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robert de herte - Page 5

  • Cet infracassable noyau de nuit...

    Dans notre rubrique Achives, nous reproduisons ici  un éditorial de la revue Eléments sous la plume de Robert de Herte (alias Alain de Benoist), qui introduisait un dossier consacré à la sexualité.

     

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    Cet infracassable noyau de nuit….

    De l’érotisme, qualité proprement humaine qui fait emprunter au désir sexuel le canal de l’inventivité mutuelle, il n’existe pas de définition véritablement satisfaisante. L’érotisme n’est pas le contraire de la pudeur, qui n’a de sens que pour autant qu’elle rend désirable. Il n’est pas non plus le contraire de la pornographie, qui ne redevient elle-même suggestive (c’est son grand avantage) que lorsque, montrant absolument tout, elle révèle du même coup qu’il n’y a rien à voir. Du reste, D.H. Lawrence avait déjà tout dit quand il dénonçait l’hypocrisie d’une société qui condamne la pornographie tout en restant aveugle sur sa propre obscénité. N’importe quel discours publicitaire, n’important quel discours relevant de la logique du marché, aujourd’hui, est assurément plus obscène qu’un vagin ouvert photographié en gros plan.

    Pendant des siècles, l’érotisme a été dénoncé comme contraire aux « bonnes mœurs » parce qu’en excitant les passions sensuelles, il contredisait une morale fondée sur la dévalorisation de la chair. Contrairement à d’autres religions, le christianisme a toujours été incapable de produire une théorie de l’érotisme, non qu’il ait jamais ignoré le sexe, mais au contraire parce qu’il en a fait une obsession négative. Passé le temps des martyrs, l’abstinence devint la marque de la vie dévote et la sexualité le domaine d’élection du péché. L’activité sexuelle, regardée comme un pis-aller, n’était plus admise que dans le cadre conjugal. L’Eglise condamnait une sexualité déconnectée de la seule visée procréative, tout en cultivant l’idéal virginal d’une procréation sans sexualité. Raison pour laquelle, sans doute, le discours sur le sexe est si longtemps resté purement littéraire, médical ou simplement vulgaire – bien qu’il soit révélateur que, de tout temps, le nu ait servi de base à l’enseignement des beaux-arts, comme étant le plus approprié à former à la catégorie du beau.

    La modernité naissante a ensuite entrepris un vaste travail de désymbolisation, dont l’érotisme a été la victime. Se fondant sur une idée de l’être humain comme individu autosuffisant, elle s’interdisait déjà par là de penser une différence sexuelle qui, par définition, implique l’incomplétude et la complémentarité. La péjoration des passions et des émotions, supposées génératrices de « préjugés », a d’autre part accompagné la montée en puissance de l’individu au profit du rationalisme scientiste. L’intelligence sensible – celle du corps – s’est alors trouvée dévaluée, soit comme porteuse de pulsions « archaïques », soit comme émanant d’une « nature » dont l’homme, pour devenir proprement humain, était appelé à s’émanciper. La modernité, enfin, a systématiquement reconverti l’intérêt en besoin, et le besoin en désir. Sans voir que le désir ne se ramène précisément pas à l’intérêt.

    Auteur d’une belle Anthologie historique des lectures érotiques, Jean-Jacques Pauvert estime qu’« en l’an 2000, malgré les apparences, il n’y a plus guère – ou plus du tout – d’érotisme. Cette parole d’expert peut surprendre. Elle ne fait en réalité que constater que l’érotisme, hier bridé par une censure qui le vouait à la clandestinité et à l’interdit, est aujourd’hui très exactement menacé par son contraire.

    De même que la surabondance d’images empêche de voir, et que la grande ville est en fait un désert, le sexe assourdissant devient inaudible. L’omniprésence des représentations sexuelles enlève à la sexualité toute sa charge. Contrairement à ce que s’imaginent les réactionnaires pornophobes, héritiers du nouvel ordre mondial reagano-papiste, elle tue l’érotisme par excès, au lieu de le menacer par défaut. C’est là encore un effet de la modernité. Le procès moderne d’individualisation a en effet abouti, d’abord à la constitution de l’intimité, puis au renversement dialectique de l’intimité dans l’exhibition de soi au nom d’un idéal de transparence. Ce passage de l’intimité à l’exhibitionnisme (pris comme « témoignage », et donc critère de vérité) est parfaitement illustré par l’émission de « télé-réalité » Loft Story, image fidèle, concentré spéculaire (et crépusculaire) de la société actuelle, qui ne force le trait que pour mieux en faire apparaître les lignes de force : voyeurisme pauvre et niaiserie consensuelle, huis clos programmé par la loi de l’argent, exclusion interactive sur fond d’insignifiance absolue. Que les foules soient fascinées par ce miroir qu’on leur tend n’a rien pour surprendre : elles y voient en petit ce qu’elles vivent tous les jours en grand.

