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guy debord - Page 2

  • Alain de Benoist : « Ceux qui récusent l’existence de deux blocs iront dans le mur »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist à la revue Le Nouveau Conservateur, cueilli sur le site de la revue Éléments, et consacré, en particulier, au bilan politique des élections présidentielles.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021) et L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

     

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    Alain de Benoist : « Ceux qui récusent l’existence de deux blocs iront dans le mur »

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Commençons par la surface. Dans les termes que nous utilisons, l’actuelle séquence électorale aboutira sans doute à la pulvérisation de la droite, et à l’assemblée sans doute la plus à gauche de toute notre histoire politique depuis qu’existe le suffrage universel. On ne peut qu’être frappé depuis plusieurs années par la déliquescence des partis traditionnels. Ce furent ceux de gauche (PCF, PS), puis ceux de droite (UMP, LR). Qu’en penser ? Comme vous n’accordez pas beaucoup d’importance au clivage droite-gauche (et même le récusez), je devine que vous décririez différemment le nouveau tableau politique…

    ALAIN DE BENOIST. Pas très différemment, mais en replaçant les choses dans une plus longue durée. Vous parlez à juste titre de la « déliquescence » de ces grands partis qu’on dénommait naguère « partis de gouvernement ». Dans la plupart des pays européens, mais tout particulièrement en France, ces partis traditionnels, qui avaient gouverné en alternance depuis des décennies, voient en effet leur marge de manœuvre se réduire comme peau de chagrin pour des raisons à la fois politiques et sociologiques auxquelles la montée des populismes n’est pas étrangère. En France, cette tendance s’est accélérée de façon spectaculaire. L’élection présidentielle de 2017 a marqué l’effondrement du PS, l’élection présidentielle de 2022 celui de LR. Or, ces partis qui disparaissent sous nos yeux sont aussi ceux qui constituaient les vecteurs principaux du clivage droite-gauche. On ne peut pas séparer ces deux faits l’un de l’autre. La preuve en est qu’en 2017 comme en 2022, les deux finalistes avaient en commun de ne pas se situer par rapport au clivage droite-gauche. Ce n’est pas un hasard – mais c’est une première dans l’histoire de la Ve République. La leçon qu’il faut en tirer est que ce clivage droite-gauche, même s’il survit dans certains esprits, est aujourd’hui devenu obsolète. Il continue à jouer à la marge, mais de nouveaux clivages se sont imposés.

    Au premier tour de la dernière présidentielle, trois candidats ont franchi la barre des 20 %. Les autres se situaient entre 7 % et 0 %. Entre 7 % et 20 % : rien du tout ! C’est aussi cela qui est significatif. Quant au second tour, il a consacré l’existence de deux blocs désormais bien identifiés : un bloc populaire (ou national-populaire), regroupant l’essentiel des classes populaires et une partie des classes moyennes aujourd’hui en voie de déclassement, sinon de disparition, et un bloc élitaire ou bourgeois, rassemblé autour de Macron, sans équivalent depuis la monarchie de Juillet. Emmanuel Macron a été l’élu des riches et des vieux, ou si l’on préfère des libéraux de droite et de gauche, de la bourgeoisie d’affaires, de la bourgeoise intellectuelle, de la classe managériale, des notables de province et des retraités aisés. L’installation de ces deux blocs est aujourd’hui la principale donnée de la vie politique française. Ceux qui ne veulent pas l’admettre iront dans le mur.

    Vous parlez de la probable arrivée au Parlement de « l’assemblée la plus à gauche de toute notre histoire politique depuis qu’existe le suffrage universel ». Cela montre que vous vous illusionnez sur la « menace Mélenchon ». Celui-ci n’a dû son relatif succès du premier tour qu’à l’effondrement ou la dispersion façon puzzle des formations de gauche. Il a donc bénéficié d’un vote utile (Mélenchon faute de mieux), lequel n’est qu’un vote de circonstance. Sa nouvelle Union populaire n’est rien d’autre qu’une fédération de ruines et de restes : un PS en voie de disparition, un PC rachitique, des écolos à la ramasse. Rien à voir avec un nouveau Front populaire ! Quant à la France insoumise, je ne lui prédis pas un bel avenir, en raison de son hétérogénéité. LFI bénéficie actuellement du vote des quelques populistes de gauche restés sur les positions de Mélenchon 2017 (ce sont eux qui ont voté Marine Le Pen au second tour), d’une partie d’une vote musulman et communautaire, de celui des bobos indigénistes ou « wokistes », et de celui d’un certain nombre de jeunes diplômés sans revenu (ou à faible revenu). Tout cela ne fait pas un ensemble cohérent. Mélenchon, qui a contribué à la réélection de Macron, est devenu un « diviseur des classes populaires face à la bourgeoisie » (Jérôme Sainte-Marie). Cela veut dire qu’il n’y a pas un « bloc mélenchonien » comparable au bloc populaire et au bloc élitaire, et qu’il y a toutes chances pour que ses composantes se dispersent à nouveau à la première occasion.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Peut-on dire que ce qui surnage, LREM (recomposée en Renaissance), Reconquête ! et RN (celui-ci est curieusement le moins atteint de tous), sont de véritables partis ? Que pourrait-il s’y substituer ? À moins que toutes les formes actuelles de la représentation politique soient obsolètes…

    ALAIN DE BENOIST. Je pense que la forme-parti est elle aussi devenue obsolète. Quand on se penche sur l’histoire des partis politiques, qui ont fait depuis plus d’un siècle l’objet d’innombrables études, on découvre une trajectoire révélatrice. L’appartenance à un parti était autrefois une forme importante de citoyenneté active, et les partis eux-mêmes étaient de véritables lieux d’échanges et de sociabilité. Dans les années 1950, le parti communiste français, qui était d’ailleurs à cette époque tout autant nationaliste qu’internationaliste, avait réussi à créer une véritable contre-culture. Aujourd’hui, les partis politiques sont devenus de simples machines à faire élire tel ou tel, et les « communicants » y font la loi. Leurs effectifs sont en outre devenus dérisoires, et les « vieux militants » (qui concevaient l’engagement politique sur le modèle de l’engagement sacerdotal) ont quasiment disparu. À quoi servent aujourd’hui les partis politiques ? On se le demande. Vous aurez peut-être remarqué que ni Marine Le Pen ni Macron ne se sont retrouvés deux fois de suite au second tour de la présidentielle grâce à leur parti !

