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Léon Daudet : le Saint-Simon de la IIIe

A l'occasion de la réédition des Souvenirs littéraires  de Léon Daudet chez Grasset dans la collection des Cahiers Rouges, Bruno de Cessole consacre un bel article à ce livre et à son auteur dans le dernier numéro de Valeurs Actuelles.

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Léon Daudet  Le Saint-Simon de la IIIe
Par Bruno de Cessole

Truculents, généreux, éclatants de vie et de verve, les “Souvenirs littéraires” de Léon Daudet offrent une prodigieuse galerie de portraits de la France de la fin du XIXe siècle.

La scène se passe dans les années 1880. Le jeune Léon Daudet, alors élève au lycée Louis-le- Grand, est appelé à monter sur l’estrade pour recevoir les lauriers que lui ont valus ses succès scolaires. Au côté de son père, Alphonse Daudet, trône un éléphantesque vieillard – Ernest Renan – l’oeil mi-clos, qui lui susurre en l’embrassant : «Nous ferons de vous quelque chose ! » Peu après, dans l’appartement familial de l’avenue de l’Observatoire, un barbu à l’allure proconsulaire et à la trogne rubiconde, Léon Gambetta, apprenant que le jeune fils de son hôte se révèle un brillant sujet, lui donne solennellement l’accolade et lui glisse ces mots : « Nous ferons de toi quelque chose, la République aime les travailleurs ! » Puis c’est Victor Hugo en personne,«oracle trapu, aux yeux bleus, à la barbe blanche », mélange de noblesse émouvante et de burlesque, qui, la première fois qu’il le rencontre, lui pose sur le front une main bénisseuse en lui confiant : « Il faut bien travailler et aimer tous ceux qui travaillent ! »

Nanti de cette triple bénédiction, élevé dans la familiarité du sérail littéraire et politique grâce à son père, Léon Daudet (1867-1942) aurait dû finir dans la peau d’un notable de la IIIe République, académicien doré sur tranche, ministre ou, à tout le moins, sénateur, couvert de prébendes et de décorations.Tout à l’encontre, le léonin Léon, bête noire des politiciens de la IIIe, terreur des « rhéteurs bouffis de l’Assemblée nationale », connut un destin mouvementé de rebelle et de proscrit, mais aussi de formidable vivant et d’homme libre, justifiant le proverbe anglais selon lequel “chien de race se bat contre son père”.