    Le sexe est aujourd’hui convié à se mettre au diapason de l’esprit du temps : humanitaire, hygiéniste et technicien. La normalisation sexuelle trouve des formes nouvelles, qui ne cherchent plus à réprimer le sexe mais à en faire une marchandise comme les autres. La séduction, trop compliquée, devient une perte de temps. La consommation sexuelle doit être pratique, performante et immédiate. Objet machinal, corps-machine, mécanique sexuelle : la sexualité n’est plus qu’un affaire de recettes « techniques » au service d’une pulsion scopique de la quantité. Dans le monde de la communication, le sexe doit cesser d’être ce qu’il a toujours été : semblance de communication d’autant plus délectable qu’elle s’inscrit sur fond d’incommunicabilité. Dans un monde allergique aux différences, qui à bien des égards a reconstruit socialement et culturellement le rapport des sexes sous l’horizon d’un dimorphisme sexuel atténué, et qui s’entête à voir dans les femmes des « hommes comme les autres », alors qu’elles sont en réalité l’autre de l’homme, il faut qu’il n’« aliène » plus, alors qu’il est un jeu d’aliénations volontaires. Le désir politiquement correct de supprimer le rapport de forces qui s’établit tantôt au bénéfice de l’un des sexes et tantôt de l’autre, dans une conversion mutuelle, tue ainsi l’érotisme, car il n’y a pas de rapport amoureux qui se déploie dans une plate égalité, mais seulement dans une joute, une instable inégalité qui permet le retournement de toutes les situations. Le sexe n’est que discrimination et passion, attirance ou rejet également excessifs, également arbitraires, également injustes. En ce sens, il n’est pas exagéré de dire que le véritable érotisme – sauvage ou raffiné, barbare ou ludique – reste plus que jamais un tabou.

    La volonté de supprimer la transgression tue pareillement l’érotisme. Car il y a bien des normes en matière sexuelle, comme il y en a en toutes choses. L’erreur est de croire que ce sont des normes morales, l’autre erreur étant de s’imaginer que n’importe quelle conduite peut être érigée en norme, ou que l’existence d’une norme délégitime du même coup ce qui est hors-normes. L’érotisme implique la transgression, pour autant que cette transgression reste possible sans cesser d’être transgression, c’est-à-dire sans être posée comme norme.

    Entre les « jeunes des cités » pour qui les femmes ne sont que des trous avec de la viande autour, les suceuses professionnelles aux formes siliconées et les magazines féminins transformés en manuels de sexologie pubo-coccygienne, l’érotisme apparaît ainsi verrouillé de toutes parts. Les jeunes, en particulier, doivent faire face à une société qui est à la fois beaucoup plus permissive et beaucoup moins tolérante que par le passé. De même que la domination débouche en général sur la dépossession, la prétendue libération sexuelle n’a finalement abouti qu’à de nouvelles formes d’aliénation. Mais le sexe, parce qu’il est avant tout le domaine de l’incertitude et du trouble, se dérobe toujours à la transparence. L’exhibitionnisme le rend plus opaque encore que la censure, car à ce désir de transparence il répond toujours par la métaphore. A la mise en lumière sous les projecteur, le monde du sexe oppose, heureusement, ce qu’André Breton appelait son « infracassable noyau de nuit ».

     

    Robert de Herte (Eléments 102, septembre 2001)

     

     

     

     

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  • La banlieue désintégrée

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    Nous reproduisons ici l'éditorial du dernier numéro d'Eléments, actuellement en kiosque, intitulé "La banlieue désintégrée" et signé Robert de Herte (alias Alain de Benoist).

    Nous vous rappelons qu'il est possible de commander ce numéro ou de s'abonner sur le site de revue.

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    La banlieue désintégrée

    Dans les années 1950, Robert Lamoureux chantait: «Banlieues, banlieues, paradis des gens heureux». C'était la banlieue «populaire», proche du faubourg, chantée par Jacques Prévert et René Fallet, photographiée par Édouard Boubat et Robert Doisneau. Celle des réseaux d'entraide et de solidarité entre «gens de peu». Un demi-siècle plus tard, la banlieue tend à devenir synonyme d'enfer pour une population de sans-espoir, faite d'otages et de témoins impuissants. C'est qu'entre-temps les banlieues ont été transformées en décharges où l'on a rejeté, expulsé à la périphérie, tout ce que l'on ne voue lait pas voir - déchets urbains et « hommes en trop» - dans des grandes villes transformées en dortoirs pour cadres supérieurs et néo-petits-bourgeois «branchés». Autant dire un centre de tri de l'humanité par le capitalisme tardif.