    Mais vous avez raison, c’est la notion même de représentation politique qui doit être questionnée. Les démocraties libérales sont des démocraties représentatives, un trait plus libéral qu’il n’est vraiment démocratique. Rousseau avait fait une critique du système représentatif, à laquelle je souscris entièrement. Faute de mandat impératif, faisait-il observer, le peuple se dessaisit de sa souveraineté au moment de l’élection pour la transférer à ses représentants, qui en usent ensuite à leur guise. Carl Schmitt a consacré plusieurs livres à cette question de la représentation. Sa conclusion est qu’un peuple est politiquement d’autant plus présent à lui-même qu’il n’a pas besoin d’être représenté.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Ne trouvez-vous pas qu’il y a une sorte de paradoxe dans la perpétuation du rite électoral – notamment présidentiel – qui a mobilisé bien des énergies, fait couler abondamment d’encre et de salive pendant près d’une année, tout cela pour aboutir à presque rien – et d’autant moins que la post-modernité soumet sans cesse davantage les États à des pouvoirs plus puissants qu’eux (Gafam, grandes firmes mondiales, notamment pharmaceutiques, cabinets de conseil…) qui réduisent à quia l’action des gouvernements ?

    ALAIN DE BENOIST. Vous savez que personnellement je n’attends rien de la politique en général, ni d’une élection (fût-elle présidentielle) en particulier. Je pense que le système est trop pourri, trop nécrosé jusqu’à l’os, pour pouvoir être transformé en profondeur par le jeu des urnes. Comme disait Guy Debord : « Si les élections pouvaient vraiment changer quelque chose, il y a longtemps qu’elles seraient interdites ! » Que la dernière élection présidentielle ait mobilisé autant d’énergie, déchaîné autant de passions inutiles et gaspillé autant d’argent pour n’accoucher finalement que d’une souris n’a donc rien pour me surprendre.

    Cela ne doit toutefois pas faire oublier que ce scrutin a quand même eu le mérite de confirmer l’installation dans le paysage politique des deux blocs dont j’ai déjà parlé, de pair avec l’effondrement des « grands » partis traditionnels, de constater que la dynamique est aujourd’hui du côté du bloc populaire (Marine Le Pen est arrivée en tête au premier tour dans 30 départements et 22 000 communes, a amélioré son score final de 2,7 millions de voix par rapport à 2017, passant de six millions de voix en 2012 à 13 millions en 2022, et parvenant même à battre Anne Hidalgo à Paris !), mais aussi de permettre de comprendre l’échec de la candidature Zemmour, en qui beaucoup avaient mis tous leurs espoirs.

    Éric Zemmour, dont on connaît le talent, s’est lancé avec courage dans l’aventure. Sa campagne a permis de faire entrer dans le débat public certaines notions (liées à la question de l’immigration) jusque-là tenues à l’écart ou mises sous le boisseau – avec néanmoins une tonalité qui a pu être jugée comme anxiogène, voire brutale. Mais en fin de compte, sa candidature s’est soldée par un échec, puisqu’il n’a pas dépassé 7 % (ce que j’avais personnellement prévu depuis le début). Cet échec a bien sûr des causes multiples, mais je ne crois pas un instant qu’il s’explique fondamentalement par quelques déclarations intempestives ou par les retombées de la guerre en Ukraine.

    Je pense que notre ami Zemmour a fait deux erreurs stratégiques qui, dès le départ, l’empêchaient de réussir. La première est de s’être accroché à l’arlésienne de l’union des droites, vieille lune dont j’entends parler depuis plus d’un demi-siècle, mais qui n’a jamais pu se réaliser pour la simple raison que ces droites se réfèrent à des idées, des valeurs, des conceptions du monde qui ne sont pas seulement différentes, mais bien souvent opposées. C’est le cas tout particulièrement de la droite conservatrice, pour qui l’homme est d’abord un héritier, et de la droite libérale, pour qui il est un être appelé à maximiser en permanence son meilleur intérêt personnel, censé décider de ses choix sans considération de ses appartenances ou de ses héritages (c’est l’idéal du self made men). Les conservateurs ont le souci du bien commun, les libéraux le seul souci des libertés individuelles et des droits de l’homme. Aussi longtemps que les premiers s’obstineront à ne pas voir que le système capitaliste, c’est-à-dire la logique du profit et le système du marché, est un « fait social total » qui détruit systématiquement tout ce qu’ils veulent conserver, ils resteront dans l’impasse. Sur le fond, les droites sont incompatibles entre elles, et c’est pourquoi la sympathique idée de l’« union de droites » n’est qu’une mystification parmi d’autres – surtout à une époque où le clivage droite-gauche est en voie de disparition !

    La seconde erreur de Zemmour a été d’ignorer la lutte des classes, au moment même où celle-ci bat son plein. Je sais bien qu’à droite, c’est un sujet dont il ne faut pas parler ! Ce serait donner raison à Karl Marx, disent les ignorants qui s’imaginent que c’est à l’auteur du Capital que l’on doit l’invention des classes et de la lutte des classes. Mais il faut ouvrir les yeux et consentir à voir ce que l’on voit. Jamais comme aujourd’hui, depuis un siècle, les oppositions politiques n’ont autant pris la forme d’une opposition de classe : bloc populaire contre bloc élitaire, bourgeoisie prédatrice contre classes populaires vivant dans la précarité, peuple soucieux de conserver sa sociabilité propre et Nouvelle Classe hors-sol, etc. Jamais les paramètres socio-économiques n’ont autant été à prendre en compte pour qualifier les électorats. Voyez ce qu’en disent Christophe Guilluy et Jérôme Sainte-Marie.

