Jean-Marc Jancovici: «L’Allemagne est le contre-exemple absolu en matière de transition énergétique»
LE FIGARO.- Vous évoquez souvent l’immense décalage entre le coût de l’énergie et son utilité sociale. Nous ne nous rendons pas compte de la valeur de l’énergie? Est-ce l’impensé de l’écologie?
Jean-Marc JANCOVICI.- La quantification économique a pris le pas sur d’autres métriques pour juger l’utilité de quelque chose. On pense spontanément que ce qui est utile vaut cher, que tout ce qui fait notre vie s’achète, or comme l’énergie ne coûte pas très cher dans notre poste de dépense (environ 10% pour un ménage pour logement et transports), le lien de dépendance n’est pas ressenti. Or ce qui fait notre mode de vie: les villes, le pouvoir d’achat, les études longues, le basculement dans le tertiaire, les week-ends, les 35h, les retraites, les six semaines de congés payés, la viande à tous les repas, c’est l’énergie, et très majoritairement les combustibles fossiles.
Les machines sont invisibles dans la convention économique: on continue à dire que les gens travaillent mais en réalité ce sont surtout les machines qui produisent. La puissance des machines dans le monde occidental, c’est 500 fois la puissance des muscles des Occidentaux. Pour que la France produise ce qu’elle produit aujourd’hui, sans machines, il faudrait multiplier sa population par 500 à 1000. Les machines sont totalement dépendantes de l’énergie, qui est un facteur beaucoup plus limitant que la force de travail pour l’économie. On ne se rend pas compte car on juge les choses à travers leur prix, convention humaine qui ne tient pas compte des réalités physiques. Dans le système économique moderne, on a considéré que tout ce qui venait de la nature était gratuit, n’avait pas de prix. En ce sens le pétrole est aussi gratuit que le vent car personne n’a rien payé pour qu’il se forme. La gratuité de ces sources énergétiques fait qu’elles ne sont pas dans notre radar. Nous sommes des urbains déconnectés des flux physiques qui nous permettent de vivre. Le thé que nous sommes en train de boire en ce moment a poussé à des milliers de kilomètres d’ici!
Vous ne croyez pas à la possibilité d’une transition énergétique à 100% vers le renouvelable?
J’y crois tout à fait: il suffit de revenir à là où on en était en 1700, un monde à 100% renouvelables, avec 500 millions d’agriculteurs. Est-ce que c’est possible? La réponse est oui. Est-ce que ce sera le monde actuel, avec 8 milliards d’habitants consommant ce qu’ils consomment? La réponse est non. Le monde actuel repose sur les combustibles fossiles, qui ne sont pas renouvelables. On en aura un jour de moins en moins, c’est inexorable. Cela a déjà commencé en Europe depuis 2006: nous avons déjà une baisse du gaz, du pétrole et du charbon disponibles, et cela ne vient pas de politiques climatiques, qui pour le moment restent bien trop timides.
Ne faites-vous pas l’impasse sur la possibilité du progrès technologique? Ne va-t-on pas trouver des façons de stocker l’énergie verte?
Je vous retourne la question: souhaitez-vous vous reposer en totalité sur la possibilité d’une avancée qui pour le moment n’existe pas? Peut-être que ça va arriver. Mais, si vous êtes raisonnable, vous ne pariez pas sur sa survenue certaine. Avec les connaissances qui sont les miennes, je pense que le pari le plus intelligent à faire n’est pas de croire qu’on va trouver des solutions techniques inédites pour résoudre les problèmes environnementaux et garantir le niveau de vie. Le changement climatique a des effets différés après le maximum des émissions. Donc même si on trouve une solution miracle il y a des dégâts irrémédiables qui sont déjà là.
Est-ce à dire que le nucléaire seul pourra sauver le climat?
Le nucléaire fait partie des canots de sauvetage. À partir du moment où le navire principal -les fossiles - prend l’eau, et que vous devez le saborder aussi vite que possible pour des raisons climatiques, il vous reste les canots de sauvetage: les économies d’énergie, les énergies renouvelables et le nucléaire. Les militants qui s’opposent au nucléaire disent en fait «je ne veux pas utiliser un des canots de sauvetage car le gouvernail pourrait grincer». Ça ne fait pas baisser le risque global, ça l’augmente!
La France a-t-elle eu tort d’abandonner la quatrième génération de réacteurs nucléaires?
Bien sûr. D’une manière générale, la France gère ses filières de long terme à la petite semaine, au nom d’une idéologie discutable - la concurrence généralisée, et d’une démagogie électorale, «l’antinucléaire qui fait peur». Dans le domaine des infrastructures, qu’il s’agisse d’un réseau électrique, d’un système de production, de transports, ou d’aménagements du territoire, la période pertinente pour penser le système est de l’ordre d’un siècle. Cela ne peut se gérer en se basant sur les prix du marché de la semaine dernière ou des objectifs court-termistes de rentabilité. La mise en concurrence généralisée dans ces domaines est un piège qui déstructure totalement le pilotage des investissements et raccourcit les horizons de temps. Et pour planifier on doit défaire d’une main ce que l’on a fait de l’autre: les tarifs d’achat sur les renouvelables consistent justement à sortir un mode de la concurrence après avoir créé cette dernière…. Les travaux gigantesques de fortification mise en œuvre par Vauban n’auraient pas été possibles si on avait dû le mettre en concurrence! C’est la même chose dans le ferroviaire, ou le nucléaire qui a besoin d’un système planifié. Démagogie électorale ensuite: Superphenix le réacteur de quatrième génération créé dans les années 1970 a été arrêté pour des raisons électorales en 1997 par Jospin. Fessenheim a été arrêté par Hollande pour des raisons similaires. Satisfaire 3% d’antinucléaires dans un électorat est plus important que l’avenir de long terme..