    Aujourd'hui, du fait de l'immigration, le problème des banlieues se ramène pour la droite à un problème ethnique, pour la gauche à un problème social. La vérité est que les deux aspects sont indissociables, mais surtout que le phénomène des banlieues va bien au-delà. C'est dire qu'on ne peut l'appréhender en s'en tenant, d'un côté à la « culture de l'excuse», de l'autre aux fantasmes sur 1'«islamisation». Il ne faut en effet pas confondre les communautés au sens sociologique et au sens politique. Les banlieues ne se composent pas tant de «communautés» organisées que d'un caravansérail de populations différentes artificiellement juxtaposées. Celles-ci ne se divisent pas non plus de façon manichéenne entre discriminants et discriminés, possédants et dépossédés. Tout ne s'y résume pas à un problème de surveillance et de contrôle, à la façon dont on surveillait les «classes dangereuses» à l'époque où l'habitat constituait une forme de discipline sociale.

    Nous l'avons déjà dit ici même, les «jeunes des cités» ne remettent nullement en question le système qui les exclut. Ils cherchent moins la reconnaissance qu'un raccourci vers l'argent, qu'un branchement plus direct sur les réseaux du profit. Quoi qu'aient pu en dire certains sociologues, rien de moins contestataire que la violence des banlieues - violence brute, manifestation de mauvaise humeur convulsive qui ne s'assortit ni d'un discours politique ni de l'ombre d'une revendication. Ce n'est pas une révolte du «rien» au sens de: «Nous ne sommes rien, soyons tout! », c'est une révolte pour rien, et qui ne débouche sur rien. Les bandes de crapules qui règnent par le trafic, la violence et la terreur sur les populations des quartiers «sensibles» sont plutôt la dernière incarnation en date de ce que Marx appelait le lumpenprolétariat. «Le lumpenprolétariat, disait Engels, cette lie d'individus corrompus de toutes les classes, qui a son quartier général dans les grandes villes, est le pire de tous les alliés possibles». Les « racailles» n'aiment pas le populo, mais le pognon. Leur modèle, ce n'est pas l'islam ou la révolution. Ce n'est pas Lénine ou Mahomet. C'est Al Capone et Bernard Madoff. (Délinquance pour délinquance, il faut d'ailleurs rappeler que celle des grands prédateurs financiers en col blanc fait chaque jour plus de dégâts que celle de toutes les racailles» de banlieues réunies) . A une époque où l'économie criminelle est devenue un sous-produit de l'économie globale, leur seule ambition est de recycler à la base, de façon brutale, des pratiques qui règnent déjà au sommet. De devenir les «golden boys des bas-fonds» (Jean-Claude Michéa).

    Les «jeunes des banlieues», dont on dénonce partout le refus ou l'incapacité de s'intégrer dans la société, sont de ce point de vue parfaitement intégrés au système qui domine cette même société. Présenter la délinquance des jeunes comme le résultat mécanique de la misère et du chômage, c'est s'épargner de voir ce qui, dans la logique même du système d'accumulation du capital légitime en profondeur leur attitude: des valeurs exclusivement tournées vers le profit et la réussite matérielle, le spectacle de l'argent facile, dont l'exemple vient d'en haut. C'est du même coup masquer la violence inhérente aux rapports sociaux propres au système capitaliste – le retour d'un capitalisme sauvage, auquel répond logiquement la nouvelle sauvagerie sociale. La désintégration des banlieues résume à elle seule la décomposition du monde occidental. Elles sont le symptôme d'une dé-liaison sociale, d'une dissociation généralisée. L'échec de 1'« intégration» ne résulte pas seulement de l'absence de volonté de s'intégrer, mais aussi de la disparition de tout modèle expliquant pourquoi il faudrait s'intégrer. Et d'ailleurs, s'intégrer à quoi? Un pays, une société, un système de valeurs, un supermarché? «Une société elle-même en voie de désintégration n'a aucune chance de pouvoir intégrer ses immigrés, écrivait Jean Baudrillard, puisqu'ils sont à la fois le résultat et l'analyseur sauvage de cette désintégration». Les immigrés souffrent d'une crise d'identité dans une société qui ne sait plus elle-même qui elle est, d'où elle vient ni où elle va. On s'étonne qu'ils méprisent le pays où ils vivent, mais ce pays est incapable de donner de lui-même une définition. On veut que les «jeunes» aiment une France qui, non seulement ne les aime pas, mais ne s'aime plus.