    Avec beaucoup de malhonnêteté, on a reproché à Marine Le Pen de s’être souciée en priorité du pouvoir d’achat (un « sujet démagogique », un thème pour « ménagères des plus de 50 ans »). Si elle l’a fait, ce n’est pas pour faire passer la question sociale avant la question nationale, c’est qu’aujourd’hui ce sujet vient au premier rang des préoccupations des Français, ainsi que le confirment tous les sondages. Mais c’est surtout qu’elle a bien compris que, derrière le pouvoir d’achat, il y a des revendications bien plus fondamentales, de même que chez les Gilets jaunes, derrière la protestation initiale contre une taxe sur les produits énergétiques, couvait une colère bien plus profonde. En parlant des menaces qui pèsent sur leur pouvoir d’achat, les classes populaires veulent aussi dire qu’elles en ont assez de la façon dont elles sont ignorées, méprisées, invisibilisées. En fait, ce que les classes populaires ne supportent plus, c’est le mépris de classe. Le problème est que, dans l’électorat Zemmour (17,4 % des suffrages dans le 16e arrondissement de Paris), je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de gens qui aient jamais eu à souffrir du mépris de classe dans leur vie quotidienne… 

    Dans ces conditions, la fusion des classes populaires et de la « bourgeoisie patriote » que souhaite réaliser Zemmour me paraît mal partie. Dans une optique « interclassiste », cela voudrait dire qu’il faut amener les premières à croire qu’elles ont les mêmes intérêts que la seconde, ce qui est douteux. En réalité, rien ne justifie que la droite populaire, dont les intérêts passent par le maintien de l’État social, et donc de la dépense publique, fasse allégeance à la droite bourgeoise. La « bourgeoisie patriote » peut se sentir en état d’insécurité culturelle, elle ne se sent pas en état d’insécurité sociale. Historiquement, la bourgeoisie n’a jamais été patriote que dans les moments où ses intérêts matériels ou financiers étaient menacés. C’est d’ailleurs ici, dans les colonnes du Nouveau Conservateur, que Bernard Carayon a pu citer ces mots du général de Gaulle : « Nous avons réussi à contenir les Soviétiques, nous avons repoussé les Allemands, mais nous ne sommes pas parvenus à rendre la bourgeoisie patriote. » Propos révélateurs. Ce n’est pas demain que nous assisterons au jumelage de Hénin-Beaumont et de Saint-Tropez.

    Reste la question essentielle que vous soulevez dans votre question : l’impuissance grandissante des politiciens au pouvoir. Ce n’est pas une question dont on peut disserter en quelques mots, mais ce dont il faut être conscient, c’est que cette impuissance n’est jamais que la conséquence, somme toute logique, d’une neutralisation du politique entreprise de beaucoup plus longue date par (et au profit de) l’économique, de la technoscience, de la morale et du droit.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Le corps politique français est constitué par les 50,5 millions de citoyens âgés de 18 ans et plus. Le président de la République a obtenu au premier tour 9,7 millions et au second tour 18,7 millions – dont une moitié déclare le combattre dès les jours qui suivent son élection, ce qui nous ramène au même étiage de soutien, moins de 20 %. Ce constat que personne ne fait aboutit à deux questions graves : peut-on gouverner dans ces conditions ? Comment nommer un système qui ne peut plus être dit « démocratique » ?

    ALAIN DE BENOIST. Il y a longtemps que les présidents ne sont plus élus par une véritable majorité, mais le plus souvent par une minorité des électeurs inscrits. De plus en plus, ce sont des élus par défaut, qui utilisent leur adversaire comme repoussoir (« tout sauf Le Pen », « tout sauf Macron »). Peut-on gouverner dans ces conditions ? Oui, bien sûr, puisque l’on a été élu. Mais on gouvernera mal, car la légitimité fera défaut. C’est ici qu’il faut revenir à la différence essentielle qui existe entre légalité et légitimité, différence niée par le positivisme juridique.

    Les démocraties libérales sont par ailleurs devenues depuis longtemps des oligarchies financières. Est-on encore en démocratie ? Tout dépend comment on la conçoit. Pour moi, l’expression même de « démocratie libérale » est un oxymore, une contradiction dans les termes. La démocratie concerne les citoyens, le libéralisme ne s’occupe que des individus. D’un point de vue démocratique, le bien commun doit primer sur les intérêts particuliers. Le peuple est souverain en ceci qu’il détient la légitimité politique et possède à ce titre le pouvoir constituant. À un interlocuteur qui lui vantait les mérites de la Cour suprême aux États-Unis, le général de Gaulle avait répondu : « En France, la Cour suprême, c’est le peuple ! » Pour le libéralisme, les collectivités, les peuples et les cultures ne sont que des additions d’individus (« la société n’existe pas », disait Margaret Thatcher) et les frontières doivent disparaître pour ne pas faire obstacle à l’échange marchand et à la suraccumulation du capital à partir de l’argent s’engendrant de lui-même. Pour résumer les choses : il n’y a démocratie, quel que soit le régime, que lorsqu’un peuple peut disposer de son destin.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Un des thèmes favoris de la sociologie contemporaine est celui de l’imaginaire, de l’émiettement de l’imaginaire national (ou local) au bénéfice d’imaginaires nouveaux, commerciaux, tribaux, supranationaux, c’est-à-dire américains. La nation, qui se dépouille de ses figures traditionnelles et de ce que Régis Debray appelait ses « points de communion », peut-elle rester un cadre politique ? Avons-nous des cadres politiques de substitution ? Plus crûment : à quoi riment les élections nationales quand l’État n’a plus grand rôle et que la nation s’effrite ?

