"Pourquoi Céline. La réponse est très simple : parce que, que cela plaise ou non, Céline est le plus grand écrivain français du XXe siècle. Il est donc important, pour un pays tel que la France, où la littérature a si longtemps joué un rôle identificateur, de se poser la question de savoir ce qu’il en est, aujourd’hui, de sa relation à Céline. Il y a des raisons à cela. Pour avoir créé l’inoubliable personnage du Voyage au bout de la nuit, Céline a pris une longueur d’avance sur la mise en lumière de l’effondrement de la société française au moment de la Grande Guerre. Une capacité de vérité inégalable. Il a écrit : « La vérité, personne n’en veut. » C’est possible, lui-même la voulait-elle à ce point, pour avoir été, dans un même corps, un homme à deux pensées, l’une d’un immense romancier, l’autre d’un fou paranoïaque, déchaîné contre « le juif » dans l’instruction d’un procès métaphysique qui le dépassait ? Les écrivains ne sont pas comme les gens de morale, qui ont pour vocation de dire le Bien. Céline n’a jamais souhaité être quelqu’un d’autre que cet homme qui ne croyait à rien hormis à un certain pouvoir de la prose poétique. On cherche en vain, dans ses livres, de quoi subvenir à l’insatiable besoin de Bien et de Bon qui fait écrire tant d’imposteurs. Céline a pu errer sans jamais faire montre de la moindre culpabilité, on a le droit de s’en émouvoir à la lecture des fameux pamphlets semi-clandestins (on peut les lire sur Internet…), mais on ne peut pas dire que Céline a été un imposteur. Son œuvre est là pour témoigner de ce paradoxe spécialement explosif : un pouvoir de création unique, l’invention d’une langue propre à son temps, un aveuglement insensé sur cette même époque. Inutile de couper cela en tranches distinctes : il faut tout prendre ou rien.
Le dossier que nous présentons ici aux lecteurs de la Revue ne cherche pas l’exhaustivité. La parution chez Gallimard d’une biographie par son éditeur hors pair, Henri Godard, réunit pour la première fois tous les éléments susceptibles d’apporter à l’œuvre célinienne tout l’éclairage nécessaire. Céline, il l’a dit, il l’a écrit, était un fervent lecteur de la Revue des Deux Mondes, notamment lors de son séjour comme prisonnier au Danemark, après la guerre, dans l’attente d’une possible extradition. Olivier Cariguel nous montre ici, pièces à l’appui, lettres inédites et autres éléments, quel lecteur Céline a été de la Revue. Dans le même numéro, on lira également parmi d’autres (Marc Weitzmann, André Derval), l’étude d’Eryck de Rubercy croisant sa lecture de l’écrivain allemand Gotfried Benn et celle d’Ernst Jünger avec celle de l’auteur du Voyage.
Un document exceptionnel au centre de ce dossier : une conversation à trois, au lendemain de la mort de l’écrivain, entre Jean-Louis Bory, Maurice Clavel et Quentin Ritzen. Depuis sa première publication dans Arts (le 12 juillet 1961), celle-ci n’avait pas été remise à la disposition du public.
À l’heure d’une vaine polémique sur une improbable « célébration » du cinquantenaire de sa mort, puissent ces travaux d’approche contribuer à la précieuse connaissance d’une œuvre capitale du XXe siècle.
À lire également, dans ce même numéro, l’entretien de Donatien Grau avec l’architecte Claude Parent, l’un des plus grands, et le reportage de Sophie Anmuth en provenance du Caire. Où l’on voit que si les enthousiasmes des premiers jours ne sont plus de mise, reste qu’un processus de révolution politique continue d’être à l’œuvre. Le reportage de Sophie Anmuth nous aide à le mieux comprendre.
Bonne lecture,
Michel Crépu"
Au sommaire du dossier :
Olivier Cariguel - Céline envoûté par la Revue des Deux Mondes
Frédéric Verger - Le fanfaron des génocides
Jean-Louis Bory, Maurice Clavel,Quentin Ritzen et jacques Legris - Entretien - Trois écrivains parlent de Céline, Rabelais de l’ère atomique
Eryck de Rubercy - Benn, Jünger et Céline
Albrecht Betz - Céline et le IIIe Reich
André Derval - Singulier ou pluriel ? Céline, du nombre…
Marc Weitzmann - Quelques questions sur un anniversaire
Michel Crépu - Céline, boîte noire du XXe siècle
Olivier Cariguel - Les livres du cinquantenaire