    A une époque où plus de 50 % de la population mondiale vit désormais dans les villes, et plus du tiers des citadins dans des bidonvilles, il n'est par ailleurs pas exagéré de parler de «banlieuisation» du monde. Partout, en effet, sont à l'œuvre les mêmes tendances d'urbanisme antisocial qui ont abouti aux banlieues actuelles.

    La« banlieue» d'aujourd'hui ne se comprend que si l'on est conscient de la profonde mutation qui, à l'époque de la modernité tardive, a affecté la ville. La grande métropole a cessé d'être une entité spatiale bien déterminée, un lieu différencié, pour devenir une «agglomération», une zone dont les métastases («unités d'habitation», «grands ensembles» et «infrastructures») s'étendent à l'infini en proliférant de manière anarchique dans des périphéries qui glissent lentement dans le néant. Henri Lefebvre parlait d'un nécessaire «droit à la ville ». Mais la grande ville n'est plus un lieu. Elle est un espace qui se déploie grâce à la destruction du site et à la suppression du lieu. Elle est dé-mesure et il-limitation. Elle est pure extension, c'est-à-dire dé-localisation au sens propre. C'est en ce sens qu'elle réalise l'idéal de l'urbanisme comme technique historiquement associée à l'invention de la perspective, c'est-à-dire à la géométrisation intégrale de l'espace, et du rationalisme fonctionnel, c'est-à-dire de l'hygiénisme appliqué à l'architecture, qui aboutit au déploiement de l'espace systématisé.

    Comme l'écrit Jean Vioulac, l'urbanisation «n'est plus l'installation de l'homme dans le site de la ville, c'est-à-dire dans un centre, un pôle à partir duquel le monde puisse se déployer et faire sens. La banlieue se définit par l'absence de pôle, elle est un espace urbain qui a rompu les amarres avec son, ancien centre sans pour autant se reconstituer elle-même à partir d'un centre. La ban-lieue est bannie de tout lieu, elle est le bannissement même du lieu [ ... ] Elle est l' ápolis redoutée par Sophocle». La banlieue est devenue un non-lieu. On y vit (ou on y survit), mais on n'y habite plus. Le drame est que la société actuelle, qui s'en désole, dénonce des maux (urbanisme sauvage et immigration incontrôlée) dont elle est la cause et déplore les conséquences d'une situation qu'elle a elle-même créée.

    Robert de Herte (Eléments n°137, octobre-décembre 2010)

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  • Les intellectuels, le peuple et le ballon rond...

     "[...] Ce qui déplaît visiblement à certains adversaires du sport est qu'il soit éminemment populaire -  que le peuple, ainsi qu'il l'a toujours fait, s'enthousiasme pour les compétitions sportives (d'autant plus qu'à notre époque, il n'a plus guère d'occasion de s'enthousiasmer pour autre chose). Or le prestige du champion est indissociable de la fierté du groupe auquel il appartient et qui se reconnaît en lui : la compétition sportive implique un monde commun et des valeurs partagées.[...]"  Robert de Herte, Règne des records ou gloire des champions ?, in Eléments n°125, été 2007 

     

    Dans Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, que les éditions Climats rééditent sept ans après sa première sortie, Jean-Claude Michéa, auteur de L'empire du moindre mal et de Impasse Adam Smith, défend le football en tant que grand sport populaire et dénonce sa marchandisation. A lire avant la déferlante télévisuelle de la Coupe du monde !... 

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    "Ce texte est d’abord prétexte à rendre hommage à Football, ombre et lumière, un grand livre de l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, paru aux éditions Climats en 1998. Mais Jean-Claude Michéa ne se contente pas ici de signaler l’intérêt philosophique indéniable de cet ouvrage, ni d’écrire de très belles pages sur ces footballeurs qui défièrent la gravité et donnèrent leurs noms à des gestes impensables. En dévoilant les mécanismes du mépris entretenu par une bonne partie des classes éduquées à l’encontre des sports populaires en général, et du football en particulier, il approfondit sa critique de l’Économisme, et de cette “ minorité civilisée ” chargée de mettre en pratique ses diktats. Le texte de Jean-Claude Michéa, introduit par une note de présentation de l’éditeur, sera accompagné de quelques nouvelles d’Eduardo Galeano, tirées de son livre, Football, ombre et lumière. Beckenbauer et Baggio y côtoient en bonne intelligence Camus et Pasolini. "

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  • La justice ou la vengeance ?