    ALAIN DE BENOIST. Les élections entretiennent le rite, mais ce n’est un secret pour personne que de plus en plus de gens s’en détournent. Toutefois, la politique ne disparaît pas « quand l’État n’a plus grand rôle et que la nation s’effrite ». Elle migre ailleurs. Ce qui montre que la vie politique n’est pas seulement du ressort de l’État-nation. Cela dit, vous avez raison de parler de l’importance de l’imaginaire. La substitution d’un imaginaire symbolique à un autre est un ressort puissant de l’évolution ou de la transformation de l’esprit public (Spengler aurait parlé de pseudomorphose). Mais il ne faut pas tout mélanger. Vous parlez d’imaginaires « supranationaux, c’est-à-dire américains ». C’est un raccourci, certes, mais il n’est pas exact. Je respecte votre attachement inconditionnel à la nation, et je serais le dernier à nier l’importance des nations. Mais la nation n’est jamais qu’une forme politique, propre à la modernité, parmi bien d’autres que l’on a connues au cours de l’histoire : cités-États, rapports féodaux, ligues diverses, empires, etc. Je récuse comme vous la supranationalité de l’Union européenne, qui ne représente qu’une Europe-marché acquise à l’atlantisme et à la l’idéologie dominante, mais je peux très bien imaginer une Europe-puissance qui pourrait se vouloir indépendante des États-Unis, voire ouvertement hostile à ce qu’ils représentent.

    L’imaginaire dominant, à l’heure actuelle, c’est en fait l’imaginaire de la marchandise. Cette colonisation des imaginaires symboliques par la logique du profit et le règne de la quantité est allée de pair avec la montée de la classe bourgeoise, le déploiement planétaire de l’axiomatique de l’intérêt, la désagrégation des « grands récits » des deux siècles derniers, l’épuisement des grands projets collectifs, l’effritement du lien social, la disparition des structures d’entraide organiques, l’individualisation et la privatisation tous azimuts (Heidegger parlait de « métaphysique de la subjectivité »). Il ne sera pas facile d’en sortir. Personnellement, j’ai plutôt l’impression que ce système se détruira de lui-même, car il est intrinsèquement porteur de chaos. Quand il aura tout dévoré, il se dévorera lui-même.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : L’une des caractéristiques de la post-modernité est de surévaluer les apparences, lesquelles ont absorbé la politique pure dans la politique-spectacle avec ce que cela suppose d’émotions fabriquées par les médias – l’affaire ukrainienne en offre une illustration assez accablante. Voyez-vous un remède ?

    ALAIN DE BENOIST. D’abord une remarque, dictée par la modestie. Il ne faut pas demander des remèdes ou des solutions à ceux dont le seul rôle est de proposer des analyses à consulter et à méditer. Pour les remèdes, c’est chez les praticiens qu’il faut aller voir. Maintenant, la politique-spectacle. Elle est toujours là bien entendu, mais de l’eau a passé sous les ponts depuis l’époque où les situationnistes en donnaient une description pionnière. La situation a changé, et pas en mieux. Aujourd’hui, le spectacle est truqué, il a changé de nature. La politique-spectacle est elle-même dépassée par le simulacre (Jean Baudrillard) et le faux-semblant. On va vers une virtualisation du réel, ce qui veut dire que le réel n’est plus vraiment réel (Renaud Camus parle de « faussel »).

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Vous avez bien connu et beaucoup lu Julien Freund, que nous aimons beaucoup au « Nouveau Conservateur ». Une de ses contributions au GRECE s’intitulait « Plaidoyer pour l’aristocratie » ; pensez-vous qu’une aristocratie (une escouade d’esprits fidèles aux traditions les plus lointaines de notre civilisation) pourrait redéfinir les termes, les cadres, et pourquoi pas les représentations politiques dans un avenir plus ou moins lointain ? Ou comptez-vous sur cet autre réceptacle de la tradition qu’est le peuple ?

    ALAIN DE BENOIST. Julien Freund m’a honoré de son amitié durant les quinze ou vingt dernières années de sa vie. C’était un homme d’une culture incroyable, d’un non-conformisme absolu, d’une totale simplicité, d’une grande drôlerie aussi, si bien que les discussions avec lui étaient inoubliables. Il avait fait la conférence à laquelle vous faites allusion à un colloque organisé en janvier 1975. Je me souviens qu’il avait pris le soin de distinguer l’aristocratie, au sens anthropologique et moral du terme, de la noblesse au sens social. La noblesse a été abolie en France, mais une aristocratie est toujours possible. D’aucuns y verraient le fondement d’un Ordre, voire une sorte d’assemblée des « fils de rois » dont parlait Gobineau dans Les Pléiades (1874). Mais croyez-vous vraiment qu’un tel cénacle, s’il existait – car pour l’heure il relève surtout du pieux souhait –, aurait le désir ou le goût d’œuvrer à un renouveau de la vie politique ? Je pense qu’il prendrait au contraire grand soin de ne pas aller perdre son temps dans ce marais !

    Le peuple, c’est autre chose. Vous n’avez pas tort de l’évoquer immédiatement après avoir parlé de l’aristocratie. Je suis de ceux qui considèrent que les valeurs populaires et les valeurs aristocratiques se rejoignent à bien des égards, et qu’elles sont tout aussi étrangères les unes que les autres aux valeurs bourgeoises. Bien sûr, il ne faut pas idéaliser le peuple. Qu’on le comprenne comme ethnos ou comme demos (les deux démarches étant inséparables), on voit bien qu’il est lui-même atteint par la décérébration, l’ahurissement, l’américanisation qui touchent la plupart de nos contemporains. Mais cela n’empêche pas que, sur les questions existentielles, il ait en général des réactions instinctives plus saines que les élites – des réactions qui ne se réduisent pas à la « décence commune » célébrée par Georges Orwell. À toute époque, il y a un sujet historique principal. Si on n’en tient pas compte, on ne peut savoir ce qu’est exactement le moment historique que l’on vit. Aujourd’hui, je suis convaincu que le sujet historique de notre temps, ce sont les peuples. Cause du peuple, cause des peuples, c’est la même chose à mes yeux.

