard Farinelli, relève: «L’Europe est moins protectrice que presque tout le reste du monde» [3]. Sous sa plume, c’est évidemment un reproche: l’Europe devrait avoir à cœur de se montrer protectrice. Mais l’Europe elle-même ne considérerait pas cette remarque comme un reproche. Elle la considérerait au contraire comme un compliment. Car que veut l’Europe? L’Europe n’a jamais voulu protéger personne. Cela n’a jamais été dans ses intentions. L’Europe est comme le président Macron: elle veut créer un «monde nouveau». D’où l’ouverture des frontières. Car l’ouverture des frontières a un effet accélérateur. C’est donc en soi quelque chose de positif. Assurément, cela se paye au prix fort: par la transformation en cauchemar de la vie de millions d’Européens. Mais ce n’est pas le sujet.
Eric Werner (Antipresse n°92, 3 septembre 2017)
Notes
Paul Virilio, L’insécurité du territoire, Galilée, 1993, p. 35.
Ibid., p. 30.
Bernard Farinelli, La révolution de la proximité, Editions Libre & Solidaire, 2015, p. 96.