FIGAROVOX. - La polémique autour de l'islamo-gauchisme a permis au grand public de découvrir le monde universitaire. Vous avez vu ce milieu évoluer en deux décennies...
Renée FREGOSI. - À la fin des années 1990, le groupe, devenu hégémonique en sciences sociales, n'en était qu'au début de son offensive. Il se revendiquait de «la pensée critique» de Pierre Bourdieu mais la dénonciation de toutes les formes de «domination» n'était pas encore l'alpha et l'oméga de la recherche. C'est pourquoi, bien que n'ayant pas suivi un parcours classique, j'ai pu être admise sur la liste d'aptitude des maîtres de conférences, premier sésame pour postuler sur des postes universitaires. L'ambiance qui régnait au CNU (NDLR, le Conseil national des universités chargé de la gestion de la carrière des enseignants-chercheurs) n'avait rien à voir avec celle d'aujourd'hui : les professeurs faisaient preuve d'ouverture d'esprit et de tolérance à l'égard des personnes qui ne venaient pas du sérail et publiaient des articles pas uniquement dans des revues universitaires ou du moins, pas reconnues comme telles
Qu'est-ce qui a changé ?
L'atmosphère. Je constate le retour d'une forme de raidissement, de puritanisme dans la société française et les affrontements intellectuels sont plus violents. L'université n'est qu'un prolongement du politiquement correct et des attitudes conformistes d'autocensure généralisée ; il s'agit surtout de dénoncer, bâillonner plutôt que d'analyser et débattre. Mais le monde intellectuel porte une grande responsabilité dans la diffusion des idées. Si l'enseignement et la recherche deviennent aussi des lieux où règnent le dogmatisme et l'idéologie avec l'agressivité que cela comporte, c'est la production et la diffusion de théories importantes, de savoirs scientifiques qui sont menacées.
Or, c'est ce qui se passe depuis deux décennies. L'institution universitaire a peu à peu été prise en main par des groupes sectaires. Le pluralisme des approches et des méthodes, comme la diversité des origines et des parcours ou l'originalité des propos sont systématiquement bannis. Ce ne sont pas seulement les idées qui sont combattues, mais également les personnes qui les incarnent. Ceux qui n'appartiennent pas au clan devenu majoritaire sont rejetés ou exclus du recrutement, des promotions et des financements de la recherche. Sous prétexte d'un manque de scientificité, de défendre un point de vue «essentialisant», d'adopter des méthodes qui seraient éloignées du terrain, ou de n'avoir jamais publié dans des revues à comité de lecture (NDLR, une revue qui publie des articles scientifiques évalués par des relecteurs).
Vous critiquez aussi le fait que les enseignants-chercheurs soient jugés par leurs pairs...
Dans ce système paritaire, celui qui détient la majorité des voix et/ou la plus grande influence peut acquérir un pouvoir sans partage et sans contre-pouvoir dont il peut abuser. Il est censé garantir une impartialité quant aux personnes et une qualité scientifique de la recherche et de l'enseignement, mais il est perverti par la volonté de puissance de groupes organisés. La montée en puissance d'une «idéologie diversitaire» à laquelle on assiste à l'université est donc facilitée par ce mode de fonctionnement. Ces dérives militantes sont aussi présentes dans le monde de la culture, des arts et des médias. Elles sont portées, se diffusent et imposent leurs règles de vie à travers des stratégies de prise de pouvoir dans les institutions et les organisations de la société civile. La naïveté, l'inadvertance et la lâcheté du plus grand nombre facilitent alors la tyrannie des minorités sur la majorité. Ainsi, un vieil ami aujourd'hui décédé, grand professeur à la Sorbonne, m'avait avoué que lui et ses collègues de la même génération et appartenant à diverses écoles de pensée, avaient tous, par négligence et par manque de clairvoyance, laissé s'infiltrer un clan de jeunes loups qui les ont ensuite dépossédés de leur département de sciences politiques. Ces professeurs-militants recrutent désormais exclusivement leurs protégés, leurs affidés, leurs obligés.
La ministre de l'Enseignement supérieur Frédérique Vidal a-t-elle pris conscience de la situation ?
Elle en a pris conscience semble-t-il, mais bien tardivement. Et on peut douter de sa sincérité puisque les responsables du dévoiement de l'institution sont eux-mêmes requis pour en faire l'état des lieux… Aujourd'hui, les sciences sociales principalement la sociologie, la science politique et l'anthropologie, sont prises en main, et d'autres disciplines comme l'histoire ou la philosophie et même la médecine et la santé publique par exemple commencent à être touchées par les dérives décolonialistes, racialistes, indigénistes, néo-féministes et islamo-complaisantes. Leurs partisans s'emparent de la direction des départements d'universités et des laboratoires du CNRS (Centre national de la recherche Scientifique) ainsi que des plus hautes instances comme le CNU, la CPU (Conférence des présidents d'universités) ou le HCERES (Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de d'Enseignement Supérieur). Le ministère de l'Enseignement supérieur et de la recherche a depuis longtemps abdiqué devant ces organismes prétendument indépendants parce que paritaires, mais de fait largement dominés par les idéologues.
Que préconisez-vous ?
Au lieu d'annoncer ou de réclamer des enquêtes sur la nature et le niveau de scientificité, difficile à définir objectivement, des enseignements, des projets de recherche, des thèses et autres travaux universitaires, il serait plus important de garantir le pluralisme des approches théoriques et des méthodes d'analyse. Pour cela il serait urgent de réclamer au ministère de soutenir les recours des postulants et des équipes lorsqu'ils sont refusés sur des postes ou pour des projets de recherche par les fameuses «instances indépendantes» et le jugement par les pairs. Car le ministère se défausse systématiquement en répondant aux recours gracieux formulés que « les commissions sont souveraines ».Et comme cela existe pour l'enseignement primaire et secondaire, même si sa mise en œuvre est loin d'être satisfaisante, il faudrait instituer des bureaux permettant de porter plainte contre des atteintes concrètes à la liberté académique (refus de sujets de thèse ou d'objets de recherche) et pédagogique (exclusion de certains thèmes d'enseignements et d'auteurs de référence). Il ne s'agirait pas d'instituer là des «tribunaux de police de la pensée» (puisqu'il n'est pas question d'interdire des thématiques) mais au contraire, de lutter contre ceux déjà mis en place par ces intellectuels dogmatiques qui « annulent » (cancel culture) et excluent des personnes, des libres débats, des modes de pensée.
Renée Frégosi (Figaro Vox, 26 février 2021)