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  • L’étrange victoire de l’Occident...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gilles Carasso, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à l'étrange victoire de l'Occident, qui survit à son déclin et maintient sa domination universelle.

    Gilles Carasso a été directeur des Instituts français de Pologne et de Géorgie.

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    L’étrange victoire de l’Occident

    Depuis la chute de l’URSS, les pays de l’ancien « bloc de l’Est » ont perdu 10 à 25 % de leur population. Du fait d’une baisse de la fécondité semblable à celle de l’Europe et de l’Asie de l’Est, mais surtout du fait de l’émigration vers l’Europe de l’Ouest, l’Amérique et, marginalement, Israël. La population la plus jeune, la plus instruite est partie ou aspire à partir, ôtant à ces pays – Pologne exceptée – leurs chances de développement économique. L’exception polonaise est aussi religieuse : c’est le seul grand État anciennement soviétisé qui n’appartient pas au monde orthodoxe.

    En Russie, la fascination de l’Occident n’est pas moindre qu’ailleurs. L’URSS est tombée pour n’avoir jamais été capable de fabriquer des jeans seyants. Ou, pour le dire d’une façon plus académique : de la collision inéluctable entre les aspirations au bonheur individuel venues de l’Occident, dont le marxisme était un des rejetons, et ses structures collectivistes – communautaires dans l’anthropologie d’Emmanuel Todd. La tentative du Kremlin de les remplacer par l’idéologie des « valeurs traditionnelles » est tout aussi vouée à l’échec. Le départ de McDonald’s n’a pas freiné l’appétit des Moscovites pour les hamburgers, les séries télévisées russes sont calquées sur le modèle des séries américaines et la classe moyenne russe, dès qu’elle en a les moyens, passe ses vacances en Occident.

    L’adhésion de l’Europe orientale à l’UE et à l’OTAN, ou le désir d’y adhérer qui se manifeste en Ukraine, en Géorgie, en Moldavie, relève du même mouvement occidentogyre. C’est la transposition à l’échelle des nations du désir des individus de passer à l’Ouest.

    Pourquoi l’Occident ?

    Cet Occident, tant fantasmé à l’Est comme au Sud, est riche et il est en déclin démographique. D’autre part, l’aviation a aboli les distances. Donc explication physique simple : l’équilibre des niveaux. Mais les gens ne sont pas des atomes de liquide, ils existent dans et par des cultures. L’émigration est un déracinement, rêve et souffrance. Pour que le rêve l’emporte sur la souffrance, il faut que la culture de départ ait cessé de fournir les « nourritures de l’âme » indispensables à la vie. Il faut aussi que le rêve ne soit pas seulement de biens matériels, mais d’une façon de se vivre dans le monde. Les ghettos de nouveaux arrivants sont des sas de décompression.

    Oswald Spengler juge la chose tout à fait impossible : on naît et on meurt dans sa « religion », c’est-à-dire la façon de se lier au macrocosme qu’on a acquise en naissant dans une famille et dans un pays, quelles que soient les apparences d’intégration. L’immigration musulmane en France, qui revient à la seconde ou troisième génération à l’islam intégral (c’est-à-dire sans les fadaises d’un islam laïque) semble lui donner raison même si le soi-disant fondamentalisme musulman est largement une réinvention1.

    L’Europe de l’est semble aussi témoigner de l’imperméabilité des cultures par son absence d’acclimatation du capitalisme – hors la Pologne catholique, il n’y a pas de « start-up nation » dans le monde orthodoxe –, et par ses laborieuses tentatives d’imitation, ou ses simulacres d’adoption, de la démocratie2.

    Mais à l’inverse, si l’on considère son émigration, rien n’indique une conservation de la métaphysique orthodoxe en Occident. La première grande vague venue de l’empire russe au tournant du XIXe siècle ne fut pas orthodoxe mais juive. Or le déracinement des Juifs de Russie n’était que limité puisque l’empire tsariste avait largement échoué à les intégrer3. Leur fusion dans l’univers WASP a parfaitement réussi, ils ont même défini, à Hollywood, le canon esthétique et moral du « rêve américain »4. Spengler prédisait même, mais c’était avant la création de l’État d’Israël, la dissolution du judaïsme occidental dans le chaudron américain. Cela ne posait pas de problème à sa théorie puisque le vieux « consensus juif », aterritorial, était vulnérable face à la jeune et dynamique culture américaine. Seulement, le même phénomène s’observe aujourd’hui avec l’émigration orthodoxe.