Cette irréductible indépendance de jugement entraîna l’élève de Burdeau (celui des Déracinés de Barrès), élevé dans la foi républicaine et laïcarde, à renier les “immortels principes” pour se convertir, par l’intercession de Maurras, au royalisme et à l’antiparlementarisme. Pour autant, il ne fut jamais le “godillot” obéissant qui suit, les yeux fermés, la “ligne du parti”. Contre les dogmes esthétiques de l’Action française, il ne se priva pas de défendre les hétérodoxes qui avaient su l’émouvoir, de Céline à Bernanos, de Debussy à Proust, de Gide à Claudel et jusqu’à Picasso. Et le polémiste qui ferraillait contre le Stupide XIXe Siècle avouait son admiration pour Balzac, Baudelaire et même Hugo. Élu en 1900 à l’académie Goncourt, au fauteuil de son père, il y affirma haut et fort ses préférences, à l’avant-garde de l’art et de la littérature, à l’étonnement de ses propres amis et, plus encore, de ses adversaires. À qui déplorait devant lui que Voyage au bout de la nuit manque d’égards pour la patrie, Léon, qui s’était battu pour l’attribution du prix Goncourt à Céline, aurait rétorqué : « La patrie, je lui dis merde quand il s’agit de littérature. » Le critique Edmond Jaloux n’avait pas tort de voir en l’auteur du formidable et picaresque Voyage de Shakespeare, « prodigieusement intelligent, d’une érudition gigantesque, d’une puissance de travail inimaginable », un « homme du XVIe siècle ». Au vrai, l’excès était la norme de Léon Daudet. Il y avait en lui du Rabelais et du Brantôme,mais aussi du Mirabeau et du Danton. Ardent, passionné, entier, il aimait le combat,la joute intellectuelle comme la bagarre physique (quatorze duels, d’innombrables algarades avec les forces de l’ordre en témoignent).Tel un bulldog, il prenait ses adversaires par la nuque et ne les lâchait plus, jusqu’à ce qu’ils crient grâce. Certes il a donné des coups, parfois assez bas, mais toujours de bonne foi,certes il a prodigué son talent de polémiste dans des causes indéfendables, l’antisémitisme, notamment, au temps de la Libre Parole de Drumont puis de l’affaire Dreyfus,avant de s’en détacher, mais il a connu également des épreuves, et de terribles : la mort de son fils Philippe, dont il a toujours cru qu’il s’agissait d’un assassinat et non d’un suicide, la prison, l’exil, la diffamation… Cet ogre n’a cessé pourtant d’aimer la vie sous toutes ses formes. Porté naturellement au lyrisme, à la santé et à la gaieté, il professait des goûts simples : « les belles-lettres, les belles femmes, les bonnes blagues, le bon vin, le commerce des gens gais et libres », les cafés et les auberges plus que les palaces et les musées de la vieille Europe. En homme de droite, c’est-à-dire en homme libre, le personnage est contradictoire, et attachant par cela même. Sa vie et son oeuvre le révèlent écartelé entre le sentiment et la raison, entre élans dionysiaques et quête de sérénité apollinienne. C’est en disciple de Pan que Barrès le voit, défilant à la tête des Camelots du roi,« rayonnant d’audace, de force et de joie, être venu du fond des âges, couronné de lierre, au milieu des cymbales et des tigres déchaînés », tandis que Bernanos le dépeint « tout étincelant de vie, d’audace, de gourmandise et de génie, avec son teint doré, ses yeux brefs, fulgurants, sa bouche nerveuse, cette voix de cuivre étrangement dominatrice, et tout à coup si caressante, jusqu’au rire pathétique où roule et se prolonge on ne sait quelle plainte secrète ». Homme de guerre, et de guerres civiles, le “gros Léon” s’ébroue, comme d’Aubigné ou Barbey d’Aurevilly, dans la violence, les discordes, les passions, la vie ardente et risquée, tout en aspirant à la restauration de l’ordre et de la paix,sous la tutelle d’une monarchie qui mettrait fin à la guerre franco-française et à la lutte des classes. Cette dualité se fait jour dans ses Mémoires et jusque dans son écriture d’une vigueur et d’une liberté presque expressionnistes. Marcel Proust, qui l’admirait, le tenait pour un nouveau Saint-Simon, sachant alterner, à l’instar de l’irascible “petit duc”, l’atrocité magnifique et la noble suavité dans d’inoubliables portraits. Dans ces charges, à la limite de la caricature, « les mots, écrivait Proust, chargés d’une puissance instable, entrent en déflagration d’images irrésistibles, avec une drôlerie immortellement géniale, que la raison ne connaît pas mais dont l’évidence s’impose et s’imposera toujours à quelque chose qui, sans être la raison, est commun à tous les lettrés ». Il est visible que le mémorialiste devait s’amuser beaucoup à croquer les passagers de cette nef des fous, et les éclats de rire qu’il arrache à son lecteur font, sans nul doute, écho à son propre rire,“hénaurme”, homérique, de Gargantua sans fiel. Car, si atroces que soient ses tableaux, particulièrement dans les descriptions physiques, ils ne portent jamais la marque du ressentiment, de l’hypocrisie et de la mauvaise foi. Comme Hogarth, Daumier, Goya ou Forain, Léon Daudet possédait le don de voir au-delà des apparences, de déceler la canaille ou l’imbécile, le Tartuffe ou le mufle, sous le plastron de l’homme du monde, du ministre, de l’académicien ; bref, avec un flair infaillible de limier, il débusquait la bassesse et la misère humaines sous les grandeurs d’établissement et les réputations les mieux établies.

