Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site et consacré à l'avenir du terrorisme djihadiste en Europe. Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information et directeur de recherches à l'IRIS, François Bernard Huyghe a publié récemment La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015) et, dernièrement, DAECH : l'arme de la communication dévoilée (VA Press, 2017).
Tendances lourdes du djihadisme
La même semaine : deux attentats à la voiture-bélier en Catalogne (plus un probablement manqué avec des bonbonnes de gaz), des agressions au poignard en Finlande et en Sibérie, tout cela revendiqué ou attribué à l’État islamique. Si l’on suit les données fournies par le Monde, 87 personnes ont déjà péri cette année en Europe (dont un tiers au Royaume-Uni), pas toutes du fait de l’islamisme, puisque ces données tiennent compte des attentats kurdes en Turquie.
Si l'on élargit la perspective, en prenant les chiffres globaux publiés par le National Consortium for the Study og Terrorism and Responses to Terorrism, l'année dernière, il y a eu de par le monde 13.400 attaques terroristes tuant 34.000 personnes. mais, parmi celles-ci, les attentats commandités par l'EI, menées par des organisations ralliées ou simplement inspirées par Daech auraient tué 11.700 personnes (dont, il est vrai, 4.400 auteurs des attentats, ce qui prouve qu'il n'est pas très difficile de trouver des kamikazes). Pour une organisation dite agonisante et contre laquelle se dressent les soixante plus grandes puissances mondiales plus un nombre impressionnant de groupes armés....
Pour le dire autrement, si les tendances se prolongent, il faut s’attendre de plus en plus a) à ce que des islamistes attaquent dans la rue à l’arme blanche b) à ce qu’il y ait encore des voitures-bélier c) à ce que des djihadistes continuent quand même à perpétrer des attentats à l’arme à feu ou à l’explosif en Europe.
Sur le dernier point - même si l’on compare - en terme de l'efficacité la plus cynique, disons l’attaque à la Kalachnikov sur les Champs-Élysées à la fusillade du Bataclan ou l’explosion de Manchester (22 morts dans une foule très dense) à la période des attentats à l’explosif à Londres en 2005 (al Qaïda à l’époque), l’emploi des armes « par nature » (armes automatiques difficiles à se procurer, explosifs dangereux à fabriquer) semble plus rare et moins mortel.
Ceci peut s’expliquer par le fait qu’il y ait eu, comme à Marseille, des arrestations d’artificiers « juste à temps ». Autres explications possibles : l’État islamique sur le point d’être écrasé sur son propre territoire ne peut plus envoyer des commandos aguerris sur le front et/ou préfère encourager des initiatives économiques en termes de préparation (prendre sa voiture ne demande pas une énorme planification), à la portée de ceux qui n’ont pas fait la hijrah (aller sur la terre du califat). Soit Daech n’est plus guère en mesure d’organiser des opérations lourdes et sophistiquées, soit il considère comme tout aussi rentable d’inspirer des gens qui prendront des initiatives, même avec de moyens modestes, de façon décentralisée, et souvent avec autant d’impact médiatique.
Le raisonnement qui précède pourrait se retourner si, une fois le califat territorialement écrasé, quelques milliers de combattants européens « foreign fighters » revenaient en Europe. Même en retirant ceux qui seraient découragés par des mois d’horreur et ceux qui iraient en prison (où ils feraient sans doute du prosélytisme avec tout le prestige de leur expérience du front), cela pourrait laisser la place pour des attentats menés par des vétérans peu désireux de revenir à notre vivre-ensemble.
Dans tous les cas, nous sommes confrontés à une situation inédite : il y aura dans notre pays (ou susceptibles d’en franchir les frontières), des milliers de gens qui ne passeront pas tous à l’acte mais qui estimeront qu’il est juste et nécessaire de tuer de policiers, des militaires ou des passants pris au hasard. Mais aussi de périr dans l’action et de gagner ainsi le paradis des martyrs, tout en vengeant les persécutions dont les Européens seraient collectivement coupables à l’égard des musulmans. Il faut peut-être s’attendre à lire tous les deux mois environs que quelqu’un s’est précipité avec un couteau ou qu’une voiture a foncé sur la foule… Tous ces attentats ne seront pas forcément mortels, mais en dépit d’un taux d’échecs, ils contribueront à une sinistre routine. En écrivant ce terme nous pensons au livre « Terrorisme et routine » (1880) du russe Romanchenko qui théorisait une violence anti-étatique et justifiait l’attentat. Si l’on se souvient que de 1878 (attentat de Véra Zassoulitch contre le général Trepov) jusqu’à un attentat social-révolutionnaire contre Lénine en 1918, la Russie a connu des centaines de morts par attentats, il faut prendre l’expression routine au sérieux et se dire qu’un cycle terroriste peut durer longtemps.