    Le maître ouvrage de Spengler s’intitule Le déclin de l’Occident. Depuis sa parution il y a un siècle, les variations autour de ce thème ont été innombrables au point de lui donner les apparences d’une évidence5. Laquelle est corroborée par le suicide démographique de l’Europe et des surgeons occidentaux de l’Asie orientale. Il constitue la musique d’ambiance des grandes manœuvres géopolitiques de la Russie : le soleil se lève une nouvelle fois à l’est, enfin au sud-est : les BRICS vont bientôt pulvériser le dollar et les missiles hypersoniques, les porte-avions nucléaires américains.

    Alors pourquoi le monde entier se précipite-t-il vers cet Occident agonisant6 ?

    Le leadership scientifique

    Une première réponse est que sa puissance économique, scientifique, militaire, quoiqu’en déclin relatif, est encore prépondérante. Elle vaut pour l’étudiant géorgien ou ivoirien, pour le chômeur africain comme pour le polytechnicien français : la puissance d’attraction. La réalité, c’est l’extraordinaire solidité des Etats-Unis, même si le pacte de Bretton Woods, qui, en 1945, a défini les termes de son imperium, touche à sa fin7.

    Mais il faut avoir une idée bien étriquée de la pyramide de Maslow, ou un marxisme vintage, pour s’imaginer que la richesse est le motif principal de l’émigration. Ce qui pousse à s’arracher à la patrie, c’est d’abord le sentiment qu’il n’y en a pas ou plus, de patrie. Le départ en masse signe la mort des cultures. Il n’est nul besoin d’appeler à l’expiation des crimes de la colonisation, nous expions déjà, par l’arrivée en masse en Europe de la jeunesse africaine, l’agression que l’Europe a infligée aux cultures du continent africain. Et ce qui apparaît comme l’hispanisation progressive des Etats-Unis peut aussi bien être vu comme la revanche des cultures précolombiennes anéanties. En Russie, les idéologues du panslavisme incriminent les réformes commencées sous Pierre le Grand, qui, en administrant par la violence une européanisation forcée, ont empêché ou retardé le mûrissement d’une synthèse culturelle proprement russe8.

    C’est ensuite le sentiment de savoir où l’on va. Les migrants ne partent pas en explorateurs de mondes nouveaux, ils comprennent, fût-ce à leur façon, les « numina » de l’Occident. Cela signifie, comme l’a rappelé Modeste Schwartz, que, contrairement à un préjugé courant, la colonisation a réussi9. Elle a tellement réussi qu’elle a imposé avec succès le mantra occidental du salut individuel et de l’infini des possibles. Non parce que celui-ci aurait plus de séduction que les autres. Il n’y a que les Occidentaux pour s’imaginer que l’individualisme et toutes ses déclinaisons sont doués d’un charme irrépressible. Mais parce que ce système de croyances – l’ontologie naturaliste pour Philippe Descola10, ou l’élan faustien pour Spengler –, se connecte de telle façon, sous le nom de science, avec le savoir-faire technique, qu’il guérit des malades, fait voler les avions, écrase par la puissance de ses armes. Le vrai ne se décide plus par la conformité à un régime de vérité : c’est vrai parce que ça marche.

    Métaphysique de l’Occident

    La technoscience est un sujet qui a été abondamment traité. Je n’ai cependant pas le sentiment qu’ait été résolue l’énigme fondamentale : comment un cheminement métaphysique, enclenché dans les monastères de l’Occident en même temps que la rationalisation du travail11, a-t-il abouti à un système de connaissance dont la vérité se prouve par son efficacité ? Ou encore : comment le travail, c’est-à-dire la technique et l’économie, a-t-il réussi à mettre en forme, dite scientifique, le mythe faustien de l’infini de façon à accroître son efficacité sur la matière inerte ou vivante, sans autre limites que celles, physiques, de la planète ?