Que pensez-vous de l’exemple allemand?
L’Allemagne est l’exemple de tout ce qu’il faut ne pas faire en matière de transition énergétique. Elle a commencé à supprimer son nucléaire avant de supprimer son charbon. Elle est vent debout contre les contraintes sur les émissions de l’industrie lourde, via un système de quotas, et contre une réglementation sévère sur les voitures neuves vendues. L’Allemagne plaît beaucoup aux antinucléaires, mais l’Angleterre est un pays beaucoup plus intéressant pour nous. Cette attitude est un vrai problème pour l’axe franco-allemand, moteur de l’Europe.
On l’a vu pendant la crise des gilets jaunes, une simple augmentation de la taxe carbone peut avoir des conséquences sociales violentes. Il y a une tension grandissante entre le désir de consommation des classes populaires et l’impératif écologique prôné d’abord par l’élite (les plus gros scores des verts sont dans les métropoles). Pensez-vous que la transition énergétique puisse se faire sans douleur sur le portefeuille des classes populaires occidentales ou est-ce un mensonge?
Malheureusement, quand on regarde la physique, on se rend compte que même le niveau de vie d’un smicard est trop consommateur de ressources non renouvelables pour qu’on puisse le maintenir en l’état. Son niveau de vie n’a rien à voir avec celui d’un paysan, et même d’un baron du Moyen Âge. Il vit dans un appartement chauffé, a un poste de télévision, part en vacances, mange à sa faim, et mobilise un énorme flux de ressources pour sa consommation de produits de toute nature. À 8 milliards, se remettre dans un système compatible avec les limites de la planète ne pourra se faire sans un effort de tous, y compris des classes populaires. Certes les plus riches devront donner l’exemple et être sur le front, pas à l’arrière, mais tout le monde va devoir faire des efforts.
«L’humanité n’a pas dit son dernier mot», a assuré le premier ministre Édouard Philippe avant sa visite à la COP25. Faut-il être comme lui optimiste? Attendez-vous quelque chose de cette COP?
De manière un peu désabusée, on pourrait dire que toutes les COP qui ont précédé n’ont servi à rien. La concentration de CO2 dans l’atmosphère n’a pas augmenté moins vite dans l’air depuis le début des réunions de ce type en 1995. Il n’y a eu aucune inflexion. Une COP, c’est une assemblée de 198 copropriétaires, où chaque pays-propriétaire possède une voix, qu’il possède un placard à balais ou le duplex du dernier étage, et qui doivent se mettre d’accord à l’unanimité sur une rénovation de l’immeuble de fond en comble, sans syndic, sans projet de résolutions, où les charges seront payées par chacun au prorata de sa surface. Les chances de réussite sont nulles.
Quelle est la bonne échelle?
La puissance publique, la puissance privée, les particuliers ont chacun des possibilités d’agir. L’ONU ne fait qu’entériner ce que ces trois corps ont déjà décidé par ailleurs.
Que peuvent faire les individus?
Nous avons sorti une étude avec Carbone 4 intitulée «Faire sa part» pour essayer de calculer comment diminuer de moitié son empreinte carbone par des gestes et des investissements sans que ça soit trop violent. Il y a quatre gros postes d’émissions carbone chez les particuliers. D’abord l’alimentation: un premier geste peut être de manger moins de viande. En France, il faudrait diviser le cheptel bovin par deux et multiplier les prix unitaires par trois pour que les éleveurs puissent se payer correctement. Ensuite, les déplacements. Le particulier doit privilégier les voitures les plus petites possibles, et les déplacements sans voiture (bus, vélo, marche, train, diminution des trajets en portée, ou covoiturage). L’état devrait mettre une prime à la casse extrêmement élevée dès lors qu’on achète une voiture neuve qui consomme moins de la moitié de l’ancienne. Il peut aussi remettre en place la vignette et réglementer à la baisse les émissions des voitures neuves. Troisième poste d’émission: la consommation: il faut acheter moins de «tout», que ce soit des vêtements ou de l’électronique (cette dernière représente un pas qui croit très vite!). Enfin, le chauffage: on peut baisser le thermostat, isoler, ou changer sa chaudière fioul ou gaz pour une pompe à chaleur ou au bois en milieu rural.
Et au niveau de l’état, quelle serait la mesure la plus urgente à mettre en œuvre qui aurait le plus d’impact?
D’abord, je dirais, passer du temps à bien comprendre le problème! Ensuite, arrêter demain matin le soutien au solaire et à l’éolien et réorienter les quelques milliards d’euros qui y sont consacrés chaque année dans des mesures vraiment efficaces: aider les ménages modestes à passer à la pompe à chaleur, à isoler, à acquérir des voitures consommant très peu tout en obligeant les constructeurs à en faire, à faire des pistes cyclables et de l’agriculture moins émissive, etc..
Jean-Marc Jancovici, propos recueillis par Eugénie Bastié (Figaro Vox, 13 décembre 2019)