    LE NOUVEAU CONSERVATEUR : Connaissez-vous Youval Noah Harari, essayiste israélo-étatsunien qui bat tous les records de vente, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne, avec deux livres aux tirages plusieurs fois millionnaires, « Sapiens. Brève histoire de l’humanité » et « Homo Deus. Brève histoire de l’avenir » ? On y lit par exemple : « Maintenant, les humains sont en train d’acquérir de nouveaux pouvoirs. Des pouvoirs divins, de construction et de destruction. Nous sommes en train d’améliorer les humains pour en faire des dieux » ; ou encore : « Nous avons besoin de reconditionner l’être humain. L’être humain est désormais un animal que l’on peut pirater. Les humains ont cette idée qu’ils ont une âme, un état d’esprit, un libre arbitre. Demain, voter ou aller au supermarché ce sera fini ». Que vous inspirent ces propos ? Faut-il les écarter pour enfantillage incurable, ou les prendre au sérieux ?

    ALAIN DE BENOIST. J’ai bien sûr lu les livres de Youval Noah Harari, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et grand défenseur de la cause végane, dont les citations que vous en faires décrivent assez bien le contenu. Harari est aujourd’hui l’un des auteurs dont se réclame la mouvance « transhumaniste ». C’est un libéral qui s’appuie sur les progrès de la technoscience pour annoncer l’avènement d’une humanité « augmentée » par la prothèse, l’intelligence artificielle et la manipulation du vivant. Un thème plus ancien qu’il n’y paraît, puisque l’idée d’un « homme nouveau » appelé à remplacer l’humanité qui a précédé se trouve déjà chez saint Paul. Chez Hergé, dans L’étoile mystérieuse, le « prophète » Philippulus annonçait : « Repentez-vous, faites pénitence, la fin des temps est venue. » Harari annonce lui aussi la fin des temps tels qu’on les a connus, mais il nous convie à nous en réjouir puisque c’est une ère radicalement nouvelle qui va commencer.

    On peut en effet voir dans ses propos de simples enfantillages (ou le dernier avatar en date d’un vieux messianisme). Mais ce n’est pas un motif pour les écarter : les enfantillages peuvent avoir aussi des conséquences considérables. L’idée que l’avenir sera nécessairement mieux que ne l’a été le passé, que toute nouveauté est meilleure au seul motif qu’elle est nouvelle, est aussi un enfantillage – mais c’est lui qui a donné naissance à l’idéologie du progrès. La pseudo-théorie du genre, relayé par le lobby LGBT, selon laquelle notre identité sexuelle provient exclusivement de nos choix individuels et n’a strictement rien à voir avec le sexe biologique ou physiologique, est un enfantillage. Cela ne l’empêche pas de faire de tels ravages que l’on peut se demander si l’on n’est pas à la veille d’une mutation anthropologique qui n’aurait comme précédent que la révolution néolithique.

    Il faut donc prendre au sérieux les enfantillages, tout comme il faut prendre au sérieux ce que l’on appelle parfois un peu trop vite des « utopies ». L’homme augmenté des transhumanistes – qui ne serait en réalité qu’un homme diminué – n’est pas une pure chimère, même s’il relève encore sous certains aspects de la science-fiction. L’avènement de l’intelligence artificielle dans un monde où nous serons de plus en plus connectés, fichés et surveillés, va dans le sens d’une fusion progressive de l’électronique et du vivant. Il ne suffit plus de parler d’un grand remplacement de l’homme par la machine, mais d’anticiper le devenir-machine de l’humanité. Ce sont là des choses sérieuses. Elles nous emmènent assez loin de l’enjeu des prochaines élections !

    Alain de Benoist (Le Nouveau Conservateur, juin 2022)

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  • Consciences sous influence...

    Les éditions Culture & Racines viennent de rééditer un essai de Stuart Ewen, historien et sociologue américain, daté de 1976 et intitulé Consciences sous influence - Publicité et genèse de la société de consommation. L'ouvrage est présenté par Lucien Cerise, l'auteur de Gouverner par le chaos (Max Milo, 2010) et d'Oliganarchy (Le Retour aux Sources, 2013).

     

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    " En 1983, Stuart Ewen publiait en France « Consciences sous influence - Publicité et genèse de la société de consommation ». Ce livre culte, devenu une référence incontournable de la critique sociologique d'inspiration situationniste, est aujourd'hui republié aux éditions Culture & Racines. Stuart Ewen y retrace l'origine de ce que Guy Debord nomma le Spectacle, premier allié du productivisme industriel dans la guerre culturelle menée pour l'expansion du modèle de société américain, et dont l'iconographie fondée sur l'exhibition de corps jeunes, féminins et plutôt dévêtus a entièrement colonisé les médias et les imaginaires, élaborant au fil du temps une véritable société de l'indécence. La «décence commune », notion bien connue de George Orwell et Jean-Claude Michéa, est la première cible dans ce travail d'influence des consciences étalé sur plusieurs décennies. Car une telle régression n'a rien de naturel. Dans son ouvrage, Stuart Ewen démontre que ce nouvel ordre « libéral libertaire » mondial, loin d'être l'aboutissement d'une évolution spontanée, a bien été implanté de manière concertée selon des méthodes scientifiques de planification et d'ingénierie sociale. Les dévoiler pour s'en affranchir, tel est le défi auquel ce livre nous invite. "

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  • Macron, le triomphe de l'impolitique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue cueilli sur le site d'Idiocratie et consacré à Emmanuel Macron comme agent d'une opération de marketing politique destinée à faire perdurer un système à bout de souffle en neutralisant par avance tout jugement critique.