    La victoire universelle de la technoscience n’empêche pas de constater le déclin de l’Occident, mais elle interdit d’envisager son effacement. Simplement, l’Occident a commencé à déplacer ses centres de pouvoir ou, pour reprendre le terme de Schwartz : à se pigmenter12. Le discours du multilatéralisme cache mal sa similitude avec celui de l’Occident actuel. Il suffit de comparer la déclaration du sommet des BRICS avec le discours onusien du développement durable pour constater leur parfaite identité13.

    Le déclin de l’Occident traditionnel est aujourd’hui observable à l’œil nu : catastrophe démographique, dévastation insupportable de la nature par le capitalisme, affaiblissement relatif de la puissance, déréliction idéologique du wokisme. Niall Ferguson a brillamment décrit comment l’Occident avait étendu sa domination sur le monde14. Il reste à expliquer pourquoi, contre les principes de la morphologie spenglérienne, l’emprise de sa métaphysique, sous ses avatars scientifiques et économiques, survit à son déclin et maintient sa domination universelle.

     

    Notes :

    1. Cf. Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Seuil 2008 ; Yves Lepesqueur, Pourquoi les Libanaises sont séduisantes, L’Harmattan 2022.

    2. Cf. Ivan Krastev et Stephen Holmes, Le moment illibéral. Trump, Poutine, Xi Ping : Pourquoi l’Occident a perdu la paix, Fayard 2019.

    3. Cf. Alexandre Soljenitsyne, Deux siècles ensemble, Fayard 2012.

    4. Cf. Neal Gabler, Le royaume de leurs rêves. La saga des juifs qui ont fondé Hollywood, Calmann-Lévy 2005.

    5. Deux exemples récents : Douglas Murray, L’étrange suicide de l’Europe ; Immigration, Identité, Islam, L’artilleur 2018. Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard 2024.

    6. Cf Modeste Schwarz, Fin d’occident ou faim d’occident ? https://modesteschwartz.substack.com/p/fin-doccident-ou-faim-doccident?r=10v1d0.

    7. Sur les données fondamentales de la puissance américaine et le pacte de Bretton Woods, voir Peter Zeihan, The Accidental Superpower: The Next Generation of American Preeminence and the Coming Global Disaster, Twelve 2016. Sur la fin de la mondialisation : Peter Zeihan, The end of the world is just the beginning: mapping the collapse of Globalization, Harper Business, 2022.

    8. Cf. Modeste Schwartz, Une spécialité russe : la russophobie. https://modesteschwartz.substack.com/p/une-specialite-russe-la-russophobie.

    9. Cf Modeste Schwartz, Dépasser Spengler. https://modesteschwartz.substack.com/p/depasser-spengler?r=10v1d0.

    10. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard 2005.

    11. Cf. Pierre Musso, La religion industrielle. Monastère, manufacture, usine, Une généalogie de l’entreprise, Fayard, 2017.

    12. Sur la notion d’Occident pigmenté et le multilatéralisme, cf. Modeste Schwartz, L’après-Kovid, Écrits de 2022-23. Troisième partie : Kissinger et l’Occident pigmenté. https://substack.com/@modesteschwartz/p-141102176.

    13. Cf. Edward Slavsquat, Would you like to know what BRICS just declared? https://edwardslavsquat.substack.com/p/would-you-like-know-what-brics-just.

    14. Niall Ferguson, Civilisations. L’occident et le reste du monde, Saint-Simon, 2014.

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  • Autopsie de la défaite...

    Les éditions Pierre de Taillac viennent de publier un essai de Gilles Haberey et Hugues Perot intitulé Les 7 péchés capitaux du chef militaire. Officiers supérieurs de l'infanterie, praticiens des opérations, les deux auteurs ont déjà publié L'art de conduire une bataille (Pierre de Taillac, 2016).