    Nous reproduisons l'éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist) dans le numéro 135 de la revue Eléments. Ce numéro dont le dossier central est consacré à la justice est disponible en kiosque ou ici :

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    La justice ou la vengeance ?

    La justice est en France rendue « au nom du peuple français ». Elle n'est pas rendue au nom des victimes. On ne le dira jamais assez: dans un procès pénal, le but du jugement n'est pas d'abord de satisfaire le plaignant ou la victime, mais de dire le droit et de sanctionner sa transgression compte tenu des circonstances, atténuantes ou aggravantes, dans lesquelles celle-ci a eu lieu. Un crime ou un délit n'est pas jugé en priorité en fonction des dommages qu'il a provoqués, mais des circonstances dans lesquelles il a été commis. Si les circonstances n'étaient pas un élément essentiel de la décision du juge, le procès deviendrait à la limite inutile: il suffirait de disposer d'un barème prévoyant l'attribution automatique d'une peine donnée à chaque catégorie de crime. En ce sens, l'institution des tribunaux marque bien le passage du particulier au général, du privé au public, de la victime au tiers jugeant, représentant l'ordre symbolique du droit objectif. Comme le dit Hegel. l'institution judiciaire est censée répondre à 1'« exigence d'une justice dépouillée de tout intérêt» (Principes de la philosophie du droit, § 103).

     

    La notion même de justice s'est donc construite sur l'idée que l'élimination de la vengeance passionnelle privée nécessite l'éviction relative des victimes et de leur entourage du processus de réponse à l'infraction. Elle est née de la volonté de soustraire le règlement des litiges à la seule confrontation des parties en le confiant à un tiers théoriquement impartial, en l'occurrence l'institution judiciaire, seule investie du droit de punir au nom de l'ensemble de la société, et non de certains de ses membres.

     

    Or, c'est cette idée que conteste, depuis une trentaine d'années, la justice «réparatrice» ou «restauratrice» (restorative justice) , qui prétend combler les insuffisances de la justice pénale classique en se centrant sur le préjudice occasionné. Des lois sur les droits des victimes et leur participation aux procès, à titre de parties civiles, ont déjà été adoptées dans de nombreux pays. Ce droit a ensuite été étendu à des associations supposées représentatives. Mais la question se pose de savoir comment cette évolution, fondée sur la «reconnaissance» de la douleur des victimes - la condition de victime pouvant dès lors devenir très rentable -, est concevable sur un plan juridique normatif. La justice publique rendue au nom des victimes devient en fait nécessairement identique à la vengeance privée ou à la loi du Talion (cf. Exode 21,23-27). C'est une formidable régression.

    Un pas décisif a été franchi, dans une affaire récente (celle dite du « gang des Barbares»), lorsque, pour la première fois, le Garde des Sceaux, violant l'usage qui veut qu'une décision de faire ou non appel en pareille circonstance soit prise par l'avocat général qui a siégé à l'audience, a demandé au parquet général de faire lui-même appel de la condamnation par une cour d'assises des complices du principal accusé, Youssouf Fofana, répondant ainsi à la demande plusieurs associations juives qui avaient trouvé trop légères les peines prononcées. Me Thierry Lévy, qui avait déjà dénoncé avec beaucoup de talent la « pandémie victimaire» dans son livre Éloge de la barbarie judiciaire (Odile Jacob, Paris 2004) , est de ceux qui ont réagi avec force contre la façon dont, à la faveur de cette affaire, «la politique des intérêts particuliers s'est introduite dans les prétoires»: « Il ne s'agit pas, pour le Garde des Sceaux, de maintenir une cohérence dans une politique pénale, mais de remplir les exigences d'une partie privée. Les parties civiles auront désormais la voie ouverte pour s'adresser au gouvernement quand les décisions de la cour d'assises ne leur plairont pas, ce qui est inévitable dans un très grand nombre de cas» (Le Monde, 15 juillet 2009).

     

    La tendance actuelle à placer la victime au premier plan, justifiant ainsi l'idée que le désir de vengeance doit aller jusqu'à son terme, conduit évidemment à considérer la prescription ou l'amnistie comme des dénis de droit. La prescription désigne le laps de temps au-delà duquel une action en justice n'est plus recevable. En matière pénale, il en existe deux catégories: celle qui concerne l'action publique, c'est-à-dire les poursuites, et celle qui touche la peine, lorsque la personne condamnée a échappé à l'exécution de celle-ci. Quant à l'amnistie, elle représente, depuis la Grèce antique, la manière la plus classique de mettre un terme à un conflit civil - souvenons-nous de l'Édit de Nantes ! Elle incarne la force bienfaisante de l'oubli réciproque, 1'« interdiction d'aller remuer le passé pour y chercher les prétextes à nouveaux actes de vengeance» (Carl Schmitt).