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    Macron, le triomphe de l'impolitique

    Quelques mois après les élections présidentielles de 2017, Harold Bernat se fendait  d'un délicieux petit essai à la tonalité vive et au fond roboratif : Le néant et le politique. Critique de l’avènement Macron. En 2022, rien n'a vraiment changé sinon que le contenu de l'essai apparaît encore plus révélateur au vu de l'entrée en campagne du président. Certes, les circonstances exceptionnelles s'y prêtent mais, tout de même, le néant politique qui s'ouvre devant nous ne doit pas tout à la conjoncture; au contraire, il a été entretenu par la technostructure gouvernementale et par la majesté présidentialiste pour que l'action politique ne soit évaluée qu'à l'aune de sa faisabilité et de son efficacité. Bref, l'on vend du programme d'action publique comme des marchandises consommables, et ceux qui s'écartent de cette raison ratiocinante sont aussitôt taxés de complotistes, extrémistes, incultes, inconscients, etc. Le réel, et rien que le réel mis en narration par les classes dirigeantes politico-médiatiques. Aussi, le président peut-il se présenter devant les Français sans se plier à un quelconque débat d'idées ni même soumettre ne serait-ce que le début d'un programme d'action - on n'ose plus parler de vision du monde ou même de perspective de long terme. Il ne s'agit pas d'un braquage électorale ou d'un déni de démocratie, non, tout simplement d'un évidement de la politique réduite à sa portion congrue : la forme, le contenant, le paquet, le ruban. Circulez il n'y a rien à voir.

    C'est pourquoi il nous semble utile de revenir à l'ouvrage de Bernat qui, il y a cinq ans, avait déjà tout dit. Placé sous le patronage de Jean Baudrillard, Guy Debord et Michel Clouscard, l'auteur commence par rappeler que la personnalité de Macron – qui a tant fait gloser les commentateurs ! – n’a tout simplement aucun intérêt dans la mesure où elle n’est que la révélatrice d’un processus beaucoup plus profond : l’effacement du politique. En cela, Macron est bien un simulacre qui permet de représenter un réel qui n’existe plus. L’énorme batelage médiatique qui a accompagné son ascension n’avait d’autre but que de donner chair à ce produit préfabriqué : le montrer, le raconter, le soupeser, bref, le rendre réel puis incontournable.

    Rappelons que la simulation est une liquidation par redoublement de la réalité par les signes de la réalité. Une fois installée dans les représentations, la simulation comme copie de la réalité disparaît au profit d’une nouvelle réalité qui ne repose plus sur rien, c’est le simulacre. D’où la fameuse phrase de Baudrillard : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai ». Avec Macron, la scène du politique s’est déplacée dans un autre espace, celui de la simulation, avec pour fin dernière de liquider le politique en tant qu’espace de conflictualités. Concrètement, cela passe par la réduction du langage au code et du discours à la communication. Ainsi, Macron a pu tout dire et son contraire sans que cela n’apparaisse comme contradictoire ; son message informe, malléable, épouse les standards de la publicité politique : « se retrouver ensemble », « dépasser les clivages du passé », « projet d’avenir », etc. A cela s’ajoute une volonté de lisser toutes les oppositions afin d’apparaître comme un émetteur neutre, pragmatique et toujours positif – un émetteur dépolitisé. Dans ce contexte, tous ceux qui portent une parole contestataire ou simplement critique sont de suite rabattus au rang d’extrémistes irresponsables. Alain Deneault parle à ce propos de « neutralisation par le centre » que l’on peut considérer comme une version sophistiquée du reductio ad hitlerum

    Cette bouillie idéologique a également pour fonction de substituer l’image à la parole et de faire advenir ainsi une société du spectacle politique. Selon ce schéma, Macron ne doit pas être envisagé comme le « candidat des médias » comme feignent de le croire les journalistes qui se veulent insoumis (Aude Lancelin, Edwy Plenel, etc.) mais comme un candidat calibré pour les médias, suscitant les commentaires, les « unes », les fantasmes. « Macron n’est pas vide. Il jouit du vide qui le fait être (…). Il se nourrit de l’idiotie médiatique qu’il flatte et dont il est le candidat par excellence » écrit Harold Bernat. Il est moins une figure charismatique qu’un agent chromatique qui reflète les lumières artificielles de la société virtualisée.

    Dans cette configuration, l’auteur souligne que les citoyens-consommateurs ne sont pas exempts de toute responsabilité. Non seulement ils jouissent du spectacle offert mais se croient volontiers au-dessus du lot en développant une indifférence amusée voire un cynisme de bon aloi. En vérité, la rationalité du jugement critique disparaît derrière l’évidence indiscutable de l’opérationnalité : Macron est devenu un désir fétichisé sur lequel chaque citoyen peut transférer son besoin de positivité, d’optimisme, d’empathie. Ainsi, le progressisme – dont la faillite est quasi-totale – réussit l’incroyable tour de force de se présenter comme la seule vision acceptable de l’avenir. 

    Enfin, il faut ajouter au dispositif pour qu’il soit complet les recettes de la gestion managériale appliquée à la manipulation des affects. Quand la parole se réduit au slogan, les images à la mise en scène du spectacle et la politique à la neutralité bienveillante, la fabrication du consentement peut s’appuyer sur « une foule d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme » (Tocqueville). Dès lors, les structures du pouvoir se confondent avec les structures de la subjectivité moyenne pour donner naissance à une sorte de despotisme mou qui gère davantage les émotions de la multitude qu’il ne met en discussion les opinions individuelles.

    Au final, le but de cette gigantesque opération de marketing politique est naturellement de faire perdurer un système à bout de souffle en neutralisant par avance, comme on l’a vu précédemment, tout jugement critique. Il en résulte un effacement progressif du politique compris comme le lieu de la discussion et donc de l’opposition au profit d’un « esthétisme global, cool et instantané ». De la même façon, le sens de la communauté voire la simple espérance d’une destinée collective sont relégués au rang des vieilles antiquités quand ils ne sont pas vus comme le substrat d’idéologies nauséabondes. Désormais, dans cette société impolitique, il appartient à chacun de faire de son existence une petite entreprise prospère avec l’espoir un jour d’intégrer le camp des vainqueurs, celui de la start-up nation. 

    Des Idiots (Idiocratie, 13 mars 2022)

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  • "La notion même de patriotisme est devenue incompréhensible dans les milieux médiatiques"...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Alain de Benoist au site Place d'armes, dans lequel il revient sur la polémique provoquée par la publication au mois d'avril dernier de tribunes signées par des militaires en retraite et par des militaires d'active dénonçant le délitement de la France.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (Pierre-Guillaume de Roux, 2021) et L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

     

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    Entretien avec Alain de Benoist

    Place d’armes (PdA) : Avez-vous suivi de près la polémique née de la « lettre aux gouvernants » dite « lettre des généraux » et qu’en déduisez-vous ?