Globalement, il y a quatre façons de finir pour les mouvements terroristes
Ils gagnent
Ils deviennent une force politique classique et négocient
La répression en vient à bout
Le mouvement s’épuise par découragement ou fautes d’objectifs historiques.
L’hypothèse d’une victoire des djihadistes semble impossible dans la mesure où l’est leur objectif proclamé, l’extension du califat à la Terre entière et la conversion de tous les hommes. La transformation de l’EI en mouvement politique légal ou en force armée négociant un accord avec ses adversaires avant de déposer les armes contre compensation ne paraît pas non plus très proche.
La répression ? Il fut certes possible d’arrêter à peu près tous les membres de l’Armée rouge japonaise ou d’Action Directe en France mais ce raisonnement s’applique mal à notre pays aujourd’hui. Difficile à transposer 18.500 signalements pour radicalisation en 2017, qui certes ne commettront pas tous d’attentats, mais qui ne font pas partie d’une seule organisation susceptible d’être décapitée un jour, qui se réunit, planifie ses actions, etc., avec de petits groupes prenant des initiatives de façon plutôt autonome..
Reste l’idée du renoncement. Nous ne l’obtiendrons pas par une déradicalisation que nous sommes aussi peu capables de définir que de pratiquer avec succès (le dernier centre de déradicalisation vient de fermer faute de clients et de résultats). Quant au contre-discours dont nous avons fait la critique sur ce site, il semble incapable de sortir de trois figures récurrentes : 1) ils vous mentent 2) ils vous lavent le cerveau, 3) les musulmans s’en désolidarisent. Cette rhétorique ne fonctionne guère avec des gens qui se réfèrent à une doctrine structurée qui, sur la base de hadiths et d’interprétations théologiques littéralistes qui remontent au hanbalisme et qui, dans tous les cas, ne croient pas un mot de ce que disent les mécréants et les musulmans « hypocrites ».
En attendant d’avoir appris à mener la lutte idéologique qui transformerait leur logiciel, nous en sommes réduits à compter sur l’effet de lassitude ou de découragement. C’est une équation à au moins deux inconnues, en prenant pour hypothèse que la califat finira bien par tomber et perdre toute implantation territoriale.
Que deviendront les anciens combattants, notamment français ou francophones ? Ceux qui n’auront pas été tués sur place auront le choix entre continuer à combattre dans la région (en Libye, par exemple) sous les mêmes couleurs, rejoindre d’autres groupes djihadistes et éventuellement contribuer à donner une seconde jeunesse à la franchise al Qaïda, retourner en Europe au risque de la prison (où ils recruteront ?), passer entre les mailles du filet, rester salafistes mais « quiétistes » en renonçant à la violence armée remonter des cellules en Europe… Peu d’entre eux en revenant se convertiront aux valeurs de la République et de la laïcité.
Mais l’autre question est d’ordre symbolique : l’effet de la chute de l’EI pour des gens qui ont précisément été attirés par son utopie : fonder le califat des vrais croyants destiné à conquérir la Terre et venger tous les torts subis par les croyants. Si la promesse n’est pas tenue, les sympathisants vont-ils se tourner vers d’autres formes d’islamisme ? Ou croire, comme les y incite le discours de Daech, à ne voir là que la dernière épreuve imposée par Dieu avant l’inévitable victoire ? Aux banques de la colère ou du ressentiment, la perte du territoire et l’écrasement des derniers « lions » du calife accroissent notre débit. Des batailles du VII° siècle en passant par les Croisades, la colonisation et les guerres au terrorisme, il s’agit d’un seul crime à leurs yeux. La simple idée de venger le califat peut-elle susciter davantage encore de vocations ?
Baisse de la létalité des attentats, capacité à accepter cela comme une « routine » statistiquement inévitable et moindre effet symbolique ? Récupération des djihadistes par d’autres organisations ? Ressentiment et violence de ressentiment après la chute de l’EI ? Telles sont les inconnues dont dépend l’avenir du terrorisme djihadiste. Son passé remonte aux années 90 (les attentats de 1995 liés à l’islamisme algérien font huit morts en France) : au moins une génération et le temps de deux organisations principales (Al Qaïda puis Daech). Entretemps nous n’avons appris ni à les écraser militairement, ni à les contrer idéologiquement.François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 20 août 2017)