     

    « De là, écrit Philippe Raynaud, naît une nouvelle sensibilité qui va chercher à faire triompher le droit subjectif sur l'injonction d'oubli et qui va ainsi délégitimer l'amnistie pour faire triompher l'irrationalité de la prescription de certains crimes et demander qu'on reconnaisse le caractère inaliénable du droit à une certaine réparation » (Le juge et le philosophe, Armand Colin, Paris 2008, p. 225). La même attitude prévaut, bien entendu, lorsqu'un criminel est reconnu comme irresponsable - alors que c'est un principe constant qu'un aliéné mental n'a pas à être puni, mais soigné. Certains voudraient maintenant que les parties civiles puissent systématiquement faire appel des peines qui ne leur conviennent pas, ce qui reviendrait à s'engager dans une spirale sans fin, car par définition aucune peine prononcée ne sera jamais à la mesure de la douleur des victimes. Il est aussi question que certains délits sexuels soient à leur tour frappés d'imprescriptibilité, le postulat sous-jacent étant, là encore, qu'il n'y a pas de « réparation» possible sans poursuites, sans procès et sans condamnation. La justice pénale se voit ainsi investie d'une « mission quasi thérapeutique» (Paul Bensussan), bien qu'on puisse se demander en quoi deux ans de prison de plus aideront à dissiper le traumatisme d'un viol, ou en quoi dix ans de prison de plus ramèneront à la vie un parent tué. Affirmer que faire droit à la douleur des victimes, c'est leur permettre de « faire leur deuil» et de se «reconstruire », revient à utiliser l'institution judiciaire à des fins thérapeutiques qui ne lui appartiennent pas.

     

    De façon générale, on constate donc aujourd'hui une dérive consistant à accorder aux parties civiles une place de plus en plus grande au détriment des droits de la défense. « Que l'on ne dise pas, dit encore MC Thierry Lévy, qu'il existe un déséquilibre à compenser entre l'accusé qui peut faire appel et la partie civile qui ne le peut pas. Cette situation, voulue par la loi, définit le rôle de la partie civile, qui n'est pas de requérir une peine, mais d'obtenir une réparation ».

     

    Il n'y a en soi, bien entendu, rien de contestable dans la volonté de se situer « du côté des victimes plutôt que du côté des criminels ». Mais sympathiser avec les victimes ne justifie pas que l'on change la nature du droit pénal ni celle de la justice. La façon dont la droite tend à approuver ceux qui se font justice eux-mêmes, en clair ceux qui se vengent (ou vengent la mort d'un de leurs proches), est révélatrice de cette déplorable tendance, dont on retrouve l'équivalent à gauche avec la faveur pour l'« imprescriptibilité » et le refus de la prescription ou de l'amnistie. Le goût de l'autodéfense ou de la vendetta et l'appel à la « repentance » se rejoignent bizarrement quand il s'agit de changer la nature du droit pénal. Aux uns comme aux autres, il reste à comprendre que la justice n'est pas la forme civilisée de la vengeance, mais son contraire absolu.

     

    Robert de Herte   (Eléments n°135, avril-juin 2010)

     
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  • Eléments n°135 : La justice qui fait peur...

    Le nouveau numéro de la revue Eléments (n°135, avril-juin 2010) vient d'arriver en kiosque. Il est aussi possible de se le procurer sur le site de la revue. Le dossier central de cette livraison est consacré à la justice... 

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    La notion même de justice s’est construite sur l’idée que l’élimination de la vengeance passionnelle privée nécessite l’éviction relative des victimes et de leur entourage du processus de réponse à l’infraction. Elle est née de la volonté de soustraire le règlement des litiges à la seule confrontation des parties en le confiant à un tiers théoriquement impartial, l’institution judiciaire, seule investie du droit de punir au nom de l’ensemble de la société, et non de certains de ses membres. Or, c’est cette idée que conteste, depuis une trentaine d’années, la justice « réparatrice » ou « restauratrice », qui prétend combler les insuffisances de la justice pénale classique en se centrant sur le préjudice occasionné. Le goût de l’autodéfense ou de la vendetta et l’appel à la « repentance » se rejoignent bizarrement quand il s’agit de changer la nature du droit pénal. Aux uns comme aux autres, il reste à comprendre que la justice n’est pas la forme civilisée de la vengeance, mais son contraire absolu.
    Dossier : La justice qui fait peur
    • La justice victime des idéologies (Alain de Benoist)
    • Les Romains ne confondaient pas droit et loi (Jean-Charles Personne)
    • La justice pénale en questions (Alain de Benoist)
    • La justice a perdu sa crédibilité (entretien avec François Franchi)