    Alain de Benoist (AdB) : Je l’ai suivie attentivement, sinon de près. Elle me fait invinciblement penser à la vieille histoire de l’idiot qui regarde le doigt quand on lui montre la lune. Tout le monde a parlé du doigt, presque personne de la lune. On pourrait dire aussi qu’on a voulu tuer le messager, pour ne surtout pas parler du message. On a fouillé le passé des signataires, on a utilisé les termes les plus délirants pour qualifier leur initiative, et même leur « vocabulaire », on a parlé de « coup d’État en préparation », d’« appel à l’insurrection » et des « sanctions » qui s’imposaient contre les « factieux », on s’est gravement demandé de qui cette lettre « faisait le jeu ». Ce qu’on s’est en général abstenu de faire, c’est de poser la seule question qui méritait de l’être : la situation décrite dans cette lettre correspond-elle ou non à la réalité ? La France est-elle en état de « délitement » ? Est-elle en danger pour les raisons que décrit la lettre ? Oui ou non ? Telle est la question de fond.

    On pourrait évidemment faire une anthologie de toutes les sottises, de toutes les affirmations grotesques qui ont émaillé cette polémique. Personnellement, ce qui m’a le plus frappé est de voir à quel point la notion même de patriotisme est devenue, non seulement ringarde, mais incompréhensible, dans les milieux médiatiques. La patrie, l’honneur, cela ne veut tout simplement plus rien dire pour la majorité de ceux qui ont charge de façonner l’opinion selon les critères de l’idéologie dominante. Là aussi, un énorme fossé s’est creusé entre les médias et le peuple. Aujourd’hui, 90 % des journalistes pensent exactement le contraire de ce que pensent 90 % du peuple. Cela donne à réfléchir.

    PdA : Que pensez-vous de la double réaction : celle des militaires à la retraite : plus de 27 000 signataires dont 62 généraux et celle de la lettre des militaires d’active révélée par « Valeurs actuelles»?

    AdB: Elle montre évidemment à ceux qui ont parlé d’un « quarteron de généraux en charentaises » qu’une large partie de l’armée est en accord avec ce que dit la « lettre aux gouvernants ». Ce n’est pas une surprise, mais c’est symptomatique, et c’est ce symptôme qui mérite d’être souligné. Le reste, les propos indignés de ceux qui veulent que « la parole se libère », mais que l’armée reste la Grande Muette ne sont que des calembredaines. Il en va de même du « devoir de réserve ». Lorsque, durant la guerre d’Algérie, le général de Bollardière avait dénoncé l’usage de la torture, la gauche ne lui avait pas reproché d’être sorti de son « devoir de réserve ». De même, il y a peu de gens aujourd’hui pour estimer qu’en lançant son Appel du 18 juin, le général de Gaulle est sorti de son devoir de réserve ! Dire que « la neutralité de l’armée est essentielle », c’est encore se moquer du monde. Le rôle de l’armée est de combattre l’ennemi, ce qui est le contraire même de la neutralité. En désignant l’ennemi, les militaires ne font que leur devoir, qui est celui de défendre le pays.

    PdA : Comment interprétez-vous le sondage où 49 % des Français souhaitent que l’Armée intervienne même sans l’accord des politiques ? Est-ce derrière une notion de coup d’État ou plus simplement le désaveu des politiques ?

    AdB : En septembre 2019, un sondage Ipsos avait déjà révélé que pour 77 % des Français « l’arrivée d’un leader fort, capable de briser les règles » constituerait une « solution pour améliorer la situation du pays ». On a bien entendu aussitôt parlé de « dictature » et de « coup d’État ». Je crois qu’il faut y voir beaucoup plus l’expression d’un sentiment de défiance généralisée, touchant aussi bien les institutions que les hommes politiques de toutes tendances ou les médias. Les gens se rendent compte que nous vivons dans une époque de crise généralisée, et que la démocratie libérale, parlementaire et représentative (que je ne confonds pas avec la démocratie tout court), est incapable d’y faire face. Toute situation d’exception appelle des mesures d’exception.

    Que l’armée soit aujourd’hui à peu près la seule institution à laquelle les Français font encore confiance nous révèle du même coup ce qu’ils pensent eux-mêmes. Le sondage dont vous parlez indique d’ailleurs aussi que, pour 73 % des Français, « la société française est en train de se déliter ». Gérard Longuet, ancien ministre de la Défense, me paraît avoir eu le mot juste quand il a déclaré que « l’armée française n’est pas composée de gens qui sont dans la repentance ».

    PdA : Comme nous, vous pensez que l’élection présidentielle ne résoudra pas les problèmes traversés par la France, pouvez-vous nous donner vos raisons ?

    AdB : Guy Debord disait que si les élections pouvaient changer quoi que ce soit, il y a longtemps qu’elles seraient interdites ! Cela vaut pour l’élection présidentielle comme pour toutes les autres. De façon plus générale, je suis de ceux qui pensent que, dans les circonstances actuelles, aucune action politique n’est susceptible de réaliser le nécessaire changement de société, la nécessaire révolution dont notre pays a besoin. Mais je ne crois pas non plus beaucoup au mythe de l’« homme providentiel ». Je dois avouer enfin que je suis extrêmement sceptique sur le sens politique d’un grand nombre de militaires. Les qualités d’un homme d’État ne sont pas forcément les mêmes que celles d’un chef de guerre. Un général de Gaulle ne se rencontre pas tous les jours !

    PdA : Rejoignez-vous les nombreuses personnalités qui parlent de coup d’État ou au minimum d’explosion ? Et pensez-vous qu’une telle action sera consécutive à un problème social ou à un problème d’identité ?