     

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    " S’engager sans renseignement, se laisser imposer le terrain, subir le rythme de l’adversaire, sous-estimer son ennemi, manquer d’audace, s’obstiner inutilement, céder à la panique... Tels sont les 7 péchés capitaux que le chef militaire ne doit pas commettre s’il ne veut pas courir le risque d’une lourde défaite. Après le succès de L’Art de conduire une bataille (Prix de la Saint-Cyrienne 2017), Gilles Haberey et Hugues Perot analysent les causes des grands désastres tactiques. Ils s’appuient sur de nombreux exemples historiques et révèlent les erreurs à éviter absolument lorsque l’on mène une armée en campagne. Cet essai passionnant permet de comprendre comment des chefs intelligents en viennent à prendre des décisions erronées qui les conduisent à la catastrophe... Une lecture indispensable pour tous ceux qui commandent des hommes. "

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  • Quelle guerre ? Quelle victoire ?...

    Nous vous signalons a parution du numéro 49 de Médium (octobre-décembre 2016), la revue dirigée par Régis Debray. Ce numéro, coordonné par François-Bernard Huyghe, questionne la guerre dans laquelle nous sommes censés être plongés...

     

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    " Notre époque adore voir les vainqueurs - les performants, les populaires, les séduisants, les efficients- ; elle communie dans l'émotion : gagner, c'est vibrer. Mais aimons nous vraiment la victoire, celle qui se remporte après atroce résistance, celle qui brise l'ennemi pour forcer sa volonté, celle qui s'inscrit dans l'Histoire ? Et pouvons nous ?

    Nous sommes, paraît-il, en guerre. D'intérêt et pas de religion dit le pape. Contre le terrorisme dit le président. Contre la barbarie dit le premier ministre. Contre Daesh précisent ceux qui aiment que l'ennemi ait un nom et une adresse (Monsieur al Baghdadi, Califat, pays de Cham, Entre Syrie et Irak). Contre l'extrémisme violent disent les Américains.

    Notre armée intervient au Mali, en Centre Afrique, en Libye et ailleurs. Et ne parlons pas de l'Amérique d'Obama (opérations militaires en Afghanistan, Irak, Syrie, Libye, Yemen, Somalie, Pakistan pour ce prix Nobel de la paix). Tous ces drones, tous ces bombardiers, ces interventions au sol, peut-être, quel triomphe annoncent-ils ? Qu'écrirons-nous dans les manuels et quels monuments pour quelles commémorations ? Ou voulons-nous simplement qu'ils nous fichent la paix, cessent leurs attentats et décapitations en ligne et nous laissent retourner à notre vivre plus ou moins ensemble et à notre mondialisation plus ou moins heureuse ?

    Le djihadisme avec qui nous sommes sensés être en guerre, ne peut ni gagner (pas d'émirat futur à Washington), ni perdre (si chaque kamikaze recrute ses successeurs pour le venger). Plus généralement, nous, occidentaux, malgré notre supériorité technique, ne gagnons plus de guerres tant nos bienveillantes interventions militaires suscitent de nouvelles hostilités.

    Du coup, les médiologues (et quelques praticiens) s'interrogent sur la notion de victoire : il faut savoir la définir et définir l'ennemi, il faut y croire, y faire croire (surtout en persuader le vaincu) ; il gagner la bataille pour la mémoire des peuples. Ce qui nous amène aussi à réfléchir sur la relativité historique de l'idée de guerre victorieuse donc de paix, ou plutôt aux variations de ses représentations. "

    Sommaire :

    Ouverture
    Régis Debray, F.B. Huyghe : La faiblesse des armes

    Vaincre et convaincre
    François-Bernard Huygue : Clausewitz, réveille-toi !
    Paul Soriano : Notre djihad
    Philippe-Joseph Salazar : L'éloquence du massacre
    Margaux Chouraqui : La contamination par l'image
    P.-M. de Biasi et C. Schmelck : Les réseaux du chaos
    Jacques Billard : L’école de la guerre

    La victoire incertaine
    Général V. Desportes : La guerre au sein des populations
    Olivier Kempf : Quand la victoire se défile
    Nicolas Mazzucchi : Le meurtre pour les nuls
    Émeric Lhuisset : Théâtres de guerre
    Pierre Conesa : L’histoire jugera

    Mémoires de guerres
    Monique Sicard :Déboulonnades
    Robert Dumas : Réduire au silence
    Jacques Lecarme : 1918 : quelle victoire ?
    Clément Sigalas : 1940 : quelle guerre ?

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