    Et aussi…
    • Marx, Stirner et la question prolétarienne (Flora Montcorbier et Robin Turgis)
    • Psychopathologie du climatoscepticisme (François Bousquet)
    • L’amour selon Badiou : contre la marchandisation (Pierre Le Vigan)
    • L’intelligence politique est en voie de disparition (entretien avec Jerónimo Molina Cano)
    • Michel Déon écrivain tragique (Christopher Gérard)
    • Orwell avait prévu le pire (Pierre Le Vigan)
    • Sur le poète russe Sergueï Tchoudakov (Thierry Marignac)
    • Le génie baroque de Max Ophüls (Ludovic Maubreuil)
    • Pour une cinématographie de la dissidence (Luc-Olivier d’Algange)

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  • Des animaux et des hommes

    L'éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist) dans le numéro 134 de la revue Eléments, disponible en kiosque ou ici :

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    Des animaux et des hommes
     

    La pensée antique, avec Thalès, Anaximandre, Héraclite, Xénophane et bien d'autres, était fondamentalement moniste. Du constat des oppositions, elle ne concluait pas au dualisme, mais à la conciliation des contraires. Dans l'Antiquité, on ne confond pas les dieux avec les hommes, les hommes avec les animaux, les animaux avec les végétaux, les végétaux avec la matière inanimée, mais on leur attribue des niveaux différents dans un procès continu de perception. Pour les Anciens, tout être vivant, homme ou animal, porte en lui un principe de vie et de mouvement, que les Grecs appellent psyche, terme que l'on traduit généralement par « âme». (On notera que le latin anima, « âme », est aussi à l'origine du mot « animal » ) .

    Pour Aristote, l'homme est le seul animal doué de logos, le seul animal « rationnel ». On notera toutefois qu'Aristote ne dit pas que l'homme est le seul être raisonnable, mais qu'il est le seul « animal raisonnable », formule qui montre bien ce qui apparente l'homme à l'animal, et le différencie en même temps. Pour Aristote, l'âme de l'homme diffère de celle des animaux en ce sens que l'homme peut accéder à la pensée conceptuelle et dégager des notions générales à partir de ses perceptions singulières, mais cette différence, tout en étant décisive, est aussi relative: il n'y a pas de rupture nette entre le monde animal et celui des hommes, mais une échelle continue allant de l'inanimé jusqu'aux dieux. En d'autres termes, Aristote reconnaît l'unité du monde, tout en y introduisant une hiérarchie.

    La tradition stoïcienne, de Chrysippe à Sénèque, sera la première à tracer une frontière plus nette entre l'homme et les animaux. Dans le stoïcisme, seul l'homme est capable d'agir en fonction de sa seule raison, tandis que l'animal est toujours contraint par la « nécessité naturelle ». Mais l'animal n'en continue pas moins d'avoir une âme, ce qui explique qu'il soit capable de perceptions, de sensations, de souffrances et de plaisirs. Un tournant radical est en revanche pris avec le christianisme, qui affirme pour la première fois que les animaux n'ont pas d'âme: quoique mortel comme les autres vivants, l'homme est seul à en posséder une. Cette âme ne tient pas à sa nature, mais résulte de la grâce de Dieu. Elle est en outre individuelle (il n'y a pas d'âme collective), et enfin elle est immortelle. Dans le christianisme, cette triple particularité est liée à l'affirmation de l'unité de l'espèce humaine. Il y a en effet un lien très fort entre l'unicité de Dieu, l'unité de la famille humaine et la mise à l'écart ,ou le rabaissement des animaux.

    Dans cette perspective, l'animal est fondamentalement perçu comme un homme inachevé, un vivant imparfait, une « structure privative ». À la vue de l'immense fossé qui le sépare désormais du reste du vivant, l'homme va donc s'excepter du discours sur les animaux et désolidariser sa nature de la leur. Les conséquences de cette rupture seront immenses. C'est la philosophie cartésienne qui en donnera la formulation la plus décisive.