    AdB : Je crois que nous sommes sortis de l’époque des pronunciamientos. Je crois aussi que nous vivons plus au temps des implosions qu’au temps des explosions. C’est la raison pour laquelle, contrairement à beaucoup, je ne crois pas beaucoup à la guerre civile, du moins à court terme et sous sa forme classique (pour qu’il y ait guerre civile, il faut d’ailleurs déjà que l’armée soit divisée en deux camps). Je suis convaincu, en revanche, que nous allons assister à la multiplication des épisodes de violence sur fond de décomposition, de dissolution progressive et de montée du chaos. Lénine disait que les révolutions se produisent quand à la tête on ne peut plus, et qu’à la base on ne veut plus. La vaste majorité des gens, à commencer par les classes populaires et la partie des classes moyennes qui est en voie de déclassement, sinon de disparition, ne veut visiblement plus. Je pense qu’on peut s’attendre à une révolte de grande ampleur, car les problèmes d’identité et les problèmes sociaux sont indissolublement liés. Ce sont les mêmes qui vivent en état de précarité et d’insécurité, tant politique que culturelle et sociale.

    PdA : S’il y a confrontation violente, pensez-vous qu’elle se produira simplement en France ou enflammera toute l’Europe ?

    AdB : Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, dans la mesure où la crise que nous traversons ne se limite pas à la France, il y a tout lieu de penser que les violences ne s’arrêteront pas non plus à nos frontières, même s’il faut évidemment tenir compte du caractère particulier des situations nationales et locales.

    PdA : Enfin si vous aviez à inciter les Français qu’ils soient civils ou anciens militaires à rejoindre « Place d’Armes » que leur diriez-vous ?

    AdB : Je ne crois pas que ce soit à moi de me substituer aux animateurs de « Place d’Armes » pour inciter civils et militaires à vous rejoindre ! Je n’ai hélas aucun titre à le faire. Je peux seulement conseiller à tous ceux qui s’interrogent sur un avenir qui les angoisse d’écouter ce que vous avez à leur dire.

    Alain de Benoist (Place d'armes, 4 octobre 2021)

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  • Béton, l'arme de construction massive du capitalisme...

    Les éditions L'échappée viennent de publier un essai d'Anselm Jappe intitulé Béton - Arme de construction massive du capitalisme. Théoricien de la critique de la valeur, Anselm Jappe a notamment publié Guy Debord (Denoël, 2001), Les Aventures de la marchandise (Denoël, 2003) et La Société autophage (La Découverte, 2017).

     

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    " Le béton incarne la logique capitaliste. Il est le côté concret de l’abstraction marchande. Comme elle, il annule toutes les différences et est à peu près toujours le même. Produit de manière industrielle et en quantité astronomique, avec des conséquences écologiques et sanitaires désastreuses, il a étendu son emprise au monde entier en assassinant les architectures traditionnelles et en homogénéisant par sa présence tous les lieux. Monotonie du matériau, monotonie des constru­ctions que l’on bâtit en série selon quelques modèles de base, à la durée de vie fortement limitée, conformément au règne de l’obsolescence programmée. En transformant définitivement le bâtiment en marchandise, ce matériau contribue à créer un monde où nous ne nous retrouvons plus nous-mêmes.
    Raison pour laquelle il fallait en retracer l’histoire ; rappeler les desseins de ses nombreux zélateurs – de toutes tendances idéologiques – et les réserves de ses quelques détracteurs ; dénoncer les catastrophes qu’il engendre sur bien des plans ; révéler le rôle qu’il a joué dans la perte des savoir-faire et dans le déclin de l’artisanat ; enfin démontrer comment ce matériau s’inscrit dans la logique de la valeur et du travail abstrait. Cette critique implacable du béton, illustrée par de nombreux exemples, est aussi – et peut-être avant tout – celle de l’architecture moderne et de l’urbanisme contemporain. "

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  • Le jeu de la guerre de Guy Debord...

    Les éditions B42 viennent de publier un essai d'Emmanuel Guy intitulé Le jeu de la guerre de Guy Debord. Normalien, agrégé de lettres modernes et docteur en histoire de l’art, Emmanuel Guy est enseignant-chercheur et travaille sur le fonds Guy Debord de la Bibliothèque nationale de France depuis l’entrée du fonds dans les collections patrimoniales en 2010.

     

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    " On connaît Guy Debord pour avoir été poète, cinéaste, artiste, théoricien révolutionnaire, directeur de revue et fondateur de mouvements d’avant-garde. Mais il fut surtout stratège. Qu’entend-on par là ? Que la poésie, le cinéma, la théorie, et l’avant-garde furent pour lui les moyens employés dans le cadre d’un conflit contre la société de son temps. Un objet en particulier, Le Jeu de la guerre, dont la vocation était d’aiguiser le sens stratégique et la conscience d’une incessante guerre à mener, répond de cet objectif. Debord conçoit dans le milieu des années 1950 un jeu, qui se présente sous la forme d’un plateau quadrillé et de pions représentant les diverses unités d’une armée, qu’il pratique et cherche à diffuser tout au long de sa vie. En tant que modélisation de la guerre, le jeu permet de retrouver la charge critique des recherches situationnistes sur l’espace, la cartographie, les labyrinthes et le ludique en général. À l’heure où le design – qu’il soit d’objets, de systèmes, d’interfaces ou d’expérience – tend à envahir les discours et englober de plus en plus de champs de l’activité créative, technique, sociale et économique, et où l’art peine à penser les conditions de sa validité émancipatrice, Emmanuel Guy propose à travers cette analyse une relecture de l’œuvre critique de Guy Debord sous l’angle de la stratégie. Tiré de sa thèse de doctorat, ce livre offre un regard nouveau sur la vie de l’un des plus grands intellectuels de la deuxième moitié du XXe siècle. L’ouvrage sera accompagné de nombreuses illustrations inédites, appartenant pour la plupart au Fonds Debord, conservé à la Bibliothèque Nationale de France. Les annexes comprendront les règles du jeu, telles que pensées par Debord, ainsi qu’un « manuel » de fabrication du Jeu de la guerre permettant de concevoir soi-même à partir de vis et boulons les pions et le plateau du jeu initialement imaginés par Guy Debord. "

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