Daudet n’avait que des adversaires, non des ennemis

Et c’est franchement,hardiment,qu’il arrachait les masques et portait l’estocade. Sans haine, car, même en politique, ce chouan du Midi ne connaissait que des adversaires, non des ennemis,à l’exception de quelques-uns comme Malvy ou Briand. Pour avoir fait ses classes d’étudiant en médecine sous les professeurs Charcot, Potain, Péan et Brissaud, il avait le coup d’oeil d’aigle du clinicien pour dépiauter un crétin ou un charlatan. Essayiste, romancier, publiciste politique, biographe,conférencier,critique, il a parcouru tous les chemins de la littérature, mais c’est dans le journalisme et ses neuf volumes de Mémoires, couvrant cinquante ans de vie littéraire et politique,qu’il a exprimé le meilleur de son talent. L’anthologie que réédite Grasset dans la collection Les Cahiers rouges avait été composée et préfacée, avec intelligence et enthousiasme, par Kléber Haedens, qui en puisa la matière dans les neuf volumes des Souvenirs de Daudet, Fantômes et Vivants, Devant la douleur, L’Entre-Deux- Guerres, Salons et Journaux, Au temps de Judas, Vers le roi, la Pluie de sang, Député de Paris,Vingt-Neuf mois d’exil. À la source de ces Mémoires, nulle volonté de plaider pour sa paroisse, de légitimer ses actes, de rationaliser le passé, mais le désir « de montrer les choses et les gens dans leur lumière d’époque, sans rien atténuer ni rien forcer », avec pour fil rouge « la sincérité dans l’exactitude ».Un demi-siècle de vie française, à la fois intellectuelle et politique, de 1880 au début des années 1930, revit sous la plume étincelante du Saint-Simon de la IIIe République. Par son père, Léon Daudet tenait aux célébrités du second Empire, comme la princesse Mathilde ou Henri Rochefort, mais aussi à Victor Hugo, dont il devait épouser la petite-fille, Jeanne, aux frères Goncourt et à l’école naturaliste,de Zola à Mirbeau de Huysmans à Maupassant.Tout jeune, il a vu de près ces vieilles gloires sans se laisser subjuguer par une admiration béate, conservant sa liberté de jugement, sceptique devant Zola, mais admiratif devant Barbey d’Aurevilly. Plus tard, il a côtoyé Maurras et Bainville à l’Action française, Barrès, Clemenceau, Herriot, Poincaré, Daladier, Tardieu, Mandel, Blum et Briand à l’Assemblée nationale. Il a connu et aimé Edmond de Goncourt,Théodore de Banville, François Coppée, Henry Stanley, George Meredith… Ces fantômes glorieux, mais aussi les fantoches justement oubliés ressuscitent sous la plume vive, colorée, abondante du mémorialiste en de saisissants portraits ou d’incisifs croquis. Voici la princesse Mathilde « aussi pétrifiée et ligneuse que les aigles de pierre et de bois qui encombraient ses lugubres salons », Maupassant chez qui « on distinguait à l’oeil nu trois personnages : un bon écrivain, un imbécile et un grand malade, les deux premiers ayant tendance à s’absorber dans le troisième » ; Oscar Wilde, « lourd et flasque, hideux par le bas du visage et presque majestueux par le front, l’enchâssement de l’oeil et les temporaux, et dont la voix pâle et grasse sortait d’une affreuse bouche molle » ; Émile Faguet, « ramoneur halluciné, pion sans linge, chaussé d’incroyables croquenots, et répandant une odeur de soupe à l’oignon » ; René Doumic, « noyé mondain à la barbe pisseuse, aux joues creuses, au corps efflanqué […], sans goût, sans odeur et sans forme, dont la bile acrimonieuse coule à son insu, en filets saumâtres et ruisselets jaunâtres, tout autour de lui » ; le journaliste Ernest Judet, « grand diable gauche, tenant de la fouine géante et du Scandinave d’eau douce, habile de sa plume comme d’un manche à balai, pas bon, pas intelligent, intempestif, rancunier et roublard » et dont Daudet, l’ayant retourné sous toutes ses larges coutures pendant sept ans, écrit, avec cette invention langagière qui fait de lui le petit-neveu de Rabelais et l’oncle de Céline : « En vérité j’ai habité Judet, j’ai judeté dans sa judetière, comme un judouillard de judoire, et tout ce que je vais conter ici n’est que suc, quintessence, distillation de vain colosse, unique en son genre. » Mais trêve de citations ! Il faudrait trop citer, tant dans les portraitscharges que dans les portraits sublimes, et dans les tableaux d’époque, de l’enterrement de Victor Hugo aux séances de la Chambre, des dîners de la Revue des Deux Mondes aux pèlerinages esthétiques et épicuriens en Angleterre et en Belgique. Car tout n’est ici que suc, quintessence, distillation du bonheur d’écrire et de l’ardeur de vivre.

Souvenirs littéraires, de Léon Daudet, Grasset, coll. “Les Cahiers rouges”, 570 pages, 13,80 €.

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