    Non seulement Descartes condamne définitivement l'idée que les animaux puissent avoir une âme, mais il va jusqu'à ruiner la thèse qui accorde au vivant une prédominance sur l'inanimé. Pour Descartes, l'âme n'a plus de fonction vitale: son seul attribut est la pensée. « Je pense, donc je suis », cela signifie que l'être premier de l'homme réside dans la pensée, non dans la vie. Entre l'âme et le corps de l'homme, il n'y donc plus aucun rapport naturel: l'âme est purement spirituelle, tandis que le corps est purement matériel. Double dualisme: l'homme est coupé en deux (d'un côté son corps, de l'autre son âme et son esprit) et. d'autre part, il est plus que jamais séparé de façon radicale des animaux. Parallèlement, Descartes assimile le vivant à une machine. L'animal n'ayant pas d'âme, n'est qu'une machine insensible. Descartes explique que l'animal ne peut penser et en tire la conclusion qu'il ne percevoir, ni ressentir de la souffrance ou de la joie. Les cris que pousse un chien battu reçoivent une explication purement mécanique : les coups de bâton provoquent un ébranlement nerveux qui entraîne le remplissage des poumons, et l'expiration de l'air fait vibrer les cordes vocales. Telle est la théorie cartésienne des « animaux-machines ».

    Elle soulève évidemment d'insurmontables problèmes. Si l'âme et le corps n'ont chez l'homme aucun rapport naturel, comment peuvent-ils cohabiter? Le dualisme cartésien n'en va pas moins se propager, de façon durable, dans toute une série de domaines: coupure entre le corps et l'âme, l'homme et la nature, l'esprit et la matière, le plan spirituel et le plan matériel,la raison et l'émotion, la liberté et le déterminisme, l'inné et l'acquis, la nature et la culture, l'être et le devenir, l'instinct et la moralité, la nécessité et la liberté, etc. - chacune de ces notions ne définissant plus les différents aspects d'un même champ conceptuel, mais se présentant comme des pôles dont l'affirmation de l'un entraîne automatiquement la dévalorisation ou la négation de l'autre.

    Descartes a eu une triple postérité. D'abord ceux qui retiennent la thèse de 1'« animal-machine », mais rejettent l'idée d'une coupure entre l'homme et l'animal. Ensuite ceux qui retiennent l'idée que les animaux n'ont pas d'âme, mais affirment que l'homme n'en a pas non plus et rejettent par ailleurs la thèse de 1'« animal machine » au profit de l'idée d'une unité du vivant. Enfin, ceux qui, au contraire, retiennent l'idée d'une coupure fondamentale entre l'homme et l'animal, mais en donnent une autre interprétation que celle proposée par Descartes.

    La première tendance est représentée par certains penseurs mécanistes du XVIIe et XVIIIe siècles, comme La Mettrie, qui s'efforcent de réduire le rôle de l'âme dans l'explication des phénomènes humains en soutenant que l'homme n'est lui-même qu'une «machine» au même titre que les animaux. La thèse a l'avantage de réintégrer l'homme dans l'ordre du vivant, mais d'un vivant qui n'a plus aucune des caractéristiques de la vie. La deuxième tendance est représentée par le courant biologiste qui, au travers des théories transformistes de Lamarck et de Darwin, fait de l'homme un animal évolué, replaçant ainsi pleinement l'homme dans l'ordre du vivant, mais dont nombre de représentants restent fondamentalement attachés à l'analytisme et au réductionnisme cartésiens. La troisième correspond aux kantiens, qui soutiennent que la spécificité de l'homme tient au fait qu'il échappe entièrement à toute détermination biologique «naturelle»: l'homme, selon eux, n'est devenu homme qu'en s'arrachant au règne animal, et affirme d'autant plus sa « dignité » d'être humain qu'il continue à s'écarter de la simple nature.

    En 1755, dans son Traité des animaux, Condillac écrivait: «Il serait peu curieux de savoir ce que sont les bêtes, si ce n'était pas un moyen de savoir ce que nous sommes». Tout discours sur l'animal a en effet des retombées sur l'homme, qu'il s'agisse pour ce dernier de se concevoir lui-même comme un animal ou de se désolidariser des animaux. Mais ce n'est là qu'un aspect d'une problématique beaucoup plus vaste, dont les enjeux philosophiques, scientifiques, idéologiques et religieux sont considérables et qui, depuis bientôt deux millénaires, a suscité des controverses innombrables. Cette problématique est celle de la place qu'occupe l'homme dans la nature. Le débat reste ouvert. Il est immense.

     

    Robert de Herte ( Eléments n°134, janvier-mars 2010)

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